La Société française au XVIIIe siècle/02

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La Société française au XVIIIe siècle
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 49 (p. 211-244).
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LA
SOCIETE FRANCAISE
AU XVIIIE SIECLE

II.
LE GOUVERNEMENT DE LOUIS XV ET LA MAISON DE HANOVRE.

I. Journal et mémoires du marquis d’Argenson, de l’avocat Barbier, du duc de Luynes. — II. Critical and historical Essays, by Thomas Babington Macaulay. — III. History of England, etc., by lord Mabon.

Les partisans de l’esclavage aux États-Unis ont développé successivement sur la nature de l’institution dont ils ont entrepris la défense deux thèmes opposés. Ils ont commencé par dire modestement que l’esclavage était un mal, mais un mal nécessaire, légué par le passé au présent, et avec lequel le présent devait se résigner à vivre. L’idée servit longtemps ; lorsqu’elle fut usée, les publicistes et les orateurs du sud ne trouvèrent rien de mieux à lui substituer que son contraire. L’esclavage ne fut plus un mal, ce fut un bien, une institution essentiellement humaine et libérale, condition indispensable au maintien de la démocratie parmi les blancs et au progrès de la civilisation parmi les nègres. Les partisans du pouvoir arbitraire en France ont suivi l’ordre inverse : ils ont hardiment commencé par soutenir que le pouvoir arbitraire était un bien. La France croyait avoir marché depuis de longues années vers le gouvernement libre ; ils lui ont dit qu’elle se trompait sur le but qu’elle avait poursuivi, que l’autorité absolue d’un représentant de la souveraineté populaire était le régime auquel tendait notre civilisation, le seul régime qui convînt au génie des sociétés démocratiques et des races latines, le seul régime qui pût faire leur grandeur. Cette franche et originale façon de nous affirmer que nous ne devions plus attendre aucun progrès, tout étant déjà pour le mieux dans notre pays, a sans doute paru de nature à effaroucher les esprits qui s’étaient fait une autre idée de la terre promise, et qui, la voyant si peu semblable à ce qu’ils avaient rêvé, se prenaient à regretter le pays d’Égypte. Ce qui est certain, c’est qu’on a renoncé à peu près à nous prouver que nous sommes en possession de la terre de Chanaan, et qu’on préfère nous la montrer à l’horizon comme une récompense dont nous ne sommes pas encore dignes. Avant d’entrer en possession du gouvernement libre, le peuple français doit avoir, nous dit-on, comme le peuple anglais, accepté sans arrière-pensée la dynastie régnante et pris l’habitude de faire lui-même ses affaires.

Le système d’éducation politique auquel on nous soumet est-il le mieux choisi pour assurer ce double résultat ? À cette question l’histoire répond négativement. L’histoire nous apprend que le régime arbitraire ne mène les peuples à la liberté qu’en passant par la révolution, et que le régime constitutionnel pratiqué sincèrement peut être pour une dynastie nouvelle un moyen de se faire accepter. Pendant qu’au XVIIIe siècle, sous la tutelle absolue de ses rois, la France marchait à l’anarchie et à la république, en Angleterre, des princes étrangers à la nation y rétablissaient le bon ordre et y fondaient un trône sous le contrôle jaloux d’un peuple qui ne les aimait pas. Pendant que la foi religieuse, les freins moraux et le sentiment monarchique disparaissaient chez nous, ils reparaissaient chez nos voisins. Pour comprendre toute la portée de cet exemple, il faut mettre successivement en regard l’état moral des deux pays au commencement et au milieu du XVIIIe siècle. L’Angleterre, sortant des aventures révolutionnaires qui se sont terminées par l’établissement de la maison de Hanovre, était aussi corrompue sous George Ier que la France, sortant des mains de Louis XIV, l’était sous la régence ; mais l’Angleterre était pourvue d’institutions qui travaillaient sans cesse à lui rendre la santé, tandis que la France était affligée d’une forme de gouvernement qui ne lui permettait guère d’échapper à la décomposition que par une crise née de l’excès même du mal[1]. C’est pourquoi l’on voit, moins de cinquante ans plus tard, l’Angleterre en pleine convalescence et la France atteinte de la fièvre révolutionnaire. Lorsque les peuples ne profitent pas des enseignemens que renferme leur passé, ils peuvent y trouver de tristes indications sur l’avenir.

Nous ne sommes ni de ces adorateurs de la révolution qui trouvent un orgueilleux plaisir à médire de la France d’autrefois, ni de ces admirateurs passionnés de l’ancien régime qui mettent leur honneur à désespérer de la France d’aujourd’hui. En même temps que nous constatons avec joie les progrès de notre pays sur le siècle dernier, nous ne pouvons songer sans tristesse à ses anciens maux et à ses rechutes possibles. Ne nous laissons pas trop rassurer à la vue du grand nombre d’honnêtes gens que renferme incontestablement la France. Au XVIIIe siècle aussi, j’en suis convaincu, la majorité était restée étrangère aux vices que nous allons avoir à flétrir ; mais elle faisait si peu parler d’elle qu’il faut la chercher pour la découvrir, elle était si peu active et si mal armée qu’elle fut impuissante à sauver la vieille société française. Que les honnêtes gens de notre époque n’imitent pas l’inertie de leurs devanciers, s’ils veulent être assurés contre le retour des misères morales dont les mémoires du temps de Louis XV nous présentent l’effrayant tableau.


I

Dans une note qu’il a laissée sur le fameux contrôleur-général Law, d’Argenson s’exprime ainsi : « J’ai ouï dire un jour à Law chez mon père qu’il avait dit le matin à un de ses compatriotes anglais avec exclamation : — Heureux le pays où, en vingt-quatre heures, on a délibéré, résolu et exécuté, au lieu qu’en Angleterre il nous faudrait vingt-quatre ans ! Il se louait de cela à propos de son grand système, qui alla si vite qu’il nous versa. » Voilà d’un trait le tableau et la critique du gouvernement que Richelieu et Louis XIV avaient donné à la France. Le sort de la nation dépendait d’un seul homme. Le roi n’avait qu’à dire, et les choses étaient faites : à côté et au-dessous de lui, nul pouvoir capable de l’arrêter, rien que des parlemens pour enregistrer ses ordres, des intendans pour les exécuter et des sujets pour les subir, des sujets divisés en classes hostiles les unes aux autres et également impuissantes contre la volonté du maître. « Il y a en France, dit Montesquieu, trois sortes, d’états : l’église, l’épée et la robe. Chacun a un mépris souverain pour les deux autres… La noblesse tient à l’honneur d’obéir au roi, mais regarde comme la souveraine infamie de partager la puissance avec le peuple… Un grand seigneur est un homme qui voit le roi, qui par le aux ministres, qui a des ancêtres, des dettes et des pensions. » La société française renfermait encore des privilégiés impertinens, avides et oisifs, détestés par des non privilégiés envieux et dénigrans ; elle ne contenait plus ni un homme, ni un corps, ni une classe avec qui le pouvoir royal eût sérieusement à compter : tout ce qui pouvait résister, tout ce qui avait une vie propre avait été annulé ou écrasé. Que ceux qui admirent cette parfaite unité d’un grand peuple n’oublient pas à quelles conditions Louis XIV l’avait obtenue. Pour tarir les sources de la diversité, il avait fallu tarir celles de la moralité. Pour soumettre la grande noblesse à l’uniforme discipline de la vie de cour, il avait fallu la caserner à Versailles, détruire pour elle la vie de famille, et lui faire oublier ces devoirs domestiques dont l’accomplissement journalier est sans contredit l’exercice le plus propre à former des cœurs honnêtes. Pour réduire au silence les voix qui n’étaient pas à l’unisson de celles du monarque, il avait fallu proscrire le protestantisme, bâillonner le quiétisme et le jansénisme, endormir et assujettir l’église, amortir la vie religieuse, et avec la vie religieuse le principe de la régénération des mœurs.

On a souvent développé les fâcheux effets politiques et économiques de la révocation de l’édit de Nantes : on parle trop peu des conséquences déplorables qu’elle a eues dans l’ordre moral et religieux. Il est de la nature du protestantisme d’exercer par sa présence une action vivifiante sur ceux même qui lui reprochent avec le plus d’amertume de ne pas s’incliner devant l’autorité souveraine de l’église. Le principe du libre examen met en mouvement et tient en éveil les esprits mêmes qui le combattent comme un principe de révolte et d’anarchie ; il les conduit, bon gré, mal gré, à étudier la liberté qu’ils attaquent et l’autorité qu’ils défendent ; il les provoque à se rendre compte de leurs croyances et à y conformer leur vie ; il communique à leur foi un caractère plus personnel, plus rationnel, plus énergique, plus efficace. Les peuples protestans se vantent parfois d’être par leurs habitudes religieuses mieux préparés que les peuples catholiques à intervenir dans le gouvernement de leurs affaires. — Ceux qui s’en remettent à un prêtre du soin de leurs intérêts spirituels ne doivent être que trop enclins, disent-ils, à s’en remettre à un prince du soin de leurs intérêts temporels. — Nous croyons que, sans renoncer à leur confiance dans l’infaillibilité doctrinale de l’église, les catholiques peuvent trouver dans la nécessité de défendre leur foi par la discussion un correctif à la disposition passive que l’habitude de se reposer sur autrui en matière religieuse engendre souvent chez eux. Le protestantisme est un stimulant dont l’église catholique aurait eu grand besoin en France dans le cours du XVIIIe siècle, et qui lui a manqué par la faute de Louis XIV. L’affaiblissement du catholicisme date en France de la révocation de l’édit de Nantes. En même temps qu’elle le conduisit à désarmer et à s’absorber dans des querelles intestines du caractère le plus mesquin, elle fournit contre lui des armes terribles aux non croyans et le priva d’un précieux auxiliaire contre le matérialisme ; elle le livra inerte, impopulaire et divisé aux coups des libres penseurs. Le système de la compression religieuse a eu pour effet en France de paralyser le protestantisme, de rétrécir, d’aigrir et de ridiculiser le jansénisme, de rendre les jésuites odieux, les prêtres indifférens, les philosophes fanatiques et le pays philosophe.

Louis XIV aurait été consterné assurément, s’il avait pu entrevoir ce résultat de sa politique, et cependant ne préférait-il pas lui-même les athées aux dissidens ? Saint-Simon raconte que « lorsque M. le duc d’Orléans partit pour aller en Espagne rejoindre Berwick, le roi lui demanda qui il menait en Espagne. M. le duc d’Orléans lui nomma parmi eux Fontpertuis. — Comment, mon neveu ! reprit le roi avec émotion. Le fils de cette folle qui a couru M. Arnault partout ! un janséniste ! Je ne veux point de cela avec vous. — Ma foi, sire, lui répondit M. d’Orléans, je ne sais pas ce qu’a fait la mère ; mais pour le fils être janséniste !… Il ne croit pas en Dieu. — Est-il possible ? reprit le roi, et m’en assurez-vous ? Si cela est, il n’y a point de mal : vous pouvez l’emmener… — On en rit fort à la cour et à la ville, et les plus libertins admirèrent jusqu’à quel aveuglement les jésuites et Saint-Sulpice pouvaient pousser. » L’esprit du XVIIIe siècle était en germe dans ces rires de la cour et de la ville et dans cette admiration des libertins. Voilà comment Louis XIV avait travaillé dans ses vieux jours à réparer par l’exemple de sa dévotion les brèches qu’il avait faites à la moralité publique par l’exemple de ses désordres et par la façon de vivre qu’il avait imposée à la noblesse.

