La Sorcière/Livre II/Chapitre XII

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Flammarion (Œuvres complètes de Jules Michelet, tome XXXVIIIp. 646-672).



XII

LE PROCÈS DE LA CADIÈRE (1730-1731)


On peut juger ce que fut ce coup épouvantable pour la famille Cadière. Les attaques de la malade devinrent fréquentes et terribles. Chose cruelle, ce fut comme une épidémie chez ses intimes amies. Sa voisine, la dame Allemand, qui avait aussi des extases, mais qui jusque-là les croyait de Dieu, tomba en effroi et sentit l’Enfer. Cette bonne dame (de cinquante ans) se souvint qu’en effet elle avait eu souvent des pensées impures ; elle se crut livrée au Diable, ne vit que diables chez elle, et, quoique gardée par sa fille, elle se sauva du logis, demanda asile aux Cadière. La maison devint dès lors inhabitable, le commerce impossible ; l’aîné Cadière, furieux, invectivait contre Girard, criait : « Ce sera Gauffridi… Lui aussi, il sera brûlé ! » Et le jacobin ajoutait : « Nous y mangerions plutôt tout le bien de la famille. »

Dans la nuit du 17 au 18 novembre, la Cadière hurla, étouffa. On crut qu’elle allait mourir. L’aîné Cadière, le marchand, qui perdait la tête, appela par les fenêtres, criant aux voisins : « Au secours ! Le Diable étrangle ma sœur ! » Ils accouraient, presque en chemise. Les médecins et chirurgiens qualifiant son état une suffocation de la matrice, voulurent lui mettre des ventouses. Pendant qu’on les allait chercher, ils parvinrent à lui desserrer les dents et lui firent avaler une goutte d’eau-de-vie, ce qui la rappela à elle-même. Cependant les médecins de l’âme arrivaient aussi à la fille, un vieux prêtre, confesseur de la mère Cadière, puis des curés de Toulon. Tant de bruit, de cris, l’arrivée de ces prêtres en grand costume, l’appareil de l’exorcisme, avait rempli la rue de monde ; les arrivants demandaient : « Qu’y a-t-il ? — C’est la Cadière, ensorcelée par Girard. » On peut juger de la pitié, de l’indignation du peuple.

Les Jésuites, très effrayés, mais voulant renvoyer l’effroi, firent alors une chose barbare. Ils retournèrent chez l’évêque, ordonnèrent et exigèrent qu’on poursuivît la Cadière, qu’on l’attaquât le jour même, — que cette pauvre fille, sur le lit où elle râlait tout à l’heure, après cette horrible crise, reçût à l’improviste une descente de justice…

Sabatier ne lâcha pas l’évêque que celui-ci n’eût fait appeler son juge, son official, le vicaire général Larmedieu, et son promoteur (ou procureur épiscopal), Esprit Reybaud, et qu’il ne leur eût dit de procéder sur l’heure.

C’était impossible, illégal, en droit canonique. Il fallait un informé préalable sur les faits, avant d’aller interroger. — Autre difficulté : le juge ecclésiastique n’avait droit de faire une telle descente que pour un refus de sacrement. Les deux légistes d’Église durent faire cette objection. Sabatier n’écouta rien. Si les choses traînaient ainsi dans la froide légalité, il manquait son coup de terreur.

Larmedieu, ou Larme-Dieu, sous ce nom touchant, était un juge complaisant, ami du clergé. Ce n’était pas un de ces rudes magistrats qui vont tout droit devant eux, comme d’aveugles sangliers, dans le grand chemin de la loi, sans voir, distinguer les personnes. Il avait eu de grands égards dans l’affaire d’Aubany, le gardien d’Ollioules. Il avait poursuivi assez lentement pour qu’Aubany se sauvât. Puis, quand il le sut à Marseille, comme si Marseille eût été loin de France, ultima Thule, ou la Terra incognita des anciens géographes, il ne bougea plus. Ici, ce fut tout autre chose : ce juge paralytique pour l’affaire d’Aubany eut des ailes pour la Cadière, et les ailes de la foudre. Il était neuf heures du matin lorsque les habitants de la ruelle virent avec curiosité arriver chez les Cadière une fort belle procession, messire Larmedieu en tête, et le promoteur de la cour épiscopale, honorablement escortés de deux vicaires de la paroisse, docteurs en théologie. On envahit la maison. On interpella la malade. On lui fit faire serment de dire vrai contre elle-même, serment de se diffamer en disant à la justice ce qui était de conscience et de confession.

