La Sicile et l’éruption de l’Etna en 1865/01

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Monreale. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie de MM. Sommer et Behles.


LA SICILE ET L’ÉRUPTION DE L’ETNA EN 1865.

RÉCIT DE VOYAGE PAR M. ÉLISÉE RECLUS.


TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PALERME.


La cité vue de la mer. — Le nouveau port. — La Cala et les atterrissements. — Le Ponte dell’Ammiraglio. — les deux grandes rues de Palerme. — Physionomie des habitants. — Jalousie arabe. — Les cercles des bourgeois. — La maffia et le brigandage. — L’hôpital des fous. — La cathédrale de Palerme. — Le palais royal et la chapelle Palatine. — Le couvent des Capucins. — La cathédrale de Monreale. — Le monastère des Bénédictins. — Parco. — San Martino. — Le Monte-Cuccio. — Le Monte-Pellegrino.

Il commençait à faire jour lorsque notre bateau à vapeur dépassa le promontoire de Zaffarana et se dirigea sur le port de Palerme. L’air était encore froid et le vent qui soufflait directement en face tordait nos barbes et nos manteaux, mais nous grelottions avec courage, car la ville célèbre était en vue, et le panorama tant de fois admiré de la Conque-d’Or se déroulait lentement devant nous. Un nuage rose révélait la prochaine arrivée du soleil, et l’immense espace compris entre les cieux, la terre et les flots, s’emplissait de lumière. Dès qu’un rayon de flamme eut percé comme une flèche la nuée qui s’étendait à l’orient, une longue traînée d’éclairs brilla tout à coup sur la surface des eaux, les cimes des monts s’allumèrent comme des phares, les grandes ombres décroissantes s’accusèrent nettement, le relief se fit dans la vaste plaine qui semblait uniforme, les contours de plus en plus précis, les couleurs de plus en plus éclatantes réveillèrent la nature endormie, et la ville blanche, émergeant des vapeurs qui l’entouraient, apparut dans toute sa grâce rayonnante au milieu de sa forêt d’orangers.

Le port de Palerme est situé au nord de la ville, non loin de la base de ce superbe Monte-Pellegrino, dont les flancs, semblables aux murailles d’une forteresse inaccessible, gardent à l’ouest l’entrée de la baie. Un môle, qui passait encore au commencement de ce siècle pour une des merveilles de l’architecture hydraulique en Sicile, sépare ce port de la haute mer et le protége contre les vents de l’est et du nord-est. C’est à l’abri de ce brise-lames que vont mouiller les bateaux à vapeur ; mais là on se trouve encore assez loin de la ville, et pour gagner Palerme, il faut s’embarquer de nouveau et faire une traversée de plus d’un kilomètre dans la partie la plus ouverte de la rade. Par un beau temps, on ne saurait s’en plaindre, mais quand souffle le vent d’orage et que la houle du large vient faire danser les barques et se briser avec fracas contre les grèves, on se dit tout bas que les ingénieurs auraient bien dû arranger les choses autrement et trouver un moyen d’amener les grands navires jusqu’aux embarcadères de Palerme.

Les passagers vont prendre terre au pied de l’église de la Catena, dont le beau portique, qui rappelle la Loge de Florence, se compose de trois arches elliptiques soutenues par des colonnes de marbre gris et donnant accès à trois portes de style renaissance ornées de feuillage et de fruits admirablement sculptés. L’église de la Catena est ainsi nommée d’une chaîne massive qu’on y attachait pour fermer l’entrée des deux ports de Palerme. En 1063, sept galères pisanes s’élançant avec force contre cette chaîne, la brisèrent par le choc de leurs proues, s’emparèrent de tous les navires chargés de marchandises qui se trouvaient dans le port et rapportèrent à Pise un immense butin. On s’en servit pour bâtir la célèbre cathédrale.

La petite crique qui s’étend devant l’église de la Catena et dont le rivage est le rendez-vous des lazzaroni, a gardé son ancien nom arabe de Cala. C’est là tout ce qui reste des vastes nappes d’eau diversement ramifiées qui avaient fait donner à la cité son nom de Panormos (tout port). Le terrain sur lequel sont construites les maisons de Palerme a subi les mêmes changements graduels que le sol de la Rochelle. Cette dernière ville occupait autrefois une roche (rupella), qui tenait au littoral de la Saintonge par une étroite péninsule, tandis que de nos jours elle se trouve dans une plaine d’alluvions et que son port communique avec la mer par un long chenal vaseux. De même, la ville de Palerme était bâtie autrefois sur une péninsule que deux larges bras de mer isolaient à droite et à gauche de la terre ferme. Soit que les divers conquérants qui se sont succédé en Sicile aient comblé ces baies intérieures par des amas de décombres, soit que les deux petits ruisseaux de Palerme aient apporté assez d’alluvions pendant le cours du siècle pour forcer ainsi la mer à reculer, soit qu’il y ait eu dans cette partie de la Sicile, comme sur les côtes de la Saintonge, un phénomène de soulèvement graduel de toute la contrée, il est certain que l’ancienne presqu’île de Palerme est perdue tout entière dans les atterrissements, et les grands ports qui entouraient la ville ne sont plus représentés que par l’insignifiant bassin de la Cala. Les îlots de la baie ont incessamment reculé devant les terres envahissantes. D’ailleurs on voit encore, non loin de la gare du chemin de fer de Termini, un témoignage remarquable du changement de niveau qui s’est produit depuis les siècles du moyen âge. Un pont-normand connu sous le nom de Ponte dell’Ammiraglio, en souvenir d’un compagnon de Roger, développe ses arcades pittoresques, non plus, comme jadis, au-dessus de la petite rivière de l’Oreto, mais au-dessus d’un champ beaucoup plus élevé que le niveau actuel du cours d’eau. On ne peut s’empêcher de croire que la terre a poussé et dans son mouvement de croissance a soulevé l’édifice.

En se promenant dans la ville, on peut encore suivre en certains endroits les contours des anciens bras de mer. Plusieurs ruelles sinueuses sont les sentiers qui longeaient autrefois le bord des grèves, et nombre de sentines infectes marquent les emplacements des dernières criques où s’évapora l’eau marine. Toutefois la disposition actuelle des quartiers de Palerme ne dépend aucunement du relief topographique. La ville forme un quadrilatère presque régulier, et ce quadrilatère lui-même est coupé en quatre parties égales par deux rues de plus d’un kilomètre de longueur qui se coupent à angle droit au centre mathématique de Palerme. Les gouverneurs espagnols qui ouvrirent ces avenues régulières vers la fin du seizième et au commencement du dix-septième siècle, avaient surtout en vue de plaire à la sainte inquisition en traçant ainsi le signe de la croix sur la ville entière. Leurs travaux de percement se bornèrent à l’ouverture de ces voies qui devaient leur faciliter indirectement l’entrée du ciel, et qui devaient en même temps assurer à jamais la possession de Palerme à « Sa Majesté très-catholique. » Quant aux quartiers de Palerme compris entre les branches de la croix, ils gardèrent leur labyrinthe de rues étroites, tortueuses et malsaines. Encore de nos jours ces parties de la ville ont leur antique physionomie sarrasine, et ce n’est pas sans une certaine appréhension que l’étranger ose s’y aventurer.

