La Société future/Chapitre 17

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P. V. Stock (p. 247-270).

XVII

LES SERVICES PUBLICS


Pour justifier la nécessité d’un système de répartition dans la société future, on s’est basé sur cet argument : l’impossibilité de produire suffisamment pour permettre à chacun au lendemain de la révolution de puiser dans les produits à sa convenance.

Il n’y a pas besoin de se perdre en longs travaux de recherches de statistique pour répondre à cette crainte. Dans le troisième chapitre de ce travail, nous avons, il nous semble, énuméré assez de causes de dilapidations dans la société actuelle, assez démontré que la misère dont souffrent les travailleurs n’est produite que par l’excès d’abondance, pour qu’il nous suffise ici de le rappeler pour mémoire.

Dans la société actuelle, le travail productif est considéré, sinon comme déshonorant, du moins comme quelque chose de pas trop bien « porté » puisqu’on qualifie de « classes inférieures », ceux qui sont astreints à cette besogne. L’idéal offert aujourd’hui à l’individu n’est pas de se rendre utile à l’humanité, mais d’arriver par n’importe quel moyen à se tailler une situation économique qui lui permette de vivre à rien faire. — Aux dépens de qui, cela importe peu au capitaliste, pourvu que les rentes soient payées, il ne s’inquiète guère de savoir sur qui elles sont prélevées.

Or, dans la société que nous voulons, le mobile de l’activité humaine doit être déplacé. L’idéal ne doit plus être le parasitisme, mais l’ambition de se créer soi-même ses jouissances. L’orgueil de l’homme ne doit plus être d’énumérer le nombre d’esclaves qu’il exploite, mais de prouver qu’il n’y a pas une jouissance qu’il ne soit capable d’acquérir par ses propres forces. De ce fait, tout le travail inutile qu’impose l’organisation sociale actuelle sera transformé en travail productif et contribuera d’autant à la production générale au lieu de vivre sur elle.

Tout ce qui constitue l’armée, la bureaucratie, la foule innombrable de domestiques des deux sexes, la police, la magistrature, la législature, tous ces emplois parasitaires n’ayant d’autre fonction et d’autre utilité que la bonne marche de l’organisation actuelle, ou de satisfaire aux caprices et au service personnel des exploiteurs ou d’en assurer la défense, seraient tous relevés de leur inutilité sociale et rendus à leur propre initiative, à leur activité personnelle qui les porteraient à travailler à leur propre jouissance.

Tous ces fonctionnaires, tous ces employés et comptables qui passent leur vie à paperasser dans les bureaux, perdant leur temps et faisant perdre celui du public, parce que le capitaliste ou l’État ont besoin de savoir où ils en sont de leurs opérations sans que cela soit d’aucune utilité pour la société, seraient rendus à la vie active et productrice.

Les terrains laissés en friche par des propriétaires négligents repus ou reculant devant les premiers frais d’une exploitation plus sérieuse ; ces parcs d’agrément, ces terrains de chasse, dépeuplant des pays entiers pour servir aux seuls « esbattements » d’un particulier, seraient rendus à la production, en étant mis à la disposition de ceux qui voudraient les cultiver.

Et nous avons vu qu’ils étaient nombreux ces espaces arides et improductifs qui restent stériles par le caprice du propriétaire, ou parce que la dépense qu’ils nécessiteraient pour leur mise en culture, ne pourrait être récupérée immédiatement par le propriétaire avide, à la recherche de revenus d’usurier, mais qui, dans la société future n’exigeraient qu’une association d’efforts et de bonne volonté, pour être mis en état de production.

D’autre part, la petite propriété avec son système de clôtures, d’entourages, de morcellement et d’égoïsme individuel, force les individus à se calfeutrer chacun sur son coin de terrain et à user d’un outillage rudimentaire, faute d’assez d’espace et de bras pour en utiliser un plus compliqué mais plus producteur. La révolution en rasant les clôtures, en supprimant les limites, en confondant les intérêts, permettra aux individus de mieux comprendre leurs intérêts.

Lorsqu’ils auront compris qu’en s’associant avec leurs voisins, ils pourront utiliser une machine qui leur fera le travail de tous en huit jours, quand, individuellement, ils en auraient quinze ou trente à dépenser s’ils persistaient à se terrer dans leurs coins avec leur outillage primitif, ce sera le meilleur moyen de les amener à arracher d’eux-mêmes les bornes de leurs domaines.

