La Société française au XVIIIe siècle/01

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La Société française au XVIIIe siècle
Revue des Deux Mondes2e période, tome 45 (p. 694-720).
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LA
SOCIETE FRANCAISE
AU XVIIIE SIECLE

I.
LES MOEURS ET LES HOMMES SOUS LOUIX XV.

I. Journal et Mémoires du marquis d’Argenson, publiés pour la première fois d’après les manuscrits autographes de la Bibliothèque du Louvre, etc., par M. E.-J.-B. Rathery, 4 vol., 1859-1862. — II. Mémoires et Journal inédit du marquis d’Argenson, ministre des affaires étrangères sous Louis XV, publiés et annotés par M. le marquis d’Argenson, 5 vol. Paris, 1857-1858. — III. Chronique de la régence et du règne de louis XV (1718-1763), Journal de Barbier, avocat au parlement de Paris, 8 vol. Paris, 1858. — IV. Mémoires du duc de Luynes sur la cour de Louis XV (1735-1758), publiés sous le patronage de M. le duc de Luynes par MM. Dussieux et E. Soulié. Paris, 1860-1862.

Certains hommes pensent, quelques-uns vont même jusqu’à dire que nous sommes indignes de la liberté, que la liberté est un privilège de la race anglo-saxonne, et que le césarisme est le régime que nous méritons. À les entendre, l’histoire est là pour le prouver, les Anglais ont toujours été ce qu’ils sont ; les Français sont toujours ce qu’étaient leurs pères ; bien mieux, ils sont dégénérés. Le mot a été dit. Ceux qui traitent avec si peu d’indulgence leurs modestes contemporains n’ont sans doute pas eu le loisir de regarder le portrait que Montesquieu nous a laissé des Français de son temps dans les Lettres persanes et des Anglais de son temps dans les Notes sur l’Angleterre. Ils y auraient peut-être vu que, malgré tout ce que nous avons perdu et désappris en ces dernières années, nous restons cependant en progrès sur les sujets de Louis XV, et que, bien que nous en soyons à envier la dose d’indépendance dont jouissaient nos « rivaux de gloire et de puissance sous le pouvoir discrétionnaire des juges hanovriens, » nous sommes plus dignes de la liberté qu’ils ne l’étaient à l’avènement de la maison de Brunswick. Si Montesquieu dit vrai, il y a autant d’ignorance que d’impertinence à méconnaître que nous valons et méritons mieux que les Français et les Anglais d’il y a cent quarante ans.

Mais Montesquieu peut paraître suspect ; c’est presque un homme des anciens partis. Veut-on contrôler son dire ? On n’a qu’à jeter les yeux sur l’Histoire d’Angleterre au dix-huitième siècle de lord Stanhope et sur les Essais de lord Macaulay ; on trouvera là quels étaient les vices de nos voisins à la suite des agitations révolutionnaires qui ont précédé chez eux l’établissement d’un gouvernement régulier et libre, et comment le jeu naturel de leurs institutions a lentement amélioré leurs mœurs. Quant à la société française, et à ce qu’en avait fait la « tyrannie doucereuse » de Louis XV, succédant à la dure compression exercée par Louis XIV, qu’on interroge les trois spectateurs si divers dont le concordant témoignage a été récemment publié, qu’on lise les sincères journaux laissés par le duc de Luynes, par l’avocat Barbier et par le marquis d’Argenson ; on verra là un homme de cour, un bourgeois de Paris et un homme d’état, tous trois nés sous le grand roi, tous trois morts avant le déchaînement du souffle révolutionnaire[1], tous trois imbus de l’esprit monarchique, venant, bon gré, mal gré, déposer tour à tour contre la tutelle morale d’un prince actif, impérieux et ambitieux, et contre celle d’un prince épicurien et indifférent. On apprendra là que, si la France a raison de vouloir des rois, elle a toujours tort de supporter des maîtres ; on pourra mesurer là tout le chemin que nous avions à parcourir au XVIIIe siècle pour arriver au peu que nous valons aujourd’hui, tout ce que les douloureuses leçons de la révolution et de l’empire avaient à nous apprendre, tout ce que le bienfaisant régime de la liberté régulière nous a donné, tout ce que l’abus du dangereux remède auquel nous avons eu recours dans un moment de défaillance pourrait nous faire perdre. L’homme est perfectible, mais il est non moins corruptible que perfectible ; nous avons, je crois, un égal besoin de nous rappeler aujourd’hui ces deux vieilles vérités ; nous avons un égal besoin d’être encouragés et avertis. Pour qui sait lire, les encouragemens et les avertissemens abondent dans les curieux mémoires dont nous invoquons l’autorité à l’appui de celle de Montesquieu ; mais, afin qu’on puisse peser en pleine connaissance de cause la valeur des témoignages, parlons d’abord de la personne des témoins. Montrons de quel point de vue ils ont regardé les faits, avec quel degré de sagacité ils les ont jugés et dans quelle disposition d’esprit ils les ont racontés. Les étudier, n’est-ce pas d’ailleurs une façon d’étudier leur temps ?


I

De nos trois auteurs, le plus spirituel, le plus original, le mieux placé pour bien voir, mais en même temps le plus passionné et le plus médisant, c’est le marquis d’Argenson. Lui-même l’a dit : « Je ne puis vaquer à aucune besogne qu’au bout de quelque temps le cœur ne se mette de la partie, soit pour, soit contre, soit pour les affaires, soit pour les hommes ; je m’affectionne ou je m’indigne On ne peut dans ma famille nous définir autrement que ceci : le cœur excellent, l’esprit moins bon que le cœur, et la langue plus mauvaise que tout cela. » D’ailleurs très véridique et plein de probité. « Il n’y eut jamais, dit Voltaire, plus honnête homme, aimant mieux son roi et sa patrie. » Son faible était même de vouloir à tout prix « faire du bien à sa patrie » en qualité de premier ministre, et de se croire trop souvent sur le point de le devenir : « Je vaux peu, mais je brûle d’amour pour mes citoyens, et si cela était bien connu, certainement on me voudrait en place….. Si j’étais en place, ma bonne foi me préserverait de chutes….. J’ai assez d’idées pour aller au grand bien pour unique objet, sans déférer nullement à l’intrigue. » C’est ainsi que s’exprime d’Argenson avant le temps de sa faveur ; voici ce qu’il dira quatre ans après sa disgrâce : « Matthieu Laensberg, auteur de l’Almanach de Liège, prédit ce qui suit pour le courant du mois prochain (février 1751) : « Un ministre fort élevé sera reconnu pour très ignorant et pour auteur de grands maux ; il sera renvoyé pour reprendre un ministre trop longtemps négligé. Il y a des gens qui m’en ont complimenté et dit que cela me regardait. » Il jouissait presque de la teinte de ridicule que ses généreuses illusions lui donnaient dans le monde : « On m’a fait l’honneur de dire de moi que, comme don Quichotte avait eu la tête tournée par la lecture des romans, il m’était arrivé la même chose par celle de Plutarque. » Sincèrement convaincu qu’en travaillant à « l’acheminement de sa fortune, » il le faisait avec autant « d’indifférence » pour ses propres intérêts que de « passion pour servir le roi, » il était naturellement porté à regarder comme des amis du bien public ceux qui flattaient ses pensées ambitieuses, à s’indigner patriotiquement contre les égoïstes qui songeaient à leur élévation plus qu’à la sienne, et à rechercher la faveur des puissans, ministres ou valets de chambre du roi, par des manèges peu honorables et auxquels il était peu propre : « J’avoue que je suis capable de bassesse auprès de ceux qui sont utiles à ma barque. » Et en effet, quoiqu’en 1723 il fût déjà conseiller d’état et intendant du Hainaut à l’âge de vingt-neuf ans, grâce au crédit de son père, l’intrépide dompteur du parlement sous la régence, nous le voyons s’agiter dès lors comme le plus plat fonctionnaire pour attirer l’attention sur sa personne : « Pendant que j’étais intendant du Hainaut, il arriva qu’un homme d’Avesnes, qui avait été au sacre à Reims se faire toucher par le roi pour les écrouelles qu’il avait bel et bien, cet homme, dis-je, se trouva absolument guéri trois mois après. Dès que j’appris cela, je saisis cette occasion de faire ma cour, je fis bien vite informer par enquête, certificat, etc., je n’épargnai pas les courriers et les lettres au subdélégué pour être promptement servi, et j’envoyai cela tout musqué au petit bonhomme La Vrillière[2], qui me répondit sèchement que voilà qui était bien, et que personne ne révoquait en doute le don qu’avaient nos rois d’opérer ces prodiges. »

