La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/24

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 208-213).


XXIV


Deux jours plus tard je quittai ma femme et je partis pour l’assemblée dans le meilleur état d’esprit. Le district était très animé ; c’était un monde de petits commerçants, une vie à part. Deux jours de suite j’eus des séances de dix heures. Le second soir, en rentrant dans mon logement, je trouvai une lettre d’elle.

Elle me parlait des enfants, de l’oncle, de la nourrice, d’achats, et entre autres choses, le plus naturellement du monde d’une visite de Troukhatchevsky qui lui avait porté les partitions promises. Il lui avait proposé de jouer encore avec lui, mais elle avait refusé.

Je ne pouvais me rappeler qu’il eût promis des partitions ; il m’avait semblé au contraire qu’il avait pris définitivement congé, aussi fus-je surpris désagréablement. Je relus la lettre. Il y avait quelque chose de forcé, de timide.

J’éprouvai une impression pénible. La jalousie rugissait en moi comme un fauve en son repaire, prête à bondir au dehors. Mais j’en avais peur et je la contins.

Quel abominable sentiment que la jalousie ! Qu’y avait-il de plus naturel que ce qu’elle écrivait ? pensais-je. Je me couchai tranquille, en apparence du moins. Je songeai aux affaires du lendemain et je m’endormis sans penser à elle.

D’ordinaire j’avais le sommeil difficile pendant ces assemblées du Zemtsvo ; ce soir-là je m’endormis immédiatement. Mais cela est assez fréquent, une brusque commotion me réveilla. À mon réveil, ma pensée se porta vers elle, vers mon amour sensuel pour elle, vers Troukhatchevsky ; je pensai qu’ils s’entendaient. La rage et l’épouvante m’envahirent de nouveau. Je tentai néanmoins de me calmer.

C’est fou me disais-je, il n’y a pas le moindre motif de jalousie ; il n’y a rien, rien, entre eux. Pourquoi nous avilir ainsi, moi surtout, en de telles suppositions ? Un « violoneux » payé qui a, il est vrai, la réputation d’un don Juan, et d’autre part une femme honnête, respectable, ma femme à moi. Mais c’est absurde ! Et cependant je me répétais : Pourquoi cette chose serait-elle impossible ? Pourquoi ? n’est-ce pas là le même sentiment qui m’a poussé au mariage avec elle, la même seule chose que je voulais d’elle, que d’autres désirent, que ce musicien aussi ?… Il est célibataire, robuste — j’avais vu comme il brisait avec ses dents l’os d’une côtelette et comme il trempait avidement dans le vin ses lèvres rouges. — Bien nourri et de bonnes manières, s’il a un principe, c’est évidemment celui de n’éviter aucune jouissance. — La musique, cet excitant raffiné de la volupté, est un lien entre eux.

Qu’est-ce qui le retiendrait ? Rien. Tout l’attire au contraire. Et elle ? Elle est, comme elle a toujours été, une énigme restée indéchiffrable pour moi. Je ne connais d’elle que sa nature animale, et un animal ne peut ni ne doit se retenir et être retenu.

Je me rappelai alors l’expression de leur physionomie quand, après la Sonate à Kreutzer, il avait joué un morceau passionné de je ne sais plus qui, un morceau sensuel à l’excès.

Comment ai-je pu partir ? me disais-je, en songeant à cette expression. N’était-il pas clair que l’accord avait été conclu entre eux ce soir-là ? N’apparaissait-il pas nettement que plus rien ne les séparait et que ce qui s’était passé les avait mis tous deux, elle surtout, dans un certain embarras ?

Je la revoyais, avec un sourire doux et heureux, essayant son visage coloré baigné de sueur. Leurs regards se fuyaient et ce ne fut qu’au souper, quand il lui versa un peu d’eau, qu’ils échangèrent dans un regard un sourire imperceptible. Je me les rappelais avec terreur, ce regard et ce sourire à peine perceptibles : « C’en est fait », me disait une voix, tandis qu’une autre criait : « C’est une idée fixe, cette chose est impossible. »

L’obscurité me pesait ; j’allumai une bougie. Une grande inquiétude m’envahit à la vue de cette petite chambre à tapisserie jaunâtre. J’allumai une cigarette, et, comme on fait toujours quand on est enlisé dans un bourbier de contradictions, je fumai une cigarette après l’autre pour m’étourdir et me cacher ces contradictions.

Je ne pus me rendormir de la nuit, et, vers cinq heures, alors qu’il ne faisait pas jour encore, je résolus, pour ne point rester plus longtemps dans ce pénible état d’esprit, de partir sur-le-champ.

Le départ était pour huit heures. Je réveillai le portier et le priai d’aller me chercher une voiture. J’envoyai à l’assemblée du Zemstvo une lettre disant que j’étais rappelé à Moscou pour une affaire urgente, qu’on voulût bien me faire remplacer par un autre membre. À huit heures je montai en tarantass[1] et je partis.

  1. Grande voiture de voyage.