La Société future/Chapitre 19

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P. V. Stock (p. 281-300).

XIX

LE LIBRE CHOIX DES TRAVAUX


Cependant, nous dit-on, il faudra bien que les groupes qui se formeront aient, parmi eux, sinon des chefs, du moins des individus spécialement chargés de répartir le travail dans les groupes de production, d’indiquer à chacun sa besogne, afin que tous ne se disputent pas à vouloir faire la même chose, et que la besogne se fasse méthodiquement et d’une façon uniforme. Comme dans les groupes de consommation, il faudra quelqu’un pour répartir les produits que se disputeraient les individus s’ils n’avaient un contrôle, un pouvoir régulateur, veillant à ce qu’aucun intérêt ne soit lésé.

En effleurant ce sujet, dans les chapitres précédents, nous avons démontré que le besoin serait le principal moteur des groupements ; que les individus devraient ne compter que sur eux-mêmes pour se procurer ce qui leur serait nécessaire. Éprouveront-ils le besoin d’un objet quelconque, d’un produit déterminé, ils auront leurs facultés à développer pour se procurer l’objet de leurs désirs. Ils auront à rechercher quel genre d’association sera à même de les aider le plus efficacement à se procurer ce qui sera le but de leurs recherches.

Les individus opéreront-ils par voie d’échange ? n’auront-ils qu’à puiser dans des magasins spéciaux ? ou devront-ils collaborer directement à la production dudit objet ? cela, croyons-nous, dépendra des circonstances, et les divers moyens pourront être mis en jeu, selon l’occurrence.

Cela dépendra de l’abondance ou de la rareté de l’objet recherché, du caractère et des affinités de l’individu : Tel aura des répugnances pour tel travail et devra, par conséquent, s’ingénier à se rendre utile autrement, afin d’obtenir du milieu, dont il fait partie, les choses qu’il lui répugnerait de fabriquer. Tel autre s’attachera à produire différents objets, sans éprouver le besoin d’en user personnellement ; rien que le plaisir de les façonner, de les fignoler, d’arriver à des effets artistiques selon son esthétique, sera un motif suffisant pour mettre son activité en jeu. Son bonheur, alors, sera de voir apprécier ses travaux, et ses amis se disputer les produits de son travail.

Par contre, il répugnera à un individu d’avoir des relations avec tel autre individu, le don d’une futilité, même, il se le reprocherait comme un crime, sans qu’il ait aucun grief à formuler contre celui qui sera l’objet de son aversion, sans qu’aucun raisonnement ne légitime cette prévention. De même, on se sentira attiré par telle autre personne, pour laquelle on ne saura jamais trop déployer de prévenances pour lui être agréable, sans que cette préférence soit davantage justifiée.

Toutes ces considérations modifieront la manière de faire des individus, et influeront sur le choix de leurs relations, détermineront certaines façons de faire dans leurs groupements. Multiples en seront les formes qui en découleront.


Or, dans des groupes établis dans ces conditions, qu’est-il besoin de chefs ? — Avant de se constituer en groupe, les individus se seront préalablement consultés sur leurs désirs, leurs aptitudes ; ils sauront d’avance sur quelles parties du travail se porteront leurs préférences ; dans des conditions semblables, la distribution du travail se fera toute seule, par le libre choix des individus. Et cela d’autant plus facilement, que l’individu qui, dans la répartition de la besogne ne trouverait pas la satisfaction qu’il y cherchait, n’aurait pas besoin d’y entrer, et n’aurait qu’à chercher ailleurs, si on lui refusait les quelques concessions que l’on se fait toujours lorsqu’on procède à l’amiable.

Ce qui fait aujourd’hui — et c’est ce qui se produirait dans toute société qui maintiendrait le salariat — qu’un ouvrier préfère tel travail à tel autre, c’est que ce travail donne plus de profit, davantage de considération. Mais le salariat aboli, toutes les fonctions inutiles étant également supprimées, ce seront les seuls besoins ou aptitudes qui impulseront les individus ; l’entente, entre individus qui se groupent pour une œuvre commune, est des plus faciles lorsque l’intérêt individuel ne peut plus se glisser entre eux.