Les machines à vapeur lancées dans les plaines défonceront le sol, le fouilleront sans relâche pour lui arracher ses sucs nourriciers : un progrès entraînant l’autre, la chimie sera appelée à l’aide pour lui restituer sous forme d’engrais parfaitement assimilables et aménagés selon la production que l’on veut activer les éléments que l’on en aura tiré, sous forme de grain, de fruit, de racine ou de feuilles.

Ce n’est donc pas une hérésie scientifique d’affirmer que dans la société de l’avenir, la production pourra être portée à un degré tel, que nul n’aura besoin de limiter son appétit, ni utilité d’un pouvoir répartiteur.


On a insisté surtout sur ce fait, qu’il y a des produits tels que la soie par exemple, les vins fins, et autres du même genre qui ne pourront être créés de façon à satisfaire à toutes les demandes.

Si la révolution s’est faite, c’est que les travailleurs auront compris d’où venaient les causes de leur misère. Ils auront été assez intelligents et assez énergiques pour avoir su trouver et y porter le remède. C’est s’en faire une étrange idée, il nous semble, de supposer qu’ils pourront tout d’un coup redevenir assez stupides pour s’entre-déchirer les uns les autres, s’ils n’ont pas au-dessus d’eux, une autorité tutélaire pour leur partager un morceau de soie, un panier de truffes, une bouteille de vin de Champagne, ou tout autre objet dont la valeur ou la recherche n’est le plus souvent motivée que par sa rareté, n’a d’autre utilité que la satisfaction d’un sentiment de vanité, et peut, sans inconvénient les trois quarts du temps être remplacé par un produit similaire aussi agréable, mais moins recherché, parce que plus commun.

Cette objection est si stupide qu’il n’y aurait même pas à y répondre. Mais ce sont des arguties semblables que les défenseurs de l’autorité aiment à mettre en avant. Comme la société future ne pourra nullement forcer les limites de la nature et ceux qui la prévoient encore bien moins, il s’ensuit qu’il n’est possible d’élucider les questions que nous pose ce problème, que par des calculs et des raisonnements de probabilités, nos adversaires en triomphent, pour se poser en hommes pratiques, en esprits positifs et scientifiques.

Écoutez-les ; Eux, au moins, ne se perdent pas en vagues rêveries, en sentimentalité bête, ni en spéculations sur la bonté de l’homme. Ils ont étudié le fonctionnement de la société dans tous ses recoins, dans le dernier de ses rouages, dans le plus minutieux de ses détails, aussi, ce qu’ils sont ferrés ! — L’individu ? bon ou mauvais, peuh ! qu’ont-ils besoin de ce détail. Ils ont décidé d’avance que la société ne marcherait que d’après leur propre volonté, ils ont donc une solution toute prête à toute difficulté qui pourra embarrasser un partisan de l’autonomie. L’autorité n’est-elle pas la baguette magique qui dompte toutes les résistances ?… jusqu’au jour où on la casse sur le dos de ceux qui s’en servent.


Ainsi, voilà des travailleurs qui se seront battus pour obtenir la satisfaction de leurs premiers besoins matériels et intellectuels ; ils auront été assez intelligents pour assurer leur triomphe et ils se trouveraient arrêtés, dans la voie de leur émancipation parce qu’il n’y aura pas assez de truffes pour tout le monde ! — Le champagne manque, l’avenir de l’humanité est perdu ! Voilà l’idéal des socialistes et des bourgeois.

Nous, nous préférons penser, pour l’honneur de l’humanité, que les hommes assez intelligents pour renverser une société qui les exploitait, sauront s’entendre à l’amiable pour la répartition de produits en trop petite quantité pour pouvoir être distribués à profusion et qu’au besoin, les plus intelligents sauront faire abandon de leur tour à ceux qui ne le seraient pas assez pour attendre patiemment que vînt le leur.

Nous objectera-t-on que notre réponse est enfantine — elle n’est pourtant qu’appropriée à l’objection ! — que nous nous basons sur de la sentimentalité, sur la bonté d’un être idéal et non tel qu’il existe, etc. — Cherchons mieux, cela nous est égal.

« Il y a des produits dont la rareté ne permet pas que chaque individu en ait à sa suffisance, donc il faut un gouvernement qui évitera les contestations en les consommant lui-même ou en les distribuant à ses créatures », voilà le raisonnement des partisans de l’autorité. N’y aurait-il pas moyen de trouver une solution plus avantageuse ?

Dans la société actuelle, on voit des individus organiser entre eux, sans le secours de l’État, des sociétés de secours mutuels, des tontines où tous versent à la masse que chacun empoche quand vient son tour. Malgré les multiples causes de dissensions que fournit l’organisation sociale actuelle, cela marche et fonctionne aussi bien que ça peut marcher, dans une société qui est basée sur l’antagonisme des individus. Qu’est-ce qui empêcherait dans la société future les individus d’organiser une tontine semblable pour la distribution des objets en litige ?