« Dans une nation, écrivait Montesquieu en faisant allusion aux Anglais de son temps, où tout homme à sa manière prendrait part à l’administration de l’état, les femmes ne devraient guère vivre avec les hommes. Elles seraient donc modestes, c’est-à-dire timides ; cette timidité ferait leur vertu. » L’activité politique des hommes ne pouvait pas faire en France la vertu des femmes. En dehors de la vie des camps, la classe supérieure ne connaissait guère que la vie de salon et de cour. Plaire aux femmes et les amuser pour leur plaire, telle était alors la principale occupation des hommes. De là chez les Français cette recrudescence de frivolité et d’étourderie qui amène d’Argenson à s’écrier : « O ma nation trop aimable et trop légère ! » Il y avait sans doute en France, et Montesquieu le reconnaît lui-même, « des mariages heureux et des femmes dont la vertu était un gardien sévère ; » mais il n’en est pas moins vrai qu’en France « il était de bon air de dédaigner son mari. » D’Argenson l’affirme, et ses récits le prouvent bien. « La magistrature, nous dit-il encore, était la portion la plus estimable de la nation par ses mœurs, » éloge qui n’empêchait pas d’ailleurs le marquis de regarder certains « robins » avec des yeux de pitié en raison même de leur sagesse, tant il était convaincu qu’on ne peut être entièrement civilisé sans être un peu débauché. « Tous ces messieurs d’Aguesseau, pour avoir eu des mœurs trop belles et trop d’enfoncement dans l’étude, sont devenus sauvages ou anthropophages, et non amis de l’homme. » Et pourtant l’humeur galante ne se montrait chez beaucoup de ses contemporains que trop compatible avec une brutalité et une insensibilité révoltantes. Le fonds de grossièreté et de violence qui couvait encore sous le vernis de politesse dont Louis XIV avait recouvert les mœurs françaises fit explosion à sa mort avec un fracas dont il faut tempérer l’écho pour le rendre supportable à nos oreilles. Citer les récits de Barbier serait impossible ; les analyser est déjà difficile. Tantôt ce sont d’affreux attentats commis dans les rues par des gens de qualité, tantôt ce sont d’honnêtes femmes qui ne peuvent se sentir en sûreté dans leur propre maison, tantôt encore ce sont des maris susceptibles tués par des passans indiscrets. De tels faits étaient remarqués, c’est dire qu’ils ne se passaient pas tous les jours ; cependant ils n’étaient pas assez rares pour qu’on eût le droit de les reléguer au nombre de ces monstruosités isolées qu’on trouve à toutes les époques dans les annales du crime, et qui ne prouvent rien contre les mœurs d’un temps. C’étaient les exagérations d’une grossièreté générale qui se manifestait plus souvent par des coups, des injures, des locutions basses employées dans le meilleur monde. Le régent avait l’habitude, même dans les réceptions officielles, de congédier les ennuyeux et les indiscrets avec une verdeur d’expression qui n’est plus tolérée aujourd’hui qu’au corps de garde, et ni le cardinal de Noailles, ni le premier président de Mesmes, n’étaient à l’abri de tels affronts.

L’idée « que l’argent est d’une grande ressource, » que les « riches se tirent toujours d’affaire, » que les puissans ne meurent jamais pauvres, est encore un des traits de ce temps. Ce préjugé populaire, tout en ayant quelque raison d’être, était cependant fort excessif. La friponnerie et la vénalité n’étaient pas sans exemple parmi les serviteurs de l’état, grands ou petits ; mais il s’en fallait de beaucoup qu’elles fussent générales. « Plusieurs de nos ministres sont accusés dans le public d’anglicisme en politique, dit aussi M. d’Argenson. On les compare au cardinal Dubois, qui recevait une grosse somme d’Angleterre. Le cardinal Dubois recevait une pension de 100,000 écus de cette cour, dont il donnait quelque chose à milady Sandwich. Cette pension passa à Mme de Prie, et fut fort grossie, de là à M. de Marville, qui en partageait quelque chose ; mais M. Chauvelin la fit cesser, et il faut convenir qu’après lui M. Amelot eut les mains pures… La corruption ne s’est aucunement glissée dans les bureaux des affaires étrangères ; il en faut convenir comme d’un phénomène qui tient du miracle, et qui fait honneur à la nation française… Le parlement de Paris est composé de magistrats plus difficiles à corrompre que celui d’Angleterre. » Je crois en effet que dans notre pays, mieux que dans tout autre à cette époque, les mœurs nationales défendaient les hommes publics contre les séductions de l’argent, et cependant le sentiment de l’honneur en matière d’argent était fort entamé par la passion du jeu que l’oisiveté entretenait dans les classes supérieures, par la fureur de spéculation que Law et son système avaient éveillée, et par l’exemple de la banqueroute que le gouvernement donnait presque périodiquement aux particuliers.

De déplorables sacrilèges venaient en même temps révéler la décadence du respect pour les choses saintes. En 1720, des mauvais sujets entrent dans l’église de Saint-Germain-le-Vieil, au Marché-Neuf, et remplissent d’ordure tout le maître-autel. « Voilà une vraie impiété sans profit, écrit Barbier, car ils n’ont rien volé. » Deux ans après, le même fait se reproduit à Notre-Dame, et Barbier l’enregistre avec un certain émoi : « Il arrive à présent des choses extraordinaires ; il faut que des gens aient bien le diable au corps pour faire pareille chose. » Et pourtant de tels signes n’auraient pas dû surprendre à une époque où l’exemple du sacrilège partait d’en haut, et où tout Paris se racontait en riant la conversation suivante entre le comte de Noce et le régent au sujet de la nomination de l’abbé Dubois à l’archevêché de Cambrai : « Comment, monseigneur, vous faites cet homme-là archevêque de Cambrai ? Vous m’avez dit que c’était un chien qui ne valait rien ! — C’est à cause de cela, répondit le régent, je l’ai fait archevêque afin de lui faire faire sa première communion. » Et le public, indigné de l’acte, éclatait de rire en répétant le propos. On s’amusait de la religion ; mais on s’en amusait encore avec une certaine peur de l’enfer. Ceux même qui craignaient le moins Dieu pensaient parfois au diable avec inquiétude. La passion du merveilleux et celle de la critique moqueuse se partageaient les âmes. Les miracles du diacre Paris, comme les plaisanteries de Voltaire, répondaient aux goûts du temps et s’attaquaient à l’autorité de l’église. Après avoir été une secte théologique attachée avant tout à certains dogmes positifs, le jansénisme, dénaturé par la persécution, n’était plus guère qu’une forme superstitieuse de l’esprit de révolte contre le saint-siège. D’après Barbier, dès 1728, « le gros de Paris, hommes, femmes, petits enfans, était janséniste, c’est-à-dire en gros, sans savoir la matière contre la cour de Rome et les jésuites. » En effet, le fond des doctrines condamnées par la bulle Unigenitus était fort oublié de la plupart de ceux qui prenaient parti pour ou contre la bulle. Les grandes controverses du XVIIe siècle sur la question de la grâce avaient dégénéré en misérables querelles de factions. On ne cherchait plus à vaincre ses adversaires par des argumens ; on se battait à coups de miracles, de contre-miracles, de diffamations, de refus de sacrement, d’appels comme d’abus, d’arrêts, de remontrances, de lits de justice, de lettres de cachet. Les molinistes cabalaient à la cour pour faire tracasser leurs rivaux ; les jansénistes ameutaient le parlement et la populace contre les jésuites ; les indifférens se moquaient ou s’effrayaient de tout ce tapage ecclésiastique, et les philosophes s’empressaient de confondre la religion avec le fanatisme, l’intolérance, la superstition et l’imposture. On ne sait ce qui l’emportait de la folie ou de la supercherie dans les mystères jansénistes. Ici des enfans « initiés dans l’art de convulsionner » gagnaient, suivant le bruit public, jusqu’à 600 livres par an ; là des jeunes filles attirées dans une réunion soi-disant religieuse y perdaient leur innocence ; ailleurs des gens graves se donnaient rendez-vous le soir dans une chambre, garnissaient le seuil de la dépouille d’une oie, se faisaient une petite croix sur le front avec le sang de l’animal, puis, après avoir mangé l’oie, se ceignaient d’une ceinture de cuir et allaient en procession à l’endroit où avait existé autrefois Port-Royal-des-Champs. « Il y a peut-être dans le parlement, lisons-nous dans Barbier, soixante personnes entêtées sur le jansénisme ; mais tout le resté se moque du jansénisme et du molinisme… Ils ne s’embarrassent pas pour le fond de la constitution Unigenitus, pour savoir à quel carat doit être l’amour de Dieu, ni combien de sortes de grâces Dieu a fait faire pour ceux qui habitent ce bas monde. Cela ne les regarde pas, c’est de la théologie ; mais ce qui les lanterne dans la constitution, c’est la quatre-vingt-onzième proposition[2], qui est condamnée, et qui porte que la crainte même d’une excommunication injuste ne nous doit jamais empêcher de faire notre devoir. La cour de Rome prétend que quand elle excommunie, même à tort et à travers, l’on doit suivre ses volontés à la lettre, et que par là elle peut excommunier les rois et dégager les peuples du serment de fidélité… C’est ce qui révolte le parlement et lui fait prendre parti pour l’intérêt du roi, car ceci ne regarde que les têtes couronnées et les souverains. Il ne laisse pas d’être fondé en raison, indépendamment de ce qu’on appelle jansénisme. » La question de l’indépendance des couronnes envers le saint-siège, très pratique au moyen âge, n’était plus au XVIIIe siècle qu’une vieillerie spéculative qui ne pouvait donner lieu qu’à d’oiseux et venimeux débats, et le parlement, rentré sous la régence en possession des prérogatives politiques dont il avait été dépouillé sous Louis XIV, aurait pu trouver à faire un plus utile usage de ses droits que de se lancer dans une querelle théorique avec l’église sur l’étendue des deux puissances ; mais tels étaient alors dans le public le défaut d’intelligence politique et la vivacité des rancunes contre Rome, que, de toutes les affaires du temps, c’était celle qui avait le plus le don de passionner les esprits. Lorsqu’en 1720 le parlement voulut s’opposer aux abus de l’administration de Law et fut pour ce fait exilé à Pontoise, la cour et le public, « sauf une petite poignée de gens très sages et très prudens, regardèrent le parlement comme assemblée de radoteurs ; » mais lorsqu’en 1732 il s’obstina, malgré les défenses réitérées du roi, à poursuivre un mandement de l’archevêque de Paris qui contenait des propositions ultramontaines, lorsque plus de cent cinquante présidens ou conseillers donnèrent leur démission plutôt que de céder, quitte à reprendre leurs fonctions et à céder quinze jours après, la foule les salua comme de vrais Romains et des pères de la patrie.

Quel que fût d’ailleurs le prétexte de ces passes d’armes entre la magistrature et la cour, elles se terminaient presque toujours par la déroute du parlement. Son humeur le poussait à la contradiction, et sa constitution le condamnait à l’impuissance. Il était organisé pour l’objection, non pour l’action. Mutine, ergoteuse, étourdie, routinière, généralement stérile en résultats pratiques, l’opposition parlementaire ne servait guère qu’à nourrir dans le public un certain esprit de protestation contre le pouvoir. Chez les peuples mal gouvernés, le mécontentement, même inefficace, vaut mieux que l’indifférence. Les parlemens au XVIIIe siècle ont plus souvent entravé les réformes que refréné les abus ; mais ils ont contribué à entretenir en France un peu de vie politique au profit du pays et au détriment du régime absolu. Tel fut leur rôle, et tel sera toujours le rôle des corps purement critiques. Les princes ont tort de marchander la puissance aux assemblées qu’ils autorisent à exprimer les griefs de l’opinion. Le seul moyen de rendre leur intervention innocente, c’est de la rendre efficace. On n’a pas encore découvert d’autre façon de développer dans les assemblées l’esprit de gouvernement que de les associer à l’action et à la responsabilité du pouvoir.