Aussi, parmi les visiteurs de la Sicile, un grand nombre, et notamment ceux qui affectent de ne sortir qu’en voiture, ne connaissent de Palerme que les deux rues principales et les allées extérieures. Pour se rendre à Monreale, à la Ziza, à San Martino, ils remontent dans toute sa longueur la rue de Toledo, appelée aussi Corso Vittorio Emmanuele ; pour aller parcourir les allées du jardin anglais ou se diriger vers la gare du chemin de fer, ils suivent dans l’un ou l’autre sens la rue transversale de Maqueda ; ils voient et revoient tous les jours ces vulgaires étalages de marchandises anglaises ou françaises, ces boutiques de journaux grossièrement construites sur le modèle des kiosques parisiens, cette population plus ou moins cosmopolite qui s’établit dans toutes les villes d’Europe sur les grandes avenues commerciales. Quant à la véritable Palerme, celle où n’habitent que les « fils du pays, » artisans, petits bourgeois, gentilshommes appauvris, moines, mendiants ou voleurs, la plupart des étrangers se contentent de l’entrevoir, la où les sombres ruelles, au pavé sale et raboteux, aux maisons branlantes, aux fenêtres pavoisées de guenilles, viennent déboucher dans l’une des deux rues qui constituent toute la Palerme officielle.

Néanmoins, le nouveau débarqué qui se borne à flâner sur le trottoir de la rue de Toledo, remarque déjà sur ce terrain banal bien des choses qui sont de nature à l’étonner. En mettant le pied sur la terre de Sicile, on est tout naturellement porté à croire que sous ce beau ciel, au milieu de cette nature charmante, l’homme lui-même se met en harmonie par la grâce et la noblesse de ses traits avec tout ce qui l’entoure. À cette idée, subie par ceux-là même qui ne s’en rendent point compte, se mêlent les souvenirs de la poésie et des arts de l’antiquité qui jettent un reflet de leur beauté sur les peuples riverains de la Méditerranée. On s’attend à voir sous le costume moderne les types admirables de la statuaire grecque ; mais, hélas ! on est bientôt détrompé. Le mélange des diverses races qui se sont rencontrées à Palerme, Sicules et Phéniciens, Carthaginois et Grecs, Romains, Goths, Arabes, Normands, Espagnols, Italiens, ne s’est point opéré d’une manière heureuse : aucun nouveau type de beauté, comparables à ceux d’autrefois, n’est issu de ce croisement. Palermitains et Palermitaines ont en général les traits lourds, disgracieux, presque barbares. En voyant cette population, on ne peut échapper à l’idée qu’elle a été graduellement enlaidie par l’ignorance, la superstition et la misère. Ce n’est point impunément qu’on traverse de longs siècles d’oppression. Le despotisme ne se contente pas d’avilir les âmes et de déprimer les intelligences, il enlaidit jusqu’aux masques eux-mêmes.

En parcourant les divers quartiers de Palerme, on est surpris de voir un si petit nombre de femmes, même aux heures où la circulation est la plus active. La foule est presque en entier composée d’hommes. À part les dames et les demoiselles de la colonie étrangère, anglaises, allemandes, américaines, que d’ailleurs il est facile de reconnaître à leur teint et à leur démarche, on n’aperçoit guère que de rares femmes du peuple travaillant çà et là dans les magasins ou devant leurs portes. L’aspect général de la ville est assombri par tous les passants en vêtements noirs qui longent les bords de la chaussée comme deux processions de fourmis ; on cherche du regard quelque robe aux couleurs gaies qui contraste avec tout ce lugubre défilé de paletots et de chapeaux à haute forme. D’où vient que la Palermitaine reste ainsi claquemurée dans sa demeure ? Il n’est pas probable qu’elle soit uniquement retenue par la crainte d’altérer la fraîcheur de son teint en s’exposant au soleil et à la poussière. Si l’on en croyait les étrangers domiciliés à Palerme, les indigènes auraient conservé de leurs ancêtres musulmans la féroce passion de la jalousie, ils surveilleraient leurs épouses comme s’ils étaient de vrais pachas et leur interdiraient autant que possible la sortie du harem. On ajoute du reste que, par une conséquence bien naturelle, cette claustration des femmes nuit à leur vertu. Quoi qu’il en soit, il ne faut point oublier que Palerme fut pendant plus de deux siècles une des villes de prédilection des Sarrazins et que Tunis est seulement à une journée de navigation. On ne saurait s’étonner que les mœurs palermitaines se ressentissent en effet de la double influence du voisinage et de l’ancien état social.

Si les dames sortent peu, en revanche, le bourgeois de Palerme, qui s’ennuie peut-être dans la compagnie de sa prisonnière, aime beaucoup à dépenser son temps loin du foyer domestique. Toutefois, il est économe, comme l’étaient, parmi ses nombreux aïeux, le Carthaginois et l’Arabe, et ce n’est point lui qui se permet de dépenser follement ses revenus dans les cafés ou les théâtres. Ces institutions de luxe ne sont guère fréquentées que par les Italiens du continent ou les étrangers. Quant au rentier palermitain, il va passer la plus grande partie de la journée sur les sofas de quelque chambre largement ouverte sur le trottoir de la rue de Toledo. Là, il voit passer tout à son aise le flux et le reflux des passants, il cause des scandales du jour avec ses amis ; au besoin, si la conversation tarit, il peut s’assoupir, bercé par les rumeurs de la foule. Dans ces cercles, point de journaux ni de livres, point de billards, de jeu de dames ou de jeu d’échecs, pas même de liqueurs. Les associés ne cherchent aucunement à s’instruire ou à faire travailler leurs mains : il leur suffit de « tuer le temps » sans avoir à délier les cordons de leur bourse. Leur seule dépense est d’acquitter le loyer de cet observatoire, où ils se sont installés pour voir, bourgeois eux-mêmes, le petit monde des passions bourgeoises défiler devant eux. Aux fenêtres grillées des étages supérieurs d’autres regards suivent aussi le va-et-vient de la foule : ce sont les regards des religieuses, qui, pour louer le rez-de-chaussée de leurs demeures à des profanes, se sont cloîtrées sous les combles.

Un jeune médecin piémontais, qui se trouvait précisément chargé d’un travail de statistique morale sur la population de Palerme, voulut bien, avec une extrême complaisance, me servir de cicerone dans la ville et me faire part du résultat de ses études. Son enquête lui avait révélé de telles misères et de tels abîmes de honte qu’il en était amené parfois à un véritable désespoir, et qu’à chaque instant du jour il pensait à s’enfuir pour aller retrouver la paix de l’âme dans ses montagnes natales du Val d’Aoste. Ce qui contribuait à l’exaspérer encore plus, c’est qu’en sa qualité d’étranger et de Piémontais, il avait à braver dans chaque Palermitain cette verve railleuse dont s’arment toujours contre leurs maîtres les peuples habitués à changer de servitude. Il est probable que par réaction contre toutes ces inimitiés et ces moqueries, le pauvre savant n’avait pas su garder la sérénité de sa pensée et jugeait trop sévèrement la population de Palerme ; mais les documents officiels qui lui servaient de point d’appui constatent que l’état moral de la ville sicilienne est en effet bien déplorable. Au commencement de l’année 1865, il n’y aurait pas eu moins de quatre à cinq mille affiliés à cette ligue secrète de la maffia, dont les membres s’engagent solidairement à vivre de tromperies, de fraudes et de vols de toute espèce. À cette époque, encore si rapprochée de nous, la plupart des commerçants et des industriels étaient obligés, pour vivre eux-mêmes et continuer librement leur métier, de payer la dîme de leurs revenus aux chefs de la redoutable association : on peut dire que la ville tout entière obéissait en même temps à deux pouvoirs, celui de l’Italie et celui de la maffia. Cette dernière puissance est d’autant mieux écoutée que ses ordres consistent en simples signes, en gestes, en regards, en attouchements, en paroles mystérieuses ; l’inconnu lui prête toutes ses terreurs, et parfois un coup de poignard prouve qu’elle a aussi ses juges et ses bourreaux. Les effets d’un pareil régime sur le commerce sont faciles à deviner. Les entraves que ces exactions traditionnelles apportent aux échanges, et, d’un autre côté, l’indolence générale des habitants, ont laissé la capitale de la Sicile dans une grande pauvreté relative. Palerme est deux fois plus peuplée que Gênes, et cependant elle est cinq fois moins riche en proportion.