Pourquoi cette supposition répugnerait-elle ? Aujourd’hui, malgré toutes les causes de dissension, malgré les divisions d’intérêt dans notre société où les individus sont forcés d’étouffer une partie de leurs besoins, nous les voyons, lorsqu’ils sont rassemblés, se faire des politesses dans un repas pour laisser à leurs voisins, ou s’offrir l’un à l’autre les meilleurs morceaux qui sont sur la table.

Et dans les familles. S’il y a un bon morceau, ne voit-on pas la femme après que les enfants sont servis, réserver pour l’homme « qui travaille et a besoin de réparer ses forces », la part de viande la plus grosse, le verre de vin s’il y en a ? S’il y a des vieux, chacun s’ingénie à leur chercher dans le plat le morceau qu’ils aiment. Et quand le pain manque à la maison, le père et la mère ne savent-ils pas rogner sur leur part, insuffisante déjà, pour grossir celle des enfants moins aptes à supporter les privations ? Au lieu d’avoir une société où les individus sont forcés de se traiter en ennemis, faites que cette société ne soit plus qu’une grande famille, et ce qui se produit dans la famille diminuée d’aujourd’hui, se produira dans la grande de demain.

Aujourd’hui, où tout est spécialisé, ceux qui produisent le champagne, la soie, ne produisent que cela. L’appropriation individuelle fait possesseur d’un clos renommé un seul individu qui en emploie plusieurs à la production dudit terrain. Dans la société future, les individus étendront leurs facultés productives à une foule d’objets. Ils seront donc forcés d’augmenter leurs groupements, et un plus grand nombre d’individus prendront part à la production de chaque spécialité. Voilà donc, déjà, un procédé de diffusion des objets qui se présente à nous tout naturellement.

D’autre part, ceux qui produiront un objet quelconque, ne se borneront pas à en fabriquer spécialement pour eux. On en fabriquera pour des amis auxquels on voudra faire plaisir, on en fabriquera pour les groupes ou individus avec lesquels on est en relation et dont on attend des services semblables.

Il en sera de même de ceux qui produiront la soie, le champagne, etc., en admettant que la possibilité de fabrication de ces produits ne puisse se faire sur une plus grande échelle qu’elle ne se fait actuellement. Ceux qui éprouveront, le plus vivement, le besoin de boire du champagne ou de s’habiller en soie, pourront essayer leurs facultés productives sur ces objets, mais comme l’homme ne vit pas que de champagne et de soie, ils seront bien forcés de nouer des relations avec d’autres groupements pour en tirer autre chose, et, par conséquent, de faire circuler leurs produits.

L’espoir d’obtenir, par échange, des objets « si prisés », poussera les individus à s’ingénier à créer des choses nouvelles, capables d’éveiller les désirs de chacun. Et voilà que nous trouvons, sans le chercher, encore un de ces stimulants de l’activité humaine, dont les partisans de l’autorité accusent la société anarchiste de manquer.

Puis, on se dégoûte vite des choses que l’on a à profusion. Les facultés d’absorption des individus ont des limites. Quand les premiers seront saturés des objets de leur convoitise, ils offriront d’eux-mêmes leur place à de nouveaux consommateurs.


Les collectivistes ayant nié, dans un but de tactique, que leur gouvernement fût un gouvernement, il leur fallait bien trouver une épithète capable d’endormir les susceptibilités de ceux qui ne se contentent pas d’affirmations, et fît passer la chose que l’on voulait cacher dessous : « Services publics » voilà qui sonnait bien. Service public, bonheur public, république, cela vous a un cachet si bon apôtre ! Qui pourrait s’en méfier ?

« Les services des postes, des télégraphes, des transports, et autres travaux du même genre », disent les collectivistes, « tout en étant d’une utilité indispensable au fonctionnement de la société, ne produisent aucun travail concret, palpable, venant se cristalliser en un produit quelconque pouvant se déposer au magasin social. Ils n’en sont pas moins d’une utilité publique.

Ceux qui seront attachés à ces services n’en auront pas moins droit à une rétribution qui devra être prélevée sur le produit brut du travail social. Donc, nécessité de calculs pour arriver à homologuer leur travail avec celui des autres producteurs et établir une répartition proportionnelle. Leur salaire devant être imputé sur le produit total des autres corporations, il est évident que ces travaux doivent être déclarés « services publics ». (Et voilà une porte toute trouvée pour le rétablissement de l’impôt !)