Une autre des causes encore qui contribue à confiner les individus dans une spécialité de travail — cause d’abrutissement et de rétrécissement des facultés individuelles, en en exagérant une jusqu’à l’hypertrophie — c’est que, plus l’individu s’adonne à un certain genre de travail, plus il répète les mêmes mouvements, plus il devient habile dans cette spécialisation, plus s’accentue la précision et l’accélération de ces mouvements. Cette spécialisation de l’ouvrier est utile au capitaliste qui ne cherche qu’une chose : tirer le plus possible, avec le moins de temps, de son outillage, — fer ou chair, c’est tout un pour lui. — L’ouvrier, une fois lancé dans cette direction est forcé de s’y tenir, il n’a pas les moyens de recommencer un apprentissage nouveau, et les employeurs ne recherchent que ceux dont l’apprentissage fait, leur assure un rendement productif immédiat.

Il est hors nature que l’individu atrophie ses facultés diverses au bénéfice d’une seule. Une société normalement constituée doit lui permettre de se rendre indépendant des milieux et des circonstances, en lui permettant de développer toutes ses facultés. Si cette variété de travaux le mène à produire un peu moins vite dans chacune des branches de ses facultés, la diversité de ses occupations compensera largement cette légère perte, sans compter l’apport du développement de l’outillage mécanique.


On a parlé des travaux pénibles et dégoûtants, affirmant que, « si les individus ne sont pas intéressés, par un avantage quelconque, à les choisir, il ne se trouvera personne pour les accomplir. »

Les individus qui, actuellement sont, de par les circonstances, condamnés à faire les travaux répugnants ou malsains de la société, la révolution faite, voudront, fort probablement en bénéficier, et en cela ils auront fort raison. Mais est-ce à dire qu’ils se refuseront encore à pratiquer leur métier, si cela était de toute nécessité, et qu’il n’y eût qu’eux capables de le faire.

Eux aussi ne voudront plus peiner quatorze heures par jour, sur le même travail ; eux aussi voudront des conditions saines et agréables pour l’accomplissement de leur besogne ; eux aussi, voudront varier leurs occupations, et tout cela devra s’accomplir. Mais tous ces progrès accomplis, pourquoi se refuseraient-ils d’aider ceux qui auraient besoin de leurs aptitudes et de leur connaissance de leur ancien métier ?

Pourquoi, en effet, une certaine classe d’individus serait-elle seule sacrifiée aux œuvres répugnantes et malsaines ? Si cette œuvre est d’intérêt général, pourquoi chacun n’en prendrait-il pas sa part ? Si elle n’est profitable qu’à une certaine catégorie, de quel droit cette catégorie voudrait-elle en contraindre une autre à lui produire ce dont elle a besoin ?

Si le métier en question est de nécessité sociale, la besogne devra se répartir entre tous les membres de l’association, les anciens ouvriers de ce métier y apporteront leurs connaissances et serviront de professeurs aux autres. Si ces produits ne sont réclamés que par une certaine catégorie d’individus, eh bien, ces individus auront à s’organiser eux-mêmes pour produire ce dont ils auront besoin, et à s’entendre avec ceux qui pourront les aider de leurs conseils et de leur expérience.

Et pour appuyer notre argumentation, nous prendrons un exemple dans chacun des ordres de faits que nous venons de citer. Dans le premier, — métiers malpropres — on cite la corporation des vidangeurs, comme une des corporations où le travail serait des plus répugnants, et dont personne ne voudrait plus tenir l’emploi au lendemain de la révolution.

L’exemple n’est peut-être pas des mieux choisis, car, déjà, dans la société actuelle, le travail se fait mécaniquement, et on commence à construire des bâtiments où les fosses, continuellement lavées par un système d’irrigation qui les nettoie de fond en comble, sont débarrassées de leur contenu aussitôt qu’il est déposé, et suppriment ainsi l’intervention du vidangeur. L’aménagement des locaux, s’opérant graduellement, nous pouvons être à même de voir disparaître cette corporation.

Mais, comme l’exemple nous est donné plutôt pour désigner, en général, une occupation malpropre ou répugnante, que pour désigner un métier plus spécialement qu’un autre, et que du reste, il en serait également de même pour chaque emploi, l’argument vaut tel qu’il est, et voyons ce qu’il en deviendrait d’une société qui n’aurait pas trouvé le moyen de se passer du service des vidangeurs, et serait menacée de ne trouver parmi ses membres, personne pour remplir cet emploi.