Précisément à l’époque de mon voyage, un fléau, bien plus terrible que la maffia, désolait les environs de Palerme et les deux provinces limitrophes de Trapani et de Girgenti. C’était le brigandage. À la faveur du changement de régime politique et du désarroi temporaire qui s’en était suivi dans toutes les parties de l’administration sicilienne, les voleurs du pays, vrais Bédouins auxquels il ne manque guère que le burnous, s’étaient empressés d’aller battre les campagnes pour détrousser les voyageurs. De petites bandes se formèrent ainsi sur divers points du territoire, puis, après le vote, des lois de conscription, se grossirent rapidement de centaines et de milliers de réfractaires. Les levées régulières de soldats ayant été jusqu’alors inconnues en Sicile, un grand nombre de jeunes gens, évalués en certains districts au cinquième, ou même au quart de tous les appelés, trouvèrent moyen de se soustraire au service militaire par l’émigration, la fuite ou le brigandage. Toute sécurité disparut dans les campagnes des provinces occidentales ; même les abords des grandes villes furent menacés, et plus d’une fois les bandits


La Ziza. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie de MM. Sommer et Behles.


se risquèrent dans les faubourgs de Palerme. Quelques villages écartés, dont les habitants étaient à moitié victimes, à moitié complices, servaient de retraite aux brigands, et ceux-ci, grâce à leur connaissance du pays et des hommes, grâce également à la difficulté d’accès que présentent leurs montagnes, pouvaient échapper facilement à la poursuite des troupes régulières. Sous l’influence de cette hideuse guerre de ruses, d’escarmouches et de meurtres en détail, le pays était menacé de retomber promptement à l’état de barbarie, si l’on ne s’était enfin décidé à faire opérer toute une armée contre les bandes qui tenaient la campagne. D’ailleurs, il paraît que jamais les brigands siciliens ne se sont rendus coupables d’abominations semblables à celles que l’on raconte de certains chefs des Calabres et des Abruzzes ; mais la plupart d’entre eux sont d’une ignoble lâcheté. Par une vieille habitude de politesse obséquieuse, ils regardent le plus souvent avec humilité les voyageurs riches qui sont devenus leur proie. Un ingénieur, que le hasard me donna pour compagnon de route entre Palerme et Termini, me conta qu’ayant été saisi par les brigands, il avait été invité respectueusement à descendre de voiture :

« Saluez son excellence, s’écria le chef. C’est un galant’uomo (un riche) ! »

Et tout à côté, ces mêmes scélérats venaient de ’ A I u Caibédralel de Palerme. - Dessin de H. Glefget d’après uše fihotfigraphie de MM. Ferrier et Sršulier. renverser un pauvre charretier à coups de bâton et de le laisser sur le sol baigné dans son sang.

Heureusement, le brigandage n’est qu’un accident passager dans l’histoire de Palerme, et bientôt, sous l’influence des livres, des journaux et des écoles, qui conquièrent incessamment les nouvelles générations, la maffia elle-même, cette corporation du vol et de la fraude, aura disparu comme tant d’autres institutions léguées par le moyen âge. Il serait bien triste de penser que la population de cette ville si gracieusement située pût rester condamnée à la malpropreté, à l’ignorance, à la superstition, aux rivalités mesquines. Au contraire, le mouvement qui emporte aujourd’hui l’Europe vers un meilleur état social nous permet d’espérer que Palerme progressera plus rapidement que d’autres cités déjà plus avancées, et que l’étranger n’y éprouvera bientôt plus ce pénible contraste qu’offrent la barbarie réelle d’une si grande partie des habitants, et cette admirable nature, cette baie aux contours gracieux, ces magnifiques jardins, ces avenues de palmiers, ces promenades d’érythrines aux grappes de corail. Qu’il serait facile d’être heureux à Palerme ! s’écrie-t-on en voyant cette ville charmante. Dans cette atmosphère clémente et sur cette terre féconde, qu’il serait aisé de vivre en paix avec soi-même et avec ses semblables ! Et pourtant bien peu de cités ont été plus infortunées que Palerme la felice ; il en est bien peu dans notre Europe qui semblent avoir plus de progrès à réaliser pour prendre part au grand mouvement de la civilisation contemporaine. Vraiment on serait tenté parfois de croire à la vérité de cette inscription qu’un célèbre misanthrope bienfaisant de Palerme a fait graver sur la porte de l’hospice des fous : « C’est ici qu’habite la Sagesse. »

Puisque je parle de cet établissement si remarquable, je ne saurais négliger de dire qu’en effet la sagesse y habitait, du moins dans la personne du directeur, le baron Pisani. Cet homme généreux, indigné par les traitements atroces que l’on faisait autrefois subir aux fous, avait consacré sa vie et sa fortune à faire rentrer la paix dans ces pauvres intelligences obscurcies. Dans sa maison, les gardiens ne se servaient ni de chaînes ni de gilets de force ; les lunatiques, accueillis comme des hôtes respectés, n’entendaient que des paroles amies, ne recevaient que des traitements humains, et plus d’un, parmi eux, ne connut le bonheur que dans cet asile. L’air pur, la bonne hygiène, les habitudes régulières, un travail librement choisi, tels furent les moyens de guérison choisis par Pisani. Ceux de ses malades qu’une immuable mélancolie ne condamnait pas à se promener solitairement dans les jardins, prirent tous quelque métier et contribuèrent, chacun pour sa part, à l’entretien ou à l’ornementation de sa maison. Les uns se firent cuisiniers, cordonniers, tailleurs, maçons ; d’autres, qui manifestaient du goût pour les arts, tracèrent des allées, creusèrent des grottes et des fontaines, élevèrent des palais et des théâtres en miniature, sculptèrent des statues, couvrirent les murailles de fresques plus ou moins baroques. L’un d’eux, dans une vaste composition allégorique, figura le Triomphe du génie de la Douceur sur le monstre de la Cruauté et sur la Folie elle-même. Au-dessous de cette fresque sont suspendues de lourdes chaînes, symbole de celles que brisa Pisani.

Actuellement l’institution continue d’être dirigée d’une manière générale suivant les principes du fondateur ; mais on affirme que le zèle pour les améliorations s’est bien ralenti, et que diverses distinctions basées sur la fortune des malades ont introduit dans la population de l’hospice des rivalités fâcheuses. En tout cas, les patients du sexe masculin paraissent être beaucoup mieux traités que les folles. Soit que par un reste déplorable de superstition, les Siciliens voient dans la femme un être inférieur ne méritant pas les mêmes soins que l’homme, soit que la démence et la folie produisent des effets beaucoup plus irrémédiables dans les organismes féminins, les visiteurs ne peuvent s’empêcher de remarquer un pénible contraste entre les parties de l’établissement consacrées à chaque sexe. Quel spectacle horrible que celui de ces êtres qui furent jadis des femmes et qui sont maintenant des animaux accroupis contre les murailles et couverts de haillons sordides ! On dirait d’immondes figures de pierre, si de ces formes immobiles, de ces faces grimaçantes et féroces, ne jaillissait un regard étincelant qui vous suit et vous glace !