Sept ans plus tard, nous retrouvons d’Argenson à Paris, ayant quitté l’intendance du Hainaut et faisant de vains efforts pour obtenir celle de Flandre, partant de mauvaise humeur, et convaincu que le garde des sceaux et ministre des affaires étrangères Chauvelin, l’homme de confiance du cardinal de Fleury, n’a nul souci des intérêts publics. Dans sa misanthropie, il voit le garde des sceaux tout en noir, et pour exprimer ce qu’il voit il a besoin d’inventer les plus grotesques injures. À l’entendre, Chauvelin n’est qu’un ambitieux subalterne, « qui ne se fera jamais grand qu’à la financière, n’ayant l’état, l’esprit et les manières que d’un poilou ; » c’est un intrigant dur et sournois qui « affecte des airs de bon et ancien magistrat de race, » et se donne le genre d’aimer sa femme et de n’avoir point de maîtresses ; c’est un adroit agioteur chez lequel « la petitesse de génie » égale « l’étendue d’avidité. » Ministre des affaires étrangères, il a engagé la France « dans des embarquemens violens, pour ne faire que cacades, paroles de pistolet et actions de neige ; » garde des sceaux, « il n’a fait de bien que de s’enrichir magnifiquement. » Bref, tout vrai patriote doit s’écrier : « Pauvre royaume, qu’as-tu fait à Dieu pour être ainsi foulé aux pieds ? » Peu après, le jeune conseiller d’état « commence à être plus connu de M. le cardinal de Fleury et de M. le garde des sceaux, » et dès lors il plaint moins la France. Il fait pour le gouvernement de longs mémoires, assez bien accueillis, où il recommande « de grands coups d’autorité contre les parlemens ; » il se soumet de bonne grâce à la dissolution de la conférence de l’entre-sol, sorte d’académie politique dont il était l’un des membres les plus actifs, et où « l’on se mêlait de trop de choses, » au dire du vieux cardinal. On lui sait gré de ses vigoureux conseils et de sa sage obéissance, on lui demande de nouveaux mémoires contre le parlement ; son esprit s’échauffe, il les fait suivre de communications sans nombre sur les tailles, sur les magasins de blé, sur les ponts et chaussées, sur la cavalerie française, sur les affaires étrangères. Sans adopter toutes ses idées, Chauvelin reconnaît que l’imagination de ce fécond faiseur de projets est une mine à exploiter ; il l’encourage donc, il caresse sa vanité, il fait miroiter devant lui les plus hautes charges de l’état. Le garde des sceaux prend aussitôt aux yeux de d’Argenson les proportions d’un grand politique : ce n’est plus un fourbe, ce n’est plus un cafard, ce n’est plus un égoïste ; c’est un galant homme qui a des maîtresses, c’est « son meilleur ami ! »

Cependant l’avancement ne vient pas, et cinq années se passent ainsi dans une vaine attente. Arrivent la disgrâce et l’exil de Chauvelin (1737) ; d’Argenson alors songe un instant, non sans quelque embarras de conscience, à remplacer son ami comme ministre des affaires étrangères ; mais le cardinal ne lui laisse pas le temps de nourrir ces mauvaises pensées, la place est immédiatement donnée à M. Amelot, et d’Argenson n’obtient que l’ambassade de Portugal. C’était déjà beaucoup aux yeux de Fleury, qui soupçonnait le marquis d’être resté trop fidèle à Chauvelin. Et en effet d’Argenson avait beau s’imposer comme règle de conduite de renoncer à toutes « liaisons » avec le remuant exilé et de ménager le tout-puissant octogénaire ; il ne pouvait s’ôter de l’esprit que la succession du premier ministre était près de s’ouvrir, et que Chauvelin reviendrait au pouvoir après la mort du « vieux tyran, » peut-être même plus tôt. Il croyait savoir que Bachelier, le premier valet de chambre du roi, était secrètement chauveliniste, que « les domestiques particuliers de sa majesté s’attendaient à voir leur faveur succéder bientôt à celle des domestiques du cardinal, » et il partageait leur attente. En effet, « Louis XV approchait de trente ans, » se disait-il ; après une bien longue assiduité auprès de la reine, le jeune roi avait « pris une maîtresse avec laquelle il vivait joliment ; » il commençait enfin à secouer le joug moral du ministre pédagogue, « à se montrer homme de tous points, à devenir les délices de ses sujets. » Le parti du valet devait être le parti de l’avenir, parti patriote, Dieu merci, qui lui « faisait grand accueil, » à lui d’Argenson, et dont le chef, Bachelier, lui paraissait « un homme solide, un esprit ferme et porté à la vertu. » Bachelier passait, il est vrai, pour le honteux agent des plaisirs du roi ; mais après tout « son office le comportait, comme à un guerrier d’être tueur. »

Se croyant bien appuyé par l’antichambre de Louis XV et convaincu que le roi « le gardait pour de meilleures choses que l’ambassade de Portugal, » d’Argenson lâcha bientôt la bride à sa mauvaise langue et à sa mauvaise tête ; il eut des difficultés avec le cardinal sur ses appointemens ; il se plaignit d’être indignement traité ; il fit pour le roi des mémoires secrets contre la politique du premier ministre, et enfin, après avoir refusé pendant deux ans d’aller en ambassade, si l’on n’en passait par ses conditions, il apprit un beau matin, non sans colère, qu’il était révoqué. Son cadet, le comte d’Argenson, courtisan délié, spirituel, « enragé de parvenir, » grand cabaleur, mais bon frère après tout, avait fait de vains efforts pour le convaincre qu’il se fourvoyait et pour le tirer du mauvais pas où il s’était étourdiment engagé. Cadet, comme on appelait familièrement le comte à Versailles, ne se croyait pourtant pas obligé d’épouser les « sentimens et ressentimens » de son aîné au point de se brouiller avec Fleury. D’Argenson trouvait cela révoltant ; il s’indignait de la faveur dont jouissait le comte, et, le voyant moliniste et constitutionnaire, il était presque tenté de se faire parlementaire et janséniste. Cependant il ne pouvait se dissimuler que le roi, démentant toutes les espérances que les partisans de Chauvelin avaient pu concevoir, se montrait de jour en jour plus disposé à laisser le cardinal mourir aux affaires, et que l’éminence avait le mauvais goût de se « porter à miracle ; » elle « mangeait et digérait comme un crocheteur, elle se tenait des quatre heures debout sans fatigue. » C’était à inquiéter les plus patiens. Las de passer son temps à écrire de belles tirades, « dans le goût de Sénèque, » sur le résultat de ses « études pour être premier ministre, » d’Argenson se promit de ne plus rien dire d’offensant pour l’éternel distributeur des grâces royales. Il n’en essuya pas moins l’humiliation (c’est lui qui nous l’apprend) de voir son frère cadet obtenir à son préjudice l’intendance de Paris, qu’il avait fait demander pour lui-même. Par bonheur, le comte d’Argenson n’avait pu obtenir cette charge sans se brouiller avec le duc d’Orléans, dont il était le chancelier. Assez lestement remercié par le prince, il en obtint cependant que, « pour adoucir cette quitterie, » le marquis serait nommé chancelier à sa place. D’Argenson, devenu ainsi l’obligé de son heureux rival, n’en continua pas moins à le bouder et à le dénigrer, tout en l’aimant à sa manière, jusqu’au moment où le comte fut nommé ministre (1742). Ici laissons encore notre intrigant et naïf homme de bien parler sur lui-même avec cette sincérité sans pudeur qui fait le prix de ses mémoires, et qui les rend trop souvent impossibles à citer. « La Bruyère dit que le jour où un homme est nommé ministre, il se trouve tant de gens de ses parens qui ne l’étaient pas auparavant ! Je me suis trouvé comme cela avec mon frère : nous étions brouillés, il m’a fait quelque avance, et je m’y suis rendu facile, sa place de ministre de la guerre lui donnant beaucoup plus d’éclat et de raison que ci-devant. »

Fleury mourut enfin (30 janvier 1743). Chauvelin ne fut pas rappelé de son exil, et d’Argenson, toujours trompé dans ses propres calculs et toujours servi par son frère, parvint l’année suivante au ministère des affaires étrangères (novembre 1744). Il y apportait un esprit abondant en vues générales, une passion courageuse du bien public, des habitudes laborieuses, et toute l’instruction diplomatique qu’on peut trouver dans les livres ; mais il était entièrement dépourvu de dextérité et d’expérience comme négociateur, et, de son propre aveu, il n’entendait rien aux affaires militaires, grave inconvénient au milieu d’une guerre comme celle de la succession d’Autriche, où l’action des diplomates devait, pour être efficace, se combiner avec celle des généraux, et où la politique ne pouvait éviter d’être subordonnée aux armes qu’en se montrant capable de les diriger. Rien en lui ne l’aidait à dissimuler sa réelle insuffisance. Très hardi et très fécond dans ses méditations solitaires, il manquait dans l’action et dans la discussion d’assurance, de sang-froid et de ressources. Quand il ne se sentait pas encouragé par la bienveillance des hommes avec lesquels il traitait, il devenait embarrassé, bourru et sournois. À moins qu’il ne fût en verve, il n’avait dans le ton et les manières ni autorité ni agrément. Son langage, habituellement bizarre, pittoresque et grossier, faisait l’amusement de Paris et de Versailles, et malgré tout son esprit il passait pour un balourd entiché des rêveries pacifiques de l’abbé de Saint-Pierre, si bien qu’on l’appelait d’Argenson de la paix, quand on ne l’appelait pas d’Argenson la bête. Ainsi, sans crédit auprès du public, sans prestige en Europe, sans grande force en lui-même, sans autre appui à la cour que la bienveillance d’un roi inconstant et l’amitié d’un frère ambitieux, seul de son espèce au milieu d’un conseil composé de courtisans frivoles, railleurs et jaloux, et aussi impropre à les séduire qu’à les dominer, il se lança courageusement dans des entreprises auxquelles aurait à peine suffi un grand politique maître incontesté de la France. Il prétendit amener l’Europe à la paix, dont le roi ne voulait au fond qu’à des conditions impossibles, par un système de guerre défensive antipathique au roi, condamné par l’armée et combattu par son propre frère ; puis il voulut, malgré la haine invétérée qui éloignait l’Espagne, alors notre intime alliée, de la Sardaigne, alors l’alliée de l’Autriche, chasser l’Autriche d’Italie par un accord entre la France, l’Espagne et la Sardaigne ; enfin il rêva de soustraire la Pologne à l’influence russe en rendant la couronne de Pologne héréditaire dans la maison de Saxe, combinaison qui déplaisait presque autant à nos amis qu’à nos ennemis en Allemagne, et à Louis XV lui-même autant qu’au prince de Conti, le candidat de la cour au trône de Pologne. D’Argenson réussit cependant à marier le dauphin avec une fille de l’électeur de Saxe roi de Pologne, Auguste III, en dépit de l’Espagne, qui désirait le mariage du prince avec l’infante Antonia, sœur de sa première femme, et au grand émoi du conseil, qui n’avait pas été mis dans la confidence de cette négociation. « Tout passa par moi seul, s’écrie glorieusement d’Argenson, et tout se passa sans la moindre méprise. Qui eût dit que les mesures de mes ennemis étaient si bien prises que je devais recevoir mon congé précisément le soir de la célébration du mariage à Dresde ? J’avais joué dans cette affaire plutôt le rôle de premier ministre que celui de simple secrétaire d’état. C’est ce qui animait contre moi l’envie et la jalousie… On dit au roi que je n’avais pas l’air de cour ; il le crut et me congédia. »

