La Société future/Chapitre 15

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XV

LA MESURE DE LA VALEUR
ET LES COMMISSIONS DE STATISTIQUE


Comme nous l’avons vu, il n’y a pas que les économistes pour déclarer la constitution de la valeur nécessaire à l’organisation d’une société stable. Tous les socialistes qui ont voulu établir des plans de réorganisation sociale sont venus se buter à cet écueil. Les socialistes qui demandent l’abolition de la propriété individuelle ; les collectivistes qui se prétendent révolutionnaires, n’ont rien trouvé de mieux, pour remplacer l’organisation capitaliste, que d’établir, dans leur société, des commissions de statistique, chargées de veiller à la production et de répartir les produits au prorata du travail de chacun, ayant reconnu que la monnaie-étalon, en cours, était nuisible, ils en ont décrété la suppression… pour la remplacer par une autre de leur invention !

Ce que c’est que la force des préjugés !

On a compris toute la fausseté du mercantilisme actuel ; on a compris qu’il fallait abolir la concurrence individuelle, en détruisant la monnaie, valeur d’échange, instrument de dol et de fraude, et ceux qui ont compris cela, ne trouvent rien de mieux que de remplacer un pouvoir par un autre, de substituer à l’argent, valeur d’échange, une autre valeur d’échange ! Leur révolutionnarisme consiste à changer le nom des choses ! Est-ce pour obtenir ce piètre résultat que les travailleurs doivent risquer leur existence ?

Qu’importe que ceux qui nous gouvernent, tiennent, de par la force de leur capital, le droit de nous imposer leur volonté, dans la production et les échanges ou qu’ils fassent consacrer cette volonté par une comédie électorale ?

Qu’importe aux travailleurs que la valeur d’échange soit d’un métal plus ou moins précieux : or, argent, tôle, fer-blanc, papier, cuir-bouilli, carton ou toute autre substance ? Qu’importe qu’on l’appelle franc, dollar, livre, florin, heure de travail ou toute autre épithète dont il plaira de l’affubler, selon l’étalon dont on se servira pour l’évaluer ? Qu’y aura-t-il de changé ? Les mêmes causes ne produiront-elles pas les mêmes résultats ? Le danger réside-t-il dans l’appellation ou l’emploi de la chose ?

Si, dans la société future, il se fait encore échange de produits, chacun alors, aura intérêt à faire estimer les siens plus que les autres, et aura le droit de se croire lésé lorsque cette estimation ne sera pas celle qu’il avait rêvée. Nous verrons alors se reproduire les inconvénients de la société actuelle.

Pour éviter les tiraillements et les récriminations, il faudrait trouver une base qui permît d’attribuer, à chacun, la part réelle qui lui revient de son travail. Il faudrait trouver un moyen qui permît de mesurer, d’une façon mathématique la part d’efforts de chacun, a-t-on trouvé cette base ? — Voici ce que dit un des leurs :

«… Le grand moyen d’action, le pivot du mutuellisme, c’est la constitution de la valeur. En effet, pour établir l’égal échange, l’échange à prix de revient, il faut que la valeur soit constituée.

» Mais, où trouver le critérium de la valeur ?

» Selon Proudhon, c’est l’heure du travail. Il est bon de faire observer que les socialistes de l’internationale ont tous été plus ou moins proudhoniens ; et d’ailleurs, ils en ont tous gardé quelque chose. Si maintenant nous ne le sommes plus, c’est que nous avons reconnu qu’il n’y a pas et qu’il ne peut y avoir de mesure de la valeur.

» Si on voulait absolument constituer la valeur, on arriverait à tarifer les produits, sans tenir compte ni du plus ou du moins des talents, ni des études, ni de tout ce qu’on aurait dépensé de force morale et matérielle pour fabriquer ces produits. »

(Extrait d’un rapport au Congrès de Bâle, cité par B. Malon dans l’Internationale, son histoire et ses principes.)

Et cet aveu est fait par tous, ces pauvres économistes, même, qui ont la prétention de ne marcher que par « lois naturelles », n’ont pu, jusqu’ici expliquer celle-là, et sont forcés de convenir que le pivot de leur système n’est qu’une loi du plus pur arbitraire !


En désespoir de cause, les socialistes autoritaires se sont donc raccrochés, faute de mieux à cette mesure de la valeur : l’heure de travail ! Seulement, il y a des travaux qui demandent une dépense plus considérable de forces ; il y a des travaux plus répugnants, plus dangereux, comment se tirer de cet écueil ?