Quel bien grand malheur ! Voilà toute une société embrenée pour ne pas avoir à sa tête une autorité pour décréter son désembrènement. Et on ose encore douter de l’utilité du gouvernement ! Voilà une occupation toute trouvée pour nos politiciens sans travail au lendemain de la révolution, et dont le crétinisme pourrait les rendre inaptes à s’adapter à toute autre besogne !

Raisonnons pourtant.

Dans une maison où ce petit travail serait à opérer, chacun, nous le supposons, aurait mis du sien à remplir la fosse ? — c’est hors de toute contestation. Eh bien alors ! Le jour où le besoin de vider cette fosse se ferait « sentir », ce seraient les habitants de cette maison à éprouver, les premiers, ce besoin d’une façon particulièrement odorante. Ayant un intérêt immédiat à se débarrasser de cette abondance de biens, celui d’abord de ne pas être empoisonnés, ils n’auraient qu’une chose à faire, s’entendre entre eux pour faire la besogne, et comme l’outillage qui existe pour cela à l’heure actuelle, se trouvera à la disposition de tous, sans préjudice des améliorations probables, chacun des cohabitants du local mettant la main à la pâte, un peu de bonne volonté, un peu d’efforts et très peu de travail, ils se trouveraient débarrassés de ce qui les gênerait.

Mais les progrès que nous avons constatés dans la construction des fosses d’aisances, se répercutent dans toutes les branches de l’activité humaine. Aujourd’hui on arrive à se passer du métier de vidangeur, demain ce sera de celui d’égoutier, et de progrès en progrès chacune des sphères de l’activité humaine se simplifie chaque jour.


Quant au deuxième cas — métiers malsains, — les exemples ne nous manqueraient pas, mais nous ne connaissons pas assez les détails pour en parler, nous nous arrêterons à la fabrication du blanc de céruse qui est toujours citée comme une des plus meurtrières.

Là, encore fort probablement des améliorations doivent avoir été apportées pour en diminuer les effets meurtriers, mais ne les connaissant pas, nous prendrons le métier tel qu’il nous est donné, cela est indifférent à notre argumentation.

Ceux qui ont besoin de la céruse sont ceux qui s’en servent et non ceux qui la fabriquent ? Voilà une vérité que La Palisse ne désavouerait certes pas. Mais alors, pourquoi des individus sacrifieraient-ils leur vie et leur santé à fabriquer un produit dont ils ne ressentent nullement le besoin ?

Ce qui fait surtout la nocuité des diverses professions cataloguées dangereuses, ce sont d’abord la rapacité des exploiteurs, la durée du travail ensuite. Si au lieu de passer dix ou douze heures par jour dans des vapeurs méphitiques et cela de continu, pendant des mois et des années, supposez que les individus n’y soient employés qu’une heure ou deux et par intermittence, et qu’au lieu d’être enfermés dans des locaux mal aérés, les ateliers soient installés en plein air sous des abris, pourvus de toutes les conditions hygiéniques connues, cette occupation peut rester plus ou moins désagréable, mais cesse d’être meurtrière.

Une fois ce point déblayé, reste à savoir qui fabriquera ces produits ? Mais, nous l’avons dit : ceux qui en auront besoin. La diversité des occupations est nécessaire à l’homme, la variété dans les travaux lui en facilitera le service, pourquoi le peintre, tout en étant associé avec des peintres, ne ferait-il pas aussi partie d’un groupe pour la production des couleurs dont il aurait besoin ? Et l’astronome, tout en s’associant avec d’autres individus pour observer ce qui se passe dans les profondeurs de l’espace, pourquoi ne pourrait-il pas s’associer avec un groupe d’opticiens pour la construction de ses objectifs ? Sachant manier l’objet, ils n’en auraient que plus de compétence pour l’établir dans les meilleures conditions voulues.

Mais, ce que nous ne devons pas oublier surtout, c’est que l’outillage mécanique est tout indiqué pour remplacer l’homme dans la plupart de ses travaux, principalement ceux qui sont répugnants et pénibles. À l’heure actuelle, des questions d’économie font reculer l’exploiteur devant l’achat d’un outillage mécanique, ou le renouvellement de celui qu’il possède. Il peut user un ouvrier en vingt ans, dix ans, cinq ans, même en moins de temps, personne ne lui en demande de comptes. Dans la société future, les individus ayant tout intérêt à veiller à l’hygiène de leurs ateliers, puisqu’ils en seront les ouvriers, les questions d’économie n’entreront aucunement en ligne de compte. Le génie de l’homme pourra se donner libre carrière vers le développement et le perfectionnement de l’outillage mécanique.