L’excellent homme s’exagérait beaucoup sa propre importance et la futilité des argumens dirigés contre lui. Sans doute il avait donné à ses collègues et à l’Espagne de sérieux motifs d’humeur, et au roi de frivoles sujets de plainte ; mais il succomba surtout sous son renom d’incapacité. « Tout le monde convient, dit le duc de Luynes à propos de la disgrâce du marquis d’Argenson, qu’il a de très bonnes intentions et qu’il veut le bien ; mais malheureusement il manque des talens nécessaires pour y parvenir. » Barbier, dont la famille appartenait à la clientèle des d’Argenson, est bien plus dur encore : « on dit généralement que les affaires dont était chargé M. le marquis d’Argenson lui étaient véritablement étrangères, et qu’il n’y entendait rien. » Un de nos estimables contemporains dont l’Histoire de France fait aujourd’hui autorité auprès du public radical, M. Henri Martin, nous affirme hardiment le contraire. Il voit en d’Argenson un sage vertueux à la façon de Vauban, un novateur presque républicain, un précurseur de Rousseau, un ami de l’Italie selon son propre cœur, et il ne veut pas qu’un si excellent type des opinions et des vertus démocratiques ait manqué comme ministre des qualités nécessaires ; il ne lui refuse donc que les qualités accessoires, indispensables dans un pareil temps. En aucun temps, il ne suffit, pour être un bon ministre, d’avoir le pressentiment de ce qui serait possible ou désirable dans l’avenir ; il faut encore avoir l’instinct juste de ce qui est à faire dans le présent. D’Argenson avait peut-être à ses heures la seconde vue ; mais il n’avait pas tous les jours la simple clairvoyance d’un homme de bon sens. À aucune époque, il n’aurait eu l’esprit assez pratique pour être vraiment propre à gouverner l’état, ce qui n’empêche pas qu’il avait trop pratiqué les hommes et les affaires pour s’être arrêté aux opinions qu’admire en lui l’école radicale. Ses chimères habituelles n’étaient pas celles d’un philosophe logicien et plébéien ; c’étaient celles d’un fonctionnaire rêveur et gentilhomme.

Je sais qu’on peut trouver dans les notes intimes où d’Argenson consignait sans choix ses plus fugitives pensées certaines boutades républicaines. En cherchant bien, on peut trouver un peu de toutes choses dans ces notes de d’Argenson, depuis l’idée du « laisser-faire » le plus anarchique jusqu’à celle d’organiser la France comme un couvent et de faire régler par le prince la distribution de la journée de ses sujets, depuis le projet de détruire les grandes agglomérations d’hommes et de répandre la population des villes dans les campagnes jusqu’à celui d’établir dans le parc de Meudon ce qu’il appelle « une ménagerie d’hommes heureux » et ce que nous appellerions un phalanstère. Néanmoins, au-dessous de cette écume produite par le bouillonnement de son esprit, il y a chez d’Argenson un certain fonds d’opinions qui n’est pas plus républicain que phalanstérien ou anarchique. En un jour de verve, où le souvenir de quelque boutade de Swift lui monte à la tête, il peut « se demander s’il ne serait pas bientôt temps d’abolir toute puissance politique dans le monde ; » mais il s’arrête au bout de quelques lignes en s’écriant, non sans quelque admiration pour les effrayans écarts de sa pensée : « Voilà bien un paradoxe digne des Anglais. Laissons-leur plutôt cette manière de raisonner ; respectons l’autorité sous laquelle nous sommes nés, mais gémissons de la voir avilie par des agens indignes d’elle. » Ces gémissemens étaient ceux d’un vieux et passionné serviteur du pouvoir royal. Homme de condition, conseiller d’état, intendant, ministre, fils de ministre, frère de ministre, d’Argenson était monarchique par tradition et par état, par sentiment et par raison. Même en pure théorie, il n’admettait pas la supériorité des institutions républicaines, ainsi que le prouve sa Réfutation du livre de Sidney contre le gouvernement monarchique, il les croyait essentiellement précaires et très antipathiques à notre génie national. « Qui oserait, s’écriait-il, parler aux Français de se laisser conduire par une autre puissance que celle dévolue à un monarque ? » Pour lui comme pour la plupart de ses contemporains, « l’autorité royale est un point de religion. » Voilà ce qu’il répète encore, moitié par conviction, moitié par habitude, sept ans après son renvoi du ministère, en plein règne de Mme de Pompadour, malgré les rudes assauts que ses antiques croyances ont déjà essuyés. Je ne sais rien de plus triste que de suivre, dans les Mémoires de d’Argenson, les vicissitudes de sa robuste foi monarchique, ses premiers élans de passion pour son jeune roi, sa longue indulgence pour la mollesse de Louis XV, sa bienveillance d’homme de plaisir et de vieux serviteur pour les désordres du souverain tant qu’ils ne deviennent pas un scandale même selon les mœurs du XVIIIe siècle, sa résistance inutile à la pensée qu’il a « un maître vicieux, » son obstination à espérer contre toute espérance, puis ses anxiétés, ses doutes, ses retours d’amour et de foi, moins ardens à chaque crise, mais encore possibles, même lorsqu’il en vient à dire plus de trente ans avant 89 : « Le temps de l’adoration est passé ; ce nom de maître si doux à nos aïeux sonne mal à nos oreilles… J’ai vu de nos jours diminuer le respect et l’amour des peuples pour la royauté… Aujourd’hui tous les ordres sont à la fois mécontens… Partout des matières combustibles. D’une émeute on peut passer à la révolte, de la révolte à une totale révolution, élire de vrais tribuns du peuple, des consuls, des comices, priver le roi et ses ministres de leur excessif pouvoir de nuire. Et dans le fait n’a-t-on pas raison de dire que, si le pouvoir monarchique absolu est excellent sous un bon roi, rien ne nous garantit que nous aurons toujours des Henri IV ? L’expérience et la nature ne nous présentent-elles pas dix méchans rois pour un bon ? »

D’Argenson reconnaît donc la nécessité de mettre un frein au pouvoir royal ; cette nécessité pourtant est loin de lui plaire. Il se rend très bien compte que le gouvernement de la France est devenu « plus despotique que monarchique ; » il sent qu’un tel régime, « le pire de tous » à ses yeux, ne peut durer sans conduire à la corruption des mœurs, à l’appauvrissement de l’état et à la ruine du gouvernement lui-même ; les progrès que font « les puissances mixtes, telles que l’Angleterre et la Hollande, » le frappent autant que la déchéance politique de la France. Mais demandez-lui un remède aux maux qu’il signale, et vous verrez combien il lui en coûte de renoncer à ses vieilles habitudes d’esprit, combien il hésite lorsqu’il s’agit de porter la main sur les prérogatives de la couronne, combien il lui répugne de gêner par des entraves permanentes l’action de l’autorité royale. Longtemps il avait combattu la prétention du parlement de Paris à exercer un contrôle en matière politique, et s’il en était venu vers la fin de sa carrière à défendre passionnément cette prétention, ce n’était pas seulement parce que, l’expérience et la disgrâce aidant, il comprenait mieux l’utilité de conserver une carrière contre la puissance absolue du monarque ; c’était encore parce qu’il ne voulait pas de barrières tout à fait insurmontables, et qu’il ne croyait guère possible de renverser celles qui existaient sans provoquer le pays à en élever de plus difficiles à franchir. L’idée de faire à la nation sa part dans la direction des affaires générales du royaume ne lui apparaissait guère que comme une extrémité fâcheuse à laquelle on risquait d’être conduit par l’ambition démesurée du pouvoir royal. Les exemples de l’Angleterre ne le séduisaient au fond que très peu. Il avait beau admettre les avantages de la responsabilité ministérielle et confesser « qu’à force de liberté en tout » l’Angleterre était allée grandissant et s’améliorant depuis le commencement du siècle ; il ne pouvait en définitive prendre son parti ni des agitations de la liberté ni du contrôle d’une aristocratie. Il se refusait à comprendre comment le bruit des luttes politiques et religieuses pouvait se concilier avec le bonheur des citoyens, avec la stabilité du gouvernement et avec le bon emploi des forces nationales, comment une aristocratie pouvait n’être pas factieuse et oppressive, comment les institutions anglaises pouvaient ne pas renfermer autant de germes de révolutions que les nôtres. Que voulait-il donc ? Où prétendait-il en venir lorsqu’il répétait son axiome favori, qu’on « gâtait tout en s’en mêlant trop, et que pour gouverner mieux il faudrait gouverner moins ? » La liberté municipale et la liberté commerciale suffisaient amplement, je crois, à son libéralisme, et quant au « rempart » à leur donner, il ne savait rien trouver de mieux que le progrès des mœurs et de la raison. « Notre espoir sera dans le progrès de la raison universelle, » s’écriait-il d’une façon naïve qui contrastait singulièrement avec les faits et avec ses propres inquiétudes sur l’avenir. « Cette loi naturelle s’est assujetti jusqu’aux souverains. Qui donc les enchaîne ? Sont-ce des ordres ? Non, c’est l’exemple seul, le respect humain, le bien qui leur en revient à eux-mêmes. » Et, qu’on y prenne garde, ceci n’est pas une de ces paroles hasardées et sans conséquence qui abondent dans les écrits de d’Argenson, c’est le fondement même de son utopie dernière, telle qu’on arrive à la reconstituer au moyen de ses divers fragmens sur la réformation de l’état. Cette utopie, la voici, je crois, dans toute sa simplicité. Au centre du pays, l’autorité royale « libre dans sa force, mais tempérée par la raison et les mœurs, » et assistée de « l’ordre des magistrats, servant de conseil au monarque pour demander des finances au peuple, et pour se prémunir d’étourderie et de passion à l’étranger, » autrement dit, le roi maître de tout faire, le parlement de Paris entendu. « Sous le roi, la démocratie ou des républiques en chaque ville et bourgade pour le gouvernement du dedans, républiques petites et morcelées, » qui ne devaient avoir qu’un suffrage consultatif, et où tout pouvoir devait être électif, momentané, subordonné à celui d’un officier royal placé dans le voisinage ; plus de grandes provinces, plus d’ordres ; privilégiés ; la France découpée en cinq cents départemens ou intendances ; entre le roi et le citoyen, rien que l’intendant et le conseil ; municipal. « La démocratie dans la monarchie, c’est ainsi, disait d’Argenson, que je conçois le seul bon gouvernement… Ces petites démocraties subordonnées et précaires trouveront seules l’équation du bonheur des peuples et de la gloire des princes, de la liberté et du pouvoir. »