Les uns veulent classer ces travaux en corvées sociales, que chacun serait appelé à faire à tour de rôle, on créerait un tour de service qui, probablement comporterait des exceptions, cela va sans dire du moment qu’ils seront organisés par une autorité. Les autres trouvent plus pratique de majorer le prix des heures fournies par le personnel de ces travaux. En tous cas, voilà déjà de belles causes de division et de chicanes parmi les sociétés.

Mais, il y a plus. Dans tout travail, il y a plusieurs facteurs : force musculaire et adresse, travail cérébral à divers degrés de complexité, raisonnement, mémoire, comparaison, simplification ou perfection du travail, que sais-je encore, n’en voilà-t-il pas assez pour compliquer la question et rendre le travail des répartiteurs diablement ardu sinon impossible ?

Sur quelle base établir une valeur d’échange qui donne à chacun le « produit intégral » de son travail, et empêche toute réclamation ? Quel est le dynamomètre qui pourra, constamment, être adapté aux nerfs de l’individu pour enregistrer les forces dépensées et leur application, qui pourra enregistrer ses opérations cérébrales ?

Cette valeur d’échange ne pouvant se constituer que d’une façon tout approximative, selon un travail et un temps donné, on sera donc forcé d’adopter, à l’amiable, une moyenne, entre tous les genres de travaux ? Qui établira cette moyenne ? — Les commissions de statistique. Mais ceux qui se croiront lésés ?… comment les satisfera-t-on ? Cette moyenne la leur imposera-t-on de force ? Certains collectivistes se gendarment quand on leur dit que leurs commissions seraient des gouvernements, « Administration », oui, « gouvernement, non », répondent-ils.

De deux choses l’une, pourtant, cette adoption de la valeur sera imposée, ou les travailleurs auront acquis assez de sens pratique, d’abnégation sur les petites questions d’intérêt, pour accepter une chose qui leur paraîtrait préférable à l’état de choses actuel ?…


Pourquoi, alors, leur refusez-vous cet esprit de solidarité, lorsqu’il s’agit de la société anarchiste ?

D’autre part, en créant les bons de travail — c’est le nom de la nouvelle monnaie, — comment empêchera-t-on l’accumulation ? autre difficulté très importante à résoudre, sinon on ouvre la porte à la possibilité de capitaliser.

À cela on a répondu que, l’accumulation ne pouvant porter que sur des objets de consommation, la propriété immobilière, le sol, l’outillage, etc., étant inaliénables, les dangers de cette accumulation ne pourraient être bien grands.

Au point de vue de la reconstitution de la propriété individuelle, il est bien évident que cette accumulation ne pourrait être bien dangereuse. Mais il y a un danger moral : en permettant aux individus d’amasser et de thésauriser, on leur fournirait le moyen de reconstituer le commerce et la concurrence individuelle que l’on a la prétention de détruire dans la reconstitution de la nouvelle société. Au lieu d’amortir l’esprit de lucre et de mercantilisme si funestes aujourd’hui, on les entretiendrait dans l’esprit des individus, ce serait les inciter à chercher les moyens d’étendre encore cette facilité d’échange. C’est comme cela qu’a débuté la société capitaliste. Est-ce bien la peine de faire une révolution pour en revenir à notre point de départ ?

Mais en dehors de ce danger à échéance, il y en aurait un plus immédiat, et dont le résultat serait la dislocation du système collectiviste. Nous allons expliquer comment :

Supposons ces individus « mal intentionnés » — que les collectivistes affirment devoir abonder dans une société anarchiste. — Supposons ces individus pouvant produire beaucoup plus qu’ils n’auront besoin — cela se voit tous les jours — et, par là, arrivant à accumuler. Pour ne pas noircir le tableau plus qu’il ne convient, nous laisserons de côté la possibilité de spéculation ou de solder des individus qu’ils emploieraient à satisfaire leurs caprices personnels, supposons ces dangers-là écartés. Rien que le fait d’accumuler est un danger. Car, pendant que, d’un côté, ils encombreraient les magasins sociaux du produit de leur activité, cette surabondance n’étant pas équilibrée par une consommation égale, les calculs des commissions de statistique se trouveraient ainsi bouleversés de fond en comble, car, chaque heure de travail équivalant à un produit représenté en magasin, ce produit ne pourrait être délivré que contre le « bon » correspondant. S’il se trouvait des individus laissant périmer leurs bons, faute de besoin, il pourrait arriver que d’autres individus, ayant besoin de ce même produit en magasin, ne pourraient se le procurer faute du bon y afférent.