Elle pouvait se dispenser de répondre, nulle formalité n’ayant été observée. Mais elle ne disputa pas. Elle jura, ce qui était se désarmer, se livrer. Car, étant liée une fois par le serment, elle dit tout, même les choses honteuses et ridicules dont l’aveu est si cruel pour une fille.

Le procès-verbal de Larmedieu et son premier interrogatoire indiquent un plan bien arrêté entre lui et les Jésuites. C’était de montrer Girard comme la dupe et la victime des fourberies de la Cadière. Un homme de cinquante ans, docteur, professeur, directeur de religieuses, qui cependant est resté si innocent et si crédule, qu’il a suffi pour l’attraper d’une petite fille, d’un enfant ! La rusée, la dévergondée, l’a trompé sur ses visions, mais non entraîné dans ses égarements. Furieuse, elle s’en est vengée en lui prêtant toute infamie que pouvait lui suggérer une imagination de Messaline.

Bien loin que l’interrogatoire confirme rien de tout cela, ce qu’il a de très touchant, c’est la douceur de la victime. Visiblement elle n’accuse que contrainte et forcée par le serment qu’elle a prêté. Elle est douce pour ses ennemis, même pour la perfide Guiol, qui (dit son frère) la livra, qui fit tout pour la corrompre, qui en dernier lieu la perdit en lui faisant rendre les papiers qui eussent fait sa sauvegarde.

Les Cadière furent épouvantés de la naïveté de leur sœur. Dans son respect pour le serment, elle s’était livrée sans réserve, hélas ! avilie pour toujours, chansonnée dès lors et moquée des ennemis même des Jésuites, et des sots rieurs libertins.

Puisque la chose était faite, ils voulurent du moins qu’elle fût exacte, que le procès-verbal des prêtres pût être contrôlé par un acte plus sérieux. D’accusée qu’elle semblait être, ils la firent accusatrice, prirent la position offensive, obtinrent du magistrat royal, le lieutenant civil et criminel, Marteli Chantard, qu’il vînt recevoir sa déposition. Dans cet acte, net et court, se trouve clairement établi le fait de séduction ; plus, les reproches qu’elle faisait à Girard pour ses caresses lascives, dont il ne faisait que rire ; plus, le conseil qu’il lui donne de se laisser obséder du démon ; plus, la succion par laquelle le fourbe entretenait ses plaies, etc.

L’homme du roi, le lieutenant, devait retenir l’affaire à son tribunal. Car le juge ecclésiastique, dans sa précipitation, n’ayant pas rempli les formalités du droit ecclésiastique, avait fait un acte nul. Mais le magistrat laïque n’eut pas ce courage. Il se laissa atteler à l’information cléricale, subit Larmedieu pour associé, et même alla siéger, écouter les témoins au tribunal de l’évêché. Le greffier de l’évêché écrivait (et non le greffier du lieutenant du roi). Écrivait-il exactement ? On aurait droit d’en douter quand on voit que ce greffier ecclésiastique menaçait les témoins, et chaque soir allait montrer leurs dépositions aux Jésuites[1].

Les deux vicaires de la paroisse de la Cadière, que l’on entendit d’abord, déposèrent sèchement, sans faveur pour elle, mais nullement contre elle, nullement pour les jésuites (24 novembre). Ceux-ci virent que tout allait manquer. Ils perdirent toute pudeur, et, au risque d’indigner le peuple, résolurent de briser tout. Ils tirèrent ordre de l’évêque pour emprisonner la Cadière et les principaux témoins qu’elle voulait faire entendre. C’étaient les dames Allemand et la Batarelle. Celle-ci fut mise au Refuge, couvent-prison, ces dames dans une maison de force, le Bon-Pasteur, où l’on jetait les folles et les sales coureuses en correction. La Cadière (26 novembre), tirée de son lit, fut donnée aux ursulines, pénitentes de Girard, qui la couchèrent proprement sur de la paille pourrie.