Les autres établissements publics de Palerme, hospices, écoles ou colléges, ne peuvent guère attirer la curiosité des visiteurs étrangers ; mais parmi les monuments proprement dits, il en est plusieurs des époques sarrasine et normande qui offrent le plus grand intérêt. Tels sont les restes des palais mauresques de la Cuba et de la Ziza qu’ont ensuite restaurés et gâtés les princes normands et les seigneurs espagnols ou napolitains. Telle est aussi la cathédrale qu’un archevêque, Anglais de naissance, Walter of the Mill, fit construire à la fin du douzième siècle, et qui, depuis cette époque, n’a cessé d’être rebâtie partiellement, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Sur cet entassement de murailles de styles différents s’arrondit une coupole moderne de mauvais goût ; aussi faut-il se hâter d’examiner les détails d’architecture pour échapper à l’impression que produit la médiocrité de l’ensemble. La façade occidentale est de beaucoup la plus belle portion de l’édifice. Réunie à la tour du beffroi par deux arcades ogivales qui passent au-dessus de la rue à vingt mètres de hauteur, cette façade est elle-même surmontée de deux tours semblables à des minarets tronqués. Les trois portes gothiques, aux parements de marbre jaunis par le soleil, sont décorées de sculptures merveilleuses de fini représentant des feuilles d’acanthe et des branches entrelacées. Parmi les plus célèbres édifices religieux du moyen âge, il en est peu dont l’ornementation soit à la fois plus riche et plus gracieuse.

Palerme n’a pas moins de deux cents églises ou chapelles. De tous ces édifices religieux, le plus remarquable est, sans contredit, la Capella Palatina, située dans le palais royal, bizarre assemblage de constructions sans ordre et sans goût. Un grand drapeau flotte sur le porche, des sentinelles marchent d’un pas régulier sur le pavé de la place et dans les corridors ; mais, indifférent à tout cet appareil militaire, l’étranger peut fort bien, sans s’inquiéter du moindre qui vive, pénétrer dans les salles, parcourir les galeries, errer de cour en cour et de la cave au grenier. En accomplissant ainsi son voyage d’exploration dans le palais, le visiteur ne peut manquer de découvrir le charmant oratoire connu sous le nom de chapelle Palatine.

La galerie d’accès est tapissée de mauvaises fresques et d’autres prétendues œuvres d’art qui ne permettent guère de se figurer la splendeur de la salle dans laquelle on va pénétrer. La porte elle-même est décorée de ridicules bas-reliefs en marbre blanc représentant des cérémonies royales où des généraux et des laquais font de magnifiques effets de chapeaux à claque, d’habits à la française et de faux mollets. Mais que l’on fasse un pas de plus et l’on se trouve dans un vaisseau de proportions admirables et d’une richesse éblouissante. La chapelle Palatine, monument tout à fait unique dans son genre, réunit à la fois, par une combinaison des plus harmonieuses, les diverses beautés de l’art byzantin, de l’art mauresque et du roman. La petite chapelle, longue de vingt-six mètres à peine, est une église complète, avec sa nef, ses bas côtés, son chœur, ses trois absides Des colonnes de granit ou de marbre, surmontées de chapiteaux diversement sculptés, soutiennent une voûte multicolore que hérissent de nombreux pendentifs semblables à ceux de lAlhambra. Jusqu’à hauteur d appui, les murs sont couverts de petits cubes de marbre et de porphyre entremêles en arabesques d’une étonnante variété de dessins. Au-dessus, tout le pourtour de l’enceinte n’est qu’une vaste mosaïque représentant, en figures un peu roides et grossièrement exécutées, mais nobles et pleines de sentiment, les principales scènes de l’histoire juive et chrétienne. Le chœur est élevé de plusieurs marches au-dessus de la nef. Une haute coupole, percée de fenêtres étroites, laisse tomber sur le pavé de marbre une faible lumière dont le reflet va se perdre sous les sombres arcades. Parfois un rayon de soleil, porté pour ainsi dire sur des vapeurs d’encens, plonge obliquement dans l’intérieur de la chapelle, et de son pinceau lumineux, qui passe avec lenteur sur les murailles, révèle successivement les groupes de mosaïque, les arabesques, les inscriptions, les sculptures des colonnes. Le tableau est des plus saisissants au point de vue de la couleur, lorsque le prêtre, couvert de ses vêtements d’or et de soie, officie en pleine lumière sur les hautes marches de l’autel, et que, par le contraste, la congrégation est seulement à demi entrevue dans l’ombre de la nef.

La cathédrale de Monreale, qui couronne un contrefort du Monte-Caputo, à quatre kilomètres au sud-ouest de Palerme, est un monument de l’époque normande à peine inférieur en beauté à la chapelle Palatine et de proportions beaucoup plus considérables. La route qui monte vers Monreale traverse un long faubourg où, malgré la poussière et les ordures, l’odeur dominante est celle des multitudes d’orangers de la plaine. Au pied de la colline, on laisse à droite ce fameux couvent des Capucins, où tous les moines trépassés sont séchés au four, puis rangés comme des figures de cire dans les niches de galeries souterraines. De nombreuses gravures ont fait connaître l’aspect de ces horribles collections de cadavres que leurs frères encore en vie parfument d’eau de senteur et décorent de bouquets et de rubans pendant les jours de fête. Les femmes n’ont point le droit d’entrer dans ces nécropoles, comme si les moines, même après la mort, étaient exposés à rompre leurs vœux.

Par leur masse énorme, la cathédrale de Monreale et


cloître des Bénédictins à Monreale. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie de MM. Sommer et Babies.


le monastère adjacent semblent former la moitié de la ville, amas sordide de maisons où l’on ne trouve pas même d’auberge, pas même de café, et qui compte pourtant une population de près de vingt mille âmes. L’extérieur de l’église n’offre rien de remarquable comme architecture, si ce n’est les absides aux arcades entrecroisées, aux assises de marbre alternativement blanc et noir. Les deux portes de bronze sont des œuvres fort belles. Celle du nord, qui date de la fin du douzième siècle, est entourée de mosaïques et divisée en vingt-huit compartiments, dont chacun représente une scène de la vie de Jésus-Christ ou renferme la figure d’un prophète ou d’un apôtre ; de gracieuses arabesques d’une belle exécution séparent chaque sujet. La porte occidentale, encadrée dans un porche où les ornements mauresques se mêlent au roman et au byzantin, est l’œuvre du célèbre grec Bonanno de Pise, l’un des architectes de la tour penchée. Il paraît que les bas-reliefs de la porte de bronze de Monreale, représentant les scènes principales de l’histoire biblique, sont tout simplement une reproduction de ceux de la cathédrale de Pise, qui furent détruits par un incendie en 1596. Les figures, assez grossièrement exécutées, sont vigoureusement conçues, et l’ensemble de toutes les scènes produit un grand effet. Il est fâcheux pour la gloire de Bonanno, que, de ses deux portes, ce soit précisément celle de Pise, l’une des Parmi ! occidental de la cathédrale de Mohreale. 4 Dessin’de Thérond d’après une photographie de M. Paul Berthier. étapes du chemin de tous les artistes, qui ait été détruite par le feu.

Lorsque les deux battants de bronze sont ouverts et que l’on peut embrasser d’un coup d’œil tout l’intérieur de la cathédrale de Monreale, on reste frappé d’étonnement, car aucune des églises du nord de l’Europe et de l’Italie ne donne une idée de l’effet produit par la nef de cet édifice à la fois mauresque et byzantin. Là aussi les architectes ont su donner à l’ensemble un aspect étrange et formidable ; mais ce n’est pas en excluant la lumière ou en la dénaturant par des vitraux comme dans les cathédrales gothiques, ce n’est pas en enfermant les ombres indistinctes sous de hautes voûtes où se perdent les pensées en même temps que les regards. Non, les rayons du soleil pénètrent librement dans la nef de Monreale et révèlent toutes les magnificences de l’architecture, tous les détails des arabesques ; la voûte, soutenue par des poutres dorées, brille des couleurs les plus éclatantes ; le marbre, le porphyre, la serpentine s’unissent pour faire de l’édifice une merveille de splendeur et de richesse. Tandis que le mystère domine dans les églises du nord et qu’on s’y sent ému par une frayeur vague dont il est difficile de se rendre compte, ici, dans l’église byzantine, c’est la vue d’une figure se dressant en pleine lumière qui doit agir directement sur les âmes. Toute la partie supérieure de l’abside centrale est remplie par une grande mosaïque représentant le buste colossal du Christ Pantocrator. Solennel et terrible, le juge lève la main droite comme pour bénir ; mais, dans la main gauche, il tient le formidable livre où se trouve écrite la condamnation des vivants et des morts. Son regard triste est implacable comme la fatalité, on voit que les décisions pour la vie ou pour la mort éternelles y sont déjà prises d’une manière irrévocable. Tout le pourtour de l’église est couvert de mosaïques racontant en groupes sévères les faits principaux de l’histoire biblique ; mais, loin de distraire l’attention de la grande figure qui remplit la nef de son regard puissant, toutes ces formes qui s’agitent ne sont autre chose, dans la pensée de l’artiste, qu’une solennelle procession des siècles devant le juge éternel.

