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La Sicile et l’éruption de l’Etna en 1865/04

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LA SICILE ET L’ÉRUPTION DE L’ETNA EN 1865.

RÉCIT DE VOYAGE PAR M. ÉLISÉE RECLUS[1].


TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




CATANE, CENTORBI, AGOSTA, SYRACUSE.


Amabilité des Catanais. — Beauté de la ville. — L’église de San Benedetto, la cathédrale et le voile de sainte Agathe. — Le fleuve Amenano. — Commerce de Catane. — Les charrettes historiées. — Centorbi et les mines de soufre. — Vue de l’Etna. — Le cap Santa Croce. — Un golfe de la Grèce. — Agosta et les galériens. — Presqu’île de Magnisi. — Le promontoire de Panagla. — L’île d’Ortygie et ses deux ports. — Le temple de Minerve. — La Fontaine d’Aréthuse. — Les Catacombes. — L’Intagliatella et les prisonniers athéniens. — L’Oreille de Denys. — L’autel, l’amphithéâtre romain et le théâtre grec. La voie des tombeaux. — Le plateau d’Épipole et le fort d’Euryalus. — La fontaine de Cyane. — Mes adieux à la Sicile.

Les Catanais se vantent d’être les plus aimables des Siciliens, et, si je dois en juger par ma propre expérience, je suis fort porté à croire qu’ils ont raison. J’ai rarement vu gens plus serviables, plus avenants, plus désireux d’acquérir une bonne renommée de complaisance et d’hospitalité. En qualité d’étranger, j’étais reçu partout avec une extrême obligeance, je trouvais toutes les portes ouvertes devant moi. À peine étais-je à Catane depuis vingt-quatre heures, que déjà quelques personnes m’avaient arrangé une petite vie très-agréable en mettant obligeamment à ma disposition leurs livres, leurs journaux et surtout leur temps et leur conversation. D’où vient cette amabilité proverbiale des habitants de Catane ? Je l’ignore : quoi qu’il en soit, les Catanais sont fiers de leur bonne réputation et cherchent d’autant plus à la mériter. Il semblerait qu’ils sont aussi moins jaloux que les Palermitains, car leurs femmes et leurs filles ne craignent point de se hasarder dans les rues, la tête à demi cachée par une gracieuse mantille de soie noire, rattachée au-dessous du bras droit. De loin, toutes les femmes sont belles sous ce charmant costume.


Catane. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie de M. Paul Berthier.

Même au point de vue de l’architecture, la ville est l’une des plus agréables de la Sicile. Les rues sont larges et bien percées. Les maisons, construites dans le style prétentieux du dix-septième siècle, produisent néanmoins un assez bel effet à cause de leurs formes régulières, de leurs couleurs éclatantes, et des longues perspectives de leurs lignes. De beaux jardins décorent la ville. Du côté méridional de Catane se développe, il est vrai, comme un sinistre rempart, le grand courant des laves noires ou rougeâtres de 1669, n’offrant guère pour toute végétation que des cactus épineux, au fouillis de palettes rondes brillant d’un éclat métallique ; mais à l’ouest et au nord, les bosquets d’orangers, les vergers d’arbres à fruit, les jardins d’arbustes exotiques au beau feuillage ou à l’odeur pénétrante, forment à la ville une ceinture de verdure et de parfums. De toutes parts, se dressent, au-dessus des branches, de hautes tourelles revêtues de pariétaires et d’autres plantes grimpantes : ce sont les châteaux d’eau rustiques construits sur les aqueducs, où coulent souterrainement les ruisselets descendus de l’Etna. Toutefois, ce qui fait la grande beauté de Catane, ce ne sont ni les bosquets, ni les jardins, c’est la double cime bleuâtre du volcan que l’on voit fumer au-dessus des longues pentes, verdoyantes à la base, et neigeuses dans les hauteurs. De la grande rue qui traverse toute la ville de Catane, des murailles du port à la place Gioenja, située à 3 kilomètres sur le versant de la montagne, on contemple un spectacle qui n’a pas d’égal en Europe. Il faudrait se rendre jusque dans les Andes de l’Amérique tropicale pour retrouver un pareil tableau.

Catane n’a pas de monuments qui vaillent sérieusement la peine d’être visités. L’ancien théâtre romain, dont les matériaux ont en grande partie servi à la construction de la cathédrale, n’offre d’intérêt que pour les archéologues ; l’amphithéâtre est enfoui presque en entier sous les laves, et l’on doit y pénétrer comme dans une grotte. Quant aux cent trois églises, il n’en est aucune qui soit d’un beau style, si ce n’est Santo Carcere, dont le portail roman est fort remarquable. Toutes les autres, petites chapelles ornées de simples clochetons aussi bien que vastes nefs surmontées de coupoles, sont également chargées de sculptures lourdes et maniérées. L’église la plus curieuse est, sans doute, celle de San Benedetto, qui fait partie d’un couvent d’énormes dimensions ou des employés du gouvernement, ainsi que des officiers et des soldats de la garnison, se sont installés côte à côte avec les moines. La façade de l’église est encore inachevée ; mais elle en est d’autant plus intéressante à voir avec ses grands fûts de colonnes qui portent des touffes d’herbes et de fleurs à la place de chapiteaux. La nef, la plus grande de toute la Sicile, n’a pas moins de cent soixante-six mètres de long sur quatre-vingts mètres de large ; l’orgue puissant, qui doit emplir de sa voix cette étendue, a près de trois mille tuyaux. Sur le pavé de l’immense selle presque nue, « l’insigne astronome » Sartorius, « dynaste » de Waltershausen, et son compagnon le docteur Peters, ont tracé une ligne méridienne et gravé en lettres de marbre leurs observations relatives à la météorologie et à l’altitude de Catane, de Nicolosi et de l’Etna.

La cathédrale, qui s’élève à une petite distance du port, est un édifice d’apparence moins profane, et ses chapelles, peintes à la fresque, sont toutes remplies d’autels, de statues et de reliquaires. C’est là que l’on conserve le fameux voile de sainte Agathe, devenu le palladium de Catane. Jadis la cathédrale était consacrée à la sainte Vierge ; mais lors de la terrible éruption de 1669, qui dévora une partie de la ville, et plus tard, en 1693, pendant un tremblement de terre, les Catanais, jugeant que sainte Agathe s’était montrée leur meilleure patronne, débaptisèrent la cathédrale. En effet, si nous en croyons l’auteur du Mongibello descritto, don Pietro Carrera, le voile de sainte Agathe a toujours suffi pour mettre en fuite l’armée des cyclopes.


« À la vue de la bannière sacrée, — le fleuve rapide des laves s’est arrêté ; — il s’est converti en pierre — que foulent les pieds nus, et où sont enfermés — les esprits et les monstres vaincus. — C’est ici que le Mongibello fut écrasé, — ici que s’éteignirent les flammes — et que triompha le valeureux étendard — de l’amazone céleste. — Depuis, l’Etna, tout couvert de honte, — s’est voilé sous une épaisse nuée, — soit pour cacher la vile retraite des siens, — soit pour s’épargner la vue — des glorieux soldats de Catane. »


Non loin de la cathédrale, jaillit du sol une belle source d’eau claire qui fut, bien avant sainte Agathe, l’une des divinités protectrices de la ville : c’est l’antique Amenanus, que les bas-reliefs et les médailles nous représentent sous les traits d’un jeune homme à la figure naïve, aux cheveux entourés d’une guirlande de fleurs. Recouvert jusqu’à une faible distance de l’embouchure par les laves de 1669, l’ancien « fleuve » révéré par les Grecs de Catania s’épanche aujourd’hui en une nappe transparente dans un bassin de la place du Dôme, puis coule au-dessous des anciennes murailles et reparaît à la lumière pour arroser de son eau pure les racines de quelques saules pleureurs dans la gracieuse Flora du quai. De beaux massifs de verdure, des cygnes nageant avec paresse entre deux rives fleuries, voilà tout ce que reflète l’Amenano dans son cours d’une centaine de mètres ; puis il se mêle aux flots du port en s’étalant sur une large grève de cailloux. Plusieurs autres ruisseaux, semblables au « fleuve » Amenano, sont encore engloutis sous les laves de Catane, et l’on désigne même l’endroit précis où i les travaux d’excavation les feront découvrir un jour.