En lisant les rêves libéraux de d’Argenson, on s’aperçoit qu’il avait été intendant, et l’on pourrait oublier qu’il était fier de « tenir le premier rang dans la noblesse de sa province. » Le vieil esprit administratif qui le défendait si bien contre la passion immodérée de la liberté le défendait moins bien contre la passion immodérée du nivellement. « Dans mon système de démocratie poussée jusqu’où elle peut s’étendre dans une monarchie, la fonction véritable et essentielle du monarque serait de conserver l’égalité et d’empêcher la formation d’une aristocratie héréditaire. Tel est en effet le vice de toute démocratie : le mérite personnel d’un citoyen illustre et enrichit sa race et procure à ses descendans indignes de lui un pouvoir dangereux à la liberté commune. Voilà comment s’établit le gouvernement aristocratique, que l’on ose pourtant soutenir philosophiquement. C’est un abus grossier et visible qu’on a voulu réduire en système ; l’égalité complète est la perfection. L’aristocratie est à la démocratie ce que la pourriture est au fruit. »

D’Argenson dirait-il encore cela de nos jours après l’expérience que l’Amérique a faite de la complète égalité ? En face de cette nation désorganisée, où l’on semble avoir également désappris à commander et à obéir, persisterait-il à méconnaître la dangereuse lacune que produit la suppression des classes supérieures ? Je ne le pense pas ; mais il parlait en face de cette France du XVIIIe siècle où tout semblait concourir à donner à l’inégalité des conditions le caractère d’une haïssable inutilité, où la noblesse, encore en possession de grands privilèges, quoique déjà dépouillée de toute fonction politique dans l’état, n’avait guère conservé des temps féodaux que ce qui pouvait la rendre impopulaire, où elle ne gouvernait plus, où elle n’administrait plus, où elle ne semblait avoir d’autre emploi que de se faire tuer à la guerre et de se ruiner à la cour, où elle n’avait plus le prestige que donne la supériorité de la puissance et des lumières, mais où elle était encore exempte de la taille, où elle levait encore le droit des lods et ventes, et où elle chassait encore sur les terres de ses voisins. « La noblesse a bien l’air, disait brutalement d’Argenson, de n’être que les frelons de la ruche qui mangent le miel sans travailler. » Et pourtant il l’aimait tout en détestant ses privilèges. Malgré ses exagérations démocratiques, il se sentait des entrailles pour le « joli ordre » dont il était ; il parlait de le relever en le privant des immunités qui le rendaient odieux, et en l’employant au service du pays ; il entrevoyait que, sous le régime du droit commun, les membres de la classe supérieure avaient un rôle naturel à jouer, celui de chefs du peuple, mais que pour le jouer ils devaient quitter la vie de cour et de coterie, regagner la province, s’occuper à gouverner leur bien et à l’augmenter, se montrer capables, bienveillans et bienfaisans, se conquérir une clientèle par un usage intelligent de leurs richesses, de leurs lumières et de leur crédit, regarder leur supériorité sociale, non comme un titre, mais comme un moyen d’action, se donner la peine d’être influens et puissans, et apprendre à leurs enfans à les imiter. Lui qui ne veut à aucun prix d’une aristocratie héréditaire de droit, il comprend et il accepte, en ses jours de bon sens, « une espèce d’aristocratie bien plus noble et bien plus élevée, dit-il ; c’est que chacun soit fils de ses œuvres, et parvienne s’il a du mérite. Qui peut prétendre à ce que la multitude du peuple gouverne ? Mais que le peuple choisisse ses députés, que ceux-ci forment un comité, que ce comité soit renouvelé périodiquement… Que la noblesse soit à vie et qu’un homme ainsi anobli revienne souvent aux emplois s’il les mérite, que ses enfans n’aient qu’une légère distinction native, qui dispose à les élire de préférence lorsque du reste ils en sont dignes… Que ce qu’on appelle naissance et noblesse ne soit qu’une disposition à mieux faire, comme à un chien d’être de bonne race et de bon ordre, mais non une raison pour être promu nécessairement. » D’Argenson avait un pressentiment très vrai des conditions auxquelles il faut satisfaire pour conserver dans les sociétés nouvelles un rang supérieur. Les grands ne sont plus acceptés que s’ils sont utiles aux petits. Les aristocraties comme les dynasties ne peuvent plus se maintenir que si elles se sentent faites pour le service du public. Ceux qui veulent être les premiers aujourd’hui doivent se résigner à être, selon la parole de l’Évangile, les serviteurs de tous.

D’Argenson avait sur les conditions de la grandeur nationale dans l’Europe moderne des idées aussi avancées et aussi choquantes pour ses contemporains que sur les conditions de la grandeur personnelle. La violence qui avait caractérisé la politique extérieure de Louis XIV et le manque de bonne foi qui caractérisait celle de Louis XV étaient également condamnés par lui comme contraires à la vraie gloire et aux intérêts bien entendus de la France. « Les conquérans, disait-il, sont les querelleurs de la société civile ; chacun les fuit et les chasse ; les puissances se liguent contre les princes ambitieux ; on s’arme puissamment contre les voisins inquiétans et dangereux, ou, s’ils reculent leurs frontières de quelques cantons, ils se ruinent au dedans et laissent leurs successeurs en proie à leur faiblesse… Louis XIV nous a rendus redoutés en nous rendant moins redoutables. » Et ailleurs il nous apprend que la première chose qu’il se proposa en devenant ministre des affaires étrangères « fut de rétablir cette réputation de bonne foi et de candeur qui ne devrait jamais abandonner notre nation. La couronne de France est aujourd’hui trop grande, trop arrondie et trop bien située pour le commerce, pour préférer encore les acquisitions à la bonne réputation : elle ne doit plus viser qu’à une noble prépondérance en Europe, qui lui procure repos et dignité… J’ai bien étudié la politique, et j’ai trouvé que toute cette science se réduisait aux simples règles de la morale, même la plus étroite : « Ne faites à autrui que ce que vous voudriez qui fût fait à vous-même ; faites à autrui tout ce que vous voudriez être fait pour vous, rien de plus. Cette politique est excellente ; cela me semble démontré pour les grands états comme la France… Par là elle parviendrait à une grandeur et à une abondance dont il y a peu d’exemples dans le monde. »

Ce même homme qui, en parlant des devoirs internationaux, semblait animé du plus pur esprit du christianisme regardait la ferveur religieuse comme un fléau, le mariage comme un abus dont la mode devait passer, et le libertinage comme la plus aimable et la plus vénielle des fautes. Il trouvait bon qu’on eût une religion, mais à la condition d’y penser fort peu et d’en parler encore moins. Dans tout mouvement des esprits sur les questions de cet ordre, il ne voyait qu’une occasion de trouble pour les âmes et pour la société. Convaincu que les querelles théologiques « s’apaisaient mieux par le silence que par la persécution, » et que ce qu’il fallait à la France c’était « un tolérantisme destructeur de toute faction, » il se disait partisan de la liberté de conscience ; mais ce qu’il entendait par là, ce n’était pas autre chose que le droit de se taire sur ce que l’on croyait, et d’être puni si l’on ne se taisait pas. Ne nous hâtons pas trop de sourire. Il y a encore aujourd’hui beaucoup de partisans de la liberté de conscience à la façon de d’Argenson. Il y en a parmi les indifférens et parmi les croyans. Que ceux-ci ne se fassent pas illusion sur la portée du système de la pacification religieuse par le silence. Il ne supprime la lutte qu’en supprimant la vie. Il ne mène à rien moins qu’à éteindre la foi et à relâcher les freins qu’elle met à la licence des mœurs, et c’était ainsi que l’entendait d’Argenson. Il aimait à vivre sans gêne et sans souci, et il ne pouvait souffrir qu’on lui parlât de la mort et du péché. « Les dévots nous exhortent à la pensée de la mort ; rien n’est plus horrible. Rien n’est plus triste au monde que de penser qu’on finira. Rien ne mérite davantage que nous nous en distrayions… Que de péchés ne sont que peccadilles !… Faire un choix par tendresse, rester en d’aimables nœuds, si cela ne nuit à personne, si cela ne trompe pas, si même on aide ce qu’on aime, loin d’être un mal, est peut-être au-dessus d’une action indifférente… Les dévots ont toujours chez eux du taquin et de l’antihumanité, le triste joug des prêtres, de l’intrigue, de l’atrabilaire, du triste, et leur secte suppose nécessairement aujourd’hui de la petitesse d’esprit… Moi qui ai servi le roi avec passion, je dis que je préférerais vivre sous Néron plutôt que sous un prince dévot. » Il attachait cependant du prix à ce que le roi conservât de la piété, mais nous allons voir de quelle sorte. « Quelques petits favoris, écrivait-il en 1740, travaillent à faire perdre la religion au roi et à le rendre ce qu’on appelle un esprit fort ; ils sont bien coupables. Le roi n’y mord pas, mais va son train avec sa maîtresse, et ne fait point ses pâques de peur de se brouiller tout à fait avec Dieu. Il marmotte à l’église ses patenôtres et prières avec une décence d’habitude, et en bon esprit il ménage pour d’autres temps la pratique complète du salut, mais sans superstition ni tristesse. »