Le couvent de Bénédictins annexé à cette église unique dans son genre renferme également de fort beaux restes de l’architecture sicilienne du moyen âge. Le cloître, l’un des plus grands que l’on connaisse, est entouré d’une galerie quadrangulaire de deux cent seize colonnes disposées deux par deux et toutes décorées de sculptures différentes ; les unes sont polies, les autres cannelées, d’autres encore tordues en spirale : il en est qui sont couvertes de mosaïques, de bas-reliefs, de guirlandes. Les chapiteaux représentent soit des feuillages ou des fruits, soit des animaux étranges, des scènes de chasse, des tournois, des scènes historiques ou bibliques, des miracles ; parfois ce ne sont que de simples arabesques. Sur les deux cent seize chapiteaux, il n’en est pas un seul qui soit la reproduction d’un autre, tant l’imagination. de l’artiste a su varier les formes.

Quant au reste du monastère, il n’offre guère que de riches appartements modernes ou se prélassent les capitaines et les majors de la garnison. Quelques toiles, entre autres un chef-d’œuvre de Pietro Novelli, représentant Saint Bruno et ses disciples, ornent les parois des galeries ; mais le plus beau tableau est certainement la vue que l’on a des balcons du couvent sur la Conque-d’or et sur les montagnes escarpées qui l’entourent. Directement en face, de l’autre côté de la vallée de l’Oreto, on aperçoit la ville de Parco, bâtie sur une terrasse, entre deux précipices. Une route serpente au flanc de ces escarpements, gagne un col ouvert entre deux cimes arides, puis disparaissant et reparaissant tour à tour dans les ravins et sur les contre-forts, développe ses sinuosités dans la direction de l’ancienne colonie d’Albanais, connue sous le nom de Piano de Greci. C’est par une marche entreprise hardiment à travers ces montagnes que Garibaldi s’empara de Palerme en mai 1860. Les troupes napolitaines le poursuivaient sur la route de Piano de Greci et croyaient déjà pouvoir l’acculer dans une gorge, lorsque soudain Garibaldi se jeta vers le nord, descendit dans la plaine, derrière les Napolitains lancés à sa suite, et, renversant à la course tous les obstacles, pénétra dans la ville où la population insurgée l’accueillit avec transport.

À moins d’une lieue à l’ouest de Monreale se trouve un autre couvent de Bénédictins, non moins grand et non moins riche que le premier. Ce monastère, consacré à San-Martino, ressemble à une énorme caserne et barre presque entièrement une vallée enfermée de tous les côtés par de hautes montagnes. Les moines, tous riches et de famille noble, qui se sont établis dans cette espèce d’abîme, à la base de roches nues, n’ont pas manqué, suivant l’habitude des religieux de leur ordre, d’embellir leur palais solitaire de fresques, de tableaux, de statues, de grandes collections de livres et de manuscrits. La communauté de San-Martino se targue d’être la plus opulente de la Sicile ; aussi ne cesse-t-elle de dépenser des capitaux considérables en œuvres d’art et en embellissements de diverses natures. Sans aucun doute, les richesses accumulées dans cette seule maison dépassent en valeur tout ce qu’il y a de meubles et d’argent dans les villages populeux situés plus bas sur la route de Palerme. Le musée du couvent contient de beaux tableaux de Van Dyck, du Dominiquin, de Novelli, d’Annibal Carrache, des milliers d’objets d’art datant de l’antiquité, du moyen âge, et, parmi de nombreuses reliques, jusqu’à « la vraie coupe dans laquelle Socrate but la ciguë ». Malheureusement, tous ces trésors sont distribués sans goût, et tant de choses médiocres se mêlent aux œuvres vraiment belles ou curieuses, que l’attention se fatigue bientôt. On se sent l’esprit soulagé d’un grand poids lorsqu’on se retrouve enfin dans la libre nature, au bord du petit ruisseau qui parcourt le vallon sous l’ombre des Peupliers et des pins d’Italie.

La plus haute montagne des environs de Palerme est le Monte-Cuccio ou Aguzzo, qui n’a pas moins de mille cinquante mètres d’élévation et dont les escarpements se redressent précisément au-dessus du vallon de San-Martino. J’aurais voulu gravir cette pyramide d’où l’on contemple une vue des plus grandioses sur tout le littoral de la Sicile orientale et, du côté de l’orient, sur le groupe des monts Madonia ; mais, lorsque je me trouvai au pied de la montagne, il était déjà tard et je n’avais plus le temps d’escalader les pentes avant le coucher du soleil. D’ailleurs, s’il faut tout dire, je n’ignorais point que les brigands tenaient la campagne dans les environs de Palerme, et toutes les fois que je voyais surgir derrière les roches un ou plusieurs paysans armés de carabines comme le sont la plupart des Siciliens, je ne pouvais me défendre d’une certaine émotion.

« Quelle chance, me, disais-je, si les malandrins me traînent dans une grotte et réclament cent mille francs pour l’eccellenza qu’ils auront capturée… Et puis, s’ils devaient me couper une oreille, puis l’autre, puis le nez !… Décidément le Monte-Cuccio est trop haut. D’ailleurs il se fait tard et j’ai faim. Rentrons à Palerme. »

Heureusement, si je n’escaladai pas le Monte-Cuccio, je ne manquai pas de faire le lendemain l’ascension de la plus haute pointe du Monte-Pellegrino, dans les flancs duquel s’ouvre la fameuse grotte de Sainte-Rosalie, tant de fois décrite par les voyageurs. Le Pellegrino est une forteresse naturelle de vingt kilomètres de circonférence, où l’on ne peut accéder que par un éboulis de rocs sur lequel on a établi les tournants de la route en escalier qui descend vers Palerme. Jadis cette montagne était une acropole où s’enfermaient les combattants expulsés de la ville. Pendant la première guerre punique, Hamilcar-Barca s’y maintint durant trois années contre tous les efforts d’une armée romaine. Le piton central, qui s’élève à cinq cent quatre-vingt-dix mètres de hauteur, ne laisse pas que d’être assez difficile à gravir. Au-dessus de l’endroit où cesse la route des pèlerins, il faut se glisser entre les pierres aiguës, se hisser à force de bras sur les rochers, éviter les branches pointues des broussailles ; mais on est bien récompensé de sa peine, par l’éblouissant panorama qui se déroule autour du sommet. À ses pieds, on voit s’étaler la grande ville avec ses rues, ses places, ses routes qui rayonnent dans la campagne, puis se bifurquent encore pour s’enfoncer dans les vallées ou gravir en lacets les escarpements des monts. La Ziza, la Favorita, toutes les charmantes villas de la plaine des orangers se montrent éclatantes de blancheur dans leur nid de verdure. Les hautes cimes, aux teintes violettes, se développent en amphithéâtre autour des jardins de Palerme, et se prolongent vers l’orient, de crête en crête, jusqu’aux monts neigeux des Madonia, au delà desquels se dresse comme un nuage blanc ou doré la masse fumante de l’Etna. En bas s’étend la mer, si profonde qu’on dirait un autre ciel, plus bleu que celui d’en haut, et que les voiles éparses semblent autant d’oiseaux planant dans l’atmosphère. Tous les contours du rivage sont d’une netteté parfaite. Le littoral est rhythmé, pour ainsi dire, par une succession de baies semi-circulaires et de promontoires escarpés. Voici le Caltafano, qui semble un Monte-Pellegrino en miniature ; plus loin, c’est la terrasse qui porte la ville de Termini, plus loin encore la pointe de Cefalù ; enfin, dans l’immense éloignement, à cent soixante kilomètres de distance, s’allonge comme une ombre bleuâtre le cap d’Orlando. Au milieu de la mer, s’élèvent comme des pyramides au-dessus de la brume les trois hautes îles d’Ustica, de Felicudi, d’Alicudi ; parfois même on distingue le groupe vaporeux des îles Lipari et Volcano.