Les collectivistes ont bien prévu l’objection, car ils se sont évertués à trouver toutes sortes de palliatifs. Mais, comme tous les palliatifs, cela complique fort inutilement le système et laisse toujours subsister le danger. Ils ont trouvé, entre autres, l’annulation périodique des bons de travail inemployés !

Mais les individus peuvent fort bien ne pas conserver leurs bons et les échanger contre des produits qui se conservent indéfiniment. Puis, où serait la raison de m’empêcher d’échanger mes anciens bons contre des nouveaux, à l’époque de leur renouvellement ? — Il pourrait se faire que je veuille travailler et accumuler dix, vingt ans de mon existence pour faire la noce ensuite, à rien produire, de quel droit m’en empêcheriez-vous ? Instituerez-vous la consommation immédiate et obligatoire ?

Mais, autre difficulté encore. Il y a des gens qui, sans intentions perverses, peuvent avoir la faculté de produire indéfiniment et y trouver leur plaisir, sans éprouver le besoin de consommer ce qu’ils produisent. Or, chaque bon de travail devra être représenté, en magasin, par son équivalent en produits ; il pourra surgir alors, dans une société soi-disant égalitaire, cette anomalie que, faute de besoins, des individus auront laissé périmer leurs bons, et qu’il y aura ainsi, en magasin, des produits inutilisés, pendant que d’autres individus ne pourront satisfaire leurs besoins, faute de produire en conséquence.

Puis, comme les commissions de statistique doivent régler la production selon les besoins de la consommation, se trouvant en présence de produits inutilisés, elles se verront, forcément, amenées à restreindre la production desdits produits. Et, de même que, dans la société actuelle, l’encombrement des magasins produit la pauvreté et le chômage pour les producteurs, nous nous demandons quelles complications pourraient surgir de toutes ces causes de perturbation.

Et nous arrivons alors à cette alternative citée plus haut : ou bien forcer les individus à dépenser leurs « bons de travail » ou bien détruire les produits non réclamés, ou bien en faire une distribution gratuite aux « nécessiteux » ! — Rétablissement de l’assistance publique, alors ?

Mais les collectivistes affirment que leurs commissions de statistique n’auraient aucun pouvoir pour imposer leurs décisions ? — Il faudrait donc qu’elles acceptent de barboter dans le gâchis qui découlerait de leur tentative d’organisation, qu’elles laissent se produire le chômage qui résulterait de l’encombrement des produits, ou bien alors qu’elles passent par dessus les règles qu’elles auraient elles-mêmes établies, ou bien encore qu’elles fassent appel à la bonne volonté des individus ?

Pourquoi leur nier, alors, le droit et la faculté de s’orienter eux-mêmes, au gré des circonstances ?

C’est ici que, malgré toutes les dénégations, nous voyons poindre le rôle de ces fameuses commissions de statistique. Elles réglementeraient les heures de travail en fixant à chacun le temps qu’il devrait fournir à la collectivité ; elles réglementeraient la production en indiquant à chacun ce qu’il devrait produire ; il n’y a que la consommation : nous voyons bien comment on la limiterait, mais non comment on la balancerait avec la production. Dans une société semblable, l’individu se trouverait limité dans tous ses actes, à chaque mouvement il se casserait le nez contre une loi prohibitoire. Cela peut être du « collectivisme », mais, à coup sûr, ce n’est pas là de l’égalité ; de la liberté encore bien moins.


En dehors de tous ces inconvénients, il y en a encore un plus dangereux. C’est qu’en instituant ces commissions — qui ne seraient autre chose qu’un gouvernement, sous une dénomination différente — nous n’aurions tout bonnement fait une révolution que pour activer la concentration des richesses, qui s’opère aujourd’hui dans les hautes sphères capitalistes, et arriver, en fin de compte, à mettre entre les mains de quelques-uns la propriété de l’outillage et de toutes les richesses sociales, à augmenter cette bureaucratie qui nous épuise et nous tue actuellement.

Les capitalistes voudraient, aujourd’hui, détruire l’État en le fragmentant, et en faisant de chacune de ses fonctions une entreprise industrielle. Cela pour y mettre la main plus sûrement encore qu’ils ne l’ont déjà. Les collectivistes veulent s’emparer de la richesse pour la concentrer entre les mains de l’État, même besogne au fond, prise en sens inverse pour arriver au même résultat.