Le public aussi a besoin de se sentir une certaine part d’action et de responsabilité pour acquérir le sens politique. Tant qu’il reste à l’état de spectateur oisif, il se livre sans scrupule au dénigrement et au soupçon, il prend goût à voir le mal ou à le supposer. Le mécontentement devient pour lui un besoin, presque un plaisir. Il n’est pas d’opposition plus dangereuse pour la considération du pouvoir que celle qui est condamnée à se renfermer dans la médisance. Le mépris pour ceux qui gouvernent est un sentiment très répandu en France dès les premières années du règne de Louis XV. À la cour, l’expression du mépris est encore contenue par la crainte d’offenser les ministres sous le regard desquels vit la coterie de Versailles ; mais à Paris, les courtisans eux-mêmes perdent leur réserve en soupant avec leurs maîtresses ; les bourgeois se déchaînent dans les cafés contre la « friponnerie de l’administration, » dès que les lettres de cachet cessent de pleuvoir ; le peuple est habituellement injurieux contre les gens en place et souvent séditieux. Le décri de l’administration est un fait antérieur au gouvernement personnel de Louis XV, et dont il serait injuste de le rendre seul responsable ; mais ce qui était intact avant lui, c’était le prestige de la personne royale. Le culte du roi était un sentiment profondément national, que rien n’avait encore pu entamer. « Louis XIV, écrit d’Argenson, était adoré comme une belle et orgueilleuse divinité ; notre vanité nous faisait admirer ce beau comédien dans son rôle de fier monarque, quoique au fond ce fût un véritable tyran de ses peuples : guerres injustes, bâtimens énormes, luxe oriental, véritable cause de notre ruine présente… Louis XV est chéri de ses peuples sans leur avoir fait encore aucun bien. Regardons en cela nos Français comme le peuple le plus porté à l’amour des rois qui sera jamais… Les Anglais au contraire s’échauffent continuellement contre leur roi… Quand ils ont eu des rois despotiques ou maladroits, ils les ont chassés, emprisonnés, décapités. Alors et depuis, leurs écrits ont plus tonné contre les rois que l’on n’eût fait à Rome après l’expulsion des Tarquins, si pour lors on eût su faire des livres. »

Tout ce tableau des « sentimens divers que les Anglais et les Français se forment de la royauté » a été parfaitement vrai, et il est devenu le contre-pied du vrai. Les Français ont depuis renversé ou laissé renverser trois rois et un empereur, et ce sont les Anglais qui ont maintenant le privilège de l’amour dans le mariage entre un peuple et une dynastie. Retrouverons-nous jamais ce bien que Louis XV a, plus que tout autre, contribué à nous faire perdre ? Nul ne le sait. Tout ce qu’il est permis d’affirmer, c’est que les peuples peuvent le retrouver après l’avoir perdu. Nos voisins en font foi.


II

Lorsque Montesquieu visita l’Angleterre en 1729, sous le ministère de Walpole, quinze ans après l’avènement de la maison de Hanovre, l’un des premiers faits qu’il observa, ce fut la faiblesse du sentiment monarchique. « Il n’y a guère de jour que quelqu’un ne perde le respect au roi, » remarquait-il dans ses Notes, et il citait l’exemple de lady Denham, qui, étant masquée, se permit de dire à George II, dont le fils aîné avait été élevé en Allemagne et ne s’était jamais fait voir en Angleterre : « A propos, quand viendra donc le prince de Galles ? Est-ce qu’on craint de le montrer ? Serait-il aussi sot que son père et son grand-père ? » Dans la société élégante, le prestige de l’autel n’était guère plus grand que celui du trône, à en juger par les impressions du pénétrant voyageur. « Je passe en France pour avoir peu de religion, en Angleterre pour en avoir trop… Si quelqu’un par le ici de religion, tout le monde se met à rire. » Le sens moral, surtout en matière d’argent, lui paraissait aussi beaucoup plus grossier qu’en France. « L’argent est ici souverainement estimé, l’honneur et la vertu peu. » Il trouvait les femmes guindées, les hommes gauches, insociables, égoïstes, durs et cupides, — le peuple ivrogne et voleur, les ministres uniquement préoccupés de vaincre leurs adversaires dans la chambre basse et fort indifférens au bien public, — la nation vénale : « les Anglais ne sont plus dignes de la liberté ; ils la vendent au roi, et si le roi la leur redonnait, ils la lui revendraient encore. » Tout cela dit, Montesquieu n’en discernait pas moins la force et la vertu des institutions anglaises ; il n’en reconnaissait pas moins que, par l’action naturelle de la publicité et du contrôle, les pouvoirs les plus corrompus devenaient souvent les gardiens involontaires des libertés publiques, il n’en remarquait pas moins le rapprochement que les nécessités de la politique amenaient dans ce pays de liberté entre des classes ailleurs hostiles ; il n’en admirait pas moins l’organisation de cette société où les dignités, faisant partie de la constitution fondamentale, étaient plus fixes qu’ailleurs, et où les grands étaient néanmoins plus en contact avec le peuple, où « les rangs étaient plus séparés et les personnes plus confondues. » Malgré les voleurs qui infestaient Londres, malgré la populace qui s’y ameutait dans les rues, malgré les libellistes qui y faisaient commerce de leurs injures, malgré les électeurs qui y trafiquaient de leur vote, il se sentait respirer plus à l’aise en Angleterre que partout ailleurs. « L’Angleterre est à présent le plus libre pays qui soit au monde, je n’en excepte aucune république ; j’appelle libre, parce que le prince n’a le pouvoir de faire aucun tort imaginable à qui que ce soit, par la raison que son pouvoir est contrôlé et borné par un acte… Quand un homme en Angleterre aurait autant d’ennemis qu’il a de cheveux sur la tête, il ne lui en arriverait rien. C’est beaucoup, car la santé de l’âme est aussi nécessaire que celle du corps. » Aussi Montesquieu se moquait-il des frivoles courtisans de Versailles, qui ne pouvaient s’habituer à la vie de Londres et aux manières peu affables de ses habitans. « Il faut faire comme eux, disait-il, vivre pour soi, comme eux ne se soucier de personne, n’aimer personne et ne compter sur personne. » Les sombres pronostics de nos diplomates, qui se représentaient l’Angleterre comme toujours à la veille d’un bouleversement, lui paraissaient non moins puérils. « Comme on voit le diable dans les papiers périodiques, on croit que le peuple va se révolter demain ; mais il faut seulement se mettre dans l’esprit qu’en Angleterre comme ailleurs le peuple est mécontent des ministres, et que le peuple y écrit ce que l’on pense ailleurs. »

Quoi qu’il en soit, le sentiment de la stabilité n’existait pas et ne pouvait pas exister en Angleterre après les quatre vingts ans de révolution que ce pays venait de traverser. L’Angleterre avait assisté à la chute de Charles Ier, à celle du long parlement, à celle de Richard Cromwell, à celle de Jacques II ; puis elle avait vu modifier arbitrairement l’ordre de succession à la couronne, d’abord au profit d’un roi qui n’avait pas eu d’enfans et d’une princesse héréditaire qui avait perdu les siens, en second lieu au profit d’une maison allemande. Elle avait vu le nouvel ordre de succession mis en cause par les intrigues des propres serviteurs de Guillaume III avec les Stuarts, par les manœuvres des derniers ministres de la reine Anne en faveur du prétendant, et par le soulèvement des jacobites contre George Ier. Pendant tout le règne de ce prince, elle l’avait entendu chansonner et bafouer, lui et son jargon hanovrien, ses maîtresses hanovriennes, ses favoris hanovriens et sa politique hanovrienne. Elle n’avait ni attachement ni estime pour George II, prince grotesque par son accent et par sa mine, court, laid, lourd, rageur, libertin, qui avait tout d’un caporal allemand sauf la taille, et qui ne se sentait heureux que lorsqu’il était loin de son royaume dans son petit électorat. L’aristocratie whig le soutenait parce qu’il ne gouvernait pas, et la nation parce qu’il n’était pas catholique ; mais un parti nombreux le regardait encore comme un usurpateur et un tyran, on ne comptait pas moins de cinquante jacobites décidés dans la chambre des communes, et ceux même des partisans des Stuarts qui s’étaient vendus au nouveau régime restaient secrètement en correspondance avec le prétendant et l’assuraient que, s’ils l’avaient trahi, c’était pour le mieux servir. « Leur foi est une foi punique, écrivait Chesterfield, la clémence ne les touche pas, et les sermens qu’ils prêtent au gouvernement ne les lient pas. »

Rien n’est plus destructif de l’honneur politique que le spectacle des bouleversemens fréquens et le sentiment de l’instabilité du pouvoir. Quand on croit tout possible, on est bien près de se croire tout permis. Les longues révolutions, même celles qui exercent par leurs résultats la plus salutaire influence sur les mœurs, corrompent ceux qui les font et ceux qui les subissent. Les générations qui se forment au milieu des révolutions sont sujettes au scepticisme, à la duplicité, à l’esprit d’intrigue, d’aventure et d’apostasie. Je ne crois pas que le détestable régime moral auquel Louis XIV soumit la France ait jamais produit un homme public aussi dépravé que l’illustre vainqueur de Blenheim, le fourbe et fripon duc de Marlborough, qui sous Jacques II trahissait pour Guillaume d’Orange, qui sous Guillaume d’Orange livrait le secret de l’expédition de Brest à Jacques II et à Louis XIV, qui sous la reine Anne offrait à la fois son dévouement à la cour de Hanovre et à celle de Saint-Germain, et qui mourait sous George Ier, laissant une fortune accablante pour sa gloire, bien que due en partie à la reconnaissance de son pays. Il avait fait argent de tout, de sa propre beauté, des charmes de sa sœur, du pain de ses soldats, du crédit de sa femme ; les pensions et les charges dont il s’était gorgé lui valaient annuellement à elles seules plus de 1,600,000 francs. Et le duc de Marlborough n’était pas en Angleterre un phénomène isolé, il était le type de toute une race d’hommes publics moins grands, moins riches et moins puissans, mais presque aussi corrompus. Le vainqueur de La Hogue, l’amiral Russell, était comme lui insatiable et félon. L’habile préparateur financier de leurs victoires, Godolphin, ne se faisait aucun scrupule de servir deux maîtres. Avec une conscience plus troublée, Shrewsbury n’en trahit pas moins d’abord Guillaume III, qu’il avait appelé en Angleterre, puis George Ier, à qui le versatile ministre avait assuré la couronne par un hardi coup d’état. L’honnête Halifax lui-même ne put résister à la tentation de correspondre avec la cour de Saint-Germain après avoir joué un rôle décisif dans l’expulsion des Stuarts. Sunderland changeait aussi facilement de religion que de roi. Son fils Charles, le conseiller favori de George Ier, fut en intrigue avec les partisans des Stuarts. On allègue, il est vrai, à sa décharge, qu’il exploitait leur crédulité. Non moins déloyal, Robert Walpole fit pendant son ministère parler au prétendant de son secret attachement à la dynastie déchue, espérant obtenir par ce mensonge l’appui des jacobites dans le parlement. Les maîtresses de George Ier vendaient la clémence royale aux ennemis de la couronne et la faveur royale à ses serviteurs. Sir Robert Sutton, ancien ambassadeur du roi d’Angleterre à Paris, abusait des fonds appartenant à une institution charitable dont il était administrateur, et pour ce fait on l’expulsait de la chambre des communes. Les directeurs des prisons publiques à Londres concouraient à l’évasion des riches détenus et laissaient les pauvres mourir de faim, si bien qu’il en périssait souvent jusqu’à huit ou dix par jour. Le lord-chancelier Macclesfield faisait commerce des offices judiciaires et violait les dépôts faits à la cour de chancellerie par les plaideurs, crimes pour lesquels il fut condamné par la chambre des lords à une amende de 750,000 francs. Trois autres ministres de George Ier, Craggs, Aislabie et Sunderland, furent honteusement compromis dans les chimériques et frauduleuses spéculations qui, en 1721, rendirent successivement l’Angleterre ivre de jeu et ivre de vengeance. Des milliers de familles trouvèrent la ruine dans des compagnies fantastiques pour l’engraissement des cochons, le commerce des perruques, l’amélioration de la bière et l’emploi du mouvement perpétuel. Le prince de Galles se mit à la tête d’une société pour l’exploitation de mines imaginaires, et sut s’en retirer à temps avec un bénéfice d’un million ; le roi lui-même fut accusé d’agiotage : Robert Walpole eut seul la dextérité de s’enrichir et de grandir au milieu de la crise d’où ses collègues et ses rivaux sortirent l’honneur atteint et la bourse vide.