C’est bien sur la tour du Monte-Pellegrino qu’on aurait dû graver cette inscription espagnole du palais de la Ziza :

 « Del orbe Europa es honor,
De Europa Italia verjel,
Sicilia compendio del,
Y esta vista la mejor[1]. »


DE PALERME À MILAZZO.


Le chemin de fer du littoral. — Bagaria, Solunto, la Trabbia. — Le pont de San Leonardo. — Termini et le mont San Calogero. — Himera. — Celafù. — Le scirocco. — Santo Stefano. — Santa Agata. — Le cap d’Orlando. — Tyndare.

De par le monde, il existe encore beaucoup de personnes qui, sous l’influence des souvenirs poétiques de leur jeunesse, voient dans les chemins de fer une déplorable innovation, et préfèrent à la locomotive la patache antique. À leur aise ! Avec eux on peut avouer que les wagons, mal suspendus, secouent les voyageurs d’une manière désagréable, et que le sifflet de vapeur est un fâcheux instrument de musique ; mais en dépit de ces inconvénients, et d’autres encore, il n’en est pas moins vrai que le sentiment de la vitesse et de la rapide succession de paysages se complétant les uns par les autres, ajoute beaucoup à la beauté de la nature à travers laquelle on est emporté. D’ailleurs, dans un pays encore barbare comme la Sicile, la vapeur apporte avec elles toutes les idées du monde moderne. Par sa seule présence dans un wagon de chemin de fer, le voyageur est un missionnaire de la civilisation.

La partie de la Conque-d’Or, à travers laquelle passe la voie ferrée, n’est pas moins belle que les campagnes situées à la base du Monte-Pellegrino. Une mer de verdure se déploie entre le littoral et les escarpements du Monte-Griffone, aux flancs jaunâtres et percés de cavernes. Villages entourés d’orangers, vieilles tours, aqueducs aux arcades inégales, petites collines hérissées de rochers se succèdent rapidement. Voici Bagaria et Santa Flavia, avec leurs grands palais, leurs maisons de plaisance, leurs églises, aux tuiles vernissées qui reluisent au soleil. À notre gauche se dresse le Monte-, Caltafano, le gardien oriental de la baie de Palerme ; puis à sa base nous voyons s’arrondir un golfe dont l’eau baignait autrefois une ville phénicienne et grecque remplacée par le hameau de Solunto. Maintenant nous longeons la plage, nous passons à travers deux ou trois promontoires de rochers, et nous pénétrons brutalement par la brèche du rempart dans une ville du moyen âge, aux grandes tours crénelées. C’est la Trabbia, dernière station du chemin de fer en 1865.

Quelques omnibus recueillent les voyageurs pour les emmener à Termini, mais ce petit voyage de 4 kilomètres se complique du passage d’une rivière. Les eaux du San Leonardo coulent en travers de la route, et les voitures vont, les unes après les autres, se laver de leur poussière et faire provision de boue en plongeant dans les fondrières du torrent. Il est vrai qu’un pont monumental arrondit sa grande arcade au-dessus du San Leonardo, immédiatement en amont du gué ; mais, par une convention tacite, les postillons et les charretiers siciliens dédaignent de passer sur le pont, tant qu’il n’y a pas danger de mort à franchir le torrent débordé. D’ailleurs, le gouverneur castillan qui fit construire cette arcade il y a plus d’un siècle, semble avoir tenu beaucoup plus à la dresser comme un arc de triomphe en l’honneur de son maître Charles III, qu’à la rendre utile au passage des voyageurs. Les deux rampes d’accès sont très-escarpées et se recourbent brusquement à angle droit de chaque côté du pont, de sorte que les chevaux ne peuvent, sans une grande fatigue, escalader le monument. Mais en revanche, le pont est décoré de bas-reliefs allégoriques et chargé d’inscriptions qui célèbrent en un langage pompeux la grandeur de l’Espagne et la majesté de son roi. D’après le proverbe, ce pont qui ne sert pas serait pourtant la seule construction de ce genre qui vaille la peine d’être citée dans l’île’: « Un monte, un fonte, un ponte. » L’Etna, la fontaine d’Aréthuse, le pont du San Leonardo, telles sont les trois merveilles de la Sicile.

L’importante ville de Termini, où l’on monte après avoir traversé le torrent, est située sur une haute terrasse


La Favorita. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie de MM. Sommer et Behles.


coupée à pic du côté de la mer et reliée par un isthme verdoyant à la superbe montagne de San Calogero. Sur le bord de la Méditerranée, si riche pourtant en paysages magnifiques, il n’en est peut-être pas un seul qui dépasse en grâce et en majesté celui de Termini, si bien nommée la splendidissima. Le mont San Calogero, comparable à un cône volcanique par la pureté de ses formes, s’élève d’un jet du rivage de la mer jusqu’à 800 mètres de hauteur et se termine par une crête en dents de scie qui ressemble au rebord d’un cratère ébréché. Chacune des indentations est l’origine d’un profond ravin où s’écroulent en hiver les avalanches de neige, où se précipitent pendant les autres saisons les averses de pluie et les débris entraînés. Toute la montagne est ainsi rayée de sillons blanchâtres disposés en forme d’éventail, et séparés les uns les autres par des contre-forts herbeux ; mais sur les pentes inférieures du mont tous les plis et les replis du sol sont uniformément cachés par l’épaisse végétation des oliviers.

Une charmante baie, qui sert de port à des centaines de barques et à quelques grands navires, développe sa gracieuse rondeur entre la terrasse de Termini et la base du San Calogero ; tout autour de ce golfe, la ville s’épanche sur les escarpements comme un éboulis de pierres et de tuiles. Jadis, pour mieux jouir de la vue ravissante de la mer et des monts, les Grecs avaient construit sur la terrasse un théâtre dont on s’occupe maintenant d’exhumer les ruines. Moins soucieux des jouissances de l’art, les Bourbons élevèrent une forteresse à l’extrémité du promontoire ; mais en 1860, lors de la prise de Palerme par les garibaldiens, la population de Termini s’insurgea et démolit les murailles qui menaçaient la ville. Ce qui reste des forts ne sert qu’à former un détail pittoresque dans l’ensemble du paysage.