Par ce que nous avons vu jusqu’à présent, nous venons de voir qu’au lieu d’être comme dans la société actuelle, un esclavage et une torture, le travail sera rendu attrayant ; par le fait que ce seront les attractions personnelles qui guideront les individus dans le choix de leurs occupations, il deviendra un passe-temps, un exercice de gymnastique. Il nous reste à étudier d’un peu plus près, comment pourraient évoluer et se combiner les conflits d’idées différentes qui pourront se produire dans la société future.

L’exemple étant l’illustration de l’idée, et rendant toujours mieux la pensée à condition qu’il soit bien à sa place, c’est encore par un exemple que nous allons procéder : le cas d’une maison à construire, entre autres, et examiner les différents cas qui pourraient se produire.

Quoiqu’on ait accusé les anarchistes de n’être que des brouillons, de ne pas savoir ce qu’ils veulent, nous supposons que, lorsqu’il s’agira de bâtir, — comme pour quelque travail que ce soit du reste, — les membres de la société future, pris d’un vertigo de construction, n’iront pas s’amuser à entasser moellons sur moellons, briques sur briques, rien que pour le plaisir de gâcher du mortier.

Fort probablement que les grandes casernes d’aujourd’hui seront appelées à disparaître dans la société future. Nul doute que les individus ne voudront plus être encaqués dans les bâtisses malsaines d’aujourd’hui, où, pour des conditions d’économie, — les terrains coûtant fort cher, — on essaie de rattraper en hauteur, ce que l’on perd en surface. Comme cela se pratique du reste à Londres actuellement, les individus voudront avoir leur « home » séparé : une petite maisonnette pouvant loger la famille, et entourée d’un petit jardin pour l’agrément des habitants.

La construction de maisons semblables ne demandera le concours que d’un nombre très restreint d’individus. Il y aura fort peu de complications architecturales, et il sera facile aux individus de constituer les groupements nécessaires à la construction de ces petits édifices. Mais, il pourrait se faire que l’on continuât la construction des énormes bâtisses d’aujourd’hui, cela est fort possible, nous ne pouvons pas préjuger de l’évolution future. Les individus qui auraient des vues particulières sur l’aménagement d’une semblable maison d’habitation, auraient à s’entendre, entre eux, sur leurs conceptions particulières ; ceux dont les différentes conceptions pourraient s’amalgamer et s’adapter dans le même édifice, se grouperaient pour la construction du modèle convenu, en faisant distribuer les appartements que chacun aurait choisis d’avance, selon les adaptations particulières de chacun. Cela compliquerait peut-être un peu plus la chose, mais ne la rendrait pas insoluble, croyons-nous.

Dans la société future, pas plus que dans la société actuelle, on ne tiendra à user ses forces mal à propos. L’entente entre les individus sera forcément le régulateur de leur conduite. L’individu qui voudrait s’isoler, vivre de ses seules forces, en n’usant que des produits qu’il fabriquerait lui-même, celui-là se ferait une vie impossible, forcé qu’il serait de travailler sans cesse et sans relâche pour arriver à ne se donner qu’une médiocre aisance.

Les individus auront donc certainement à mettre la main à la production de quantité d’objets dont ils auront besoin, mais cette production devra se faire en commun afin de profiter des progrès mécaniques, et de plus, la fédération des groupes entre eux, permettra aux individus de pouvoir profiter de quantité de produits sans avoir à les façonner ; et les échanges entre groupes, seront un puissant moyen de dispersion des produits accumulés, car il est bien évident que si un outillage mécanique, une fois en train, peut produire en une heure ou deux de travail, dix fois plus que l’individu n’en a besoin, celui-ci ne s’arrêtera pas au bout de cinq minutes, sous prétexte qu’il a ce qu’il lui faut. Il perdrait ainsi en mise en train, en démarches tout son temps avant d’arriver à produire la moitié des différentes sortes d’objets qu’il lui faudrait. Il y aura là une moyenne d’occupations que chaque individu pourra embrasser et dont il est impossible de tracer la limite. Le besoin et les circonstances guideront l’individu mieux que toute commission de statistique.