On regarde parfois Walpole comme le père de la corruption parlementaire dans son pays. Vingt ans premier ministre, il l’a sans doute plus longuement et plus habilement pratiquée que tout autre ; mais ses prédécesseurs lui en avaient donné l’exemple, et ses successeurs en firent un plus grand abus que lui. La vénalité des membres de la chambre des communes était alors en Angleterre un produit naturel des mœurs et des lois. La révolution avait rendu le parlement libre et les consciences faciles ; elle avait enlevé au pouvoir les moyens d’intimidation par lesquels il agissait autrefois sur les représentans, sans donner au public les moyens de surveillance par lesquels il les défend aujourd’hui contre la tentation de spéculer sur leur mandat. La chambre des communes était puissante, le sens moral était faible et les délibérations étaient secrètes. La couronne avait grandement intérêt à acheter les votes ; les votans ne se faisaient guère scrupule de les vendre, et les vendeurs étaient à peu près assurés de l’impunité. De là cette ère de corruption parlementaire qui commence à Charles II et finit sous le gouvernement de Pitt.

De même que la liberté parlementaire eut pour premier effet la corruption parlementaire, la liberté électorale eut pour premier effet la corruption électorale. Dès que les ministres cessèrent de violenter les électeurs, ils cherchèrent à les acheter. Ce fut un progrès. La corruption fausse beaucoup moins les élections que la violence. C’est un moyen qui est à la disposition de tous les gens sans scrupule et qui n’agit que sur les gens sans scrupule. L’opposition peut en user comme le pouvoir, et le pouvoir comme l’opposition ne peuvent en user qu’auprès d’un nombre restreint de citoyens. Walpole, on le sait, employait tous les moyens imaginables de séduction. Il se servait cyniquement, pour grossir sa majorité, du patronage de la couronne, des fonds secrets, de sa propre bourse ; on assure qu’il dépensa un million et demi sur sa fortune personnelle dans les élections de 1734, et qu’il donnait régulièrement sur le budget, pendant toute la durée des sessions, dix guinées par semaine aux membres écossais. L’opposition n’en réunit pas moins, en plein ministère de Walpole, jusqu’à 205 voix contre 266 ; les grandes factions qui se partageaient l’Angleterre ne cessèrent jamais d’être représentées dans la chambre des communes ; les ennemis eux-mêmes de la maison régnante y disposaient habituellement de 40 à 50 voix. C’est la meilleure preuve que les élections étaient assez sérieuses. Voulez-vous juger de la sincérité du scrutin dans un pays divisé par les révolutions : vous n’avez pas besoin de contrôler en détail les opérations électorales ; vous n’avez qu’à regarder à la composition de la chambre. Si l’opposition n’y est pas forte et nombreuse, vous pouvez hardiment alarmer ; que le pays n’est pas exactement représenté, et que la violence ou la fraude joue un grand rôle dans les élections.

Walpole était entré dans la vie publique à une époque où la violence était encore l’arme favorite des partis, et dans sa jeunesse il l’avait souvent employée et subie. Les hommes d’état formés à l’école de la révolution, tories et whigs, se disputaient le pouvoir et l’exerçaient tour à tour les uns contre les autres avec un brutal acharnement. En 1710, sous la domination des whigs, un ecclésiastique obscur et médiocre, le docteur Sacheverell, fut poursuivi par la chambre des communes devant la chambre des lords pour un pitoyable sermon sur les dangers auxquels le gouvernement de Godolphin exposait, selon lui, l’église d’Angleterre, et Walpole accepta les fonctions de commissaire dans ce ridicule et maladroit procès. En 1712, sous la domination des tories, le duc de Marlborough fut dépouillé de toutes ses charges, Walpole fut expulsé de la chambre des communes et envoyé à la Tour ; les sermons whigs de l’évêque de Saint-Asaph furent brûlés publiquement par le bourreau. En 1714, Steele se vit expulsé de la chambre des communes pour avoir insinué dans un pamphlet que la succession hanovrienne était en danger sous l’administration tory d’Oxford et de Bolingbroke. Un an après, à la mort de la reine Anne, les whigs prenaient avec éclat leur revanche. Dans la proclamation pour la convocation d’un nouveau parlement, George Ier mit les électeurs en garde contre les amis du précédent ministère et leur recommanda « ceux qui s’étaient montrés fidèles à la succession protestante lorsqu’elle avait été en danger. » Cette intervention abusive du pouvoir royal dans les élections fut si efficace que la majorité se trouva retournée dans la chambre des communes, et lorsqu’à l’ouverture de la session sir William Wyndham, l’un des principaux accusateurs de Steele, attaqua la proclamation, « non-seulement comme sans exemple et sans excuse, mais comme dangereuse pour l’existence même des parlemens, » il fut interrompu par le cri de « à la Tour ! à la Tour ! » Walpole, voulant que son parti réservât ses vengeances pour de plus grands adversaires, se leva et dit avec calme : « Je ne suis pas d’avis de donner satisfaction au désir d’être envoyé à la Tour que semble éprouver le membre qui occasionne ce débat. Cela le rendrait trop considérable. » Sir William Wyndham n’eut à subir qu’une réprimande de l’orateur, mais Bolingbroke et Ormond furent mis en accusation et frappés d’attainder (1715). Ils avaient eu la prudence de mettre la mer entre leurs ennemis et eux, et ils ne moururent ni l’un ni l’autre de la main du bourreau. Moins heureux, deux des seigneurs qui prirent part à la levée de boucliers que firent les jacobites en 1715, les lords Derwentwater et Kenmure, portèrent leur tête sur l’échafaud ; vingt-deux rebelles d’un rang inférieur furent pendus dans le Lancashire, et quatre à Londres ; beaucoup d’autres furent assez sommairement fusillés (1716). De barbares restrictions déshonorèrent « l’acte de grâce et de libre pardon rendu un an après. » Cet acte exceptait formellement de l’amnistie « toute personne du nom et du clan de Mac Gregor, » ce qui n’empêchait pas un écrivain whig de s’écrier avec enthousiasme que « la clémence du roi George Ier surpassait celle de Dieu lui-même. » Les temps étaient rudes. En 1720, on pendit un apprenti de dix-neuf ans, John Matthews, pour avoir imprimé un pamphlet à l’honneur du prétendant. Le public était aussi dur que le pouvoir. En 1721, lors de la chute des actions de la compagnie des mers du sud, la foule, non contente de voir les directeurs de la compagnie chassés du parlement, dépouillés de leurs biens, honnis et conspués, demanda leur mort à grands cris, et Walpole, appelé à la direction des affaires pour conjurer l’orage, eut quelque mérite à ne pas inaugurer son ministère par la pendaison de quelques agioteurs. Son administration, relativement très humaine, contribua beaucoup à l’adoucissement des mœurs politiques en Angleterre. Plusieurs de ses antagonistes étaient en relations avec le prétendant, leur tête était à sa merci. Il n’eut pas recours à l’échafaud pour se débarrasser de leurs incommodes et injurieuses attaques ; mais en même temps qu’il était assez généreux pour ne pas éclaircir violemment les rangs de ses adversaires, il était assez égoïste pour grossir l’armée des Stuarts en fomentant les rancunes du roi contre le parti qui ne pouvait pas se dire hanovrien de la veille. Sans avoir vu avec plaisir l’établissement de la dynastie allemande, la plupart des tories auraient accepté volontiers la maison de Hanovre, si elle ne les avait pas traités en ennemis. Fort mal accueillis à la cour et systématiquement exclus, non-seulement des grandes charges que le parti dominant a le droit de se réserver, mais même des fonctions locales qui appartiennent naturellement aux grands propriétaires, ils s’habituèrent à regarder la maison régnante comme incompatible avec eux, et par leur hostilité tantôt bruyamment factieuse, tantôt souterraine, ils retardèrent de vingt ou trente ans la consolidation du nouveau régime.

Jaloux de son autorité jusqu’à écarter systématiquement du roi tous ceux qui n’appartenaient pas à sa coterie, et de sa coterie tous ceux qui n’acceptaient pas son joug, Walpole opposait en même temps aux outrages dont l’accablaient chaque jour ses adversaires, jacobites, tories et whigs dissidens, une libérale indifférence que je me permets de signaler à ceux qui « recherchent par quels moyens l’Angleterre est parvenue à s’assimiler la liberté de la presse. » Depuis qu’un ministre nous a fait une leçon d’histoire sur la condition des journaux en Angleterre au siècle dernier, beaucoup d’honnêtes gens croient comme article de foi qu’à l’avènement de la maison de Hanovre, l’Angleterre s’était volontairement soumise, pour défendre la dynastie de son choix, à une législation terrible qui avait « pour seul objet d’interdire les armes et les institutions de la liberté aux adversaires des institutions nouvelles, » qui rendait illusoire l’intervention du jury, en ne l’appelant pas à se prononcer sur la criminalité des faits soumis à son verdict, et qui donnait à des « juges révocables par la couronne jusqu’en 1760 » un pouvoir discrétionnaire sur les peines à prononcer. Tout cela est inexact. Le régime de la presse anglaise n’a subi aucun changement à l’avènement de la maison de Hanovre ; il n’avait été nullement conçu dans une pensée dynastique, et il servit beaucoup plus souvent les haines et les vengeances du parti dominant que les intérêts du nouveau trône. Un très petit nombre d’écrivains jacobites furent condamnés sous George Ier et sous George II, et ce fut sous George III, après l’anéantissement complet du parti des Stuarts, que lord Mansfield proclama avec éclat la doctrine, soutenue avant lui par plusieurs juges, mais toujours contestée et depuis condamnée, que, dans les procès de presse, le jury avait pour seule mission de déclarer si l’accusé était auteur, éditeur ou imprimeur de la publication incriminée. Bien loin de tourner contre l’opposition, cette prétention abusive tourna contre le pouvoir, multiplia les acquittemens systématiques et rendit pour un temps toute répression impossible. Quant aux juges, ils avaient cessé dès 1701 d’être arbitrairement révocables. Tout ce qu’il leur restait à souhaiter en 1760 pour jouir d’une complète inamovibilité, c’était de n’avoir plus à obtenir le renouvellement de leurs commissions lors d’un changement de règne. À dater de l’avènement de George III, leur indépendance fut protégée par ce supplément de garantie ; mais ce n’était point par manque d’indépendance que péchaient les juges, c’était par passion politique et par ambition. Ils n’avaient jamais sévi avec plus de rigueur contre les pamphlets et les journaux qu’ils ne le firent de 1760 à 1791. Dans cet espace de trente et un ans, il y eut soixante-dix poursuites pour libelles et cinquante condamnations, dont trente-huit légères et douze sévères. De tels chiffres paraissaient énormes à ceux qui étaient soumis à la juridiction des « juges hanovriens ; » ils nous semblent presque modérés aujourd’hui.

