La Société future/Chapitre 18

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P. V. Stock (p. 271-280).

XVIII

DES FAINÉANTS


Cette suppression de l’autorité entraîne, tout aussitôt, cette objection, faite également par nombre de nos camarades d’ateliers : « Et les fainéants ? » — « Alors, disent-ils, si, dans votre société, chacun peut consommer sans être forcé de produire, personne ne voudra travailler. Si chacun peut n’en prendre qu’à son aise, la misère sera plus grande qu’actuellement, et le travail encore rendu plus pénible pour ceux qui travailleront. »

Nous n’ignorons pas que l’homme ne peut se transformer du jour au lendemain, devenir, comme par le pouvoir d’une baguette magique, un ange, de la bête féroce qu’il était la veille. Cette objection nous est faite si souvent qu’il nous serait impossible de l’oublier. Mais nous avons assez démontré, dans les premiers chapitres de ce volume, que, pour réaliser cet idéal que nous cherchons, nous pensions que l’homme aura subi un certain degré de développement dont il faut tenir compte, sans que nous ayons besoin d’insister davantage ici. Et pour envisager les relations dans la société future, il faudrait tenir compte des transformations opérées, et ne pas continuer à se placer toujours au point de vue de la société actuelle.

Aujourd’hui le travail est considéré comme déshonorant. Le but à acquérir, montré aux efforts de l’individu, est d’arriver à une situation lui permettant de vivre sans rien faire — de productif, tout au moins. — Le travailleur est courbé, lui, sous un travail éreintant, des douze, treize et quatorze heures de suite, le plus souvent dans les conditions les plus malsaines, sur un travail répugnant, et cela pour obtenir un salaire dérisoire qui lui permet à peine de ne pas crever de faim[1]. Rien de plus logique à ce que les individus soient dégoûtés de travailler. Nous ne sommes, nous, étonnés que d’une chose : c’est que, devant l’oisiveté et le luxe des riches, les individus ne soient pas encore plus dégoûtés d’user leurs forces dans un travail sans issue, et n’aient pas plus souvent retourné la nappe.


Mais, lorsque, comme nous l’avons vu, on aura, dans la société future, rendu au travail productif cette foule de salariés qui, aujourd’hui, peinent à faire fonctionner l’organisation gouvernementale et capitaliste qui nous écrase dans ses multiples engrenages, ceux qui ne travaillent qu’à épargner un effort musculaire, ou pour procurer une plus grande jouissance à nos exploiteurs actuels, on aura ainsi réduit la part d’efforts exigée de chacun.

Lorsque, d’autre part, une meilleure distribution du travail aura encore diminué cette part ; lorsque l’extension de l’outillage mécanique aura augmenté la production, en réduisant aussi les heures de travail ; lorsqu’on aura assaini les ateliers, en les installant dans les locaux qui existent déjà et que l’on pourra facilement adapter à leur nouvelle destination, et où l’on trouvera place et aération ; lorsque, encore, dans les travaux pénibles et répugnants, on aura substitué au travail de l’homme le travail des machines et que, par suite de toutes ces améliorations immédiates, on aura transformé le travail en un exercice salutaire, il nous semble que les causes productrices de fainéantise seront déjà considérablement diminuées ou amoindries.

Lorsque, surtout, on aura transformé l’idéal humain, et qu’il sera devenu aussi honteux de vivre en parasite que cela est honorable aujourd’hui.

On ne pourra pas nous objecter que tout cela ce sont des rêves : ce sont des faits positifs ; tous les économistes conviennent que, dès à présent, avec une meilleure distribution de travail, les huit heures réclamées par les socialistes seraient largement suffisantes ; d’aucuns parlent même de six, cinq et quatre heures. Or, dans ce meilleur aménagement de forces dont ils parlent, il n’est nullement question de la suppression de leur domesticité, des emplois nécessaires à assurer la bonne marche de leur exploitation et de leur autorité, nullement question de supprimer tous ces emplois nécessités par un luxe idiot dont on commence à rire, on voit la réduction que l’on pourrait obtenir.

Mais quand nous parlons de réduire les heures de travail, nous ne parlons, bien entendu, que de celles passées à un travail que l’homme fera par nécessité et non par affinité, pour produire les objets de première nécessité, strictement nécessaires à ce qui doit parer aux besoins pressants de l’existence. Deux, trois, quatre heures pourront suffire. Mais dans les travaux que l’homme fera par goût, par esprit de recherche, est-ce que, dans cet ordre de choses, l’homme comptera les heures qu’il y passera ?

Souvent, dans la société actuelle, des individus, après avoir passé huit ou dix heures dans un atelier ou dans un bureau, sur une besogne qui leur répugne, prennent sur leur repos pour s’adonner à des occupations qui leur plaisent : lecture, musique, dessin, peinture ou sculpture, mais aussi à des métiers manuels. Et cela tend si bien à se développer, que l’outillage d’amateur prend, de nos jours, une extension de plus en plus grande. L’homme sera fatigué de six heures de labeur sur un travail qui lui répugne, mais en fera dix-sept sans fatigue et sans s’en apercevoir, s’il peut s’adonner à des occupations qui lui plaisent, et surtout les varier et les changer avant qu’elles deviennent fatigue pour lui.