En faisant cette distinction, on espère évidemment justifier l’existence des « commissions de statistique » et tous les emplois parasitaires que l’on espère créer pour la marche et la défense du nouveau pouvoir. « Services publics » ! cela répond à tout, n’est-ce pas ? et les services utiles, serviraient ainsi de passeport au parasitisme des sangsues administratives.

Mais la ficelle est bien grosse. Elle ne peut tromper que des naïfs. Est-ce que tout ce qui a trait au bien-être ou à la marche de la société, n’est pas, par le fait de son utilité, service public ? Que l’on soit employé à produire du grain ou occupé à le transporter où le besoin se fait sentir ; que l’on fasse des souliers ou des chaudrons, ou bien que l’on transporte d’une localité à l’autre la marchandise fabriquée ou la matière nécessaire à la fabrication, n’est-ce pas rendre un service égal à la société ?

Où est la nécessité de créer des catégories, dont les unes auraient une étiquette qui semblerait les mettre au-dessus des autres et fourniraient ainsi les éléments d’une nouvelle hiérarchie, si ce n’est, pour couvrir de cette égide, toutes commissions, emplois, sinécures, que l’on veut créer, et qui pourraient bien, en effet, constituer un « service » dans la société, mais un de ces mauvais services, dont il serait urgent de se débarrasser sans tarder.


On a objecté encore que, pour les travaux d’utilité générale, pouvant embrasser une ou plusieurs régions, il faudrait bien nommer des délégués chargés de s’entendre sur les travaux à accomplir ; leurs fonctions ne fussent-elles que temporaires et limitées à la réalisation du projet en vue duquel ils auraient été choisis. C’est encore une erreur, les délégations sont inutiles quand on peut faire son travail soi-même.

Comme nous avons essayé de le démontrer dans tout ce qui précède : les intérêts particuliers ne devront pas différer de l’intérêt général, chacun ne peut désirer que ce qui peut lui être utile, et ce qui lui est utile ne pourrait être nuisible à son semblable si la société n’était mal équilibrée. Les relations des groupes et des individus n’auront donc à porter que sur des points généraux, que chacun pourra bien envisager à un point de vue spécial, selon sa façon de comprendre les choses, mais où ne viendront pas se mêler des intérêts pécuniers ou des désirs d’agrandissement, d’appropriation individuelle.

De plus, toutes ces distinctions de hameau, village, commune, canton, arrondissement, patrie, qui forment, aujourd’hui, autant d’intérêts particuliers, distincts et antagoniques, seront appelées à disparaître, ou, du moins, à ne plus être que des appellations géographiques servant à faciliter les nomenclatures, les topographies et les rapports des individus. En définitive, tous n’auront qu’un but : accomplir le travail projeté de façon à ce que chacun y trouve son compte.

Aujourd’hui, pour la création d’une route, d’un canal, d’un chemin de fer, d’un établissement, il y a rivalité d’intérêts : tel propriétaire influent intrigue pour faire passer la route près de ses propriétés, afin de leur donner plus de valeur ; il met toutes ses relations en mouvement afin que tel tracé de chemin de fer coupe ses domaines, dans l’espérance d’obtenir une expropriation avantageuse. Ce qui se produit parmi les individus, se produit également parmi les collectivités : telle commune voudra être avantagée plutôt que telle autre, tel canton voudra l’emporter sur le canton voisin.

Dans la société future, ce que l’on cherchera avant tout, ce sera de supprimer les mouvements inutiles. Les centres d’habitations se créeront autour des emplacements fournissant des facilités naturelles d’existence. S’il est avantageux de se grouper autour des mines pour en utiliser immédiatement les matériaux, on n’ira pas comme cela se fait actuellement, transporter le minerai dans un autre endroit, pour, de là, transporter le métal dans un autre centre de fabrication qui n’a de raison d’être, que parce que les divisions politiques donnent la prédominance à telle région.

Les voies de communications se créeront ou se transformeront pour relier ensemble tous les centres d’habitations, quels qu’ils soient. Les questions de patrimoine, de propriété, d’intérêt local n’attacheront plus des générations à des endroits où il n’y a nulle raison de résider, et ne viendront plus compliquer les questions de relations. Les populations pourront donc se déplacer où il leur sera plus facile d’adapter leurs efforts.


Tous ces intérêts particuliers et semi-collectifs étant écartés, il ne resterait donc plus, en présence, que les conceptions différentes d’envisager les choses, il nous semble que l’entente est déjà rendue de moitié plus facile.