Dans la partie inférieure de la cité, non loin de la Le Monte Pellegrino. - Dessin de’H ; Clerget d’àprès ufie photographie de MM. Sômmer et Behles. plage, jaillissent les eaux chaudes auxquelles l’antique colonie grecque de Thermæ devait son nom, graduellement corrompu en Termini. Là, dit la légende, s’arrêta jadis le divin Hercule. Fatigué d’avoir chassé devant lui les bœufs du Soleil, il vint redemander la souplesse de ses membres aux nymphes de la fontaine et sortit de son bain tout rajeuni. Ou le voit, quand les médecins et les industriels de Termini s’occuperont de « faire de la réclame » pour leurs eaux thermales, ils pourront dater d’assez loin l’histoire des sources miraculeuses. Parmi tant de villes d’eaux qui font retentir dans toutes les trompettes les noms des grands personnages de contrebande ou de bon aloi qui les ont visitées, en est-il une seule qui puisse se vanter comme Termini d’avoir rendu la force au fils de Jupiter, et d’avoir été célébrée dans les odes de Pindare ? D’ailleurs, depuis trois mille ans, les sources d’Hercule n’ont rien perdu de leurs vertus, et les habitants s’en apercevront bien lorsqu’ils auront eu l’intelligence de rebâtir la masure des thermes, de nettoyer leurs rues, de remplacer leurs sales auberges par des maisons décentes. Alors les étrangers, qui n’osent aujourd’hui se hasarder à Termini de peur de s’y faire dévorer par la vermine, apprendront le chemin d’une cité que sa position rend belle entre les belles, et qui, par ses sources thermales, dispose de si puissants moyens, de guérison.

Au delà de Termini, la route du littoral suit la base du monte San Calogero, puis traverse un large torrent dont le chemin de fer de Palerme à Catane empruntera bientôt la vallée. Ce torrent est le Fiume Torto. La voiture le traverse à gué, tandis que les voyageurs se hasardent sur un pont d’une dizaine d’arches qui n’est pas complétement terminé. Bientôt nous voyons à droite de la route un vaste plateau à la surface plane, et aux pentes régulièrement escarpées comme des talus de fortifications. Il n’existe pas une maison sur cette terrasse si bien disposée pour recevoir une cité ; mais c’est là que se trouvait autrefois la grande ville grecque d’Himera. À la base du plateau, les Grecs de la Sicile remportèrent une victoire décisive sur une grande armée de Carthaginois, le jour même où les Athéniens détruisaient la flotte des Perses à Salamine. C’est là, sur la plage, que les vaisseaux de Carthage furent livrés aux flammes, et que périt Hamilcar ; mais c’est également là que, soixante-douze ans plus tard, le terrible Annibal, après avoir renversé la ville, mit à mort trois mille guerriers d’Himera et présenta leur sang aux mânes de son aïeul. Actuellement il ne reste plus un seul débris de l’antique cité. Les pierres même en ont disparu.

Si la grande ville grecque a cessé d’exister, en revanche le simple château de Kephalodion s’entoura de maisons, prit graduellement de l’importance, et finit par devenir, sous le nom de Cefalù, la localité la plus peuplée de la côte entre Termini et Barcelonna. Le promontoire auquel la ville doit son nom grec (Kephalè) est, par sa forme, le point le plus remarquable du littoral. C’est un énorme rocher dont le pourtour extérieur, tourné vers la mer, est coupé verticalement. Ses hautes parois jaunâtres, çà et là rayées de noir, semblent suspendues au-dessus des maisons, qui se serrent les unes contre les autres sur un étroit talus de débris à la base du promontoire. Vue de la place de la cathédrale, l’arête du précipice, qui se détache sur le ciel bleu à plus de 100 mètres d’élévation, apparaît comme le haut d’un fort gigantesque, et ce qui accroît encore l’illusion, c’est que les créneaux d’une muraille élevée de main d’homme festonnent toute la circonférence du rocher. La nuit, ces découpures entrevues au milieu des étoiles produisent l’effet d’un rêve de magie.

Du temps des Romains et des Maures, la ville occupait une partie de cet espace montueux que l’abîme limite de toutes parts, et le mur qui suit le bord du précipice devait alors servir de garde-fou pour les habitants eux-mêmes, bien plutôt que d’enceinte utile pour la défense. Bien que la haute ville et la citadelle soient abandonnées depuis des siècles, cependant la muraille circulaire est encore intacte dans toute son étendue, et si les citoyens de Cefalù étaient menacés de quelque invasion, ils pourraient, comme jadis, se réfugier dans leur inexpugnable forteresse. Le seul chemin par lequel on puisse pénétrer dans l’antique Kephalodion est un sentier des plus roides qui serpente en lacets dans une faille du précipice. La porte de l’ancien pont-levis est encore régulièrement fermée toutes les nuits, non par des hommes d’armes, mais par un berger qui veut empêcher ses brebis de s’écarter des pâtis du sommet.

Les ruines de la citadelle, qui couronnent la pyramide centrale du promontoire, n’offrent rien de curieux par elles-mêmes et ne vaudraient pas la peine d’une ascension si, du haut des murailles croulantes, on ne voyait se dérouler une vue comparable en beauté à celle du Monte-Pellegrino. Quant à l’ancienne ville, qui s’étendait au pied de la citadelle sur les pentes supérieures du rocher, et jusqu’au bord vertigineux du précipice, il n’en reste rien que des briques, des matériaux épars, et un simple petit monument quadrangulaire de 15 mètres de longueur, à demi caché par les ronces, les orties et la nappe ondoyante d’un champ de blé. Ce débris sans apparence est pourtant, par son ancienneté, l’édifice le plus vénérable de toute la Sicile. Les murs sont formés de gros blocs juxtaposés, suivant le style cyclopéen, et la porte d’entrée, ouverte du côté méridional, est encadrée par deux lourds pilastres doriques. À la vue de cette ruine de trente siècles, on assiste pour ainsi dire à la naissance de l’architecture grecque. Dans l’intérieur, se trouve une chambre voûtée en briques romaines ; enfin l’extrémité occidentale du bâtiment est surmontée des restes d’une chapelle chrétienne, que les intempéries auront bientôt réduits en poussière. Lorsque toutes ces additions, relativement modernes, auront disparu, les murs cyclopéens résisteront encore pendant des siècles.

Moins superbement située que l’ancien temple des Pélasges, la cathédrale de Cefalù est construite dans la ville basse, au pied de la muraille perpendiculaire du promontoire. C’est une grande église décorée de mosaïques byzantines, comme le dôme de Monreale et la chapelle Palatine ; mais un grand nombre de ces œuvres d’art sont dans un état de délabrement avancé, et les restaurations qu’on leur fait subir maintenant ne semblent pas être de nature à leur rendre leur beauté première. Du reste, la municipalité de Cefalù est très-fière de sa cathédrale, et ne permet pas que les habitants en fassent une espèce de marché public, semblable à la plupart des églises de cette partie de la Sicile. D’ordinaire, les prédicateurs ont beau haranguer leurs fidèles, cela n’empêche pas les gens d’aller et de venir dans la nef en causant de leurs affaires, tandis que les gamins grimpent aux bénitiers, ou se poursuivent en glapissant derrière les colonnades.

La route du littoral n’étant pas encore entièrement terminée au delà de Cefalù, j’étais obligé, pour gagner Milazzo, d’attendre le bateau à vapeur pendant huit jours, ou de continuer mon chemin à dos de mulet. Je m’arrêtai forcément à ce dernier parti, et dès l’aube de la matinée suivante, un indigène vint faire piaffer une monture devant ma porte. Je me juchai sur un large bât qui m’obligeait à prendre l’attitude d’un Bouddha chinois ; mon guide fit le signe de la croix, attacha au cou du mulet un sachet bénit, renfermant une image de la Santissima Maria Addolorata, et d’un coup de langue donna le signal du départ. L’air était encore vif, et ce n’est pas sans une grande satisfaction corporelle que je sentis les rayons du soleil levant pénétrer l’atmosphère et la réchauffer peu à peu. Mon guide était dispos d’intelligence, et comprenait mes questions à demi-mot. Ma bête ne se heurtait pas contre les pierres du chemin ; le paysage était splendide et variait incessamment d’étendue, suivant que je contournais une baie ou que j’escaladais un promontoire. Il me semblait que mon voyage ne pouvait s’accomplir d’une manière plus agréable.