L’état d’âme du roi ne donnait pas toujours à d’Argenson une aussi pleine satisfaction. Louis XV lui-même, en ses premières années de désordre, lui paraissait parfois trop accessible aux petits scrupules. Un jour que le marquis n’était pas en veine d’être bon prophète, vers le commencement de 1740, il écrivait gravement au sujet d’un refroidissement entre le roi et Mme de Mailly : « On remarque que le roi ne sera jamais adonné à l’empire des femmes. Avec ça il craint le diable. Le père de Linières, soutenu du cardinal, tient toujours bon pour lui refuser l’absolution ; il en revient souvent des inquiétudes au roi ; au moindre bobo, il craint l’éternité et ses horreurs. Il ne prend pas absolument la religion en petit ; mais, en ayant une véritable persuasion, il ne la prend pas assez en grand pour reconnaître qu’il n’y a de grandes fautes que celles qui font tort au prochain. »

Et la reine ? Et M. de Mailly ? Mais pourquoi s’étonner ? D’Argenson vient de nous donner sa règle de conduite en quelques mots : ne pas faire tort au prochain. Une morale qui supprime les devoirs envers Dieu et envers soi-même ne saurait protéger autrui d’une façon bien efficace. Pour les adeptes d’une telle morale, le prochain n’est presque jamais celui qu’on trouve sur son chemin. Le prochain de d’Argenson, c’est tout le monde, sauf le mari qu’il trompe, la femme qu’il néglige et celle qu’il compromet. Tel est du moins le commentaire que sa vie donne de son principe. Mme d’Argenson eut beaucoup à se plaindre de lui ; aussi se plaint-il beaucoup d’elle. À l’entendre, c’était la plus maussade des honnêtes femmes et la plus méticuleuse des femmes d’esprit, froide, aigre, exigeante, avare, jalouse, passant sa vie à le quereller sur le désordre de sa conduite et de ses affaires. « Et je ne souperais pas hors de chez moi ! » s’écriait le malheureux coupable en racontant les petites misères de son intérieur. De son côté, Mme d’Argenson souhaitait la fin de la vie commune « avec une ardeur persévérante comme on souhaiterait le paradis. » Ils se séparèrent, et d’Argenson, redevenu libre, continua la vie de garçon qu’il n’avait pas cessé de mener, s’occupant fort peu de ses enfans, en médisant à l’occasion, comme il le faisait de tous les siens, et ne songeant guère qu’au bien public et à ses plaisirs. Mauvais mari et père distrait, d’Argenson se targue d’avoir été un amant modèle, discret, reconnaissant, plein d’égards et de « vénération » même pour ses plus passagères conquêtes. Laissons-lui cet honneur, auquel il paraît tenir beaucoup. Sans entrer dans les scabreux détails qui abondent dans ses mémoires, constatons cependant que sa galanterie n’était pas des plus raffinées. Peu délicat et peu romanesque dans ses goûts, grand amateur de libres propos et en même temps timide jusqu’à la gaucherie, il n’avait guère d’inclination et d’aptitude qu’aux faciles bonnes fortunes. Nous retrouvons dans sa vie privée ce même manque de dignité et de tenue qui nous a déjà choqué dans sa vie publique. Ses vices comme ses vertus avaient un certain caractère de grossièreté, très commun d’ailleurs au XVIIIe siècle, ce qui ne l’a pas empêché d’être regardé par la plupart de ses contemporains comme un personnage, d’une moralité presque irréprochable.


II

D’Argenson est l’honnête homme libéral et patriote de son temps. Barbier est l’homme comme tout le monde. Rapetissez les idées et les sentimens de d’Argenson, et vous aurez à peu près ceux de Barbier. L’avocat est plus près de terre que le marquis, mais sur la même pente. Sa morale privée rappelle en laid celle dont nous connaissons déjà le langage. En 1737, parlant de Mme de Mailly, la première maîtresse du roi, il dit avec flegme : « Elle pourrait bien faire son mari duc sans que personne y trouvât à redire. C’est un nom reconnu pour un de la première noblesse de ce pays-ci. » Plus tard, à l’occasion de fort méchans vers où l’on reprochait à Mme de Pompadour d’étaler la honte du roi, il s’écrie avec indignation : « A l’égard de honte ; que veut dire le public, qui en général doit être toujours regardé comme un sot par les gens sensés ? Si c’est parce que le roi a une maîtresse, mais qui n’en a pas ? Hors M. le duc d’Orléans, qui est retiré à Sainte-Geneviève, et qui est très méprisé avec raison… Sur vingt seigneurs de la cour, il y en a quinze qui ne vivent point avec leurs femmes et qui ont des maîtresses ; rien n’est même si commun à Paris et entre particuliers. Il est donc ridicule de vouloir que le roi, qui est bien le maître, soit de pire condition que ses sujets et que tous les rois ses prédécesseurs. » Cette idée que le public est un sot et que le roi est le maître revient à chaque instant sous la plume de Barbier. Aussi est-il habituellement contraire aux prétentions du parlement de Paris, qui, « par ses principes de constitution de l’état et de loi fondamentale du royaume, veut, dit-il, s’emparer de l’autorité souveraine et bouleverser l’état. » Il applaudit de toutes ses forces à la fermeté du pouvoir, lorsque le roi, dans une réponse à des remontrances du parlement de Paris, s’attaque hardiment au « système du droit de la nation, supérieur à celui de la royauté. »

Grand coureur de nouvelles, amateur passionné de renseignemens politiques, Barbier veut d’ailleurs tout voir, tout savoir, ce qui se passe dans la coulisse comme ce qui se passe sur la scène, et il parle cependant des affaires publiques comme si elles ne le regardaient pas. Très différent en cela de d’Argenson, c’est un curieux, ce n’est pas un citoyen ; c’est un honnête badaud, bien égoïste et bien prudent, qui, tout en réunissant d’un air goguenard sa collection de documens « pour servir de pièces justificatives des sottises de ce pays-ci, » estime que, lorsqu’on est simple avocat comme lui, « il faut faire son emploi avec honneur, sans se mêler d’affaires d’état sur lesquelles on n’a ni pouvoir ni mission, » éviter « les démarches qui peuvent être reprochées, » et fuir la société « des esprits caustiques et turbulens ; » ce qui ne l’empêche pas d’ailleurs de passer sa vie à médire du gouvernement, à colporter des bruits scandaleux et à entamer de son mieux la considération du régime qu’il voudrait conserver comme utile à son repos. Sauf les cas où la personne royale est en cause, Barbier ne sait pas ce que c’est que le respect. Il parle des puissans avec malveillance et mépris. « Qui pourrait-on choisir de mieux dans ce pays-ci pour ministres que des fripons ? — C’est à toutes ces histoires-là que notre argent est employé. — Nous n’aurons jamais le plaisir de voir pendre les fripons de conséquence ! — Quoi de plus flatteur que de voir abaisser les gens en place ! » Voilà ce qui lui vient couramment à l’esprit. Il ne veut pas qu’on puisse imprimer de semblables propos, mais il veut pouvoir les tenir au café, ou tout au moins dans sa maison. Il a autant de colère contre la police, lorsqu’elle prétend empêcher le bon bourgeois de crier, que contre les libellistes qui combattent la politique ou les abus auxquels il s’attaque. Pendant la guerre de la succession d’Autriche, il se plaint amèrement de ce « qu’on fait mettre nombre de nouvellistes à la Bastille. Cela est d’une administration puérile. Il est vrai qu’il y a dans Paris beaucoup de gens malintentionnés qu’on appelle Autrichiens ; mais, ma foi ! quand les nouvelles sont généralement mauvaises, et qu’elles sont l’effet de la mauvaise conduite, il n’est pas possible que le bon Français ne se plaigne et qu’il crie victoire. »

Ce que Barbier pardonne encore bien moins à la police que ses rigueurs, ce sont ses négligences. À son gré, « on ne peut trop acheter la tranquillité publique, » et l’on est toujours trop scrupuleux en fait de moyens, lorsqu’il s’agit de défendre la sûreté du bon particulier. « On a bien peu de soin dans ce pays-ci ! s’écrie-t-il avec aigreur en racontant l’évasion d’un dangereux scélérat à qui on avait promis la vie sauve, parce qu’il avait fait prendre Cartouche. On devait bien empoisonner un pareil homme dans la prison, et ne tenir la parole que pour le public. » Voulez-vous savoir encore avec quelle cruauté tranquille ce paisible jurisconsulte savoure le supplice d’un ennemi de la société ? Voulez-vous comprendre comment la France a été préparée à supporter les horribles spectacles de la place de la Révolution ? Écoutez ce récit : il s’agit de l’exécution d’un de ces assommeurs qui en 1742 avaient répandu la terreur dans Paris. Le coupable, nommé Desmoulins, âgé de dix-sept ans, avait été condamné à être rompu vif. En conséquence, il avait été mené en place de Grève, le mardi 18 décembre, à midi, et le bourreau, après lui avoir brisé à coups de barre de fer les bras, les avant-bras, les cuisses, les jambes et la poitrine, l’avait attaché sur une petite roue de carrosse, les membres rompus ramenés derrière le dos et la face tournée vers le ciel. « C’était, nous dit Barbier, un garçon si robuste, et même si résolu, qu’il est resté vingt-deux heures vif sur la roue. On a relayé des confesseurs pendant la nuit, d’autant que la place sur un échafaud est un peu froide. Et ledit sieur Desmoulins a bu plusieurs fois de l’eau et a beaucoup souffert. Enfin, voyant qu’il ne voulait pas mourir et que le service était long, M. le lieutenant-criminel a envoyé demander à messieurs de la Tournelle la permission de le faire étrangler : ce qui a été ce matin, mercredi 19, à dix heures, sans quoi il y serait peut-être encore. Messieurs ses compagnons, ou autres de même volonté, doivent voir qu’on ne badine pas. »