Le port de Catane est loin de répondre aux besoins du commerce local. En effet, cette ville, sans être aussi considérable que Palerme ou Messine, est néanmoins le chef-lieu et le débouché de la région la plus industrieuse et la plus peuplée de toute la Sicile. Près d’un demi-million d’habitants, dont trois cent mille environ domiciliés sur les flancs de l’Etna, reconnaissent Catane comme leur métropole et communiquent par cette ville avec le monde extérieur. Les denrées des campagnes environnantes, vins, oranges, froment, coton, sumac, sont toutes d’une excellente qualité, et bientôt le drainage et la mise en culture de la grande plaine, aujourd’hui marécageuse, qui s’étend au sud de Catane, à l’embouchure du Simeto et de la Gurna Lunga, accroîtra d’une manière considérable la quantité de ces divers produits d’exportation.

Ce n’est pas tout. Dans un avenir prochain, Catane deviendra le centre du réseau des chemins de fer siciliens : c’est là que s’opérera la jonction des voies ferrées de Messine, de Palerme, de Syracuse, et, par conséquent, c’est là que sera, pour toute la Sicile, le centre du mouvement des voyageurs et du trafic des marchandises. Actuellement, Catane est déjà la ville où les routes carrossables se réunissent en plus grand nombre, et parmi ces routes, l’une est la plus importante de l’île entière, puisqu’elle la traverse de part en part, de la mer d’Ionie au golfe de Palerme. Il est vrai que ce chemin national est aujourd’hui presque entièrement délaissé à cause des plus grandes facilités qu’offre la voie de mer. Dans l’année, à peine trois ou quatre cents personnes se rendent-elles directement par terre de Catane à Palerme ; mais, lorsque le trajet entier pourra se faire en quelques heures, le courant du trafic changera soudain et la plupart des voyageurs préféreront certainement ne pas s’exposer aux chances du mal de mer.

Les diverses routes carrossables qui rayonnent autour de Catane vers les petites villes des environs, Lentini, Caltagirone, Paternò, Adernò, et vers toutes les bourgades de la région etnéenne, ont donné une activité relativement assez grande à la construction des véhicules de toute espèce. C’est donc à Catane que l’on peut le plus facilement établir, au point de vue artistique, une comparaison entre ces voitures, car dans ce pays les tombereaux et les charrettes ne sont pas, comme en France, de simples assemblages de planches, ce sont aussi, dans une certaine mesure, des œuvres d’art. La caisse du véhicule repose sur un essieu en fer ouvragé qui se recourbe et s’enroule en gracieuses arabesques. Chacune des parois extérieures de la charrette est divisée en deux compartiments formant tableaux. Le jaune d’or, le rouge cru et autres couleurs vives dominent dans ces peintures qui parfois ne manquent pas de style. Ce sont pour la plupart des scènes religieuses, tantôt l’histoire de Jésus-Christ ou de sa mère, tantôt celle des patrons les plus honorés des Siciliens, tels que Jean-Baptiste, sainte Rosalie, sainte Agathe ou Geneviève de Brabant. Quelquefois l’histoire profane ou même des scènes d’amour se hasardent aussi sur les panneaux des charrettes ; peu à peu les peintures traditionnelles font place à d’autres tableaux qui laissent plus de liberté au génie spontané de l’artiste. L’esprit moderne fait son apparition dans ce recoin méprisé du grand domaine des arts ; mais bientôt, les wagons de chemins de fer, les voitures à la mode de Paris et les chariots de ferme construits sur le type anglais auront remplacé les chars siciliens aux peintures éclatantes.


Côtes orientales de la Sicile.

Je ne pouvais quitter la région de Catane sans aller visiter les mines de soufre de Centorbi, les plus rapprochées de la base de l’Etna. La première partie du trajet s’accomplit dans une de ces carioles disloquées où de nombreux voyageurs entassés pêle-mêle tâchent de s’entrevoir à travers un nuage de poussière. La vue du paysage est fort belle en certains endroits, notamment sur les hauteurs de Misterbianco, mais je n’en fus pas moins très-heureux lorsque j’arrivai au terme de ma première étape, dans cette ville d’Adernò où j’avais fait connaissance avec les gendarmes siciliens.

Adernò est située, à l’angle sud-est de l’Etna, sur une haute terrasse de laves qui se termine, du côté de la rivière Simeto, par des escarpements abrupts. De cet observatoire on voit se développer à l’ouest l’amphithéâtre des montagnes Neptuniennes, dont les flancs dénudés et rocailleux contrastent d’une manière si tranchée avec les pentes douces de l’Etna, où la végétation la plus riche se déploie entre les amas rougeâtres des scories. Sur la plus haute de ces pointes calcaires des monts Neptuniens se profile en plein ciel la ville de Centorbi, semblable à une dentelure de rocher. C’est à cette aire d’aigle, où niche toute une population, qu’il me fallait monter d’abord.

La plaine que domine le promontoire d’Adernò est revêtue dans toute sa largeur d’un banc de lave, à travers lequel le Simeto et son affluent le Salso se sont creusé leurs lits. Un pont traverse le premier de ces cours d’eau, mais il me fallut passer à gué le Salso, en me heurtant les pieds aux débris d’un pont emporté par une crue, il y a quelques années. C’est immédiatement au delà que commencent les escarpements de Centorbi. Pour gagner la ville, dont on aperçoit les tours à un kilomètre au-dessus de sa tête, il faut suivre une route qui se développe en longs rubans sur les contre-forts de la montagne, ou bien gravir la rampe par un sentier auquel on a donné le nom bien mérité de Scalazza, et qui serpente dans un étroit ravin coupé de précipices. L’ascension dure près de deux heures, et pourtant les habitants de Centorbi qui cultivent les campagnes situées à la base des monts sont obligés de descendre et de remonter tous les jours cet interminable escalier. Que de temps perdu dans la vie de chaque homme et dans celle des générations successives, à cause de la demeure que les terribles nécessités de la guerre les avaient forcés de choisir ! Comment la civilisation aurait-elle pu se développer, comment les hommes auraient-ils pu s’unir pour former une société paisible, alors que chaque groupe d’habitations était un château fort suspendu dans les airs ? Adernò et Centorbi, se dressant chacune sur son rocher, se contemplent par-dessus la vallée du Simeto. Les nuages qui vont de l’une à l’autre cime, parcourent cet espace en quelques minutes ; et du haut du promontoire de Centorbi l’on peut même respirer la senteur des jardins de la ville opposée ; mais pour franchir la distance qui sépare les deux localités, il ne faut pas moins de temps que pour se rendre de Paris aux frontières de la Belgique ou sur les bords de la Manche.