J’ai été amené à dire ce que n’était pas le régime de la presse en Angleterre à l’époque de Walpole. Ce qu’il était, le voici. Depuis l’expiration du licensing act en 1695, la publication des livres et des journaux n’était plus soumise à la nécessité d’une autorisation préalable ; le nombre des imprimeries avait cessé d’être limité : ceux qui voulaient exercer le métier d’imprimeur n’étaient pas même tenus, comme ils le furent plus tard, de notifier leur intention à un représentant de l’autorité et d’indiquer sur leurs publications leur nom et leur demeure. Toute censure, toute action préventive de l’administration sur les auteurs, éditeurs et imprimeurs avait disparu ; tout citoyen avait non-seulement la liberté la plus absolue d’écrire et d’imprimer à ses risques et périls, mais les plus grandes facilités pour se soustraire par des actes clandestins aux recherches de la justice. Une seule mesure avait été adoptée en vue de prévenir la multiplication excessive des imprimés, l’établissement d’une lourde taxe sur les journaux et les pamphlets. « Le roi, écrivait Montesquieu, a un droit sur les papiers qui courent et qui sont au nombre d’une cinquantaine, de façon qu’il est payé pour les injures qu’on lui dit. » Les écrivains politiques pouvaient injurier même le roi avec d’assez grandes chances d’impunité, et cependant ils étaient très insuffisamment garantis contre une répression sévère lorsqu’ils se bornaient à blâmer les ministres. L’état de la législation sur le libelle était fort mal défini et livrait aux disputes des jurisconsultes la grave question de savoir ce qu’il fallait entendre par un libelle. D’après la doctrine généralement reçue avant la révolution de 1688, toute critique dirigée contre le pouvoir ou contre ses agens constituait un délit, et les juges restaient attachés à cette théorie traditionnelle, qui, si elle avait été rigoureusement appliquée, aurait paralysé la discussion par la voie de la presse ; mais le public était avide de pamphlets et de journaux, et le jury partageait les goûts du public. À moins que le pays ne fût très surexcité contre les factions opposantes, les ministres ne pouvaient donc abuser de la jurisprudence établie sans révolter l’opinion et sans provoquer des acquittemens. Toujours exposés d’ailleurs à voir leurs adversaires prendre leur place, ils n’étaient pas intéressés à multiplier des précédens qui pouvaient se retourner contre eux. Ils trouvaient donc généralement plus d’avantage à combattre les journaux par des journaux que par des poursuites judiciaires, et ils prenaient à leur solde des bandes de libellistes qui rivalisaient de brutalité et d’indécence avec ceux du parti contraire. En fait, la licence de la presse n’a jamais été plus effrénée en Angleterre que pendant la première moitié du XVIIIe siècle. La féroce malice de Swift n’épargnait pas plus l’honneur des femmes et des prêtres que celui des politiques. Ses grossiers imitateurs jetaient cyniquement à la tête de ceux qu’ils avaient pour métier d’insulter les sottises les plus sales et les calomnies les plus subalternes. Malgré les exemples de finesse et d’élégance donnés par Addison, le ton de la dispute était en général bas et dur. Un crime ne pouvait se commettre sans que les journaux whigs l’imputassent aux tories. Un malheur ne pouvait arriver à un whig sans que les journaux tories en fissent des gorges chaudes. Le Weekly Packet, feuille tory, après avoir raconté que le pasteur presbytérien d’Epsom s’était cassé la jambe et qu’on avait dû la lui couper, ajoutait joyeusement : « C’est la preuve que ces prétendans à la sainteté ne marchent pas toujours avec autant de circonspection qu’ils le disent. » Le Weckly Journal, feuille whig, annonçant qu’une femme était morte d’ivrognerie dans la rue, se plaisait « à supposer qu’elle était du parti de la haute église. » Personne n’échappait, personne ne cherchait à échapper à la classification des partis. Les femmes, les enfans, les domestiques se disaient whigs ou tories. Polichinelle se faisait en plein vent homme de cabale ; des pamphlets à un sou se vendaient à profusion dans les rues, des ballades hanovriennes ou jacobites se chantaient sur les places ; les sermons, comme les comédies et les mascarades, avaient une couleur politique. On ne s’occupait pas de son salut, on ne se livrait pas au plaisir, on n’achetait pas, on ne vendait pas sans faire acte de parti. Les cabarets, les cafés, les auberges et jusqu’aux boutiques se rattachaient à l’une ou à l’autre faction. Les femmes whigs et tories se distinguaient par le nombre de leurs mouches, par la couleur de leurs coiffes et par leurs places au théâtre. Les valets des membres des communes tenaient un parlement au petit pied en attendant leurs maîtres à la porte de Westminster, et en 1715 whigs et tories se battirent pendant deux jours à coups de poing sur le choix de leur orateur. Après bien des têtes cassées, les whigs l’emportèrent, et le domestique de M. Strickland fut nommé. Dans la populace au contraire, la domination appartint longtemps aux tories. Lors du procès du docteur Sacheverell en 1710, la foule manifesta sa bienveillance pour le docteur en saccageant une demi-douzaine de chapelles dissidentes aux cris de « vive Sacheverell ! vive la haute église ! » Le jour du couronnement de George Ier, le peuple de Norwich, de Bristol et de Birmingham crut devoir protester contre la cérémonie par le pillage de quelques maisons. Pendant les deux premières années qui suivirent l’avènement du nouveau roi, la canaille de Londres célébra la naissance de tous les personnages passés ou présens dont le nom pouvait servir de prétexte à des démonstrations factieuses en s’attroupant, soit pour boire à la santé du prétendant, soit pour brûler en effigie George Ier, soit pour démolir des chapelles dissidentes, soit pour assommer les passans qui se refusaient à crier « vive le roi Jacques ! vive la haute église ! Plus de gouvernement étranger ! » La police était si mal faite et les tapageurs jacobites étaient si bien organisés qu’ils restèrent maîtres à peu près incontestés des places publiques jusqu’au jour où les habitués des cabarets whigs s’associèrent pour opposer attroupemens à attroupemens et manifestations à manifestations. Ces bruyans défenseurs de l’ordre parcouraient Londres en bandes nombreuses, promenant des limages grotesques du pape et du prétendant, donnant la chasse aux jacks, envahissant leurs tavernes, bouleversant leurs feux de joie et brûlant en effigie leurs chefs. Les rencontres dans les rues à coups de gourdin devenaient parfois très sanglantes ; mais c’était à l’attaque des cabarets et des tavernes que se livraient les plus meurtriers combats. Les assaillans se retiraient rarement sans avoir essuyé quelques coups de feu, et il fallut pendre un certain nombre de mutins pour empêcher les processions politiques de dégénérer trop souvent en affaires de mousqueterie.

Même lorsque les factions se reposaient, la jeunesse turbulente et licencieuse qui vivait dans les cafés était une véritable peste publique. Insulter les honnêtes femmes, chercher querelle aux gens paisibles, coudoyer les passans et les faire descendre dans le ruisseau, tels étaient les plus innocens plaisirs des mauvais sujets qui, sous le nom de mohocks, faisaient la terreur de Londres. La nuit, après avoir bien bu, ils se précipitaient dans les rues l’épée à la main, renversant et blessant ceux qui avaient le malheur de se trouver sur leur passage. Parvenaient-ils à mettre la main sur une femme, ils la plaçaient la tête en bas au coin d’une borne, ou bien encore ils la renfermaient dans un tonneau et l’envoyaient rouler en bas d’une colline. Chaque bande avait d’ailleurs son divertissement favori et comme son mode particulier de torture. Les uns mettaient leur plaisir à aplatir les nez ou à faire sauter les yeux d’un coup de doigt ; d’autres trouvaient plus comique de donner aux gens ce qu’ils appelaient « une suée. » Le jeu consistait à se ranger en cercle autour de la victime, à la piquer par derrière à mesure qu’elle se retournait pour éviter la pointe des épées, et à lui imprimer ainsi un mouvement de nature à exciter la transpiration. Ces fantaisies bachiques cachaient parfois de terribles vengeances. Les gens de lettres qui exerçaient trop leur esprit aux dépens de leurs semblables étaient plus exposés que d’autres affaire la rencontre, toute fortuite en apparence, de gens avinés qui les rouaient de coups, et l’on cite un journaliste qui, sous la reine Anne, fut attiré dans un guet-apens et battu à mort. Le soleil couché, on ne pouvait se promener avec sécurité dans Londres qu’à la condition d’être bien escorté. Échappait-on aux mohocks, on avait chance de tomber sur des brigands. Du 20 janvier au 10 février 1720, on compte dans les journaux une trentaine de cas d’attaques à main armée commises à Londres ou dans les environs sur des personnes de tous rangs. Tantôt, c’est la duchesse de Montrose qui, revenant de la cour, est arrêtée par trois cavaliers bien montés ; tantôt c’est le duc de Chandos qui, rentrant en ville avec sa suite, est assailli par cinq malfaiteurs, et réussit à les repousser ; tantôt c’est un pauvre ouvrier à qui un voleur casse le bras d’un coup de pistolet pour le punir de n’avoir qu’une bourse mal garnie ; tantôt ce sont des voyageurs qui se voient dévalisés en plein midi sur la grande route, à quelques milles de la capitale. Le jour, on n’avait assurément rien de pareil à craindre dans les quartiers populeux ; mais il fallait s’y tenir sans cesse en garde contre les filous qui ne respectaient rien, pas même les perruques. D’adroits coquins se promenaient parfois dans la foule, portant sur la tête un panier dans lequel se tenait un enfant exercé à happer au passage les chevelures artificielles des citadins distraits, et leurs tristes victimes n’avaient quelque chance d’échapper aux moqueries de la populace qu’en se sauvant dans un fiacre, au risque de se casser les reins dans les fondrières ou d’être atteintes par les coups de fouet que les cochers échangeaient avec les boueurs qui encombraient les rues, ou les charretiers qui injuriaient les passans.

De telles mœurs comportaient une singulière brutalité dans les actes et dans les paroles, et imposaient la nécessité de se faire justice à soi-même. Dans la classe supérieure, on dégainait pour un rien ; dans la classe inférieure, on boxait à tout propos. Les domestiques attroupés à la porte des parcs pour y attendre leurs maîtres se pochaient les yeux et se déchiraient les habits par simple passe-temps ; au théâtre, où ils avaient des places gratuites, leur impudence et leur grossièreté étaient des plus incommodes ; ils interrompaient la représentation par leurs bruyantes plaisanteries ; ils jetaient des pommes et des croûtes de pain sur la scène, et lorsque, pour mettre fin à ces désordres, on ferma en 1737 la galerie des valets de pied, les exclus, au nombre de trois cents, prirent d’assaut le théâtre de Drury-Lane, à la barbe du prince de Galles, après avoir blessé vingt-cinq personnes. Pour avoir définitivement raison des gens de livrée, il fallut mettre garnison dans la salle.

L’ivrognerie était l’une des causes principales de l’humeur grossière et violente qui caractérisait alors les habitans de Londres. Vers 1736, les ravages physiques et moraux faits par l’abus du genièvre prirent un caractère si inquiétant que les chambres crurent devoir interdire la vente de cette boisson. La veille du jour où l’acte devait être mis en vigueur, les funérailles de la « mère genièvre » furent célébrées dans presque toutes les villes d’Angleterre par d’abondantes libations ; Le lendemain, les apothicaires, les charlatans et les marchands ambulans vendirent sous forme de médicament la liqueur qu’on ne pouvait plus débiter comme boisson. Quand les magistrats demandèrent à ceux qui éludaient ainsi la loi d’expliquer la séduction inusitée que leurs drogues exerçaient sur le public, les contrevenans répondirent avec flegme que le dernier bill, ayant beaucoup multiplié les indispositions, avait naturellement augmenté leur clientèle. En vain de grandes récompenses furent promises aux dénonciateurs. La foule jeta quelques délateurs à la rivière, et la passion des masses pour le genièvre n’eut pas grand’peine à paralyser le zèle du parlement pour l’amélioration des buveurs.