Ne nous y trompons point. Ce Français né sous Louis XIV, et si mal défendu par ses principes contre l’abaissement du caractère, est déjà un produit de l’éducation qui formera une majorité d’honnêtes gens prête au joug des jacobins. Représentons-nous cet inerte et insensible conservateur à la convention. Il sera de la plaine, et il laissera faire des hommes plus passionnés ou plus hardiment lâches que lui ; il se couchera à plat ventre pour laisser passer le flot révolutionnaire, et, le flot passé, il se relèvera bien fier d’avoir eu l’habileté de vivre. En 1750, c’est encore un homme du tiers-état favorable au pouvoir royal et attendant de la couronne la destruction des privilèges de la noblesse et du clergé. Il n’aime pas ceux qui sont au-dessus de lui, mais il n’aspire pas à s’élever à leur niveau. D’après lui, on doit rester dans la condition où l’on est né. Pour son compte, il est satisfait de la sienne ; il est très flatté d’être au nombre des notables bourgeois de Paris « mandés » pour prendre part à l’élection fictive du prévôt des marchands et des échevins, et il trouve excellent que cette « élection ne soit que de forme et que de nom, car, si elle se faisait sérieusement, cela causerait bien de l’abus. » Que des bourgeois prennent la carrière militaire, qu’ils épousent des filles nobles, qu’ils vivent à la manière des nobles, cela paraît à Barbier messéant. Le fils d’un fermier-général se marie-t-il avec une « fille sans bien et de grande qualité, » il déclare que c’est folie : « elle pourra fort bien le mépriser, et il aura à sa charge nombre de beaux-frères indigens qui croiront l’honorer beaucoup en lui demandant de l’argent. » Et à propos de « gens riches et de fortune » qui, pour imiter les gens de condition, vont, le premier vendredi après leur mariage, à l’Opéra dans la première loge du côté de la reine : « Tel est aujourd’hui le luxe et l’impertinence, dit-il, il suffit d’être riche pour jouer à la grande. » Lorsque la simple fille du sieur Poisson, Mme d’Étiolles, depuis marquise de Pompadour, devient la maîtresse du roi, Barbier a d’abord quelque peine à la trouver à sa place, et après avoir décrit l’opulence modérée au milieu de laquelle elle avait vécu avant d’obtenir des faveurs au-dessus de sa naissance, il se pose gravement la « question de savoir si cet état n’était pas préférable pour une bourgeoise de cette espèce à la qualité de maîtresse du roi. » Il éprouve cependant une joie maligne à la pensée que « ce sera dans peu, des princesses et dames de la cour, à qui y soupera. » Et lorsqu’au bout de quelques mois il constate que la bourgeoise-marquise « tient toujours son même rang, au grand regret des femmes de cour, » il épouse définitivement une cause qu’il regarde presque comme celle de son ordre. Malgré son humeur stationnaire, l’humiliation des grands lui est douce et la guerre aux privilèges lui semble juste. L’antique prérogative en vertu de laquelle le clergé « prétendait ne contribuer aux charges de l’état que volontairement et par don gratuit » est sans le moindre prestige à ses yeux. « Dans le fond, dit-il, ce privilège prétendu ainsi que tous les autres ne sont que de pures visions. La taxe des impositions doit être proportionnelle. En Angleterre, les terres du clergé, de la noblesse et du tiers-état paient également, sans distinction. Rien n’est plus juste. » Aussi notre avocat souffre-t-il impatiemment que la « gent ecclésiastique ait les bras longs » et qu’elle soit assez « à craindre » pour empêcher une réforme désirée par le pays et par le pouvoir.

Barbier parle généralement des prêtres avec malveillance, des querelles théologiques avec mépris, et de l’irréligion avec inquiétude. En même temps qu’il se moque des chrétiens qui prennent leur foi au sérieux, il a peur des philosophes qui ébranlent les croyances populaires ; peut-être même n’est-il pas fâché de conserver pour son propre compte un petit « fonds de religion » qui puisse « reprendre le dessus dans les calamités. » Il est d’ailleurs aussi superstitieux que peu dévot, aussi amateur de présages merveilleux, de songes prophétiques, de « faits bien surprenans » et de « miracles embarrassans pour les gens d’esprit » que d’anecdotes scandaleuses et de lestes chansons ; ce qui ne l’empêche pas de déclarer à l’occasion qu’une bien grande « incertitude » plane sur les « anciens miracles reçus par l’église, » et qu’il est fort heureux que tout le monde ne soit pas capable d’aussi profondes réflexions que lui. Tant que la querelle du jansénisme et du molinisme reste « une querelle de religion dont la plupart des honnêtes gens de la cour et de la ville ne s’embarrassent guère, » Barbier trouve « quelque chose de plaisant à ces disputes de prêtres sur des choses qu’ils n’entendent et n’entendront de leur vie, » et il s’amuse au spectacle de la lutte, tout en pensant que « la vérité d’une religion est mal à son aise entre des partis qui cherchent à se détruire l’un l’autre. » Cependant, lorsque les miracles du diacre Paris, les assemblées de convulsionnaires et les refus de sacremens en viennent à « déranger le bon ordre, » lorsque le parti janséniste, grossi de tous ceux qui ne combattent la bulle Unigenitus qu’en haine du pape, des jésuites et de l’autorité royale, arrive à « composer les deux tiers de Paris, » Barbier se fâche et reproche au gouvernement de ne pas imposer un silence assez absolu à d’aussi dangereuses passions. Tracasser les fanatiques, il ne connaît pas d’autre moyen de les pacifier. En vain ce prétendu remède, capricieusement appliqué par le gouvernement de Louis XV, aura pour seul résultat d’aigrir, de rétrécir et d’exalter l’esprit janséniste : Barbier pourra bien reconnaître en passant qu’ « il aurait été peut-être plus sage, par politique pour l’état, de fermer les yeux sur toutes ces questions de pure théologie, d’être tranquille et de ne gêner personne, » mais il en reviendra toujours à son idée première, « qu’il est d’une conséquence infinie de punir ces zélés outrés en fait de religion, capables de faire de grands désordres. » Plus la secte janséniste regimbe contre les irritantes taquineries du pouvoir, plus il la rend responsable de l’agitation des esprits, et il finit par la regarder comme un odieux ferment de rébellion qui gâte tous les sentimens auxquels il se mêle, et qui est mêlé dans toutes les tentatives de bouleversement. L’animosité du public contre les jésuites prend-elle une forme violente : « S’il n’entrait pas là dedans du jansénisme, écrit Barbier, il n’y aurait que demi-mal. » Damiens cherche-t-il à tuer Louis XV : « On est obligé, dit notre chroniqueur, de convenir que Damiens est un fanatique, et que ce malheureux coup est une suite du système janséniste et des impressions dont ce parti a affecté le public et troublé les cervelles. »

La colère de Barbier s’allume moins facilement contre le parti philosophe que contre le parti janséniste. Bien qu’il applique sans cesse aux livres philosophiques l’épithète de « très dangereux, » il se rassure habituellement à la pensée que « cela n’est lu que par peu de personnes, » et qu’à la condition de ne pas attirer l’attention de la foule sur de tels écrits par des mandemens, des réquisitoires et des arrêts, le poison qu’ils renferment n’atteindra pas les classes inférieures. Convaincu de la fragilité de la religion, il trouve toujours ses ministres imprudens de faire appel au grand public et de tirer les esprits de leur léthargie. L’archevêque de Paris est impardonnable à ses yeux d’avoir cherché à mettre son troupeau en garde contre l’Encyclopédie. « Ce mandement de Mgr l’archevêque paraît être très indécent et très déplacé, quoique bien écrit, parce qu’en fait de matières délicates sur la religion il ne faut pas se mettre si fort à découvert… Ce livre d’Encyclopédie est encore un livre rare, cher, abstrait, qui ne pourra être lu que des gens d’esprit, amateurs de science ; le nombre en est petit. Pourquoi donner un mandement d’un archevêque, qui court, qui donne de la curiosité à tous les fidèles, et qui les instruit des raisonnemens que peuvent faire des philosophes sur la religion, tandis qu’il ne faut à ce nombre de fidèles que leur catéchisme, et qu’ils n’ont ni le temps ni l’esprit de lire autre chose ? Cela est imprudent. » Sans doute Barbier n’est pas toujours d’avis de n’employer contre les ennemis de la foi que la force d’inertie : en un moment de souci pour l’avenir de la société, il peut parler assez lestement de brûler en place de Grève l’auteur d’une « critique affreuse de l’Ancien Testament ; » mais, en dépit d’aussi cruels propos et malgré qu’il en ait, il a une secrète faiblesse pour les libres penseurs. « Il est vrai, écrit-il en 1752, qu’on commence à tourner un peu en dérision les choses spirituelles et les plus sérieuses de la religion ; mais elles le méritent un peu. » Voilà le fond de son âme, voilà ce qu’il sentait même avant d’avoir ouvert l’Encyclopédie, et ce qu’il sentira de plus en plus en lisant ce « beau dictionnaire, » comme il l’appelle avec l’amoureuse complaisance d’un souscripteur frustré, lorsqu’un arrêt du conseil en interdit la continuation. « Tout son plus grand péché, ajoute-t-il avec humeur, est quelque trait piquant contre les jésuites et la moinaille. »

