La Société future/Chapitre 16

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P. V. Stock (p. 238-246).

XVI

LA DICTATURE DE CLASSE


Mais c’est si bien un gouvernement, avec tous ses pouvoirs, tous ses attributs, qu’ils veulent établir que, pour le justifier à l’avance, les socialistes autoritaires proclament bien haut : qu’il faudra établir la « dictature de classe ».

Qu’entend-on par « dictature de classe » ? Voilà, par exemple, ce que l’on oublie d’expliquer. Ne serait-ce pas là encore un de ces mots pompeux, bien ronflants, bien sonores et tout à fait vides de sens, ne signifiant absolument rien ; mots creux que l’on jette, de temps à autre, en pâture à la foule, pour éviter de lui donner des explications que l’on serait bien en peine de fournir. Mots semblant contenir tout un monde de promesses, dont s’emparent les naïfs pour s’en faire un drapeau, et à l’aide desquels on les berne et on les bafoue. « Dictature de classe » ! Voyons donc ce que cela veut dire.

« Ce serait l’arme des travailleurs contre la bourgeoisie », nous répond-on. — Très bien ; mais comment exercera-t-on cette « dictature de classe » au lendemain d’une révolution[1] qui, pour avoir réussi, aura dû avoir, pour effet, justement, de faire disparaître toutes les inégalités sociales ?…

Nous avons beau creuser ce problème, nous ne pouvons en tirer qu’une conclusion. — En agitant devant l’imagination des travailleurs, le spectre bourgeois, on veut les habituer à n’être qu’une masse aveugle, inconsciente, recevant le mot d’ordre de certaines têtes de colonnes ; on voudrait les habituer à n’agir que d’après une impulsion donnée par un centre directeur, sans permettre la moindre initiative personnelle ; on préparerait ainsi l’avénement de tout un système dictatorial que personne n’aurait à discuter, que l’on imposerait, à tous, au lendemain de la révolution.

Cela est bien calculé ; avec ce système, le gouvernement officiel pourrait, à la rigueur, se faire humble, soumis, faire semblant de ne marcher que d’après les « désirs du peuple ». Pas besoin en apparence, de police et d’armée officielles, ces moyens coercitifs lui seraient spontanément fournis par ce bon populo, toujours généreux. N’aurait-on pas en main toutes les forces vives de la Révolution, habituées à exécuter, sans discuter, les ordres suggérés par les comités directeurs anonymes ! La dictature de l’Hôtel-de-Ville pourrait se faire paterne et doucereuse, nous en aurions une, insaisissable et toujours renaissante dans nos rangs.

Nous devons combattre, de toutes nos forces, une pareille dictature, cent fois plus terrible, dans ses effets, que toutes celles qui ont pu exister jusqu’à présent. Le peuple ne ferait qu’imposer ce qui lui serait dicté par ses maîtres, alors qu’il croirait imposer ses propres volontés. Pas une mesure dont il demanderait l’application qui ne lui fût suggérée par ceux qui en auraient besoin pour le mater.


De plus, les individus que l’on aurait arrachés à l’atelier[2] ne pourront plus produire, forcés, qu’ils seront, de donner tout leur temps à l’exercice de cette dictature. Ils deviendront donc, par ce fait, des bourgeois ? La première chose qu’ils auraient à faire, selon nous, pour inaugurer leurs fonctions, serait de se supprimer eux-mêmes.

À cela, on nous répondra que, exerçant cette dictature de par la volonté de leurs camarades, et au profit du bien-être général, leur production, pour n’être pas matérielle, n’en serait pas moins effective, puisqu’ils contribueraient à la bonne marche de l’ordre social. Que les facultés productrices, du reste, ne se bornent pas à ouvrer des objets, et que le savant qui résout un problème d’algèbre, de physique ou de psychologie, est producteur au même titre que celui qui a cultivé un champ, tourné une pièce mécanique ou fabriqué une paire de bottes. Qu’ils ont droit à une rétribution, quel que soit le mode de leur activité.

Certes, nous savons que le travail cérébral peut être aussi producteur que le travail manuel, nous ne voulons pas exalter l’un aux dépens de l’autre. Chaque manifestation de l’individualité humaine est utile à la bonne marche de l’humanité, toutes doivent avoir leur place dans la société que nous voulons. Mais défions-nous des arguties des partisans du distinguo.

À quoi nous servirait de jeter une aristocratie par dessus bord, si nous nous empressions d’en élever une autre à sa place ? En serions-nous plus avancés ?