La religion elle-même semblait avoir perdu la vertu de lutter contre les progrès de l’immoralité. Il y avait dans les classes inférieures peu d’impiété affichée, mais encore moins de foi. Le peuple restait attaché à l’église anglicane par antipathie traditionnelle pour les puritains et les papistes ; il se soumettait aux observances ; le dimanche, il ne travaillait pas et allait assez régulièrement au sermon, mais au sortir du sermon il se rendait au cabaret et se livrait au désordre. Jamais le frein religieux n’avait été moins efficace en Angleterre. Sans manquer de décence, le clergé de l’église établie n’avait ni austérité ni ferveur ; les sectes dissidentes elles-mêmes s’étaient fort attiédies depuis qu’elles n’avaient plus à lutter pour le libre exercice de leur culte. Les catholiques étaient opprimés, silencieux et timides ; les incrédules s’attaquaient hardiment aux bases du christianisme et trouvaient secrètement faveur auprès des gens d’esprit malgré les habiles réfutations de savans, mais froids théologiens ; les indifférens sans principes abondaient dans toutes les classes. Dans toutes les classes aussi, on trouvait sans doute de dignes représentans des bonnes traditions morales et religieuses ; mais ils restaient sur la défensive, ils ne se sentaient pas encore animés de cette humeur conquérante qui fait les vrais réformateurs. La réaction licencieuse contre le puritanisme qui s’était produite après la restauration tirait à sa fin ; la réaction méthodiste contre l’impiété et l’immoralité, qui devait se produire sous George II, n’avait pas commencé. Lorsque Voltaire visita l’Angleterre en 1726, il était si loin de prévoir la possibilité d’un réveil religieux quelconque, qu’il écrivait à propos du mouvement que se donnaient alors certains unitaires : « Le parti d’Arius prend très mal son temps de reparaître dans un âge où tout le monde est rassasié de disputes et de sectes… On est si tiède à présent sur tout cela qu’il n’y a plus guère de fortune à faire pour une religion nouvelle ou renouvelée. » Autant d’ailleurs le zèle religieux paraissait à Voltaire incompatible avec l’esprit du XVIIIe siècle, autant l’enthousiasme philosophique lui paraissait contraire à la nature des choses. « Jamais les philosophes, disait-il dans ses lettres sur les Anglais, ne feront une secte de religion. Pourquoi ? C’est qu’ils n’écrivent point pour le peuple et qu’ils sont sans enthousiasme. » Il ne s’attendait donc point à l’explosion de fanatisme philosophique à laquelle il devait si puissamment contribuer en France. Cependant il sentait bien qu’en France beaucoup plus qu’en Angleterre la frivolité du clergé était faite pour donner des armes à. « Devant un jeune et vif bachelier français, criaillant le matin dans les écoles de théologie et le soir chantant avec les dames, un théologien anglican est un Caton… A l’égard l’irréligion des mœurs, le clergé anglican est plus réglé que celui de Franee… Les prêtres sont presque tous mariés. La mauvaise grâce contractée dans l’université, et le peu de commerce qu’on a ici avec les femmes, font que d’ordinaire un évêque est forcé de se contenter de la sienne. Les prêtres vont quelquefois au cabaret, parce que l’usage le leur permet, et s’ils s’enivrent, c’est sérieusement et sans scandale. »

Montesquieu et Voltaire ont été tous les deux frappés du peu d’empressement que les hommes témoignaient en Angleterre auprès des femmes et du peu de charme qu’ils semblaient trouver dans leur société. Les femmes avaient en effet à Londres bien moins d’importance et d’attrait qu’à Paris. À de rares exceptions près, elles étaient ignorantes et n’avaient l’esprit ni agréable ni délicat. L’imagination salie par les obscénités de la littérature dramatique du temps, elles avaient peine à comprendre, quand elles étaient honnêtes, qu’un homme pût rechercher leur conversation sans en vouloir à leur vertu, et quand elles étaient coquettes, que leur conversation pût être recherchée par les hommes sans être ordurière. Il n’y avait guère de milieu entre l’indélicate pruderie des unes et l’immodeste laisser-aller des autres. De ces deux types féminins dans le monde anglais, Montesquieu paraît n’avoir remarqué que le premier, mais Addison a retracé le second. « On voyait communément, dit-il, un homme qui s’était enivré en bonne compagnie, ou qui avait passé la nuit dans le désordre, le raconter le lendemain devant des femmes pour lesquelles il avait le plus grand respect. Peut-être était-il réprimandé par un coup d’éventail ou par un fi donc ! mais la belle irritée témoignait son approbation par sa contenance. Elle l’appelait un vilain original, un affreux scélérat. Il haussait les épaules, jurait, recevait un nouveau coup, jurait encore qu’il ne croyait pas avoir juré, et tout était pour le mieux….. Dans tout le cours de mes observations, je n’ai jamais vu un homme vraiment intelligent être le favori général des dames. » Aussi les gens d’esprit hantaient-ils beaucoup plus les cafés que les salons et s’adonnaient-ils beaucoup moins à la galanterie mondaine qu’à de faciles plaisirs qui leur laissaient la liberté de vivre, de causer et de s’enivrer entre eux. Les femmes qui n’aimaient pas la solitude étaient réduites à se consoler avec l’espèce de damerets dont Addison vient de nous peindre l’aimable conversation. Les séductions de cette élégante jeunesse suffisaient souvent à faire damner les pères et les maris, qui, à la fois négligens et despotiques, ne disputaient guère aux galans le cœur de leurs femmes et de leurs filles que lorsqu’il était en révolte ouverte contre leur autorité. Les journaux, les mémoires, les comédies et les romans de l’époque sont pleins d’insurrections féminines et de violences paternelles ou maritales, d’inclinations contrariées, d’enlèvemens, de mariages clandestins, de séparations éclatantes, d’amans poursuivis sur les grandes routes ou pris en flagrant délit dans les auberges, et tout cela raconté avec un cynisme de langage qui à lui seul est le signe d’une grossière dépravation. Addison lui-même, qui était un réformateur moral, écrivait contre les vices et les ridicules de la bonne compagnie avec une impudeur qui aujourd’hui le rend souvent impossible à citer, mais qui, au XVIIIe siècle, le faisait lire par toutes les belles dames de l’Angleterre. Il y avait une certaine élégance à se montrer immodeste et peu dévote. À l’église, des personnes appartenant au meilleur monde affectaient de se faire des signes d’intelligence et d’étouffer de rire en regardant les toilettes hors de mode ou en écoutant les vieilleries morales du prédicateur. Malgré la solennité des révérences et des complimens que les hommes et les femmes de qualité échangeaient entre eux, malgré les raffinemens artificiels de la politesse classique, il y avait dans les habitudes un fonds de vulgarité qui éclatait souvent de la façon la plus grotesque. Un soir que lady Mary Wortley Montagu était allée faire sa cour à George Ier au milieu du sérail de vieilles Allemandes qu’il avait importé en Angleterre, elle redescendait l’escalier du palais en se félicitant d’avoir pu échapper de bonne heure aux ennuis du cercle, lorsqu’elle fit la rencontre du secrétaire d’état Craggs, qui lui demanda d’un air surpris comment elle avait pu se retirer si tôt. Elle répondit que le roi avait eu la bonté de le lui permettre, non sans avoir manifesté le vif regret de la voir partir. Le secrétaire d’état ne dit mot ; mais, la saisissant à bras-le-corps, il l’emporta en courant au haut de l’escalier, la déposa dans l’antichambre, lui baisa respectueusement les mains et disparut. Les pages s’empressèrent d’ouvrir la porte, et lady Mary se trouva en présence du roi avant d’avoir eu le temps de se remettre de son trouble. Elle contait d’un air effaré la gaminerie du ministre favori, lorsque celui-ci fit gravement son entrée avec toute la raideur officielle d’un chambellan germanique. « Mais comment donc, monsieur Craggs ! lui dit le roi en français, est-il d’usage en ce pays de porter les belles dames comme des sacs de froment ? — Il n’est rien que je ne fisse pour le plaisir du roi, » répondit après un instant d’hésitation le courtisan. Dès qu’il put s’approcher de lady Mary, il lui dit à l’oreille avec un gros juron qu’elle était une bavarde et qu’il se vengerait.

Si les manières de la cour étaient peu exemplaires, la vie domestique de la famille royale l’était encore moins. La femme de George Ier, Sophie-Dorothée de Zell, vécut trente-deux ans, prisonnière et divorcée, dans le château d’Ahlen, maudissant le mari qui l’avait soupçonnée-et gémissant de ne pouvoir embrasser le fils qui avait hérité de sa haine pour le roi. La reine Caroline poussa au contraire la complaisance pour George II jusqu’à aimer ses propres rivales et jusqu’à détester son propre fils. À son lit de mort, elle refusa impitoyablement de se réconcilier avec le prince de Galles, mais elle pressa tendrement le roi de se remarier. « Non, répondit George II en sanglotant, j’aurai des maîtresses. — Ah ! mon Dieu ! cela n’empêche pas, » reprit la mourante.

Ce n’était évidemment pas de tels modèles qu’on devait attendre la réformation des mœurs ; d’où pouvait-elle venir ? La religion languissait, la cour et l’aristocratie offraient les exemples les plus corrupteurs ; la bourgeoisie des villes et la petite noblesse de province, les deux classes les plus respectables de la nation, donnaient elles-mêmes assez communément dans les vices du temps. Et néanmoins tout observateur clairvoyant pouvait entrevoir un germe de régénération sous tant de phénomènes morbides. Il y avait en Angleterre une dose de liberté et de publicité qui, bien que très insuffisante, faisait son œuvre en dépit des hommes. De déplorables restrictions à la liberté religieuse déshonoraient sans doute la constitution anglaise ; les catholiques ne pouvaient ni exercer leur culte, ni occuper des fonctions publiques, ni siéger au parlement, et les non-conformistes protestans restaient eux-mêmes en principe frappés d’incapacité politique. Cela était injuste en soi et très contraire à l’entretien de la vie religieuse ; mais en même temps toutes les sectes chrétiennes, sauf les catholiques et les sociniens, pouvaient librement prêcher, prier, discuter, propager leur foi, et cette libre concurrence des diverses églises protestantes ne pouvait manquer à la longue de réveiller leur activité et leur zèle. La liberté de la presse n’était pas assez fortement garantie ; telle qu’elle était cependant, elle exerçait sur le public, comme sur le pouvoir, une censure continuelle. Le système électoral donnait lieu dans le détail à de nombreux abus ; en définitive, il n’en soumettait pas moins les ministres à un sérieux contrôle. Le secret des délibérations parlementaires ne permettait pas à l’opinion de surveiller d’assez près la conduite particulière des divers membres ; mais la simple rivalité entre les trois pouvoirs de l’état amenait naturellement chacun d’entre eux à enchérir sur le zèle déployé par les deux autres en faveur du bien public[3].

La réforme progressive de la société était assurée en Angleterre par le simple jeu des institutions. En France, elle ne pouvait s’accomplir sans un grand roi. Ce grand roi, dont l’ancienne France ne pouvait se passer pour éviter une révolution, elle ne le trouva point.