Barbier gagné par l’Encyclopédie, c’est un signe des temps. Barbier appartient en effet à cette portion inerte et flottante du public qui n’aime pas le mouvement, qui ne s’embarque dans aucun parti, mais qui subit l’influence des grands courans et qui marque où va la marée. Il est entraîné par l’esprit nouveau, bien qu’il s’en méfie. Il parle plus que jamais, d’un ton alarmé, de « l’indépendance qui gagne tout le monde dans ce pays-ci, » même l’armée, des frondeurs de carrefour que n’arrête plus le prestige de la personne royale, des discours séditieux qu’on tient jusqu’en chaire, et par lesquels on annonce que « tôt ou tard une révolution éclatera dans le royaume, » des orages qu’il entrevoit à l’horizon ; mais il est lui-même mécontent. Sa passion pour le roi n’est plus aveugle ; il n’appellerait plus le règne de Louis XV, comme il le faisait vingt ans auparavant, « le plus beau et le plus grand de l’histoire de France ; » il n’est plus défavorable à l’opposition des parlemens ; il commence à sentir la nécessité de mettre un frein au pouvoir absolu. Écoutez-le parlant en 1763 de « la position critique et fort compliquée où se trouve l’état en général. » C’est une des dernières pages de ses mémoires, et ce n’est pas la moins instructive. « Si on parvient, dit-il, à diminuer l’autorité des parlemens et leurs prétendus droits, il n’y aura plus d’obstacle à un despotisme assuré ; si au contraire les parlemens s’unissent pour s’y opposer par de fortes démarches, cela ne peut être suivi que d’une révolution générale dans l’état. » Voilà la périlleuse situation à laquelle aboutissent les peuples qui perdent l’habitude de surveiller et de contenir régulièrement le pouvoir ; lorsqu’ils sentent le besoin de « mettre obstacle au despotisme, » la résistance n’est plus possible sans révolution.


Catholique fervent et grand seigneur, le duc de Luynes était mieux défendu que Barbier contre la contagion de l’esprit nouveau. Son cœur se détacha cependant du roi bien avant celui de Barbier. Disciple et petit-fils de cet austère duc de Chevreuse qui, dans la société du duc de Bourgogne, avait longtemps rêvé la régénération du pays et la purification de la cour par un successeur de Louis XIV, élevé dans le culte de la vertu et de l’étiquette, fort assidu à Versailles, mari de la dame d’honneur de la reine et fidèle courtisan de cette malheureuse princesse, le duc de Luynes était presque tous les jours choqué par la conduite et la tenue de Louis XV. Bien qu’il fût assez pénétré du respect dû à la personne royale pour regretter l’ancien usage de faire une révérence au lit du roi en passant dans sa chambre à coucher et à la serviette du roi en passant dans sa salle à manger, il ne pouvait s’empêcher de juger un prince qu’il aurait voulu adorer, de le trouver débauché, gauche, timide, familier, capricieux, désagréable, dur, indifférent aux affaires du royaume. Très réservé dans la conversation et convaincu que les plaintes « n’étaient utiles qu’à déplaire, et d’ailleurs ne pouvaient servir à rien, « il n’exprimait que rarement son blâme, et même dans son journal intime il se bornait habituellement à l’indiquer. Lorsqu’au bal de l’Opéra « sa majesté donne en différentes fois deux coups de poing à Mademoiselle, qui est étonnée de se voir ainsi traitée par un masque, » lorsqu’à Marly le roi, entrant chez la reine, ne fait aucune attention à elle et la laisse longtemps debout sans l’inviter à s’asseoir pendant qu’il parle à sa maîtresse Mme de Mailly, le duc de Luynes enregistre le fait sans se permettre la moindre observation. Il n’est pas moins sobre de paroles en racontant une « réponse de M. le maréchal de Villars au roi, qui mérite d’être remarquée, » écrit-il. « M. de Villars faisant sa cour au roi, sa majesté lui dit : « Monsieur le maréchal, combien gagnerai-je à votre mort ? » M. le maréchal lui répondit : « Sire, je ne sais pas ce que votre majesté y gagnera, mais le feu roi aurait cru y perdre. » C’est tout ; mais il est évident que le duc de Luynes est aussi content de Villars que mécontent de Louis XV. Plus tard, il se contiendra moins. En 1742, un jour que le roi avait passé devant de braves officiers revenus de l’armée, « les uns avec des béquilles, les autres avec un bras de moins, » et qu’il n’avait pas trouvé un mot à leur dire : « Le roi ne paraît pas, écrit-il, aussi sensible qu’on le désirerait aux aventures malheureuses arrivées en le servant. » Louis XIV, à qui il avait eu « l’honneur de faire sa cour pendant cinq ans » dans sa jeunesse, était le point de comparaison qui lui venait naturellement à l’esprit pour apprécier Louis XV. « Le feu roi, en pareil cas, se conduisait différemment, » telle est une des formes les plus acerbes de sa critique. Et cependant l’appareil théâtral de l’ancienne cour ne lui faisait pas illusion. Il aimait le vrai, et le recherchait auprès de ceux qui avaient assez approché Louis XIV pour l’avoir vu sans auréole. C’est lui qui nous a conservé dans ses mémoires les plus curieux exemples de ces étranges infractions aux bienséances que l’on découvre parfois lorsqu’on pénètre derrière la scène où les grands acteurs de Versailles fascinaient le public par la divine majesté de leur attitude. « Mme la duchesse mère (la duchesse douairière de Bourbon, fille naturelle de Louis XIV) me contait à Marly, il y a quelques jours, que, dans les soupers du feu roi avec les princesses et les dames à Marly, il arrivait quelquefois que le roi, qui était fort adroit, se divertissait à jeter des boules de pain aux dames et permettait qu’elles lui en jetassent toutes. M. de Lassay, qui était fort jeune et n’avait encore jamais vu ces soupers, m’a dit qu’il fut d’un étonnement extrême de voir jeter des boules de pain au roi ; non-seulement des boules, mais on se jetait des pommes, des oranges. On prétend que Mlle de Viantais, fille d’honneur de Mme la princesse de Conti, fille du roi, à qui le roi avait fait un peu de mal en lui jetant une boule, lui jeta une salade tout assaisonnée. »

Cela est déjà de la grosse joie bien bourgeoise ; mais voici, qui est pis, le ton de galanterie du demi-monde. « En écrivant les circonstances de ce qui se passe chaque jour dans ce pays-ci, je n’ai pas cru devoir négliger de rapporter quelques faits de la cour de Louis XIV lorsque je les ai appris. On m’en contait un il y a quelques jours sur Mme la duchesse de Bourgogne… Étant dans la galerie de Versailles, et passant pour aller à la chapelle, elle aperçut dans le nombre des courtisans M. de La Fare, père de M. le marquis de La Fare d’aujourd’hui, qui la regardait avec grande attention et parlait tout bas à un de ses amis. Elle appela aussitôt celui à qui La Fare venait de parler, et lui dit qu’absolument elle voulait savoir ce que La Fare lui avait dit. L’un et l’autre furent très embarrassés de la question. La Fare supplia Mme la duchesse de Bourgogne de vouloir bien lui permettre de ne pas satisfaire sa curiosité ; enfin elle lui dit si absolument qu’elle le voulait, qu’il fallut obéir. La Fare était un homme de plaisirs. « Je disais donc, madame, lui dit-il, que si vous étiez une fille de l’Opéra, j’y mettrais jusqu’à mon dernier sol. » Quelque temps après, Mme la duchesse de Bourgogne retrouva La Fare ; elle l’appela, et lui dit : « La Fare, j’entre à l’Opéra la semaine prochaine. »