Même en Sicile, où tant de villes sont perchées au sommet d’une montagne, il n’en est pas une seule qui puisse être comparée à Centorbi pour la singularité du mode de construction. La cité tout entière se compose de deux longues ruelles disposées en forme de croissants accouplés et tournant leur convexité l’une vers l’autre. Ces deux ruelles ne sont autre chose que d’étroites arêtes entre deux pentes abruptes et les maisons qui les bordent sont en partie construites sur le précipice : du côté de la voie publique, les maisons n’ont pour la plupart qu’un rez-de-chaussée, tandis que du côté de l’abîme, elles se dressent à de grandes hauteurs au-dessus de murs de soutènement à voûtes et à meurtrières. Une des cornes du double croissant, tournée vers le sud-est, porte à son extrémité une vieille ruine pittoresque autour de laquelle les Centorbitains ont ménagé une plate-forme circulaire. Ce belvédère, d’où l’on voit dans toute sa magnificence le magnifique pays que domine la masse grandiose de l’Etna, de Catane à Syracuse, est connu sous le nom de palais de Conrad, mais ce fut sans doute un édifice romain. D’ailleurs, les Sicules avaient occupé déjà depuis des siècles la ville de Centuripæ, lorsque les Romains s’en emparèrent pour en faire l’une de leurs principales forteresses en Sicile. Au treizième siècle, un empereur allemand rasa Centorbi et en établit de force les habitants sur le bord de la mer ; toutefois, une nouvelle cité se reconstruisit peu à peu sur cette double arête de montagne. Actuellement la population de la ville aérienne n’est pas moindre de 6 500 individus : quant aux habitants de l’espèce porcine, ils sont aussi bien nombreux et la ville n’y gagne pas en propreté. Quoique balayés par le souffle de tous les vents, certains quartiers de Centorbi sont vraiment inabordables.

Après avoir fait une longue halte sur les murailles croulantes du palais de Conrad, je descendis en courant la partie la plus rapide du sentier qui se dirige vers les mines de soufre du baron Sesto. Entre les roches blanches qui percent le sol çà et là, la terre est partout cultivée avec soin ; mais je ne voyais de maison nulle part : tous les agriculteurs sont des bourgeois qui rentrent chaque soir à la manière antique dans l’enceinte de la cité. Les vastes champs de céréales qui remplissent les vallons et recouvrent les pentes doivent à cette absence d’habitations humaines un caractère tout spécial de tristesse et de solennité : on dirait que l’homme vient d’être arraché à ses cultures et que personne ne viendra recueillir le froment germant dans les sillons.

Les fourneaux et les constructions diverses de la mine de soufre sont les premiers bâtiments que l’on rencontre au sud de Centorbi. Ils sont situés à plus d’une lieue de la ville, dans un étroit vallon rocheux tout encombré de pierres extraites du sein de la montagne. Sans perdre de temps, je m’adressai à l’ingénieur qui dirige les travaux d’exploitation ; celui-ci se mit aussitôt à ma disposition avec la plus grande obligeance et voulut me conduire lui-même dans les galeries de la mine.

Je devais lui en savoir gré, car nous étions au moment le plus chaud de la journée, et tous les travailleurs se reposaient couchés sous les hangars. Les rayons du soleil tombaient à pic dans le vallon et se reflétaient sur les pierres blanchâtres. La principale entrée des galeries étant justement tournée vers le midi, la chaleur solaire qui s’y engouffrait plongeait ainsi jusque dans les profondeurs de la mine. Une forte odeur d’hydrogène sulfuré s’échappait de la bouche de ce puits et nous saisissait à la gorge. À peine étais-je entré dans cette cavité à l’atmosphère étouffante que je haletai péniblement pour respirer, et que mon visage se couvrit de sueur. Pendant quelques moments je craignis de ne pouvoir avancer.

Les galeries de la mine de Centorbi ressemblent à la plupart des excavations de même nature pratiquées latéralement dans le flanc des montagnes. Les voûtes sont basses et taillées d’une manière inégale ; de lourds piliers, grossièrement arrondis par le pic, soutiennent le plafond ; de vagues lueurs, qui paraissent et disparaissent avec le reflet vacillant des lampes, jaillissent çà et là de la profondeur des ombres ; on entrevoit un instant des avenues qui semblent infinies, puis ces longues perspectives s’évanouissent en un clin d’œil et le regard cherche vainement à sonder les ténèbres ; on entend des bruits étranges, des hoquets, des soupirs provenant de la réverbération lointaine des échos. L’humidité suinte des parois, des gouttelettes tombent de la voûte et retentissent sur le sol, l’eau se mélange à la terre du chemin et la change en une boue gluante et tenace. En certains endroits, les filets d’eau se réunissent en assez grande abondance pour former de véritables ruisseaux sulfureux et fumants, qui pourraient facilement alimenter les baignoires et les piscines d’un immense établissement de bains comme ceux de Barèges et de Cauterets. Toutefois ces sources ne sont point exploitées, si ce n’est pour fournir tous les ans quelques litres d’eau sulfureuse au propriétaire lui-même. Actuellement toute cette surabondance de liquide, qui serait ailleurs une si grande richesse, est pour la mine de Centorbi le principal danger, car si les pompes d’épuisement ne fonctionnaient pas sans relâche, l’eau finirait bientôt par noyer l’immense labyrinthe des galeries. Quatre malheureux geindres, couverts seulement d’un pagne comme les insulaires de l’Océanie, et cependant tout ruisselants de sueur, tournent incessamment les manivelles des pompes. Pendant huit longues heures, ces hommes, chez lesquels toute intelligence, tout effort vital se portent nécessairement vers les bras, ne sont autre chose que les appendices musculaires de l’implacable machine. Celle-ci tourne, tourne sans cesse et soulève sans jamais s’arrêter les eaux qui résonnent dans les tubes de métal : c’est elle seule qui semble vivre, et les athlètes qui s’y succèdent de huit heures en huit heures n’en sont que de simples rouages : loin de dominer la machine qu’ils mettent en branle, ils lui sont asservis.

La proportion de soufre contenue dans les veines de la mine de Centorbi est d’environ six pour cent. Cette teneur est relativement faible, et cependant elle est suffisante pour que l’on puisse facilement allumer les parois de la mine et les faire bouillir comme de la poix, simplement en mettant la flamme d’une lampe en contact avec la pierre. Du reste, c’est de la même manière que l’on procède en grand pour obtenir le soufre. Des blocs extraits de la mine sont d’abord entassés en plein air, et subissent ainsi pendant un temps plus ou moins long l’action destructive de toutes les intempéries, puis on les dispose en tas sur la flamme des fourneaux. La pierre se délite et le soufre fondu descend dans les moules préparés pour le recevoir. Bien que ces procédés, suivis conformément à la routine traditionnelle, laissent perdre une très-grande quantité de soufre, cependant les produits annuels sont des plus rémunérateurs. La mine du baron Sesto livre au commerce environ vingt mille quintaux métriques par année, soit à peu près le cinquantième de la production annuelle de toute la Sicile. Les exploitations minières qui se suivent obliquement à travers toute la largeur de l’île, de Centorbi à Girgenti, fournissent à l’Europe les deux tiers du soufre nécessaire à sa consommation. Les propriétaires des mines siciliennes jouissent pratiquement du monopole et font payer au commerce des prix beaucoup trop élevés ; aussi n’auront-ils pas à se plaindre si quelque nouvelle découverte de la chimie vient à les ruiner.

Au sortir de la mine, je me sentais trop épuisé de mon bain de vapeurs sulfureuses pour escalader de nouveau la montagne de Centorbi. Je contournai les escarpements du côté du sud à travers d’interminables champs de blé, puis je descendis sur les bords du Simeto par un profond ravin que les pluies agrandissent chaque année. Presque toutes les campagnes cultivées et cependant désertes que j’eus à parcourir avant d’atteindre Adernò appartiennent encore à un grand couvent de femmes et constituent un fief (feudo). C’est là ce que j’appris le soir même en passant devant le monastère de Santa Lucia. Une foule considérable se pressait autour d’une estrade, sur laquelle se tenait un crieur portant une espèce de livrée monastique. Ce personnage mettait à l’encan, suivant la coutume annuelle, les diverses parcelles de l’immense domaine, et de leur côté, les métayers cherchaient à renouveler leurs baux sans avoir à subir d’augmentation de prix. Attirées par le spectacle de la foule, les religieuses étaient toutes cramponnées aux barreaux des fenêtres et regardaient avidement la scène.