Ceux donc, qui ne se contentant pas des locaux existant déjà, voudront s’approprier une demeure à leur convenance, s’entendront d’abord entre eux, ensuite avec d’autres groupes qui pourront leur fournir les matériaux dont ils auront besoin, et formeront ainsi une deuxième, troisième fédération, et ainsi jusqu’à l’infini.


Mais, nous dira-t-on, il n’y aura pas que les maisons d’habitation. Il y aura les édifices publics : ateliers, magasins, salles de spectacle, de réunions, etc. Si personne n’est spécialement désigné pour les construire, qui les établira ?

Jusqu’à présent nous avons raisonné absolument comme si les individus s’étaient unanimement au lendemain de la révolution refusés à continuer leur travail habituel, le cas peut se présenter, nous n’y voyons pas d’inconvénient, et nous continuerons à l’envisager ainsi ; c’est le cas le plus embarrassant.

Les individus qui auront besoin de l’édifice en question, auraient à s’ingénier pour faire les maçons eux-mêmes. Ils auraient à faire appel aux ingénieurs, architectes, pour dresser les plans de l’édifice projeté. Les dessins seraient exposés à la critique de tous. Après avoir discuté les détails et l’ensemble, on arrêterait le projet définitif. Il faudrait que le projet fût bien biscornu pour que, de tous les maçons, serruriers, charpentiers existants, il ne parvînt pas à en décider quelques-uns qui consentissent à mettre les novices au courant de leurs procédés ; à moins d’être absolument loufoque, un projet, quel qu’il soit, trouve toujours des partisans. On ne ferait plus appel à l’argent des individus, c’est leur part de travail et d’efforts qu’on leur demanderait. Aujourd’hui, il suffit d’avoir de l’argent pour mettre en mouvement les forces sociales sur le projet le plus absurde. Dans la société de demain, ne s’emploieront à une besogne que ceux qui l’auront adoptée en projet.

Comme nous l’avons vu pour les routes, chemins de fer, etc., l’intérêt individuel n’étant plus en jeu, toutes les considérations accessoires étant écartées, l’entente serait facile. Mais, là encore, nous voulons bien admettre que les individus fussent assez absurdes pour ne pas s’entendre, nous nous trouverions en face des mêmes difficultés qui devraient se résoudre de même.

La logique nous dit que l’intérêt personnel — ce moteur de toutes divisions et de toutes chicanes par son antagonisme avec les autres intérêts personnels, — ayant disparu des relations sociales, les différences ne pourront résulter que de la manière de concevoir et d’envisager les choses ; les petites différences d’appréciation pourront s’amender, disparaître dans les discussions qui pourront s’engager à ce sujet : il ne resterait donc en présence que les divergences trop accentuées pour se fondre en un accord mutuel. Alors, le besoin, ce moteur universel, plus fort que toutes les petites questions d’amour-propre et de vanité, ne tarderait pas à amener les individus à des dispositions plus raisonnables. Sinon, nous l’avons dit, c’est que les individus seraient en régression, et alors l’homme sensé, au lieu de chercher à se définir un idéal d’affranchissement et de bonheur pour la race humaine, n’aurait plus qu’à chercher dans le néant le seul remède aux regrets cuisants qu’il éprouverait de voir les hommes retourner en arrière.

Si, du désaccord, il en résultait la construction de deux bâtiments au lieu d’un, personne ne songerait à s’en plaindre. Et il y aurait cet avantage : chacun des groupes ayant à cœur de prouver la supériorité du plan auquel il se serait rallié, rivaliserait de zèle pour en parfaire l’exécution. L’amour-propre, ici, pousserait les individus à déployer tout leur savoir-faire, toute leur bonne volonté pour mener à bien l’œuvre à laquelle ils se seraient attachés. Nous trouvons donc encore ici, un stimulant de la bonne volonté des individus, que les défenseurs de l’autorité affirment ne devoir résider que dans la crainte du châtiment ou l’appât du gain.


Pour la division du travail dans les groupes, nous avons vu que chacun des individus rechercherait les groupes où il pourrait donner l’essor à ses facultés, et, en s’associant, ils s’instruiront mutuellement de la part de besogne à laquelle ils entendront s’adonner plus spécialement ; chaque individu ne recherchera donc que ceux dont les goûts à telle besogne ne pourront que faciliter sa tâche et non la lui disputer. S’il s’agit de la construction d’une machine, par exemple, celui qui aura spécialement des goûts pour l’ajustage, s’il peut faire tout l’ajustage lui-même, ne demandera à s’associer qu’avec des forgerons, des fondeurs, etc. Si l’importance du travail exige le travail de plusieurs ajusteurs, forgerons, fondeurs ou autres, c’est toujours dans les mêmes conditions que se fera le groupement.