Aujourd’hui que l’État ne possède qu’une minime partie de la fortune publique, il a su créer, autour de lui, une foule d’intérêts particuliers qui sont intéressés à sa conservation et font, d’autant, obstacle à notre émancipation. Que serait-ce donc d’un État patron, capitaliste et propriétaire, tout à la fois ? D’un État omnipotent, disposant, à son gré, de toute la fortune sociale et la répartissant au mieux de ses intérêts. Un État, enfin, qui serait maître, non seulement de la génération présente, mais aussi des générations futures, en prenant à sa charge l’éducation de l’enfance, et pouvant ainsi, à volonté, lancer l’humanité dans la voie du progrès par une éducation large et sans bornes, ou bien en arrêter le développement par une éducation étroite et rétrograde. On recule effrayé devant une telle autorité, disposant de si puissants moyens d’action.

C’est comme le capitalisme. Il est parvenu à créer un ordre de choses qui lui aide à soutenir ses intérêts de classe, mais chaque membre de cette classe a des intérêts particuliers qui le mettent en antagonisme avec les membres de sa caste et font que le travailleur en profite pour en arracher un avantage. Une révolution collectiviste aurait pour effet d’accélérer la fusion de nos deux ennemis : le Capital et l’Autorité !


Nous nous plaignons que la société actuelle nous arrête dans notre marche en avant, nous nous révoltons de ce qu’elle comprime nos aspirations sous le joug de son autorité ! Que serait-ce donc dans une société où rien ne pourrait se produire, s’il ne portait l’estampille de l’État représenté par les commissions de statistique ?

Dans une société semblable toutes les bonnes volontés seraient annihilées, toutes les initiatives seraient brisées. Aucune idée nouvelle ne pourrait voir le jour, si elle ne parvenait à se faire reconnaître d’utilité publique ; or, comme toute idée nouvelle est forcée de lutter contre les idées ayant cours, ce serait l’étouffement systématique, l’écrasement complet pour toute idée neuve. Elle serait morte avant d’avoir vu le jour.

Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, l’imprimerie qui, jusqu’à ce jour, a été un des plus puissants moyens de progrès, en permettant de vulgariser les connaissances humaines, et que les lois les plus restrictives ne peuvent parvenir à faire taire, l’imprimerie serait fermée aux idées nouvelles ; car, quel que soit le désintéressement de ceux qui seraient appelés à former le gouvernement collectiviste, on nous permettra — et la largeur de conceptions que déploient ses apôtres actuels, ne peut guère nous enlever ce doute, — on nous permettra de douter qu’ils puissent pousser l’abnégation jusqu’à laisser imprimer quoi que ce soit, attaquant leurs actes, leur autorité, leurs décisions ; surtout lorsqu’ils pourraient se croire investis du soin de mener les individus à un bonheur qu’ils se déclarent incapables d’atteindre sans eux, et que, pour légitimer ce refus, il leur suffirait d’alléguer des considérations d’ordre public : que, par exemple, les forces productrices étant toutes absorbées par les besoins immédiats, il ne leur serait pas loisible de les détourner de leur fonction pour la création de choses dont le besoin n’est pas suffisamment établi.

Et plus ces hommes seraient sincères, plus ils auraient foi en l’ordre de choses dirigé par eux, plus ils seraient impitoyables pour les idées qui viendraient combattre leurs conceptions. Étant fermement convaincus que le bonheur humain est au bout de leurs spéculations, ils n’en étoufferaient que plus impitoyablement les idées contraires. Nous avons trop souffert de l’autorité pour ne pas prendre nos précautions contre l’avenir, nous ne voulons plus remettre nos destinées à la disposition des errements individuels ou collectifs.


Les commissions de statistique, nous dit-on, ne seraient pas une autorité : elles détermineront la production, répartiront les produits, elles établiront ceci, organiseront cela, mais ça ne serait pas un gouvernement. Ho ! pas le moins du monde. Comment donc ! bien au contraire, elles seraient les servantes du peuple !

Nous demanderons alors : Si les groupes ou individus, restent libres de les envoyer promener quand elles les embêteront, où est leur utilité ? N’est-il pas plus simple de laisser les individus s’organiser librement, régler leur production et leur consommation comme ils l’entendront ? sans venir compliquer la chose d’un rouage inutile ?

Quelles que soient les dénégations de ces partisans honteux de l’autorité, ils auront de la peine à sortir de ce dilemme : Ou bien les groupes et les individus seront libres d’accepter ou de rejeter les décisions de ces commissions, ou bien ces décisions auront force de loi ?

Dans le premier cas, inutile d’établir les commissions, dans le second, il faudra donc créer une force pour appuyer ces décisions ? En ce cas, alors, que devient la liberté des opposants ?