« Nous serions conduits par nos égaux », nous dit-on. Ils ne le seraient plus du jour où nous leur aurions donné le droit de nous commander. Et qu’importe qui dicte l’ordre, quand celui qui le reçoit n’a plus qu’à obéir ?

Ah ! ce qui pèse aujourd’hui si lourdement sur nos épaules, ce n’est pas le petit nombre de patrons et de propriétaires qui vit de notre travail. Si la misère étreint, à l’heure actuelle, tant de travailleurs ce n’est pas tant que la propriété appartient à quelques individus, mais c’est surtout parce que ces individus ont besoin de tout un système d’organisation hiérarchique qui entraîne, avec lui, la création d’une foule d’emplois inutiles qui, tous, pèsent sur le producteur et pour lesquels ce dernier est forcé de travailler. Qu’importe que l’on nous change les noms, qu’importe la façon de recruter le personnel, si la charge nous reste sur les épaules ?


Si le peuple réussit à faire sa révolution, en s’emparant de la propriété, avons-nous dit, les classes devront, par le fait, être abolies ? Et alors, nous ne voyons plus la nécessité d’exercer, à leur encontre, une dictature quelle qu’elle soit. « Il restera, » dit-on, « des bourgeois qui pourraient être un danger pour le nouvel état de choses, c’est leur existence qui nécessitera l’établissement de cette dictature ».

Très bien ; on établira un pouvoir pour réduire à l’impuissance ceux qui voudraient ramener la société en arrière. Rien de mieux. Mais ce pouvoir, une fois établi, qui l’empêchera de faire la guerre à ceux qui voudront marcher en avant ? — Portés au pouvoir pour faire la guerre aux individus mécontents de la situation par vous créée, qui saura faire la différence entre ces mécontents ? de ceux qui voudront pire et de ceux qui voudront mieux ?

Allons donc ! cette dictature est par trop élastique, nous n’en voulons pas. Pour nous, partisans de la liberté vraie, nous considérons que le mauvais vouloir de quelques individus isolés dans la société ne justifie pas la réglementation de tous. Privés de ce qui fait leur force aujourd’hui : capital, autorité, la mauvaise volonté des bourgeois ne saurait être un danger pour personne. Un pouvoir à la tête de la société serait un danger pour tous.

Et puis, sérieusement, croit-on qu’une transformation sociale, devant arracher la propriété des mains de la minorité, puisse s’établir sans avoir à passer par les tâtonnements que l’on prévoit pour la société anarchiste ? — Assurément non. Puis, avantage pour ce dernier, pendant qu’il irait, en tâtonnant c’est vrai, mais librement du moins, laissant à chaque caractère, à chaque tempérament, la faculté d’évoluer, selon sa conception, en développant son initiative, l’organisation centralisée, avec sa prétention d’établir un système unique, irait, heurtant de front, la susceptibilité des uns, les espérances des autres, créant des mécontents, mais aussi des satisfaits et des intérêts nouveaux autour d’elle qui, se resserrant autour de cette nouvelle autorité, s’en servirait pour réduire les premiers, ne leur laissant d’autre porte de sortie qu’une révolution nouvelle.

Au contraire, en laissant les groupes libres de leur organisation, tel groupe qui ne se trouverait plus en rapport avec les développements de la société, pourrait se réorganiser sur de nouvelles bases ; les individus faisant partie de ce groupe, pourraient, si ce groupe ne répondait plus à leurs aspirations, le quitter pour entrer dans un autre qui répondrait mieux à leurs nouvelles conceptions ou en former un nouveau, selon leur manière de voir ; cela sans amener de perturbation dans la société ; car ces changements auraient lieu partiellement et par degrés, tandis que la centralisation imposée exige toujours une révolution pour changer le moindre de ses rouages.

La marche de l’humanité ne nous présenterait plus ainsi qu’une évolution continuelle qui nous conduirait sans arrêts, sans à-coups, au but que nous envisageons tous : le bonheur de chacun… — Mais dans le bonheur commun, ajouterons-nous.


On voit par ce qui précède que, loin de vouloir faire sauter à tous moments et hors propos, ceux qui ne seraient pas de notre avis, nous ne demandons, au contraire, que le droit[3] ou plutôt la latitude d’exercer ce droit naturel inhérent à notre existence. Que l’on nous laisse libres de nous organiser comme nous l’entendrons, libre à ceux qui ne penseront pas comme nous de s’organiser selon leurs propres conceptions.

Est-ce notre faute si ceux qui nous oppriment ne nous laissent, pour faire jour à nos réclamations, d’autre issue que la violence, qu’ils ne se gênent pas d’employer à notre égard.