Le lendemain, je pus être témoin d’une autre scène de mœurs en revenant à Catane. À l’entrée de la ville notre voiture fut arrêtée, d’un côté par les employés de l’octroi, qui voulaient constater si nous avions du fromage ou des bouteilles d’huile sur nos personnes, et de l’autre, par un moine mendiant qui montrait un affreux tableau de sa composition représentant les âmes du purgatoire. Je dois à la vérité de dire que mes compagnons de voyage accueillirent les employés du fisc avec bien mauvaise grâce, et réservèrent toutes leurs politesses pour le frère quêteur. Celui-ci, chargé de bénédictions et plus riche de quelques offrandes, alla solennellement s’asseoir sur un piédestal de colonne brisée, pour y attendre d’autres voyageurs et prélever sur eux aussi son droit de péage. Il se tient là comme un maître, et d’un geste plein d’autorité arrête les passants. Bien plus allégrement obéi que ses compagnons de l’octroi, il perçoit comme son dû l’impôt traditionnel destiné aux âmes du purgatoire, et laisse les agents du fisc s’arranger ensuite comme ils le peuvent, pour prélever, bayoque à bayoque, les droits exécrés.

Pour me rendre à Syracuse, j’avais le choix entre le bateau à vapeur qui fait le service de la côte et une voiture poudreuse et disloquée, traînée par de méchantes haridelles. Ne connaissant déjà que trop bien les félicités d’un voyage fait en compagnie de l’obséquieux signor corriere, tantôt à travers les tourbillons de poussière de la route, tantôt sur les cailloux roulés des torrents, je n’eus pas besoin de faire de longues réflexions, d’autant plus que la mer était magnifique et que la clarté parfaite de l’horizon me promettait une vue admirable sur les collines du littoral et sur l’Etna.

Le vapeur sur lequel je comptais m’embarquer était encore en mer, venant de Messine. Au lieu d’attendre en me promenant de long en large avec d’autres voyageurs sur le quai malpropre, plus encombré de douaniers que de marchandises, je sautai, dans une petite embarcation et je me fis porter au large, loin des rumeurs de Catane. La brise de terre était chargée des parfums de tous les jardins qui s’étendent au nord vers Aci-Reale, mais elle n’apportait de la ville qu’un faible murmure pareil au bourdonnement d’un insecte. Les dômes des églises, éclairés par le soleil, se détachaient en rouge ou en jaune d’or, les uns sur le bleu du ciel, les autres sur la verdure des premiers contre-forts de l’Etna. Au-dessus de la ville, sur la pente de la montagne, je voyais les deux soupiraux rougeâtres des Monti Rossi et le fleuve tortueux de lave qui descendit jadis sur Catane. Au delà s’étageaient d’autres cônes d’éruption ; les premiers, rouges encore comme des amas de scories, les plus lointains, déjà striés de blanc par les avalanches ou même complétement couverts de neige. Au-dessus rayonnait la masse pyramidale de l’Etna, se dressant dans les cieux en pleine lumière et rejetant à flots pressés un torrent de vapeurs resplendissantes ; la fumée, aux reflets cuivrés, roulait en cataracte sur les pentes extérieures du cratère ; puis, se détachant du sol, planait enfin dans l’air libre et s’arrondissait en une immense arcade au-dessus de toute la Sicile. Autour de nous, jusqu’à l’horizon, la mer d’Ionie se déroulait en longues ondulations ; des essaims de bateaux pêcheurs, aux voiles triangulaires inclinées sur les mâts, sortaient du port de Catane, comme les abeilles d’une ruche, et s’éparpillaient au loin sur les eaux.

Je m’arrachai difficilement à ce beau spectacle lorsque le vapeur fit son apparition et que ma petite barque, dansant sur les grandes vagues soulevées par le navire, se mit à glisser avec rapidité dans le sillage. Heureusement le capitaine du Tancrède ne nous fit pas longtemps attendre le signal du départ, et bientôt nous voguions en pleine mer dans la direction de Syracuse. Nous laissons à droite l’énorme môle de laves qui combla, en 1669, l’ancien port de Catane, puis nous longeons la plage qui borde de son filet d’argent la plaine marécageuse du Simeto, et nous voyons au sud se rapprocher et grandir les montagnes de Lentini. Voici le village de Bruca et ses importantes carrières, puis un long promontoire aux falaises blanches et aux croupes gazonnées. C’est le cap de Santa Croce où l’impératrice Hélène, mère de Constantin, débarqua, dit-on, avec la « vraie croix » du mont Golgotha. La précieuse relique, conservée dans l’église d’un couvent bâti non loin du cap, brille d’un tel éclat, suivant la légende, que son image traverse les murs de l’édifice et va projeter son ombre sur la mer. Malheureusement pour le couvent de Santa Croce, il y a dans la chrétienté tant d’autres « vraies croix » qu’on ne se donne guère la peine de visiter celle d’un district malsain et isolé de la Sicile.

Au détour du cap, nous voyons se développer à nos yeux un paysage de la Grèce. Là-bas, du côté du sud, se prolonge la presqu’île en pente douce qui portait autrefois deux grands faubourgs de Syracuse. Plus loin, vers l’ouest, s’élève la pointe aiguë de Belvédère, couronnée de ruines, puis se dresse d’un jet la haute paroi du mont Hybla, semblable à l’Hymète et, comme lui, fameux par ses abeilles. L’île ovale de Magnisi, qu’une mince langue de sable rejoint à la terre, partage le golfe en deux gracieuses baies semi-circulaires, tandis qu’au-dessus de l’étroite plaine du littoral, les hauteurs crénelées de villages s’arrondissent en un superbe amphithéâtre. Les Hellènes, reconnaissant les sites de leur patrie dans cette contrée de la Sicile, la parsemèrent de leurs colonies. Dans la forteresse naturelle de Magnisi, c’était Thapsos ; au pied de l’Hybla et sur ses contre-forts c’étaient l’Acradine, l’Épipole de Syracuse, puis Megara-Hyblaea, Xiphonia et d’autres encore.

Au nord du golfe s’ouvre un vaste port, qu’une colline rocheuse portant la ville moderne d’Agosta, protége à l’est contre les vents de la haute mer. Le port est excellent, mais la ville est sordide : il me semblait voir une de ces jeunes cités de l’Amérique du Sud qui sont en ruines avant qu’on ait fini de les bâtir. Des forts en mauvais état défendent l’entrée du chenal ; une citadelle dégradée coupe la péninsule à sa ravine et sépare la ville de la terre ferme ; des maisons éventrées, pavoisées de haillons qui sèchent au soleil, se pressent, comme une population de mendiants autour d’un grand seigneur, au pied d’un beau couvent de dominicains, aux arcades enguirlandées de verdure. Sur le bord de la mer, des baraques en planches ou en branchages forment une espèce de faubourg, encore plus ignoble que la ville et tout souillé du sang des poissons qu’on y dépèce.