S’il s’agissait, par exemple, de la création d’une route, d’un canal, d’un chemin de fer, à quoi bon l’envoi de délégués ? Les individus n’ayant plus à produire des douze et quatorze heures par jour, ils auraient le temps de s’occuper des choses générales ; les moyens de transport, les postes, le télégraphe et le téléphone étant à la libre disposition de chacun, les individus pourraient correspondre, se déplacer pour se réunir et discuter ensemble leurs affaires eux-mêmes, sans délégation.

Puis, il faut bien reconnaître que l’idée d’un travail semblable ne sortirait pas, ainsi, soudainement armée, du cerveau d’un seul. Fort probablement, le besoin de la route ou du chemin de fer, peu importe, ne se ferait d’abord sentir que d’une façon des plus vagues, on commencerait à parler de cette nécessité avant d’en éprouver un sérieux besoin, puis ce besoin s’intensifiant, il se ferait sentir à un plus grand nombre d’individus, jusqu’à ce qu’un fort mouvement d’opinion mît chacun en branle pour passer de l’état latent à la période active où l’on chercherait à réaliser ce désir.

Les premiers convaincus de la nécessité de ce travail, chercheraient, comme de juste, à propager leurs idées parmi leurs voisins. Ils s’efforceraient à grouper autour d’eux ceux qui seraient le plus capables de les aider, et lorsqu’ils seraient un noyau assez fort pour étudier la chose sérieusement, chacun se partagerait la besogne, selon ses connaissances ou aptitudes. L’ingénieur lèverait des plans, étudierait les terrains et localités où devrait passer la route, le canal ou le chemin de fer ; les carriers, métallurgistes, charpentiers, étudieraient, chacun dans leur partie, les ressources qu’ils pourraient se procurer le plus facilement ; les orateurs feraient des tournées de conférences pour recruter des adhérents, pendant que l’écrivain ferait des livres ou brochures pour le même sujet. Et la question s’étudierait ainsi, sous toutes ses faces, cherchant les projets les meilleurs, où le travail pourrait se faire dans des conditions de solidité, de beauté, et d’économies d’efforts.

Lorsque le moment serait venu de passer à l’exécution, les adhérents auraient déjà discuté les projets qui se seraient fait jour ; pesé, examiné, sous toutes ses faces, chaque proposition qu’il aurait plu au premier venu d’émettre. Au sortir de ces discussions, il aurait pu se faire que ce ne fût aucun des plans primitifs qui ait été adopté, mais une synthèse de tous les plans présentés qui, en prenant à chacun ce qu’il aurait de meilleur, arriverait ainsi, sinon à une perfection idéale, tout au moins à un mieux relatif, représentant l’état des aspirations du moment.

S’il se trouvait des individus froissés de ne pouvoir faire prédominer leurs idées personnelles, ils pourraient se retirer de l’association et la priver de leur concours ; mais, outre que ces cas seraient fort peu probables, étant donné que la question d’intérêt personnel sera écartée, et que la vanité ira s’atténuant lorsque les individus seront plus instruits, dans ces conditions, s’effaceraient les considérations personnelles, dans les questions d’intérêt général, pèsent fort peu les froissements individuels et ces défections ne seraient pas de nature à entraver l’œuvre commune.

Mais, pour ne pas avoir l’air de chercher à éviter les difficultés, faisons mieux, admettons que les idées en présence puissent se partager en deux groupes égaux ; — s’ils se fractionnaient davantage, le travail serait rendu impossible, par conséquent, le travail de propagande serait à reprendre. Supposons ces deux groupes dissidents, ne voulant faire aucune concession et déterminés, l’un et l’autre, à mettre leur projet à exécution.

Si leur division empêchait le projet d’aboutir, le besoin du travail projeté ne tarderait pas à ramener la majorité[1] à des idées plus conciliatrices et à chercher des moyens d’entente pour agir. Si chaque fraction était assez forte pour mettre son projet à exécution — chose fort peu probable, car des travaux de ce genre ne s’entreprennent pas pour le simple désir de satisfaire des préférences personnelles, — l’intérêt commun serait encore ici le meilleur conciliateur ; les divisions, du reste, ne porteraient que sur des points de détail, qui pourraient prêter matière à des concessions mutuelles.

Mais allons jusqu’à l’absurde, supposons que chaque groupe soit assez entiché de son projet, et assez puissant pour l’exécuter quand même. Encore une fois, l’intérêt individuel étant écarté, si leurs travaux avaient des points de contact, des tronçons empruntant le même terrain, ils auraient à s’entendre, entre eux, pour le travail sur ces parties communes, et agiraient chacun à leur guise, pour ce qui leur serait particulier, et il y aura deux routes au lieu d’une. Qui pourrait s’en plaindre ?