Nous voulons reprendre notre place au soleil. La bourgeoisie refusant de nous la laisser prendre pacifiquement, espère-t-elle sérieusement que nous allons platement nous coucher à ses pieds, attendant patiemment qu’elle nous jette un os à ronger ?

Elle se sert du pouvoir dont elle s’est emparé, et de la situation économique qui nous est faite, pour nous asservir et nous exploiter, ne nous laissant d’autre alternative que de subir lâchement notre exploitation ou de lui passer sur le ventre ; qu’elle ne s’en prenne donc qu’à sa rapacité si la révolution est un des moyens qui se présentent à nous pour nous émanciper. La violence appelle la violence ; ce n’est pas nous qui avons créé la situation. L’infatuation bourgeoise en est la première fautrice.

Mais si nous voulons déposséder la bourgeoisie de cette propriété qu’elle détient, si nous voulons la déloger de ce pouvoir où elle s’est réfugiée comme dans une citadelle, ce n’est pas pour exercer l’autorité à notre tour, ce n’est pas pour permettre à une classe et à des individus de se substituer à elle dans l’exploitation de l’activité humaine.

La bourgeoisie, en 89, en s’emparant des biens de la noblesse et du clergé, s’est arrangée à en faire bénéficier quelques-uns des siens, au détriment de ceux qui y avaient droit, avant eux, puisqu’ils les cultivaient eux-mêmes. Elle a fait ainsi une révolution de classe. Nous, nous voulons l’affranchissement de l’individu, sans distinction de classe, c’est pourquoi nous voulons arracher la propriété à la classe qui la détient pour la mettre à la disposition de tous, sans exception, pour que chacun puisse y trouver la facilité de développer ses propres facultés.

Et si, pour accomplir cette transformation, nous avons recours à la force, loin de faire acte d’autorité, comme cela a bêtement été dit, nous faisons, au contraire, acte de liberté, en brisant les chaînes qui nous entravent.


Un autre argument en faveur de l’autonomie des groupes et des individus, dans une société vraiment basée sur la solidarisation des efforts et des intérêts de tous, c’est que l’idée humaine progresse sans cesse, tandis que l’individu, au contraire, arrivé à une période où s’arrête le développement de son cerveau, s’ankylose intellectuellement, et considère comme folies les idées neuves professées par de plus jeunes que lui.

Est-ce que, par exemple, les idées de 48, ne nous paraissent pas, aujourd’hui, des plus anodines, pour ne pas dire des plus rétrogrades ? Et les quelques survivants de cette époque qui, jadis, passaient pour des exaltés, dans quel camp les trouve-t-on aujourd’hui ?

Sans remonter aussi haut, se battrait-on, aujourd’hui, pour les seules idées ayant cours en 71 : indépendance communale, socialisme non défini ? — Qu’avons-nous vu au retour des amnistiés qui, par le fait de la déportation, se sont trouvés séparés du courant intellectuel ? — Ils sont revenus, pour la plupart[4], à peine à la hauteur des radicaux qu’ils laissaient fort loin, derrière eux, avant les événements. Nous ne voulons pas chercher où ils se trouvent aujourd’hui.

Non, tant que l’on voudra établir un mode unique d’organisation, on créera par là une barrière contre l’avenir ; barrière qui ne pourra disparaître que par le fait d’une révolution de la génération suivante.

Que ceux qui se croient supérieurs à la masse entière, se proclament ses directeurs, et réclament des institutions pour pouvoir exercer leur « protectorat », ils sont dans leur rôle. Quant à nous, qui voulons l’égalité et la liberté vraies, sans restrictions, qui pensons qu’un homme en vaut un autre, quelles que soient leurs différences d’aptitudes, convaincus, même que ces différences ne sont qu’un gage de plus du bon fonctionnement d’une société harmonique, ce n’est pas une dictature de classe que nous voulons, mais la disparition complète, absolue, de toutes les inégalités et privilèges qui les constituent.


  1. Les autoritaires, eux, admettent la transformation sociale brusquement opérée par une révolution. Ils en font la raison de l’autorité qu’ils veulent établir.
  2. Nous supposons que ce soient des ouvriers que l’on aura pris pour « dictaturer ».
  3. Le droit nous n’avons pas besoin qu’on nous l’accorde, nous savons le prendre au besoin, c’est la possibilité de l’exercer que nous voulons.
  4. Nous parlons ici, bien entendu, des sincères et non des décrocheurs de timbales, dont l’ambition les fait se ranger toujours du côté où il y a à glaner, et ensuite cracher sur leurs anciens coreligionnaires.