III

Un dévoué serviteur du pouvoir royal dont nous avons souvent invoqué le témoignage, le marquis d’Argenson, écrivait au mois de janvier 1754, à propos de l’agitation que causait en France la lutte engagée entre le parlement et la cour sur la question des refus de sacremens : « Le roi dit à présent du parlement comme il disait du clergé il y a trois ans : « Cela m’ennuie, je ne veux plus qu’on m’en parle. » Le feu est à la maison, et le maître dit : « Qu’on ne me par le pas de l’éteindre, cela m’ennuie. » Tel était le roi qui avait à tenir lieu d’institutions à notre pays. Aussi d’Argenson était-il obligé de reconnaître que « la mauvaise issue de notre gouvernement monarchique absolu achevait de persuader en France et par toute l’Europe que c’était le pire des gouvernemens. Je n’entends, ajoutait-il, que philosophes dire comme persuadés que l’anarchie même est préférable, puisqu’elle laisse du moins ses biens à chaque habitant, et que quelques troubles, quelques violences qui y surviennent, ne préjudicient qu’à quelques individus et non au corps de l’état comme ici… Voici comment je définirais en deux mots notre gouvernement : une anarchie dépensière… Nulle fermeté, nulle résolution, nulle décision quelconque ; c’est la girouette sur laquelle souffle tour à tour chacun des courtisans qui l’environnent… Ainsi les plus grandes fautes restent impunies ; aucun vice, aucun abus ne peut se corriger… La faiblesse et l’abandon à des impulsions mal dirigées nuisent à la société bien plus ingénieusement que la malice la plus raffinée. Ce règne-ci en est une preuve, car, avec ces défauts, il a plus empiré le mal que les règnes bien plus tyranniques qui l’ont précédé… Louis XV n’a su gouverner ni en tyran, ni en chef de république. Malheur pourtant à l’autorité royale, si elle ne prend ni l’un ni l’autre parti !… Il souffle d’Angleterre un vent philosophique, on entend murmurer ces mots de liberté, de républicanisme ; déjà les esprits en sont pénétrés, et l’on sait à quel point l’opinion gouverne le monde. »

Le laisser-aller de Louis XV favorisait à la fois l’émancipation des esprits et le développement des abus. En même temps que les philosophes prenaient la liberté de rêver tout haut une perfection idéale, la réalité devenait plus choquante. Les faits et les idées formaient un contraste violent : les faits étaient révoltans et les idées étaient chimériques. Les princes absolus qui ont l’imprudence d’abandonner le gouvernement des âmes sans renoncer au gouvernement exclusif des affaires font de leurs sujets des visionnaires et des révolutionnaires. La liberté intellectuelle sans la liberté politique est un poison qui tue les gouvernemens et qui provoque chez les peuples des crises parfois salutaires, mais toujours périlleuses. Quand le sentiment de la responsabilité et le sentiment de la vérité, que développe l’habitude d’agir librement, ne contiennent pas le libre essor de l’imagination et de la passion, l’imagination et la passion prennent le mors aux dents. Tant que l’homme n’a point à passer de la pensée et de la parole à l’action, il ne prend pas l’habitude de peser les conséquences pratiques de ses paroles et de ses pensées. L’action est un frein nécessaire à la critique et à la théorie. Voltaire, le plus sensé des philosophes du XVIIIe siècle, a contribué pourtant à répandre l’absurde et pernicieux aphorisme que « le peuple ne veut jamais et ne peut vouloir que la liberté et l’égalité. » C’est qu’il croyait ne faire qu’une malice au pouvoir absolu ; c’est qu’il ne croyait pas donner une règle de conduite. Mis aux prises avec les faits, il n’aurait voulu pour rien au monde d’un gouvernement basé sur une idée aussi contraire à l’expérience de l’humanité. L’amour du peuple ne l’aurait certes pas aveuglé. Il n’avait au fond ni estime ni sympathie pour les masses, et ses sentences démocratiques ne l’empêchaient pas d’écrire à M. Bordes cette phrase odieuse : « A l’égard du peuple, il sera toujours sot et barbare, témoin ce qui vient de se passer à Lyon. Ce sont des bœufs auxquels il faut un joug, un aiguillon et du foin. » Ce désaccord entre les maximes et les instincts était fort commun alors, et les maximes, tout entachées qu’elles étaient d’utopie, valaient habituellement mieux que les instincts. Les hommes étaient inférieurs à leurs pensées. On se disait et l’on se croyait sensible, humain, attaché au bonheur du prochain ; mais tous ces beaux sentimens venaient de la tête plutôt que du cœur, et le président de Brosses aurait pu dire à presque toute la coterie philosophique ce qu’il écrivait à Voltaire à propos de ses ouvrages : « Je voudrais seulement que vous eussiez dans votre cœur le demi-quart de la morale et de la philosophie qu’ils contiennent. » Et en effet, au moment où l’enthousiasme d’esprit que la cause de la justice inspire à Voltaire l’entraîne à poursuivre la réhabilitation de Calas avec un zèle qu’on ne saurait trop admirer, il écrit à d’Alembert avec une joie féroce : « Je m’occupe à faire aller un prêtre aux galères. » Au moment où il s’indigne contre le supplice du chevalier de La Barre, mis à mort comme contempteur du Christ, il se réjouit à la pensée que si l’audacieux contempteur de Voltaire, « ce polisson de Jean-Jacques, » s’avisait de venir à Genève, « il courrait grand risque de monter à une échelle qui ne serait pas celle de la fortune. »

La même opposition entre la générosité des émotions de l’écrivain et la dureté des sentimens de l’homme se retrouve chez d’autres philosophes du temps. Diderot prêchait en déclamateur sensible la plus tendre fraternité entre les hommes, et il rêvait en forcené le meurtre des prêtres et des rois. Cela n’a rien de surprenant. Les habitudes ont plus d’empire sur les âmes que les idées. Nombre de jolies femmes qui s’engouaient du traité des délits et des peines de Beccaria avaient assisté pendant plus d’une heure avec une curiosité barbare à tous les détails du supplice de Damiens. Nombre de sages improvisés qui dissertaient avec leurs maîtresses sur la réformation des mœurs et les progrès de la civilisation avaient « claqué des mains comme au spectacle » et chantonné des couplets obscènes lorsque la belle Lescombat avait traversé la foule pour se rendre à la potence. Les conceptions philosophiques n’ont pas le don de changer instantanément les cœurs et les vies. De simples idées peuvent s’emparer de certaines âmes élevées au point de les dominer ; elles peuvent même provoquer chez le commun des hommes de beaux élans d’enthousiasme et d’espérance ; elles peuvent donner une puissance éphémère et trompeuse aux exemples d’un Turgot, d’un Necker, d’un La Fayette et d’un vicomte de Noailles ; mais elles ne peuvent pas rendre tout à coup et foncièrement sérieux, humain, respectueux du droit un peuple accoutumé par un long régime à la frivolité, à la violence et à l’arbitraire ; elles ne peuvent pas donner l’expérience de la liberté à un peuple qui a toujours été mené par la lisière ; elles ne peuvent pas tenir lieu de mobile et de frein religieux à un peuple qui a rejeté la foi. C’est la gloire des libres penseurs du XVIIIe siècle d’avoir fait briller de nouveau devant les hommes les idées chrétiennes de tolérance et d’humanité, que les chrétiens avaient trop longtemps mises sous le boisseau ; mais, en empruntant à la morale évangélique quelques-uns de ses plus beaux principes, la philosophie les avait séparés des croyances et des sentimens qui en font la vertu pratique, et sans lesquels ils se dénaturent. Parmi les contemporains de Barbier et de d’Argenson, il en était déjà beaucoup pour lesquels les mots de tolérance et d’humanité n’étaient que des cris de guerre, annonçant d’inhumaines et intolérantes représailles contre le trône et l’autel. Lorsque les jésuites furent violemment expulsés de France en 1762, une joie haineuse éclata dans tout le pays. « On se souvenait de leurs persécutions, » dit Voltaire, et eux-mêmes convinrent que le public les lapidait avec les pierres de Port-Royal, qu’ils avaient détruit sous Louis XIV. Les mesquines et inefficaces vexations que la « tyrannie ecclésiastique, mariée avec la tyrannie profane, » avait infligées aux jansénistes et aux philosophes avaient fait détester le clergé et brouillé la religion avec l’esprit. La piété, la piété sincère n’avait pas entièrement disparu : il y avait encore de vrais dévots et surtout de vraies dévotes ; mais la dévotion prenait un caractère de plus en plus étroit et futile. « La reine, c’est encore d’Argenson qui parle, va voir à tous momens la belle mignonne : c’est une tête de mort. Elle prétend avoir celle de Mlle Ninon de Lenclos. Plusieurs dames de la cour qui affectent la dévotion ont de pareilles têtes de mort chez elles. On les pare de rubans et de cornettes, on les illumine de lampions, et l’on reste une demi-heure en méditation devant elles. » Pendant que la reine contemplait et choyait la 'belle mignonne, le roi assistait à des concerts spirituels chez Mme de Pompadour. Ces frivolités mystiques et ces profanations dévotes paraissaient presque naturelles, tant on avait l’habitude de voir les pratiques religieuses servir de passe-temps aux honnêtes femmes délaissées et d’assurances contre l’enfer aux libertins timorés. Les vices de ces derniers continuaient à trouver des imitateurs, mais leurs croyances cessaient d’être prises au sérieux. La licence d’esprit, devenait de plus en plus la compagne de la licence des mœurs.

La régularité des mœurs n’était cependant pas, je l’ai déjà dit, inconnue en France au XVIIIe siècle. Il y avait, surtout dans la noblesse de robe, dans la noblesse de province, dans la bourgeoisie janséniste, un grand nombre de familles qui menaient une vie austère et retirée ; mais à la cour et dans les salons, là où les exemples étaient apparens et contagieux, le relâchement était général. Aujourd’hui encore, je le sais, beaucoup d’honnêtes gens attachent à ce fait très peu d’importance, et sont assez disposés à regarder les aimables écarts de la vie privée comme de petits péchés qui concernent peut-être le ciel, mais qui n’intéressent en rien le sort des sociétés. Un mauvais mari peut être, j’en conviens, un fort bon citoyen, un excellent père de famille peut, j’en conviens encore, faire un très plat fonctionnaire ; mais il ne faudrait pas se hâter d’en conclure qu’à prendre les faits dans leur ensemble, il n’y a point de lien entre la moralité dans la vie publique et la moralité dans la vie privée. La vie privée, c’est la vie de tous les jours. C’est dans la vie privée que les hommes ont le plus souvent l’occasion de remplir ou de négliger leurs devoirs ; c’est dans la vie privée qu’ils prennent le plus l’habitude d’avoir des principes ou d’en manquer. L’habitude prise, ils la portent généralement dans la vie publique. Sachons le voir et osons le dire : le défaut de principes a été l’une des plaies de notre pays au moment de la révolution. Le défaut de principes, le défaut d’expérience, le défaut de respect pour l’autorité royale et pour la foi chrétienne, c’est par là qu’ont le plus péché les révolutionnaires français. Leur excuse, c’est l’éducation qu’ils avaient reçue, c’est la vie qu’ils avaient menée, ce sont les sentimens anti-religieux et anti-monarchiques que leur avait transmis la génération qui sous Louis XV s’était détachée de l’église et du roi. Lorsque Louis XV fut atteint en 1757 par le couteau de Damiens, « on remarqua, dit d’Argenson, que les bons bourgeois témoignèrent beaucoup de douleur de cet attentat, mais que le peuple resta muet. » Un an après, il fallut faire un sanglant exemple sur un bourgeois de Paris convaincu d’avoir tenu des propos séditieux et d’avoir écrit des placards attentatoires à l’autorité du souverain. L’exemple fut inutile : le lendemain de l’exécution, des placards plus injurieux pour le roi se trouvèrent affichés dans les rues. Ils répondaient au sentiment public, rien ne put les empêcher de se multiplier. Ni les précautions de la police ni les rigueurs de la justice ne purent remplacer le prestige de la personne royale, que Louis XV avait détruit.


IV

Le 25 octobre 1760, George II mourut à Londres, et son petit-fils George III monta sur le trône aux acclamations de toute l’Angleterre. Les tories comme les whigs s’empressèrent autour du jeune monarque. Les jacobites eux-mêmes le saluèrent roi. La maison de Hanovre était fondée. Trente ans après que Montesquieu avait vu les partisans de la dynastie nouvelle traiter à peine George II avec les égards dus à un premier magistrat, les anciens partisans des Stuarts regardaient George III comme l’oint du Seigneur. Trente ans après que Montesquieu avait vu Walpole gouverner les Anglais par la corruption et Woolston les pervertir par l’impiété, le premier Pitt gouvernait en faisant vibrer dans les cœurs un patriotique enthousiasme, et Wesley régénérait les mœurs en ravivant la foi. George III et sa popularité, qui résista aux plus grandes fautes et aux plus grands malheurs, — Pitt et sa puissance, qu’il acquit en s’appuyant non sur les vices des hommes publics, mais sur la sympathie de la nation, — Wesley et son action vivifiante, qui s’exerça même sur ses adversaires religieux, — ces trois noms, ces trois faits suffisent à marquer les progrès politiques et moraux que l’Angleterre devait à ses libres institutions.