Ce ne sont pas là les récits d’un chroniqueur inventif ou niais. Le duc de Luynes était scrupuleusement exact, et bien qu’il n’eût pas beaucoup d’esprit, il ne manquait en aucune façon de ce genre de sagacité et d’aptitude à démêler le vrai du faux que les hommes sensés et médiocres acquièrent à la cour. Il avait l’habitude et le goût de voir et de raconter les choses telles qu’elles étaient, sans illusion comme sans exagération. C’était un méticuleux amateur de renseignemens précis, de chronologie, de généalogie, de précédens. Passionnément épris des anciens usages et profondément affligé de les voir disparaître, il recueillait avec un soin religieux toutes les traditions de la vieille étiquette pour les empêcher de se perdre et pouvoir au besoin faire autorité en matière de cérémonial. Les marques de respect que l’on devait au roi et à la reine, les droits et le rang de chaque courtisan, et jusqu’aux attributions des divers domestiques du château, tel était le sujet favori de ses préoccupations. Être le continuateur de son grand-père, le marquis de Dangeau, il n’avait pas de plus haute ambition. De là le caractère de son journal, où les plus futiles incidens de la vie de cour tiennent parfois plus de place que les grands événemens qui se passent en dehors de la petite coterie de Versailles. Point de talent, point d’animation, point de saillies, point de vues originales, mais beaucoup de faits précieux pour l’histoire des mœurs au XVIIe et au XVIIIe siècle, enfouis sous une masse de détails ennuyeux et inutiles. Naturellement tempéré et systématiquement réservé, le duc de Luynes s’exprimait avec une modération sans saveur. Le déplaisir que lui causait le laisser-aller corrompu dont il était témoin ne prenait jamais la forme de la colère ou du mépris. Tout en lui était réglé, mesuré, convenable. Vertueux avec sagesse, digne avec prudence, toujours correct dans sa conduite comme dans son langage, cet honnête et fade grand seigneur méritait vraiment d’être appelé par le président Hénault « l’homme du monde le plus estimable. » C’était là son originalité au milieu de la cour où il vivait. Il était le contemporain de ce duc de Bourbon qui trouvait plaisant de mettre le feu à une de ses maîtresses, de ce comte de Charolais qui essayait sa carabine sur un passant, de ce duc de La Meilleraye qui cravachait un prêtre dans la rue, de ce prince de Carignan et de ce duc de Gèvres qui avaient chacun une maison de jeu dans son hôtel ; de cette Mme de La Tournelle qui chantait les chansons de Paris sur ses bonnes fortunes auprès du roi et sur celles de ses sœurs ; de ce roi qui dansait les rondeaux qu’on faisait sur ses ministres ; de ce ministre enfin, M. de Maurepas, qui, nous dit d’Argenson, « méprisait non-seulement Dieu, mais la divinité, non-seulement le roi, mais la royauté. » Il vivait à côté d’eux, et en dépit des princes et des puissans il respectait les principautés et les puissances ; il croyait non-seulement aux bienséances, mais à la morale ; il suivait non-seulement les prescriptions de l’étiquette, mais celles de l’église ; il jeûnait jusqu’à se rendre malade ; il était pieux, grave, humain, délicat ; il enseignait à son fils qu’il faut « céder à ses supérieurs sans bassesse, commander avec justice et douceur à ses inférieurs, estimer les gens vertueux, de quelque état qu’ils soient. » A une époque où chacune des maîtresses du roi avait trouvé une princesse du sang pour lui servir de complaisante, Mme de Luynes osait refuser ce poste auprès de Mme de La Tournelle. « Le roi me dit hier (8 novembre 1742) au grand couvert qu’il avait une commission à me donner, qui était de proposer à Mmes de Luynes et de Chevreuse d’aller à Choisy. Mme de Luynes a été, comme on peut le croire, justement peinée de cet arrangement, sentant toute l’indécence qu’il y aurait que la dame d’honneur de la reine servît en quelque manière à installer Mme de La Tournelle à Choisy ; elle a fait part ce matin de sa peine à M. de Meuse, qui dîne tête à tête avec le roi toutes les fois qu’il n’y a point de chasse, comme je l’ai marqué ci-dessus. M. de Meuse a pris le temps qu’il a cru le plus favorable pour en parler au roi, et s’est servi des termes les plus propres à adoucir cette représentation ; le roi a répondu d’abord avec humeur : « Eh bien ! elle n’a qu’à n’y point venir. » M. de Meuse a été ensuite une heure sans lui en reparler, après quoi, le roi lui ayant fait des questions sur ce qu’il avait fait ce matin, M. de Meuse lui a dit qu’il avait été voir Mme de Luynes ; il a ajouté qu’il ne lui rendrait pas la réponse que le roi avait faite, parce qu’elle serait sûrement très affligée, dans la crainte de lui avoir déplu ; que comme c’était de sa majesté qu’elle tenait sa place, c’était à lui aussi à juger si la représentation qu’il avait pris la liberté de lui faire de sa part était fondée ; que comme l’objet principal de Mme de Luynes était de faire ce qui lui serait agréable, elle exécuterait ce que sa majesté jugerait à propos par rapport à ce voyage. Le roi a été un moment sans répondre ; après quoi il a pris un visage riant, et a dit à M. de Meuse qu’il allât trouver Mme de Luynes et lui dire qu’elle ne serait point de ce voyage-ci, que ce serait pour un autre, et qu’il ne lui savait pas mauvais gré de ses représentations. Ce n’est qu’à six heures que Mme de Luynes a su cette réponse ; elle avait été auparavant chez M. le cardinal (le cardinal de Fleury) lui rendre compte de l’embarras où elle se trouvait. M. le cardinal a paru entrer assez dans sa peine ; mais il lui a dit qu’il ne pouvait s’en mêler en aucune manière. »

Le duc de Luynes eut à attendre jusqu’en 1748 l’ordre du Saint-Esprit, qui lui était promis depuis longtemps. Ce fut ainsi qu’il expia la fermeté de la duchesse. Il fut très sensible à cette petite vengeance du roi. Lors de la promotion de 1746, dans laquelle il ne fut pas compris, il ne put cacher son profond chagrin et parla de quitter la cour lui et Mme de Luynes. Ils y tenaient un grand état ; le roi leur donna de bonnes paroles, et la reine, qui les appelait ses « honnêtes gens, » les pria affectueusement de ne la point abandonner. Ils cédèrent à ses instances et devinrent de plus en plus ses consolateurs et ses conseillers ; conseillers rendus parfois trop sages par le souvenir de la défaveur que leur avait value le peu de complaisance de la duchesse pour Mme de La Tournelle. Ils furent moins sévères pour Mme de Pompadour. D’abord étonnés de voir le roi prendre une maîtresse d’aussi mince condition, et un peu scandalisés d’entendre la nouvelle venue se servir de « termes et d’expressions » qui, nous dit le duc de Luynes, « paraissent extraordinaires dans ce pays-ci, » ils se laissèrent toucher par les égards de Mme de Pompadour pour la reine, et ils en vinrent à rendre à la favorite des services qui leur auraient sans doute paru indignes d’eux quelques années plus tôt : « Mme de Pompadour vint trouver ici avant hier (1er octobre 1746) Mme de Luynes pour lui dire qu’elle serait bien flattée que la reine, partant de Choisy pour Fontainebleau, voulût bien lui donner une place dans un de ses carrosses. Mme de Luynes en rendit compte à la reine. Cette proposition n’a pas été trop bien reçue ; Mme de Luynes a cherché à adoucir autant qu’il lui a été possible la peine qu’elle faisait à la reine, et a pris la liberté de lui représenter que lorsque Mme de Pompadour lui demandait une grâce, on pouvait être sûr que c’était de l’agrément du roi, qu’ainsi ce n’était point la personne de Mme de Pompadour dont il s’agissait, mais la personne même du roi, et que par conséquent ce serait une occasion de plaire au roi dont la reine profiterait. À ces réflexions on aurait pu en ajouter une dernière, si la reine avait été disposée à l’entendre : c’est que Mme de Pompadour cherche en toute occasion non-seulement à donner des marques de son respect à la reine, mais même tout ce qui peut lui être agréable. Mme de Luynes a diminué autant qu’il lui a été possible le désagrément du refus, en lui disant que la reine ne mène que deux carrosses, que par conséquent il n’y a que douze places, parce que Mesdames vont avec la reine ; que si cependant quelqu’une des dames qui doivent suivre la reine manquait, comme par exemple Mme de Villars, Mme de Pompadour aurait une place. La reine a consenti à cet adoucissement. » Un an plus tard, en 1747, cette même dame d’honneur de la reine qui en 1742 n’avait pas voulu suivre Mme de La Tournelle à Choisy recevait chez elle, à Dampierre, Mme de Pompadour. Il est des milieux dans lesquels les natures les plus élevées ne peuvent séjourner longtemps sans s’affaisser.

Que serait devenu le duc de Luynes si, au lieu d’avoir été condamné par le système politique de Louis XIV à se rétrécir, à s’assouplir, à s’annuler dans les antichambres de Versailles, il avait vécu dans un de ces pays libres où les classes supérieures ont conservé leur rôle naturel dans la société ? Avec son grand nom et sa grande fortune, avec son esprit naturellement exact et juste, avec son humeur grave, équitable et modérée, avec sa piété et son sentiment du devoir, il aurait été un personnage puissant et utile, il aurait exercé dans sa province une influence bienfaisante par ses exemples et son patronage, il aurait acquis dans les conseils de la nation ce genre d’autorité, si avantageux au pays, que donnent le désintéressement et la sagesse relevés par le prestige d’une grande clientèle. Il ne fut sous Louis XV que le mari d’une dame d’honneur, et grâce à ce qu’en avait fait la vie de cour, s’il avait été mis à l’épreuve de la révolution, il n’aurait su jouer d’autre rôle que celui de victime ou d’émigré.

Les institutions politiques ne font pas à elles seules les destinées des peuples, mais elles contribuent pour une large part à former leurs habitudes. Nous verrons l’un des plus frappans exemples de cette action des lois sur les caractères lorsque nous mettrons en regard les vicissitudes si diverses des mœurs françaises et des mœurs anglaises pendant la première moitié du XVIIIe siècle. Nous n’avons encore fait connaissance qu’avec le ministre, l’avocat et le grand seigneur dont les mémoires nous introduisent au sein de la société gouvernée par Louis XV, et déjà nous savons que l’une des variétés les plus dangereuses du pouvoir arbitraire, c’est ce despotisme velouté qui abaisse d’autant mieux les âmes qu’il ne les révolte pas. « J’en reviens, dit d’Argenson dans son Essai de réfutation du livre de Sidney contre le gouvernement monarchique, à l’exposition naturelle de notre gouvernement présent ; le voici, si je ne me trompe : une tyrannie douce et honnête quant à l’extérieur, mais allant en réalité à l’injustice la plus violente, à la corruption la plus pernicieuse dans les mœurs des particuliers, ainsi qu’à l’appauvrissement de l’état. »


CORNELIS DE WITT.

  1. Le duc de Luynes avait vingt ans à la mort de Louis XIV. Il mourut en 1758, trente et un ans avant la révolution. — Le marquis d’Argenson avait vingt et un ans à la mort de Louis XIV. Il mourut en 1757, trente-deux ans avant la révolution. — L’avocat Barbier avait vingt-six ans à la mort de Louis XIV. Il vécut jusqu’en 1771 ; mais ses mémoires s’arrêtent en 1763, vingt-six ans avant la révolution.
  2. Phelipoaux de La Vrillière, le secrétaire d’état qui avait la province du Hainaut dans ses attributions.