Les habitants ressemblent à leurs demeures. La plupart d’entre eux sont hâves et misérables, l’atmosphère des marécages avoisinants leur donne la fièvre, et le manque de communications avec l’intérieur, joint aux obstacles que la ceinture de fortifications oppose au commerce, les condamne à la pauvreté. L’histoire, qui raconte les malheurs de la population d’Agosta, nous dit aussi que par une réaction fatale, ils se sont toujours distingués par leur férocité. Les premiers colons de la ville furent des captifs que l’empereur Frédéric avait enlevés du nid d’aigle de Centorbi. C’était un triste commencement. Plus tard vinrent les siéges, les assauts, les pillages, puis le grand tremblement de terre de 1693 qui fit sauter la poudrière et renversa presque toutes les maisons. Ces événements ont dû singulièrement retarder les progrès moraux des habitants d’Agosta, et l’on dit qu’ils échappent en effet avec une grande lenteur à leur barbarie primitive. Encore dans les premières années du dix-neuvième siècle, ils mutilèrent quelques marins grecs qui avaient été chercher de l’eau à une source voisine et massacrèrent plus de 350 invalides français qui revenaient d’Égypte. Le malheur et l’ignorance se transforment toujours en crime.

Afin de voir plus à mon aise les maisons d’Agosta, je me dirigeai vers la proue, mais bientôt cette partie du navire fut encombrée de passagers amenés de la citadelle sous bonne escorte. C’étaient des recrues, pauvres paysans mal vêtus, qui pour la plupart semblaient tristes, hagards, effarés comme des bêtes fauves récemment prises au piége. Sur la plage, des femmes, des enfants, des vieillards faisaient des gestes d’adieu, se tordaient les bras, poussaient des cris de désespoir, envoyaient des recommandations suprêmes à ces frères, à ces fils qu’enlevait la terrible conscription, jusqu’alors inconnue dans la Sicile. Quant aux jeunes soldats condamnés à un service qui, pour eux, était la déportation, ils ne tentaient aucunement de faire contre fortune bon cœur ; ils ne s’étaient point décorés de cocardes et de rubans, et ne chantaient point à tue-tête de refrains patriotiques comme les conscrits français ; mais, penchés sur le bordage du navire, ils essayaient de discerner encore les traits aimés qui devenaient plus indistincts à chaque tour de roue du bateau ; dans le murmure confus des cris et des sanglots affaiblis par la distance, ils cherchaient à reconnaître des voix connues ; ils voulaient retenir le sol natal qui s’éloignait, et plus d’un avait des larmes dans ses yeux en voyant s’élargir l’espace qui le séparait de la patrie.

En essayant de traverser la foule réunie sur le pont, je me heurtai contre un obstacle dont je ne me rendis pas bien compte tout d’abord. Deux hommes se retournèrent en me montrant une lourde chaîne qui les attachait l’un à l’autre par la main, et, sans honte, sans émotion, ils me dirent d’une voix bienveillante :

« Excusez, Monsieur, vous le voyez, nous sommes des galériens. »

Je me reculai, non par un sentiment de frayeur ou de dégoût, mais dans la crainte d’avoir humilie ces malheureux par la découverte que je venais de faire. Toutefois je m’aperçus bientôt que le triste aveu n’avait aucunement fait souffrir leur amour-propre, et que leurs idées sur la dignité personnelle n’avaient rien de commun avec les miennes. Les deux prisonniers, sans rien perdre de leur sang-froid, continuèrent de s’entretenir amicalement avec les gendarmes qui les accompagnaient. Sauf les chaînes, on eût dit des camarades auxquels la destinée avait assigné des rôles différents, mais non moins honorables l’un que l’autre. La plus parfaite égalité régnait entre les gardiens et les captifs 1 on riait ensemble, on se racontait des historiettes, on se donnait réciproquement des noms familiers, on changeait de cigares ou de pipes. Les gendarmes n’en voulaient pas à ces pauvres diables pour des « malheurs ou des peccadilles, » et de leur côté, les brigands, acceptant leur sort avec une résignation philosophique, semblaient se dire qu’ils valaient bien leurs interlocuteurs. D’autres condamnés, groupés dans la même partie du bateau, paraissaient également se mettre au-dessus de tout vulgaire sentiment de honte ou de remords. L’un d’entre eux, coupable d’assassinat, avait une figure innocente et candide : ses cheveux plats partagés au milieu du front, ses traits régulièrement dessinés, ses lèvres imberbes, la douceur de son regard imperturbable le faisaient ressembler à une jeune fille, et comme s’il eût voulu se donner encore une apparence plus féminine, il avait enveloppé sa tête d’un mouchoir de femme et s’était drapé dans une espèce de burnous aux longs plis serré par une écharpe autour de la ceinture. Un autre brigand, solide gaillard à la haute taille et aux larges épaules, se promenait majestueusement sans même se donner la peine de cacher ses menottes sous un pli de son manteau : il laissait tomber un regard protecteur sur tous ses voisins, galériens, gendarmes ou simples passagers libres. D’autres prisonniers étaient nonchalamment étendus et jouaient avec leurs chaînes comme avec des breloques. Un seul restait à l’écart et baissait la tête ; il me sembla même qu’il frissonnait ; mais, comme Bailly, ce devait être de froid, car il était très-légèrement vêtu et le vent soufflait avec force.

Je me sentis attristé jusqu’au fond du cœur à la vue de ces hommes que la société avait rejetés de son sein, et qui, par manque de dignité, ne sentaient même pas combien est terrible cette peine d’exclusion qui les frappe. Pour échapper à ce douloureux spectacle, je m’enfuis à l’autre extrémité du navire et j’essayai de me consoler en contemplant le magnifique panorama de la côte. Nous approchions du promontoire de Panagia qui s’étend au nord de la baie de Syracuse, et déjà nous pouvions distinguer sur la colline les ruines de l’antique forteresse grecque d’Euryalus. Un Syracusain, plein d’enthousiasme pour sa ville natale, nous montrait fièrement du doigt toutes les localités célèbres dans l’histoire de sa patrie. « Voyez, c’est dans cette crique, au pied de la colline de Belvédère, que débarquèrent les Athéniens avant leur attaque infructueuse contre l’Épipole. » — « À gauche, vous apercevez un groupe de maisons. C’est près de là que Marcellus prit terre avec son armée. » — « Plus haut, sur la croupe de la colline, vous distinguez quelques pans de murailles. C’est par là que l’ennemi pénétra dans la ville. » — « Regardez l’aride plateau qui portait autrefois les palais de l’Acradine. » — « Ce sont là les rochers dans lesquels sont creusées les latomies. » Mais déjà nous n’avons plus besoin d’indications, car voici le « port marmoréen, » voici l’île rocheuse d’Ortygie où se pressent les maisons de la cité, voici le temple de Minerve et la fontaine d’Aréthuse !


Syracuse. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie de MM. Sommer et Behles.

L’île qui renferme tout ce qui reste de la ville de Syracuse n’est séparée de la Sicile que par un fossé en partie artificiel où viennent remiser les barques des pêcheurs et par une série de ponts-levis et de fortifications en zigzag. Au nord de l’île se développe l’anse semi-circulaire qui fut nommée le port marmoréen, à cause des nombreuses statues de marbre érigées sur ses bords par les tyrans Denys et Agathocle. Ces œuvres de sculpture ont depuis longtemps disparu, mais l’anse peut bien garder son nom, car les roches de calcaire blanc, entrevues à diverses profondeurs à travers les flots transparents et rayées à intervalles égaux par des fissures qu’emplit une eau couleur de saphir, donnent aux bas-fonds, disposés circulairement autour du port, un aspect semblable à celui du pavé de marbre d’un cirque immense. Au sud et à l’ouest de l’île la mer projette un vaste port qui pourrait contenir des flottes entières. C’est le golfe qui donna jadis une si grande importance commerciale à Syracuse et sur les flots duquel vint se briser la puissance athénienne pendant la guerre du Péloponèse. Il n’a pas moins de huit kilomètres de tour, de la pointe d’Ortygie au promontoire qui s’appelait autrefois Plemmyrium (choc des flots), et que l’on désigne maintenant par la désignation de Musa di Porco (grouin de porc) : entre ces deux mots, il y a l’espace qui sépare deux civilisations.