Nous avons, ici, en vue, une division qui se serait établie sur le tracé, la seule qui puisse exister, car s’il ne s’agissait que de divergences de conceptions dans la méthode, dans les façons de travailler, ou d’arrangement intérieur des groupes, cela n’aurait rien à voir avec le travail lui-même, chaque groupe resterait libre de s’organiser comme il l’entendrait, dans la division de travail qui se serait opérée au préalable, chacun établirait ses préférences de façon que l’entente pût se faire pour que chacun puisse se mettre à l’œuvre sur son tronçon sans être gêné et sans gêner les autres.

Mais les partisans de l’autorité, non convaincus, nous diront : « Cela est bien, mais supposez deux groupes, voulant faire le même travail, sur le même terrain, aucun ne voulant céder à l’autre. Ce sera donc la guerre entre eux ? »

Si ce cas pouvait se présenter, répondrons-nous, aux partisans de l’autorité, c’est que, au lieu de progresser, l’homme retournerait en arrière. Nous cherchons à édifier une société pour des êtres dont les facultés morales et intellectuelles vont se développant, et non pour des dégénérés qui retournent aux sources de leur origine. En ce cas nous n’avons rien à y voir, c’est bien le milieu qui convient à l’autorité. Ils seront dignes l’un de l’autre.


On voit aujourd’hui se monter des sociétés de toute sorte : chemins de fer, canaux, ponts, commerce, industrie, assurances, secours mutuels[2], etc. tout est la proie de fortes associations qui se montent en vue d’exploiter telle ou telle branche de l’activité humaine. Si nous descendons dans le détail des plus petites choses, innombrables sont les petites associations que nous trouverons qui se sont formées, en vue de procurer un avantage matériel à leurs coparticipants ; ou bien la satisfaction d’un plaisir intellectuel, d’une fantaisie.

Tels sont les cercles où les membres trouvent dans d’excellentes conditions : journaux, publications littéraires, repos, voiture, distractions, et la société de leurs semblables. Sociétés de secours en cas de maladie ; coopératives de consommation pour avoir de bonnes marchandises à meilleur prix, associations pour la création de rentes à servir aux membres arrivés à un certain âge.

Dans un autre ordre d’idées, nous trouvons les sociétés chorales et instrumentales ; associations de pérégrinations scientifiques ou de simples promenades d’agrément, formation de bibliothèques de quartier, de gymnastique, même de simples buveurs et gueuletonneurs.

N’y a-t-il pas encore les associations scientifiques en vue du développement des connaissances humaines ? La fameuse société de la Croix-Rouge pour les secours aux blessés, les sociétés de sauveteurs ? La société protectrice des animaux qui ne procurent que des fatigues à leurs membres, aucun avantage matériel, une simple satisfaction intellectuelle ou morale ?

Certes, chez quelques-uns de leurs membres, il y a plutôt parade et vanité, occasion d’étaler à peu de frais, une philanthropie bien anodine, ou même le moyen de s’y tailler un fromage, mais il faut bien admettre que la plupart des adhérents croient sincèrement faire quelque chose de bien, et, malgré la mauvaise organisation sociale y arrivent parfois. Tout informes et incomplètes qu’elles soient, ces associations répondent, en partie, aux desiderata de leurs membres.

Dans la société future, où l’initiative individuelle aurait ses franches coudées et ne serait pas entravée par la question « monnaie », où les affinités pourraient toutes se faire jour et librement se rechercher, où les caractères pourraient franchement s’harmoniser, on voit ce qui pourrait se faire dans ce sens, et comment pourront s’établir les rapports sociaux, se régler les relations de groupes et d’individus.


Les individus se grouperont par goûts, par aptitudes, par tempéraments, en vue de produire ou de consommer telle ou telle chose. Les postes, les chemins de fer, l’éducation des enfants, etc., tout cela rentrerait dans l’organisation sociale au même titre que la fabrication des chaudrons ou des chaussons, tout cela fait partie de l’activité individuelle, c’est de sa libre initiative que cela doit ressortir ; c’est une division du travail qui aura à s’opérer, et voilà tout.

Personne n’étant plus entravé par les difficultés pécuniaires, par des questions d’économie, chacun s’habituerait à aller au groupe qui répondrait le mieux à ses vues et à ses besoins. De cette façon, c’est le groupe qui rendra le plus de services qui aura le plus de chances de se développer.

L’homme est un être complexe, agité de mille sentiments divers, se mouvant sous l’impulsion de besoins variés ; nombreux seront les groupes qui se formeront. C’est leur diversité qui contribuera à assurer le fonctionnement de tous les services nécessaires au fonctionnement d’une société ; c’est des besoins multiples des individus que sortira la faculté de les satisfaire ; c’est la libre mise en jeu de toutes les facultés qui doit nous conduire à ce but que nous cherchons : L’Harmonie !