L’homme, quel qu’il soit, a une force d’activité qu’il faut qu’il dépense d’une façon ou d’une autre. Du moment qu’il ne sera plus forcé d’user ses forces dans un labeur épuisant qui ne lui assure même pas la satisfaction de ses premiers besoins, ce sera un bonheur pour lui d’essayer toutes ses facultés, dans la production de fantaisies qui lui passeront par la tête.

Est-ce que ceux qui s’adonnent aux travaux intellectuels n’ont pas besoin de se dépenser en mouvements ? Est-ce que, à l’heure actuelle, ce n’est pas l’hygiène recommandée d’entremêler de travail manuel les travaux intellectuels ? L’escrime, la boxe, le foot-ball, si prônés aujourd’hui, ne le sont-ils pas pour refaire un peu de muscle à cette bourgeoisie qui étouffe dans son lard ?

Quel intérêt, dans ces conditions-là, auraient les individus à se refuser au travail lorsqu’ils sauront, surtout, qu’ils n’auront plus qu’à compter sur leurs propres efforts pour se procurer ce dont ils auront besoin, et qu’ils n’auront plus, entre les mains, aucun moyen de courber qui que ce soit sous leur autorité pour les forcer à produire pour eux.


Mais nous admettons volontiers — et cela, certainement, se produira — qu’il y ait, au début, des individus assez dénués de sens moral pour abuser de l’esprit de solidarité, assez avachis pour fuir le travail. Ce ne pourra être, dans tous les cas, que la minorité ; car, si ceux qui auraient fait la révolution s’étaient battus pour ne plus travailler, ils ne s’arrêteraient pas en si bon chemin ; de là à faire travailler les autres, il n’y a qu’un pas. L’établissement d’une autorité serait donc leur première besogne. Ils seraient plus rapprochés de vous que de nous.

Mais, alors, ce ne serait plus une révolution sociale qui se serait accomplie ; ce serait une guerre d’asservissement où les plus forts opprimeraient les plus faibles, où les vainqueurs exploiteraient les vaincus, nous n’avons pas à nous en occuper, nous reprenons notre argumentation.

Si la révolution sociale, telle que nous la comprenons, s’était faite, c’est donc que la majorité des individus aurait compris les bienfaits de la solidarité, de l’aide mutuelle, les dangers du parasitisme ; ces individus agiraient de façon à empêcher le retour des abus qu’ils auraient détruits, les fainéants ne seraient qu’une minorité parmi eux. Nous verrons plus loin que l’on ne règle pas les rapports sociaux d’après des exceptions.

Aujourd’hui, le ventre creux, sevré de toutes les jouissances qu’il crée, le travailleur accepte de courber l’échine pour engraisser un tas de parasites de tous poils et de toutes robes ; presque tous le trouvent même très naturel, et dans une société où les conditions de travail seraient améliorées, au point de le rendre attrayant, où la durée en serait limitée par la volonté de l’individu lui-même, où tous seraient assurés de la satisfaction intégrale de leurs besoins, sous la seule condition de travailler eux-mêmes à la production de ce qui leur serait nécessaire, on semblerait craindre que les individus pris tout à coup d’une paresse dont on n’a jamais vu, à aucune époque, d’exemple, se refuseraient à produire pour eux-mêmes et préféreraient, ou crever de besoins, ou recommencer la guerre pour s’asservir les uns les autres ! C’est insensé !

Sous le prétexte que quelques individus, assez corrompus par l’état de choses actuel pourraient se refuser au travail, on voudrait que nous allions de gaîté de cœur nous donner des maîtres pour les forcer au travail. Allons donc, ne serait-il pas plus profitable de les laisser à leur paresse que de créer une organisation qui, — la société actuelle nous le prouve — ne pourrait les contraindre au travail mais pourrait bien, elle, se tourner contre nous ?

Rappelons-nous la fable du jardinier qui s’en va chercher son seigneur pour le délivrer du lièvre qui lui a mangé quelques feuilles de choux et de ce qui lui en cuisit. Nous croyons être plus pratiques et démontrerons que l’on n’a pas besoin de gendarmes ni de juges pour éduquer ceux que l’on appelle les fainéants, — si réellement il en existe, — de la force de ceux que l’on nous objecte.

Du reste, selon nous, au sens strict du mot, il n’existe pas de véritable fainéant. Il n’y a que des individus dont les facultés n’ont pu se développer librement, dont l’organisation sociale a empêché l’activité de trouver leur direction normale, et que ce commencement de déclassement a précipités dans une situation fausse, a achevé de démoraliser et de gangrener.

Si on calcule la somme énorme d’efforts qu’il faut que dépense pour vivre le fainéant qui n’a pas de capital à exploiter, on verra que l’activité musculaire et cérébrale qu’il dépense en marches et contre-marches est parfois supérieure à celle qu’il utiliserait dans une occupation régulière.