Toutefois le soleil se levait graduellement sur l’horizon. En même temps, une brume de couleur grisâtre emplissait les couches inférieures de l’atmosphère et rampait à la surface de l’eau. Quand nous marchions sur le bord de la plage, les deux îles éoliennes de Felicudi et d’Alicudi nous étaient cachées par les vapeurs, puis, quand nous montions sur quelque promontoire, la mer, à son tour, n’apparaissait que vaguement à travers le voile de brume, et vers le nord nous voyions de nouveau se dresser, hors du nuage, les deux pyramides volcaniques. La chaleur devenait de plus en plus forte, et pas un souffle ne s’agitait dans l’air. De même, la mer était sans mouvement et les eaux troubles qu’avaient apportées les rivières, surnageaient au-dessus de l’eau marine jusqu’à plusieurs kilomètres de distance. J’étais descendu de ma monture, dont le bât était devenu brûlant, et je marchais péniblement et travers les cailloux de la grève ou dans les larges champs de pierres des embouchures de torrents. Mon guide lançait de temps en temps quelque imprécation contre le scirocco, et moi je regardais avec amour les coulées de neige et les forêts ombreuses des Monts-Madonia.

Enfin nous arrivâmes à Santo Stefano, terme de notre voyage de la journée, et pour comble de jouissance je pus me reposer dans une auberge qui est l’une des merveilles de la Sicile, car on y trouve un hôte prévenant, de l’eau fraîche, un bon repas, une chambre propre, un lit inhabité. Santo Stefano est un bourg d’apparence vulgaire, mais très-industrieux et grandissant rapidement en population ; nul doute qu’il ne devienne une ville importante lorsqu’il sera rattaché au reste de la Sicile par des routes carrossables. Jadis Santo Stefano était situé au milieu des forêts sur un sommet abrupt des montagnes, mais fatigués d’être perchés si haut, les habitants sont venus, les uns après les autres, s’établir près du rivage. Chose curieuse et qui prouve combien les sociétés se sont profondément modifiées, même dans les contrées les moins civilisées de l’Europe, toutes les villes de cette partie du littoral sicilien sont descendues de hautes cimes escarpées pour aller s’établir›à proximité de la plage. Autrefois, le soin primordial était celui de la défense : chaque cité se plaçait au sommet d’un pic isolé, s’entourait de murailles et se hérissait de tours. Dans les temps modernes, le premier besoin est celui du travail : aussi les habitants abandonnent-ils successivement leurs aires d’aigle et vont-ils se loger au bord de la mer ou sur les routes qui passent dans la plaine. Semblables à ces animaux marins qui délaissent une coquille devenue trop incommode, ils sortent de leurs pittoresques donjons et se bâtissent des demeures, moins belles comme détail du paysage, mais beaucoup plus saines et plus confortables. Sur toute cette côte, chaque Marina s’agrandit aux dépens du Borgo, et l’ancienne ville finit par devenir une ruine superbe, se dressant comme un amas de rochers sur la crête des monts. Quels beaux motifs de tableaux que toutes ces antiques cités en partie abandonnées : Pollina, Caronia, San Fratello ! Les sentiers qui mènent à ces forteresses naturelles sont tellement escarpés, que le rapace proconsul Verrès n’osait même pas s’y faire porter en litière, et qu’il attendait sur la plage le retour des ambassadeurs chargés de dépouiller de leurs vases et de leurs statues les temples et les palais de ces villes. Actuellement c’est dans les retraites difficilement accessibles des montagnes environnantes que se sont cantonnés les brigands. Lors de mon passage, tous les chemins qui s’élèvent de la plage vers les hauteurs étaient occupés par des détachements de soldats.

Quelques heures-de cavalcade pendant la matinée me suffirent pour accomplir le trajet de Santo Stefano à Santa Agata, petite ville où recommence la route de voitures. On se sent vraiment étonné en retrouvant une voie carrossable, car les chemins sont rares en Sicile, et la partie du littoral qui se prolonge à l’ouest de Santa Agata est une des plus accidentées. Les promontoires y sont escarpés et nombreux, les ravins s’y creusent à de grandes profondeurs, et les lits des torrents, qui s’ouvrent à des intervalles très-rapprochés, sont larges et semés de blocs de pierre. Presque aussitôt après être sorti de Santa Agata, il faut franchir une de ces fiumare, vaste champ de débris roulés, auquel des touffes de myrtes, des lauriers-roses et d’autres arbustes croissant çà et là parmi les cailloux, ont valu le nom gracieux de Rosa-Marina. À trois kilomètres plus loin, on traverse un autre ouady, dont la vallée pierreuse contraste singulièrement avec des pentes couvertes d’une végétation des plus touffues, puis on commence à gravir la longue rampe du cap d’Orlando. Au-dessus de la route, les escarpements portent sur chacune de leurs terrasses des maisons entourées d’arbres ; en bas s’étend parallèlement au rivage une plaine admirablement cultivée où se montrent, comme dans les pays du Nord, de beaux massifs de peupliers et de trembles. Au loin, dans la mer, s’avance un grand rocher couronné de ruines d’un château et d’une église moderne d’où l’on peut voir, par un beau jour, un immense horizon, de Palerme jusqu’aux Apennins de la Calabre.

À chaque contour du littoral le paysage offre un trait nouveau. Voici la vieille cité de Naso qui se dresse au sommet, d’une montagne ; voici le village de Brolo, avec son château ruiné ; plus loin se montre un promontoire de marbre blanc portant une tour de défense ; puis on arrive à la base des rochers de granit rouge du cap Celavà, que la route traverse, en tunnel. De tous ces sites enchanteurs, l’un des plus beaux est celui qu’occupait la ville grecque de Tyndare. Le plateau de granit qui portait cette ancienne colonie des Messéniens s’élève à la hauteur de plus de deux cents mètres au-dessus de la mer, et se termine par d’abruptes falaises plongeant dans les vagues. De même qu’en d’autres villes antiques


Pont de San Leonardo. — Dessin de H. Clerget d’après un croquis de M. E. Reclus.


de la Sicile, Termini, Taormine, Syracuse, le théâtre, qui semble de construction romaine et qui remplaça sans doute un édifice plus ancien, était bâti sur la partie de la déclivité d’où l’on jouit de la vue la plus grandiose. De chaque côté se recourbe un golfe semi-circulaire qu’entourent de longues pentes revêtues d’oliviers. À gauche, les masses rougeâtres du cap Celavà limitent l’horizon, à droite se projette au loin dans la mer l’étroite langue de terre de Milazzo. En face les cônes brûlés de Volcano, très-rapprochés en apparence, jaillissent de la nappe bleue de la Méditerranée, et plus loin se succèdent sur le demi-cercle de l’horizon les pyramides vaporeuses des autres îles Éoliennes jusqu’à Stromholi. À l’est on voit se dessiner la ligne bleuâtre des Apennins d’Italie, tandis qu’au sud se dresse la chaîne des Monts Neptuniens, et que la cime neigeuse de l’Etna regarde par-dessus cette première rangée de montagnes crénelée de villes et de villages.

La cité de Tyndare n’existe plus ; mais le district environnant est toujours l’un des plus fertiles, des mieux cultivés et des plus riches en population de toute la Sicile. Sans compter des bourgs nombreux, trois villes importantes, Patti, Barcelonna, Milazzo sont groupées dans un espace de moins de trente kilomètres, et l’étroite lisière du littoral fournit en abondance le froment, les olives, les oranges et les autres produits du sol nécessaires à la subsistance des habitants. De ces trois villes, la plus populeuse est Barcelonna, mais la plus connue est Milazzo, l’ancienne colonie grecque de Mylæ.

Élisée Reclus.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. L’Europe est la gloire de l’univers, — l’Italie est le jardin de l’Europe, — la Sicile résume l’Italie, — et de toutes ses vues celle-ci est la plus belle.