L’île d’Ortygie, que les premiers colons grecs, conduits par le Corinthien Archias, achetèrent, il y a deux mille six cents ans, pour un gâteau de miel, est le seul quartier de l’antique Syracuse qui soit encore habité. Sur la partie la plus élevée de l’île, portant jadis le nom d’Acropole, se dresse encore l’ancien temple de Minerve, rival de celui d’Athènes. Ce monument dorique a plus de vingt-quatre siècles d’existence. Avant d’être dévasté et partiellement démoli par les proconsuls romains, les chrétiens du Bas-Empire et les tremblements de terre, le sanctuaire de Minerve était décoré avec une extrême magnificence ; des tableaux, considérés comme les chefs-d’œuvre de la peinture grecque, recouvraient les murailles ; la grande porte de bronze qui s’ouvrait sous le péristyle était ornée de bas-reliefs en or et en ivoire merveilleusement travaillés. Au-dessus du fronton brillait aux rayons du soleil un énorme bouclier d’airain rehaussé d’or : c’était l’égide symbolique de la cité, et lorsqu’un navire s’éloignait du port, le pilote, tenant en sa main une coupe couronnée de fleurs et pleine de cendres prises à l’autel de Junon, ne manquait jamais de jeter un regard sur le bouclier lointain avant d’offrir ses libations aux dieux de la mer et des tempêtes. De nos jours, le temple célèbre, qui fut le Parthénon de Syracuse, est devenu une église du plus mauvais goût, un amas de plâtras et de sculptures baroques. D’un côté neuf colonnes, de l’autre douze, sont empâtées dans la maçonnerie moderne, et, de plus, on a fait ce travail barbare d’une manière tellement grossière que de la nef on voit seulement les colonnes de la rangée méridionale ; l’autre colonnade, aux chapiteaux disjoints et festonnés de plantes grimpantes, fait saillie au dehors de la muraille extérieure. Tout le reste a été détruit, mutilé ou recouvert de moellons et de plâtre par les architectes chrétiens, plus vandales cent fois, au point de vue de l’art, que ne l’ont été les Vénitiens ou les Turcs prenant le Parthénon d’Athènes pour cible de leurs boulets.

La fontaine d’Aréthuse jaillit au bord de la mer, non loin de l’ancien temple de Minerve. C’est une source très-abondante qui s’élève à gros bouillons au niveau même de la Méditerranée et que la mer envahirait si la nappe d’eau douce n’était défendue par une haute muraille contre la pression des vagues. Naguère c’était un lavoir public où de vieilles femmes, aux haillons retroussés au-dessus du genou, barbottaient dans l’eau blanche de savon. Les notables de Syracuse, honteux de l’état dans lequel se trouvait leur fontaine sacrée, viennent d’établir, à côté d’Aréthuse, un lavoir souterrain où les blanchisseuses ont toute l’eau nécessaire ; la source elle-même garde jusqu’à la mer sa pureté primitive. Quelques massifs de fleurs entourent la fontaine et des touffes de papyrus se déploient en ombelles au-dessus de l’eau transparente. Deux ou trois canards nagent au milieu des herbages flottants où les anciens Grecs voyaient la chevelure de la nymphe divine.

Le jaillissement de la fontaine d’Aréthuse, dans la petite île d’Ortygie, est un curieux phénomène géologique, car il faut nécessairement que cette abondante masse d’eau provienne des montagnes de l’intérieur de la Sicile et passe au-dessous des marais et du détroit situés entre l’île et le mont Hybla. Toutefois les Syracusains ne regardaient point les hauteurs de la Sicile comme le lieu où se rassemblent les premières eaux d’Aréthuse ; plus hardis dans leur imagination, ils tournaient leurs yeux vers la terre de leurs ancêtres. L’eau pure de la source, les rochers blanchâtres qui l’entourent, le paysage entier que forment les rives du golfe, tout leur rappelait la patrie. Cette terre natale, ils l’avaient quittée ; mais, en se rendant sur les côtes de la Sicile, ils y avaient en même temps porté leurs dieux ; bien plus, une nymphe de la Grèce, bravant, comme ils l’avaient fait eux-mêmes, les flots de la mer Ionienne, les avait suivis sur le sol étranger, et le fleuve Alphée, plongeant à la poursuite de la belle Aréthuse, avait mêlé son onde, sur les plages de Sicile, à l’onde chérie de la fontaine. Parfois, disent les marins, on voit encore Alphée jaillir de la mer, tout près du rivage, et dans son courant tourbillonnent des feuilles, des fleurs et des fruits des arbres de la Grèce. Est-il une légende qui raconte d’une manière plus touchante l’amour du sol natal ? La nature tout entière avec ses fleuves, ses fontaines et ses plantes, avait suivi l’Hellène dans sa nouvelle patrie.

Outre le temple de Minerve et la source d’Aréthuse, l’île d’Ortygie n’offre guère aux visiteurs que des curiosités archéologiques, telles que deux colonnes d’un temple de Diane, des restes de bains et quelques débris byzantins et normands. Le musée, espèce de grange où la lumière rampe sous les voûtes humides, renferme, avec diverses sculptures et poteries d’une médiocre valeur, une Vénus d’une grande beauté, un magnifique buste de Méduse en bronze et des médailles admirablement frappées. C’est là tout ; mais il est probable que des fouilles amèneraient d’importantes découvertes. Toutefois, ce qui serait plus désirable encore, c’est que les descendants de ces Grecs, qui comptèrent parmi leurs hôtes et leurs concitoyens des hommes tels qu’Eschyle, Pindare, Platon, Timoléon, Archimède, se relèvent enfin de leur abaissement et préparent un avenir prospère à leur cité jadis si fameuse. La partie péninsulaire de Syracuse portait le nom d’Acradine. Le seul débris de ce quartier disparu est une colonne du Forum. Quelques couvents et des églises d’architecture vulgaire ont remplacé les palais et les temples, et montrent leurs grandes façades nues au milieu de la campagne rocheuse. Sur ce plateau désolé, rien n’attire les regards, c’est dans la terre elle-même qu’il faut chercher les curiosités de l’Acradine. À côté de l’église San Giovanni, gardée par deux moines barbus, se trouve l’entrée des catacombes de Syracuse. Ces galeries sépulcrales, qui n’ont jamais été explorées en entier, sont beaucoup plus régulièrement taillées que celles de Rome et s’étendent sur un espace plus considérable. À la lueur des torches, on voit se prolonger les allées souterraines dans toutes les directions comme les nefs d’une pagode indoue ; sous l’étage supérieur des catacombes, il s’en trouve un deuxième, puis un troisième, puis un quatrième encore. Rien ne donne une idée plus grande de ce que fut autrefois la cité populeuse de Syracuse, que les perspectives indéfinies de cette nécropole où des millions de cadavres furent ensevelis. De chaque côté des avenues funéraires sont disposés les caveaux où les membres de la même famille étaient placés, l’époux non loin de l’épouse et les enfants au-dessous de la mère. Des fresques grossières, des bas-reliefs sans valeur artistique, des monogrammes et des inscriptions grecques de l’époque chrétienne décorent les sépulcres, mais la plupart des squelettes sont réduits en cendres, et depuis longtemps les objets précieux qui avaient été déposés dans les galeries ont été enlevés. De distance en distance, les avenues les plus hautes aboutissent à des salles taillées en voûte et communiquant avec l’air extérieur par une lucarne circulaire ménagée au sommet. Quand le soleil brille à travers ce puisard et projette sur le sol ses rayons qu’environnent des ombres épaisses, l’humidité monte en fumée vers l’embouchure de la caverne comme si la roche brûlait sous le faisceau lumineux.