Et que l’on ne crie pas à l’utopie, à l’invraisemblance, en prenant pour exemple les associations actuelles ; la situation ne serait pas la même ; l’individu de demain ne sera nullement comparable à celui d’aujourd’hui ; il aura d’abord évolué, déjà pour arriver à comprendre notre idéal et avoir su se créer un milieu qui lui permette de l’essayer ; l’organisation sociale ensuite étant changée, cela doit amener un changement de mœurs. L’influence des milieux est une loi naturelle qui fait partout ressentir ses effets.

Toutes les associations sont autoritaires et individualistes aujourd’hui. Si l’association est nombreuse, — souvent cela n’est même pas nécessaire — il y a, parmi les associés, des distinctions d’emplois, de grades et de salaires, l’un comportant l’autre, du reste actuellement, il y a aussi des questions de préséance. L’intérêt du groupe qui devrait être le mobile de tous passe au second rang, car en dehors de ce groupement, il y a la grande société qui divise les intérêts et pousse chaque individu à satisfaire son intérêt par un bien présent, au détriment de ses voisins, au risque d’un mal futur, et il arrive que dans l’intérêt commun, il se taille une foule d’intérêts particuliers.

Malgré ces causes de désunion, malgré le choc de ses appétits contraires, l’accord se maintient généralement assez longtemps ; la zizanie ne s’y met que lorsqu’un ou plusieurs des associés plus roublards que les autres, se mettent à tromper leurs coassociés pour s’en faire confier la direction de l’association et la font alors marcher selon leurs intérêts privés, jusqu’à ce qu’ils réussissent à exproprier leurs camarades et à en rester les seuls maîtres.

Que l’on songe que, dans la société que nous entendons, il n’y aurait pas de bénéfices particuliers à retirer d’aucune entreprise, pas d’opérations commerciales à mener, pas d’opérations lucratives à échafauder. Les individus se seraient groupés pour mener à bonne fin telle œuvre déterminée, produire tel objet convenu, soit pour l’usage de chacun des coparticipants, soit pour être mis à la disposition de tels groupes ou individus, avec lesquels le groupe en question serait en relation d’amitié ou d’échange.

Dans chaque groupement les individus y seraient sur le pied de la plus parfaite égalité, libres d’en sortir quand il leur conviendrait, n’y ayant pas de capitaux d’engagés. Chacun y apporterait la part de travail convenue d’avance et n’aurait pas de motif pour la refuser puisque lui-même l’aurait choisie. Pas de divisions sur la question de salaires, le salariat étant supprimé.

En définitive l’individu ne sera attaché au groupe que par le plaisir qu’il y trouvera, par les facilités que celui-ci lui fournira dans la satisfaction de ses besoins. Il pourra être attiré dans ce groupe, peut-être par le besoin d’avantages que ce groupe sera seul à lui fournir, ou capable de lui fournir dans des conditions plus agréables que d’autres ; peut-être aussi, pourra-t-il y être attiré par le seul besoin d’y exercer des aptitudes spéciales qui seront hautement appréciées par les individus formant ce groupe. Quantités de mobiles différents peuvent conduire plusieurs individus au même but.

De même que l’individu pourra se soustraire aux actes arbitraires que l’on voudrait lui imposer au nom du groupe, de même le groupe pourra refuser son concours à l’individu qui, par mauvaise volonté ou autre motif, ne voudrait plus se plier à la discipline préalablement convenue dans l’entente qui aurait présidé à la division du travail. Nous étudierons cela plus loin.


Les partisans de l’autorité objectent que, les hommes étant trop corrompus par l’éducation actuelle, trop pervertis par les préjugés de plusieurs milliers de siècles, ils ne seront pas assez sages, ni assez améliorés pour qu’on puisse les laisser libres de s’organiser à leur volonté, qu’ils auront besoin d’un pouvoir régulateur pour les maintenir chacun dans les limites de leur droit.

« Les hommes ne seront pas assez sages pour savoir se conduire ! » Le raisonnement est admirable d’illogisme. Et, pour parer à ce danger, on ne trouve rien de mieux que de mettre à leur tête, qui ? — d’autres hommes ! plus intelligents sans doute ? — cela se peut, mais n’est pas certain — mais qui n’en auront pas moins leur part de ces préjugés et de ces vices que l’on reproche à l’ensemble ; c’est-à-dire que, au lieu de noyer ces préjugés et ces vices dans la masse, au lieu de chercher à tirer du concours de tous, en laissant chacun libre, cette étincelle de vérité qui pourrait éclairer la route de l’avenir, on veut incarner la société entière en quelques individus qui guideraient cette société, selon le plus ou moins d’envergure de leurs conceptions propres.