Le groupement opéré dans ces conditions, la division du travail est tout opérée puisque c’est elle qui a servi de base à l’association. Une fois constitué, le groupe n’a qu’à se mettre à l’œuvre. Si, dans le courant du travail il plaisait à un individu de changer le genre d’occupation primitivement choisie par lui-même, dans la société actuelle on sait assez se faire des concessions pour que la chose pût s’opérer sans entrave, et même pour que les coassociés fissent tous leurs efforts pour aider leur collègue dans son nouveau travail s’il n’était pas bien au courant.

Si, pour une raison ou pour une autre, ce changement ne pouvait s’opérer, l’individu chercherait un autre groupe pendant que le groupe abandonné suppléerait à l’individu défaillant. L’individu qui aurait la réputation de bien remplir sa tâche dans l’association serait recherché par les groupements ; celui qui aurait la réputation d’être mauvais coucheur, de ne jamais être satisfait, serait évité par les autres, ou trouverait plus difficilement à s’associer, s’il ne rachetait ses défauts par d’autres qualités.

On a objecté que certains individus pourraient vouloir faire des besognes dont ils ne seraient pas capables. Mais les groupements ne s’opéreront pas à l’aveuglette, la solidarité et la vie étant dans la société future très développées, les relations des individus seront très grandes, leurs associations se formeront principalement parmi ceux qui se connaîtront. Tout individu qui rentrera dans un groupe, sera au moins connu de quelques-uns.

Les causes d’erreur seront donc par le fait, bien diminuées ; ensuite chacun sait que l’on ne fait bien que ce que l’on fait volontairement. Le seul fait que l’individu recherche telle besogne, est l’indice qu’il éprouve déjà des aptitudes à la pratiquer. Et au cas où il s’égarerait dans ses dispositions, les conseils de ses coassociés ne lui feraient pas défaut ; si son inhabileté était par trop évidente, l’inanité des résultats de ses efforts ferait plus que toute autre chose pour l’engager à ne pas continuer.

Comme on le voit, le travail peut s’accomplir sans discussions, sans tiraillements, sans acrimonie, à la satisfaction de tous. Il suffit de placer les individus dans des conditions parfaites de liberté et d’égalité, pour obtenir l’harmonie, ce but idéal de l’humanité.

Quand, pour une cause ou une autre, un ou plusieurs individus ne peuvent s’accorder davantage dans le groupement par eux choisi, nous l’avons vu, rien ne les y attache ; ils sont libres d’en sortir pour aller au groupe qui répondrait mieux à leur nouvelle façon de concevoir les choses. « Faute d’un moine, l’abbaye ne chôme pas », dit le proverbe, et il est vrai pour quelque groupement que ce soit.

Si, par hasard, il n’existait pas de groupement répondant aux aspirations de l’individu, ce serait à lui de chercher d’autres individus, capables de le comprendre, d’éprouver, eux aussi, ses aspirations, et de l’aider à la réalisation de son idéal.

Toute façon de penser, tout caractère, à moins qu’il ne soit tout à fait biscornu, trouve toujours avec qui sympathiser. Les caractères biscornus ne sont que des exceptions et la société n’est, ou du moins ne doit être faite, qu’en vue des caractères sociables. Il s’ensuit que l’on n’a pas à faire des lois d’exceptions pour des anomalies que l’on voudrait nous présenter comme un obstacle à l’organisation future.

D’ailleurs la nécessité est là, pour celui qui veut vivre. Aucun maître ne lui commande, mais son existence n’est possible que par l’association. S’il veut périr, il est libre ; mais s’il veut vivre, il ne peut le faire qu’en trouvant des compagnons. La solidarité est une des conditions naturelles de l’existence, et nous nous en tenons aux indications de la nature.

Or, ce que nous venons de dire pour la construction d’un bâtiment peut s’appliquer à toutes les branches de l’activité humaine ; depuis le travail le plus colossal, jusqu’à la plus infime des productions. La liberté la plus complète, voilà le seul moteur de l’activité humaine, avec ses deux corollaires bien entendu : égalité et solidarité.