J’avais froid en sortant de la triste nécropole, et c’est avec joie que je m’exposai de nouveau à toute l’ardeur du soleil de midi, et que je repris ma promenade sur les rochers blanchâtres où croissent çà et là de maigres oliviers. En certains endroits, le sol n’offrait que de rares broussailles comme celui d’un désert. Tout à coup, au delà d’un banc de rochers, j’aperçois une porte dans une fissure de la pierre, le guide l’ouvre, je descends dans le précipice par un chemin tournant et je me trouve dans un jardin féerique, plein de verdure et d’ombre : c’est la Latomia de Greci ou l’Intagliatella. Des orangers, des citronniers, des néfliers du Japon, des pêchers, des arbres de Judée, aspirant à l’air libre et montant vers la lumière du ciel, s’élèvent à la hauteur gigantesque de 15 et 20 mètres ; des arbustes en massifs entourent les troncs des arbres ; des guirlandes de lianes s’entremêlent aux branches ; des fleurs et des fruits jonchent les allées et de nombreux oiseaux chantent dans le feuillage ; Au-dessus de cet élysée d’arbres odorants et fleuris se dressent les roches coupées à pic de la carrière ; les unes sont encore nues et blanches comme aux jours où les instruments des esclaves athéniens les ont taillées ; d’autres sont revêtues de lierre du haut en bas ou portent des rangées d’arbustes sur chacun de leurs escarpements. Du reste, rien de symétrique et de régulier dans les parois de rochers qui ferment le jardin. Ici, un massif calcaire complètement isolé, s’élève comme une grande tour au milieu de la verdure ; plus loin, on aperçoit au-dessus de sa tête un pont de bois jeté sur un précipice entre deux escarpements parallèles ; ailleurs, d’énormes blocs, tombés des flancs de la roche, forment autant de monticules d’où l’on contemple à son aise le merveilleux spectacle que présente le gouffre tortueux et verdoyant.

Le jardin qui, de l’autre côté de la Méditerranée, sur les côtes de la Tripolitaine, acquit autrefois tant de célébrité sous le nom de Jardin des Hespérides, ressemblait certainement à celui de l’Intagliatella, si ce n’est qu’il était moins riche en variétés de plantes. « C’était, nous dit Scylax, un lieu profond, escarpé de toutes parts et n’étant accessible d’aucun côté. Le jardin était rempli d’arbres serrés les uns contre les autres et dont les branches s’entrelaçaient ; on y voyait des lotus, des pommiers de toute espèce, des grenadiers, des poiriers, des arbousiers, des mûriers, des vignes, des myrtes, des lauriers, des lierres, des oliviers domestiques et sauvages, des amandiers et des noyers. » De nos jours, l’ancien jardin des Hespérides est devenu, d’après le témoignage de Beechey, un précipice dont le fond est souvent rempli d’eau, tandis que les carrières de Syracuse ont été transformées en vergers d’une beauté luxuriante, et sont devenues, dans leur genre, ce qu’il y a de plus admirable en Sicile.

Et pourtant, ce paradis de l’Intagliatella et les autres latomies de Syracuse ont été d’affreuses prisons. C’est là, qu’après leur terrible défaite sur les bords de la petite rivière Asinarus, les sept mille prisonniers athéniens furent enfermés. C’est là ce « lieu profond et découvert, où les malheureux furent d’abord tourmentés par la chaleur du soleil et par un air étouffant, ensuite par les nuits fraîches de l’automne qui changèrent leurs souffrances en des souffrances contraires, et leur causèrent de nouvelles maladies. Ils étaient forcés de satisfaire, dans un lieu resserré, à toutes les nécessités de la vie. Les morts mêmes y étaient entassés ; les uns avaient péri de leurs blessures, les autres des variations de température qu’ils avaient éprouvées. On y respirait une odeur insupportable et les prisonniers étaient à la fois tourmentés de la soif et de la faim (Thucydide). » Le nom de Latomia de’Greci que porte aussi l’Intagliatella est dû au souvenir de ces malheureux captifs. En plusieurs parties de la carrière on montre, creusées dans l’épaisseur du rocher, de vastes et hautes salles où furent enchaînés les Athéniens, et après eux de nombreuses victimes de la tyrannie des Denys et des Agathocle. Des trous forés dans le roc indiquent les endroits où s’attachaient les chaînes de fer qui retenaient contre la muraille les mains ou les cous des prisonniers ; plus haut se voient aussi les traces des escaliers par lesquels les geôliers apportaient la pitance aux captifs. Enfin, une haute galerie qui débouche non loin de la voûte serait, s’il faut en croire le cicerone, l’endroit où venait s’installer le tyran Denys pour voir au fond du gouffre ses victimes enchaînées et se détecter de leurs tortures.

Il est une carrière à laquelle cette tradition s’applique encore d’une manière plus spéciale qu’à l’Intagliatella : c’est la célèbre latomie del Paradiso où se trouve la caverne désignée sous le nom d’Oreille de Denys. Cette latomie qui ne répond point aux promesses de son nom, car elle est encombrée de débris, est creusée entre le théâtre et l’amphithéâtre, dans le quartier de l’ancien Neapolis situé à l’ouest de l’Acradine. L’Oreille de Denys s’ouvre dans la paroi méridionale de l’ancienne carrière. C’est un énorme tympan, de forme parabolique, ayant plus de 20 mètres de hauteur et 60 mètres de développement. Les parois de l’excavation, qui se rapprochent graduellement vers l’extrémité, sont taillées comme au ciseau et revêtues d’une mince couche de concrétions calcaires : au moindre bruit, de longs échos résonnent confusément dans la caverne. À quoi servait cette cavité ? Était-ce, comme le prétendent certains archéologues, une espèce de table d’harmonie pour la scène du théâtre qui se trouve à quelques mètres de là de l’autre côté du rocher ? On n’en sait rien ; mais l’hypothèse émise par Caravage, d’après lequel cette grotte serait une prison ingénieusement construite par Denys, s’est transformée en légende populaire. Les abords de l’Oreille de Denys sont le rendez-vous de mendiants de toute espèce : l’un vous hurle une explication dont vous vous seriez bien passé, l’autre fait mine d’ouvrir une porte qui n’a pas de serrure, un troisième vous offre une médaille douteuse, un quatrième offre galamment un verre d’eau, d’autres encore ont des pierres, des stalactites à vous montrer ou des échos à faire retentir ; puis vient la foule des quémandeurs moins ingénieux qui se bornent à tendre la main. Ce n’est point sans peine que je parvins à continuer en paix ma promenade.


Oreille de Denys. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie de MM. Ferrier et Soulier.

À côté de la carrière du Paradis se trouve un monument, unique dans son genre, qu’on a découvert et débarrassé d’une couche de décombres en 1839 : c’est un immense autel ayant 193 mètres de long sur une largeur de plus de 18 mètres. Il avait été élevé par Hiéron II, le même qui, dans son amour de l’énorme, avait fait construire un navire de 12 000 tonneaux, d’un trop fort tirant d’eau pour tous les ports de la Sicile. Sur le grand autel de Syracuse, les prêtres pouvaient égorger et faire monter en fumée vers le ciel toute une hécatombe. Chaque sacrifice était une effroyable boucherie et se terminait par un vaste embrasement de chairs et de débris. Il est vrai qu’à côté de la sinistre plate-forme de l’ancien autel se trouvent les restes d’un monument romain où s’accomplissaient des rites plus terribles encore : l’amphithéâtre où se déchiraient les bêtes féroces et combattaient les gladiateurs.


Amphithéâtre de Syracuse. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie de M. Paul Berthier.