Et puis, qui choisirait ces chefs ?

Nous ne supposons pas que les admirateurs de l’autorité viendront nous dire qu’ils se choisiront eux-mêmes. Certains, fortement imbus de leur propre valeur, ont bien fait la critique du suffrage universel, proclamé le droit de l’intelligence à asservir le troupeau vulgaire de la masse. Mais ceux-là ne comptent pas en politique. Toute la pseudo-intelligence dont ils se croient doués, ne les mène qu’à être des momies du passé : nous n’avons pas à nous en occuper.

« C’est le peuple qui choisira ses mandataires », nous répondent les partisans du suffrage universel. Mais ils viennent de nous objecter qu’il ne serait pas assez mûr pour savoir se conduire lui-même ? Par quel miracle le sera-t-il devenu assez pour savoir discerner entre tous les intrigants qui viendront quémander ses suffrages ?

Nommés par le suffrage universel, les nouveaux gouvernants, — comme les actuels du reste — ne représenteraient que la moyenne d’opinions. Nous n’aurions que des médiocrités pour nous conduire, et en admettant que nous eussions la chance de rencontrer par hasard des hommes hors ligne comme savoir et intelligence, il n’en reste pas moins certain que, quelle que soit la largeur de conception de l’individu, le cerveau humain est toujours limité dans son évolution par l’évolution ambiante de son époque. Il peut être en avance sur elle, mais cette avance est des plus médiocres. Il ne peut même s’assimiler toutes les connaissances de son époque et au même degré ; il pourra être en avance pour certaines idées, rétrograde pour certaines autres. Il y a toujours des cellules retardataires, conservant dans un coin du cerveau, quelques-uns des préjugés en cours. Il y a telles idées que l’on acceptera en théorie, et devant la mise en pratique desquelles on reculera. Tels par exemple ceux qui, à l’heure présente trouvent le mariage légal ridicule, mais se croient tenus de faire légitimer leur union par un partisan de l’autorité, affirmant que cela est nécessaire dans la société actuelle.

Il existe, on le voit, assez de raisons suffisantes pour maintenir les individus dans les sentiers raboteux de la routine, sans avoir à en ajouter de plus, en mettant entre les mains de quelques-uns une force qui leur permettrait d’entraver ceux qui voudraient en sortir. Et aux partisans de l’autorité, nous sommes en droit de dire :

Ah, prenez garde ! lorsque vous venez nous parler de progrès, que nous ne nous apercevions que la seule manière dont vous envisagiez d’en suivre la marche, ce serait de lui entraver les jambes sous prétexte que vous n’êtes pas assez dégagés pour le suivre ; prenez garde de faire comprendre que la seule liberté que vous voulez conquérir, serait celle de vous débarrasser de ceux qui ne pensent pas comme vous, qui croient qu’il n’y a pas d’hommes supérieurs, résumant en eux les connaissances humaines, convaincus qu’ils sont, que ces connaissances, au contraire, se répartissent par toute l’humanité, sont disséminées chez chaque individu.

Ce que vous craignez ce ne sont pas les retours en arrière, c’est la peur de ne pouvoir faire prédominer vos vanités qui vous tient. C’est pourquoi vous êtes les adversaires de ceux qui croient que toutes les intelligences doivent être laissées libres de se rechercher et de se grouper à leur guise, que c’est de cette libre initiative que doit jaillir la lumière.

Ce n’est qu’en voyant à côté de lui un groupe mieux organisé, que le groupe mal organisé prendra idée de se transformer de lui-même, et tâchera de faire mieux. Au lieu que la force ne ferait qu’indisposer ceux qu’elle voudra courber sous sa férule. C’est de ce mouvement libre et continu, de cette transformation incessante, que sortira enfin cette communion d’idées dont personne n’a le secret et que l’on tenterait vainement d’établir par la force.


  1. Ici on nous dira, que se rétablit la loi des majorités que nous repoussons ailleurs. Hélas ! nous savons bien que la majorité n’est pas toujours le critérium du vrai, mais nous ne pouvons avoir la prétention d’aller plus vite que l’évolution. Pourvu que la majorité laisse, à son tour, la minorité agir à sa guise, nous ne pouvons demander davantage.
  2. Pour les associations volontaires, voir l’article de Kropotkine : L’Inévitable Anarchie dans la Société Nouvelle, no de janvier 95.