« Il faudrait des anges, » nous dit-on, « pour qu’une semblable organisation fût possible. L’homme est trop mauvais, il faut le conduire avec des verges ».

L’homme n’est pas un ange, son passé nous le prouve, et, certainement, du jour au lendemain, il ne sera pas transformé ; le changement d’institutions, s’il se faisait brusquement, n’aurait pas le pouvoir de changer instantanément, chaque individu en un penseur ne commettant aucune faute, aucune erreur. La science a détruit la croyance aux talismans.

Mais, dans les premiers chapitres de cet ouvrage, nous avons montré ce que nous entendions par évolution et révolution, et nous pensons avoir fait comprendre que l’une n’était pas possible sans l’autre. Et, si l’homme évolue assez pour changer son milieu, pourquoi ne continuerait-il pas de progresser dans un milieu favorable à cette progression ?

En place de cette société férocement égoïste d’aujourd’hui, où, tous les jours, se dresse devant le travailleur exténué cette question terrible, bien souvent insoluble pour lui : « comment mangerai-je demain ? » en place de cette société où la « lutte pour l’existence » se poursuit sans trêve ni relâche, dans sa plus mauvaise signification, entre tous les individus, l’homme se trouvera dans une société large, sans oppression aucune, basée sur la solidarité des intérêts ; une société, enfin, où il aura la satisfaction assurée de tous ses besoins, n’ayant, en retour, que sa part d’activité à apporter.

Pourquoi les hommes ne s’entendraient-ils pas ? — Oui, l’homme est égoïste, oui, l’homme est ambitieux ! mais apprenez-lui que cet égoïsme a intérêt à se solidariser avec les autres égoïsmes, à se fondre avec eux au lieu de se poser contre eux en adversaire, et vous rendrez ainsi les individus solidaires. Brisez-leur entre les mains ce qui pourrait flatter leur ambition, satisfaire et entretenir leurs goûts de domination ; faites qu’ils ne puissent s’élever au-dessus de la foule pour lui imposer leurs volontés.

Et, de cette masse d’êtres qui, pris à part, ont tous les défauts d’une mauvaise éducation, héritage d’une société corrompue jusqu’à la moelle, il se dégagera des idées larges et généreuses, une abnégation et un enthousiasme qui font que l’on a vu dans les révolutions passées, des hommes en guenilles, monter la garde, l’arme au bras, devant les millions que l’impôt leur avait soustraits, et les garder religieusement pour ceux qui devaient s’en servir pour les river à l’esclavage. Ils auraient pu faire mieux, mais c’est un exemple que, dans les périodes de lutte, on peut faire fond sur les idées généreuses de la masse.

On nous parle toujours d’évolution ! mais, parbleu ! nous le savons fort bien qu’il faut que l’évolution se fasse dans les esprits avant de passer dans les faits ; et c’est parce que nous savons qu’une idée, quelle que soit sa justesse, ne s’impose pas si les masses ne sont pas préparées à la recevoir, que chaque individu doit essayer de faire cette évolution en propageant ses idées, telles qu’il les conçoit avant que la révolution, qui se prépare, ne nous surprenne.

Quant au jour de la révolution, lorsqu’elle sera venue, nous y mettrons nos idées en pratique, appellerons, par notre exemple, nos compagnons de misère à nous imiter. S’ils nous suivent dans notre action, c’est que l’évolution sera faite, si au lieu de nous imiter, obéissant à ceux qui les trompent pour les exploiter, ils nous tirent dessus, c’est que l’évolution ne sera pas faite, et alors nous succomberons, certainement, sous les coups de l’autorité qui sortira de la révolution en cours. Mais, par le peu que nous aurons pu faire, nous aurons lancé nos idées dans le domaine des faits.

Lorsque les travailleurs, retombés sous le joug de nouveaux maîtres qui continueront à les exploiter de plus belle, s’apercevront qu’ils n’auront, encore une fois, tiré les marrons du feu que pour quelques seuls intrigants, ils réfléchiront et se diront que nous avions raison de leur apprendre qu’il ne faut pas se donner de maîtres. Si les faits accomplis par les anarchistes, pendant la lutte, portent, en eux-mêmes, leur enseignement, ils peuvent entraîner la foule. Mais, fussent-ils vaincus, c’est sur leur donnée que se continuerait l’évolution ; c’est pour leur réalisation que se préparerait la révolution nouvelle.