Le théâtre, qui fait partie du même groupe de constructions que l’autel et l’amphithéâtre, est un des plus beaux restes de l’antiquité grecque. Il dépassait en dimensions tous les autres théâtres de la Sicile et pouvait contenir plus de vingt-quatre mille spectateurs. Les deux tiers des gradins sont dans un état de conservation presque parfaite, et les yeux d’un archéologue peuvent même y déchiffrer des inscriptions en l’honneur de Jupiter et des rois. De leurs siéges de pierre, taillés dans le flanc de la colline, les citoyens de Syracuse embrassaient d’un coup d’œil la scène où s’étaient accomplis les plus grands faits de leur histoire. Ils voyaient à la fois les murs et les temples d’Ortygie surmontés par le bouclier resplendissant de Minerve protectrice, les bords de l’Anapus où leurs pères avaient livré de si terribles batailles contre les Athéniens, le promontoire lointain de Plemmyrium et l’entrée du port, où tant de victoires brillantes avaient été successivement remportées, et là-bas, vers l’ouest, au pied des montagnes, ces défilés, qu’avaient franchis, quelques jours avant le désastre suprême, les deux armées en déroute de Démosthènes et de Nicias. Tout en applaudissant les actions de leurs héros représentées par les artistes, les Syracusains assemblés pouvaient contempler au delà, comme dans le cadre d’un immense tableau, les lieux mêmes où s’accomplirent tous ces exploits, et plus loin les flots bleus de la mer Ionienne qu’avaient parcourus les navires de leurs ancêtres Corinthiens. Au-dessus de ce théâtre, où se pressaient autrefois les spectateurs par milliers, s’élève de nos jours un moulin rustique dont l’eau descend en minces filets sur les gradins et fait germer quelques plantes aquatiques entre les pierres descellées.


Théâtre de Syracuse. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie de M. Paul Berthier.

Immédiatement au delà du moulin s’ouvre une voie sépulcrale qui monte vers le plateau d’Épipole, à l’ouest de Neapolis et des autres quartiers de Syracuse. Dans ce chemin creux, on pourrait se croire transporté en pleine Grèce du passé, à vingt-cinq siècles en arrière. Des deux côtés de la voie s’ouvrent les tombeaux qui semblent prêts à recevoir les corps ; le rocher qui forme le sol de la route est encore sillonné des profondes ornières qu’y creusèrent les chars des guerriers grecs. C’est là, suivant la tradition, que passait jadis Timoléon, le Washington des temps antiques, alors que de sa maison de campagne il se rendait au théâtre pour conférer avec le peuple. Dans cet étroit chemin où tout rappelle le passé, il me semblait que j’allais voir apparaître soudain le beau vieillard, porté, comme jadis, sur les épaules des citoyens.

Le grand plateau d’Épipole, qui s’étend à plusieurs kilomètres de distance entre le golfe d’Agosta et la vallée de l’Anapus, n’offre plus même une pierre, plus même un débris des palais et des temples de ce qui fut autrefois Syracuse : tout a disparu, comme si le vent avait emporté jusqu’à la poussière de la cité. Seulement le murmure de l’eau, qui coule tantôt à découvert, tantôt dans les profondeurs du sol, rappelle le souvenir de ceux qui construisirent l’aqueduc lors de la fondation de Syracuse. Après avoir marché pendant deux heures, on arrive au point le plus élevé du plateau que couronne la forteresse grecque d’Euryalus, la mieux conservée qui existe encore. Cet ouvrage de défense, dont la construction fut peut-être dirigée par le grand Archimède, se compose de deux hautes murailles séparées l’une de l’autre par un fossé de huit mètres de profondeur et percées de chemins couverts où se cachaient les hommes d’armes pour s’élancer sur les assiégeants. La deuxième muraille, qui est la plus élevée, est surmontée de quatre pyramides entre lesquelles étaient placées des machines balistiques, de même que des canons sont placés dans les embrasures des remparts modernes. De ces pyramides de pierre blanche, où le lézard se chauffe au soleil et qui furent autrefois rougies du sang de tant de vaillants hommes, on jouit d’une vue enchanteresse. L’Etna lointain avec ses vapeurs dorées, le port et la péninsule d’Agosta, la presqu’île de Magnisi, semblable à une feuille de trèfle flottant sur les eaux, l’île d’Ortygie, le port de Syracuse, la plaine verdoyante de l’Anapus, le fier mont Hybla, le demi-cercle de la mer bleue, toutes ces parties de l’immense tableau contribuent, par la grâce ou la hardiesse de leurs lignes, à la beauté ravissante de l’ensemble. On comprend qu’en contemplant cet admirable pays où il devait, d’après l’ordre de sa cruelle patrie, porter le meurtre et la destruction, Marcellus se soit pris à verser des larmes.

Le lendemain de ma visite au fort d’Euryalus, j’allai voir dans la plaine de l’Anapus, non pas un monument ruiné des Grecs ou des Romains, mais une œuvre de la nature, encore aussi charmante qu’elle l’était aux temps de Théocrite et de Moschus. C’est la fontaine de Cyane, au doux nom grec qui veut dire « l’azurée. » Pour s’y rendre, il faut d’abord voguer sur l’eau marécageuse de l’Anapus, qui sent la fièvre et la mort ; mais, au pied d’un dattier qui se penche au-dessus du confluent, la barque pénètre dans l’eau pure du ruisseau de Cyane. Le petit cours d’eau déroule ses sinuosités dans la plaine, à la base de la terrasse qui porte encore deux colonnes inclinées d’un temple de Jupiter Olympien. Des herbes flottantes, aux reflets argentés, arrêtent la marche du bateau ; des massifs de papyrus égyptien, que l’on croyait autrefois les seuls de toute la Sicile, s’élèvent à quatre et cinq mètres de hauteur et se recourbent gracieusement sur le ruisseau en entremêlant leurs bouquets de fibres délicates pareilles à la soie la plus fine.


Massifs de papyrus sur le Cyane. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie de MM. Sommer et Behles.

Après une longue navigation sur l’eau si claire du ruisseau et sur les épaisses couches d’herbes traînantes qui l’obstruent, le bateau pénètre enfin dans le bassin de la source aux bords frangés d’iris et de papyrus. L’eau, profonde de huit à neuf mètres, est parfaitement transparente et l’on peut suivre du regard, à travers la couche bleue, les poissons qui nagent entre les rochers du fond. Comme sa sœur Aréthuse, Cyane s’élance des grottes d’un coteau calcaire, mais la tradition ne dit point qu’elle soit aussi venue des rivages de la Grèce en plongeant sous les flots de la mer Ionienne. Non, la nymphe Cyane était bien de la Trinacrie ; c’était une compagne de Proserpine et, comme la noire fille de Cérès, elle se couronnait de fleurs, lorsque le sombre Pluton apparut sur son char de feu et « cueillit lui-même la gracieuse vierge, la plus belle de toutes les fleurs. » Cyane voulut s’opposer au destin et lutter contre le dieu de la mort. Frappée par l’invincible bras, elle perdit sa vie propre pour rentrer dans le sein de l’immense nature ; mais, changée en fontaine bleue, elle n’en a pas moins gardé son immortalité sous une autre forme. De son onde intarissable et pure, elle ne cesse de baigner les feuilles et les fleurs dont elle se tressait autrefois des guirlandes.


Temple de Castor et Pollux à Girgenti. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie de M. Paul Berthier.

C’est aux bords de la fontaine de Cyane que je dis adieu à Syracuse, au paysage grec qui l’entoure, à la fumée de l’Etna qui se déployait en arche au-dessus de ma tête, et à la Sicile elle-même. Je n’eus pas le bonheur de voir, ainsi que je l’avais, désiré, les superbes colonnades de Girgenti, le promontoire du mont Éryx, les gorges rocheuses de Calatafimi et le temple de Ségeste.

Élisée Reclus.


  1. Suite et fin. — Voy. pages 353, 369 et 385.