Pour décrocher un déjeuner d’un camarade, il lui fera une foule de travaux qui vaudront parfois plus que la pitance qu’il en tirera. Pour en taper un autre de quarante sous, que de services ne s’ingéniera-t-il pas à rendre ; pour une absinthe on lui fera faire la traversée de Paris. Ces hommes dépensent leurs forces inutilement, d’accord, mais enfin ils les dépensent. Faites une société où les individus pourront choisir leurs occupations et vous verrez les plus fainéants se rendre utiles.

Ces hommes livrés à eux-mêmes dans une société où la règle serait le travail, auraient bientôt honte de leur situation équivoque au milieu de ceux qui s’occuperaient. Si nous ne voulons pas de force pour contraindre les fainéants au travail, nous ne demandons pas non plus qu’ils soient traités avec respect, et que, chaque matin à leur réveil, on vînt étaler à leur choix ce qui pourrait le plus flatter leurs désirs.

Si, dans la société actuelle, on tolère à côté de soi nombre de parasites, c’est que les mœurs et l’organisation sociale leur font une place spéciale dans notre monde, mais de beaucoup, déjà, on commence à s’écarter. Le maquereau ne se vante de ses fonctions que dans son milieu, la plus grande partie de la population évite toute accointance avec eux. Le bourreau qui est un fonctionnaire public, a été de tous temps mis à l’index. Si beaucoup d’autres fonctions ne sont pas encore tombées si bas, elles perdent de plus en plus de leur prestige. Il n’y a plus que certaines momies du passé pour les glorifier encore, la plupart de leurs partisans en sont déjà à plaider les circonstances atténuantes des nécessités sociales.

Nous nous imaginons que dans la société future, il en serait de même à l’égard de ceux qui voudraient vivre en parasites. Ceux qui produiraient pourraient par compassion se laisser gruger dans une certaine mesure par les pique-assiettes, tout en laissant entrevoir le dégoût que leur inspirerait cette position inférieure. Plutôt que d’accepter une situation semblable, le pique-assiette chercherait à se rendre utile dans un tas de choses accessoires que, parfois il répugnerait à un autre de faire. Nous voyons tous les jours cela se produire sous nos yeux, et ainsi engrenés dans les groupes producteurs, les plus réfractaires au travail trouveraient encore moyen de se rendre utiles.


On a objecté encore les Orientaux, les habitants de certaines îles ou certains pays équatoriaux dont la mollesse est proverbiale et pour qui la paresse est un véritable culte. Mais, dans ces pays, la mollesse des habitants est en raison du climat, et d’autre part, la facilité de vivre y est si grande que rien ne force les indigènes à faire violence à leur nature. Il suffit d’étendre la main pour y gagner son repas ; une poignée de dattes, de riz ou de millet, suffisent à faire vivre un homme tout un jour ; les vêtements se trouvent tout faits, dans les feuilles des arbres ; les raffinés se donnent un peu plus de mal en battant certaines écorces, mais tout cela n’exige pas grand effort en somme.

Pour avoir voulu les plier à notre genre de vie, les Européens ont décimé des populations qui étaient auparavant, des modèles de force et d’élégance, et vivaient avant leur arrivée, dans les meilleures conditions de bonheur et de félicité. Une libre assimilation de nos connaissances, une lente adaptation auraient pu les faire progresser, la violence et l’autorité les ont décimées ou fait rétrograder.

Vouloir contraindre par la force brutale, les récalcitrants au travail serait les mettre en révolte contre la société. Ils chercheraient alors à se procurer par la ruse ou la force. — le vol et l’assassinat de la société actuelle — ce qu’on leur refusera de bonne volonté. Il faudra donc créer une police pour les empêcher de prendre ce qu’on leur refusera ? des juges pour les condamner ? des geôliers pour les garder ? et nous arriverons ainsi, petit à petit à la reconstitution de la société actuelle, par les rouages les plus actifs de l’arbitraire et de la spoliation. Est-ce que les services qu’ils rendent dans la société actuelle ne sont pas suffisants pour nous dégoûter de leur en demander dans la société future ?

Pour ne pas nourrir un certain nombre de fainéants, les autoritaires ne trouvent d’autre remède que de créer une autre catégorie de fainéants avec cette aggravation sérieuse, que la condition de ces derniers serait légale et inamovible, en éternisant une situation fâcheuse ; nous aurions ainsi deux catégories de fainéants à nourrir : ceux qui, placés en marge de la société, vivraient à ses dépens et malgré elle, et ceux qu’elle aurait créés elle-même, sous le fallacieux prétexte de ne pas en nourrir aucun. Avec cette épée de Damoclès en plus, suspendue éternellement sur nos têtes : une force créée et armée pour forcer des individus à accomplir ce qui ne leur plaît pas et pouvant toujours se tourner contre ceux qui l’auraient établie.


  1. Trait caractéristique du travail dans la société actuelle : plus le travail est rude et répugnant, moins il est payé. Les hauts salaires sont réservés aux travaux de luxe, à ceux qui ont pour motif le service personnel de la bourgeoisie.