George III différait de son grand-père et de son arrière-grand-père, et par la situation, et par les idées, et par les habitudes. Il était ce que l’Angleterre ne connaissait pas depuis bien longtemps, un roi par droit de naissance, un roi anglais et un roi respectable. Il devait sa couronne non à un parti, mais à un principe : il se faisait gloire d’être le compatriote de ses sujets ; il était pieux, régulier, scrupuleux, appliqué, dévoué aux intérêts de l’état. C’est par là qu’il avait prise sur le cœur de son peuple, mais, d’un esprit étroit, d’un caractère tenace et d’un grand entêtement pour les prérogatives de la couronne, il lui arriva souvent de se tromper sur ses devoirs comme roi d’un pays libre et sur les intérêts qu’il avait à cœur de servir. Il agita la Grande-Bretagne par des actes arbitraires, il provoqua par d’injustes agressions la séparation des colonies de l’Amérique du Nord ; il se livra consciencieusement contre ses plus fidèles ministres à des menées inconstitutionnelles qui les mirent dans l’impossibilité d’accomplir de grandes et utiles réformes ; il parvint à force d’obstination à empêcher beaucoup de bien et à faire beaucoup de mal. Seulement, grâce à la nature des institutions, il ne fut jamais assez puissant pour se perdre. Son honnêteté et l’affectueuse estime qu’elle lui valut font honneur à son temps ; l’impuissance où il fut d’amener une révolution par ses fautes fait honneur à la constitution anglaise.

Le premier Pitt n’est pas le modèle idéal d’un grand ministre constitutionnel. Il n’avait ni l’égalité d’âme, ni la liberté d’esprit, ni la force de conviction, ni la simplicité d’attitude, ni le fier désintéressement qui ont fait de son fils le plus beau type d’homme d’état qu’ait produit l’Angleterre. Lord Chatham était emporté, fantasque, glorieux, personnel, théâtral. Au dehors, il a poussé l’orgueil national jusqu’à l’insolence la plus impolitique ; il a sacrifié les intérêts de son pays au plaisir d’humilier les ennemis de son pays ; il a fait craindre l’Angleterre, mais en la faisant haïr bien plus encore qu’il ne la faisait craindre, et il a ainsi contribué à l’isolement où elle s’est trouvée lors de la guerre d’Amérique. Au dedans, la passion de l’effet et la mobilité des impressions l’ont entraîné à bien des inconséquences et à bien des excès. La majesté du trône pouvait le fasciner au point de lui faire oublier les intérêts du peuple ; les applaudissemens du peuple pouvaient l’enivrer au point de lui faire oublier le respect dû au trône. Tout cela dit, Chatham n’en reste pas moins l’un des hommes d’état auxquels l’Angleterre doit le plus de reconnaissance. Il avait le goût du grand et le don de le communiquer ; il a contribué à relever l’âme de ses compatriotes en s’adressant, pour agir sur eux, à leurs meilleurs instincts, il les a conduits par le prestige de l’éloquence, de la probité, du patriotisme et de la gloire. Les nouveaux et nobles moyens de gouvernement que lord Chatham a inaugurés et le succès avec lequel il les a employés font aussi honneur à son temps et à la constitution anglaise.

Pas plus que lord Chatham n’est le modèle idéal d’un ministre constitutionnel, John Wesley n’est le modèle idéal d’un missionnaire chrétien. Sa piété n’était pas exempte de superstition, ni sa rigidité de tristesse. Quand il ne savait quel parti prendre, il tirait au sort la résolution à laquelle il devait s’arrêter, et croyait avoir consulté Dieu ; quand il entendait certains convulsionnaires méthodistes se dire possédés du malin esprit, il ajoutait foi aux extravagances de leur imagination en délire ; quand il donnait des règles aux apôtres qu’il envoyait de lieu en lieu pour appeler les pécheurs à la repentance, il leur imposait les plus dures austérités et leur défendait les plus innocens plaisirs. Il avait peu connu le bonheur terrestre, et il était trop porté à confondre la joie et la gaîté avec le mal ; mais sa foi était agissante et communicative, son courage était à l’épreuve de la moquerie comme de la violence, et son génie d’organisation égalait celui des grands fondateurs d’ordres monastiques. Wesley avait un autre mérite bien plus rare parmi les novateurs. L’esprit de réforme n’avait pas altéré en lui l’esprit de conservation. En fondant une société religieuse, il n’avait pas l’intention de fonder une secte. Ministre de l’église anglicane et témoin de ses défaillances, il avait senti que, pour réveiller le clergé des paroisses, il fallait créer une sorte de clergé régulier, que, pour annoncer l’Évangile à ceux qui n’allaient pas à l’église ou qui n’y entendaient que de froides exhortations, il fallait organiser une armée d’ardens missionnaires, que, pour atteindre le cœur des masses, il fallait aller les chercher dans les champs, les marchés et les carrefours, et les haranguer dans leur propre et vulgaire langage. Wesley a voulu entrer en concurrence avec l’église anglicane sans entrer en guerre avec elle, et bien qu’il ait été entraîné fort au-delà de son dessein par l’hostilité des bénéficiers qu’il voulait stimuler et par la fougue des évangélistes qu’il employait comme stimulans, la puissante association à laquelle il a donné son nom est encore aujourd’hui dans son pays un corps intermédiaire entre l’église anglicane et les dissidens.

Tout en se séparant de l’église anglicane beaucoup plus qu’il ne l’aurait voulu, Wesley lui a fait infiniment plus de bien qu’il n’aurait osé l’espérer ou même le penser. Il a fait mieux pour elle que d’exciter son activité en excitant sa jalousie ; il a agi sur elle par ses paroles, par ses exemples, par la chaleur rayonnante de sa foi. Il ne lui a pas rendu seulement le zèle ecclésiastique, ce zèle trop souvent intéressé qui peut se combiner avec l’indifférence pour le salut des âmes ; il lui a rendu la vie religieuse, et avec la vie religieuse l’efficacité morale. Si l’Angleterre d’aujourd’hui ne ressemble plus à l’Angleterre du commencement du XVIIIe siècle, elle le doit en grande partie à Wesley ; si Wesley et les wesleyiens ont pu opérer dans leur patrie une aussi profonde révolution morale, ils le doivent, après Dieu, aux lois de l’Angleterre. Des associations comme celle qu’ils ont fondée ne sont possibles que dans les pays libres. Comme George III et comme lord Chatham, Wesley nous offre dans sa vie et dans ses actes un puissant argument en faveur du régime constitutionnel.

Je pourrais citer d’autres noms, invoquer d’autres faits pour montrer l’action bienfaisante que le régime constitutionnel a exercée sur les mœurs en Angleterre au XVIIIe siècle ; mais à quoi bon insister ? N’avons-nous pas l’exemple des progrès moraux que trente-trois ans de gouvernement régulier et libre ont amenés de notre temps en France ? La France doit beaucoup à la révolution et même au régime absolutiste qui l’a suivie ; elle leur doit le sang nouveau qui circule dans notre corps social et la charpente nouvelle qui le soutient ; elle leur doit un accroissement d’activité, de force, de prestige, qui a été assez grand pour résister à l’abus qu’on en a fait. Mais ceux même qui poussent jusqu’à l’idolâtrie le culte de la révolution et de l’empire ne peuvent se refuser à reconnaître que la charte a trouvé la France atteinte des maladies morales qui sont la conséquence inévitable des crises révolutionnaires et du pouvoir arbitraire. Comme dans l’Angleterre de Marlborough et de Sunderland, le sentiment de l’honneur politique était faible parmi les grands personnages de l’état, et les haines de parti étaient impitoyables ; comme dans la France de l’ancien régime, le pays était incapable d’initiative et de résistance, les mœurs publiques faisaient défaut, les mœurs privées se ressentaient du désordre des esprits, et la religion n’avait guère qu’une vie officielle. Rappellerons-nous la servilité et l’infidélité du sénat, les défections des généraux, le laisser-aller de l’opinion passant en moins d’un an des Bonapartes aux Bourbons et des Bourbons aux Bonapartes, la violence des passions qui séparaient les diverses classes, le besoin de vengeance qui animait les émigrés, l’inimitié que leur portaient les acquéreurs de biens nationaux, l’antipathie des masses pour les nobles et les prêtres ? Ces faits disent d’eux-mêmes dans quel état moral la monarchie constitutionnelle a trouvé le pays en 1814. Dans quel état l’a-t-elle laissé en 1848 ? Pas entièrement guéri assurément, pas assez affranchi de la routine révolutionnaire, pas assez dominé par le sentiment de sa propre responsabilité, encore accessible aux emportemens, aux surprises et aux défaillances, mais bien plus honnête et bien moins violent qu’en 1814, bien plus régulier, bien plus capable de réagir par lui-même contre les événemens. La France a rarement déployé plus de courage et d’esprit politique, elle s’est rarement montrée plus digne de la liberté que lorsqu’après la surprise du 24 février elle s’est défendue elle-même contre l’anarchie. L’action des lois sur les mœurs avait été si efficace de 1814 à 1848 qu’en 1848 les mœurs ont pu momentanément nous tenir lieu de lois. L’habitude de l’ordre a contenu assez longtemps les révolutionnaires déchaînés pour donner aux amis de l’ordre le loisir de se reconnaître ; l’habitude de la liberté a inspiré aux conservateurs vaincus l’esprit de résistance et de concert ; les états-majors politiques ont donné l’exemple de l’honneur et de la sagesse ; l’apaisement des passions et le progrès du bon sens public ont permis aux anciens partis divisés de se réunir, et de tourner contre la démagogie les armes qu’ils avaient trop longtemps portées les uns contre les autres ; l’esprit de famille et l’esprit religieux ont tenu lieu d’esprit politique à la portion flottante du public. À quoi tout cela était-il dû, sinon à la monarchie constitutionnelle ? Il est vrai, la monarchie constitutionnelle n’a pas duré, et c’est là contre elle le grand grief ; mais pense-t-on que la monarchie absolue eût duré plus longtemps et fait autant de bien ? Pense-t-on que l’ordre puisse se fonder en France sur l’arbitraire, que la France puisse renoncer définitivement à la liberté ? Des hommes se sont un instant trouvés pour le croire. Le croient-ils encore ? Cela n’est guère possible, et ceux même qui ont manifesté le plus de goût pour le régime arbitraire ont sans doute le sentiment que le pays veut la liberté, puisqu’ils la lui promettent.


CORNELIS DE WITT.

  1. Voyez la Société française sous Louis XV dans la Revue du 1er juin 1863.
  2. L’une des cent une propositions jansénistes condamnées par la constitution Unigenitus. La citation est de Barbier.
  3. « C’était de tout temps la coutume, raconte Montesquieu, que les communes envoyaient deux bills aux seigneurs : l’un contre les mutins et les déserteurs, que les seigneurs passaient toujours, l’autre contre la corruption, qu’ils rejetaient toujours. Dans la dernière séance (en 1729), mylord Townshend dit : « Pourquoi nous chargeons-nous toujours de cette haine publique de rejeter toujours le bill ? Il faut augmenter les peines, et faire le bill de manière que les communes le rejettent elles-mêmes, de façon que, par ces belles idées, les seigneurs augmentèrent la peine tant contre les corrupteurs que contre les corrompus… Mais les communes, qui sentaient peut-être l’artifice ou voulurent s’en prévaloir, le passèrent aussi, et la cour fut contrainte de faire de même. Depuis ce temps, la cour a perdu, dans les nouvelles élections qui ont été faites, plusieurs membres,… de façon que l’on voit que le plus corrompu des parlemens est celui qui a le plus assuré la liberté publique. Ce bill est miraculeux, car il a passé contre la volonté des communes, des pairs et du roi. »