Alors, la terreur établie, on put entendre les témoins, deux d’abord (28 novembre), deux respectables et choisis. L’un était cette Guiol, connue pour fournir des femmes à Girard ; langue adroite et acérée, qui fut chargée de lancer le premier dard et d’ouvrir la plaie de la calomnie. L’autre était la Laugier, la petite couturière que la Cadière nourrissait et dont elle avait payé l’apprentissage. Étant enceinte de Girard, cette Laugier avait crié contre lui ; elle lava ici cette faute en se moquant de la Cadière, salissant sa bienfaitrice, mais cela maladroitement, en dévergondée qu’elle était, lui prêtant des mots effrontés, très contraires à ses habitudes. Puis vinrent Mlle Gravier et sa cousine, la Reboul, enfin toutes les girardines, comme on les appelait dans Toulon.

Mais on ne pouvait si bien faire que, par moments, la lumière n’éclatât. La femme d’un procureur, dans la maison de laquelle s’assemblaient les girardines, dit brutalement qu’on ne pouvait y tenir, qu’elles troublaient toute la maison ; elle conta leurs rires bruyants, leurs mangeries payées des collectes que l’on faisait pour les pauvres, etc. (p. 55).

On craignait extrêmement que les religieuses ne se déclarassent pour la Cadière. Le greffier de l’évêché alla leur dire (comme de la part de l’évêque) qu’on châtierait celles qui parleraient mal. Pour agir plus fortement encore, on fit revenir de Marseille leur galant Père Aubany, qui avait ascendant sur elles. On arrangea son affaire du viol de la petite fille. On fit entendre aux parents que la justice ne ferait rien. On estima l’honneur de l’enfant à huit cents livres, qu’on paya pour Aubany. Donc il revint plein de zèle, tout Jésuite, dans son troupeau d’Ollioules. Pauvre troupeau qui trembla quand ce bon Père Aubany se dit chargé de les avertir que, si elles n’étaient pas sages, « elles auraient la question ». (Procès, in-douze, t. II, p. 191).

Avec tout cela, on ne tira pas ce qu’on voulait des quinze religieuses. Deux ou trois à peine étaient pour Girard, et toutes articulèrent des faits, surtout pour le 7 juillet, qui directement l’accablaient.

Les Jésuites désespérés prirent un parti héroïque pour s’assurer des témoins. Ils s’établirent à poste fixe dans une salle de passage qui menait au tribunal. Là ils les arrêtaient, les pratiquaient, les menaçaient, et, s’ils étaient contre Girard, ils les empêchaient d’entrer, et par force, impudemment, les mettaient à la porte (in-douze, t. I, p. 44).

Ainsi le juge d’Église et le lieutenant du roi n’étaient plus que des mannequins entre les mains des Jésuites. Toute la ville le voyait, frémissait. En décembre, janvier, février, la famille des Cadière formula et répandit une plainte pour déni de justice et subornation de témoins. Les Jésuites eux-mêmes sentirent que la place n’était plus tenable. Ils appelèrent le secours d’en haut. Le meilleur paraissait être un simple arrêt du Grand-Conseil qui eût tout appelé à lui et tout étouffé (comme fit Mazarin pour l’affaire de Louviers). Mais le chancelier était d’Aguesseau ; les Jésuites ne désiraient pas que l’affaire allât à Paris. Ils la retinrent en Provence. Ils firent décider par le roi (16 janvier 1731) que le Parlement de Provence, où ils avaient beaucoup d’amis, jugeât sur l’information que deux de ses conseillers feraient à Toulon.

Un laïque, M. Faucon, et un conseiller d’Église, M. de Charleval, vinrent en effet, et tout droit descendirent chez les Jésuites (p. 407). Ces commissaires impétueux cachèrent si peu leur violente et cruelle partialité qu’ils lancèrent à la Cadière un ajournement personnel, comme on faisait à l’accusé, tandis que Girard fut poliment appelé, laissé libre ; il continuait de dire la messe et de confesser. Et la plaignante était sous les verrous, dans les mains de ses ennemis, chez les dévotes de Girard, à la merci de toute cruauté.

La réception des bonnes ursulines avait été celle qu’elles eussent faite si elles avaient été chargées de la faire mourir. Elles lui avaient donné pour chambre la loge d’une religieuse folle qui salissait tout. Elle coucha dans la paille de cette folle, dans cette odeur épouvantable. À grand’peine le lendemain ses parents purent-ils introduire une couverture et un matelas. On lui donna pour garde et garde-malade l’âme damnée de Girard, une converse, qui était fille de cette même Guiol qui l’avait livrée, fille très digne de sa mère, capable de choses sinistres, dangereuse à sa pudeur et peut-être à sa vie même. On la tint à la pénitence la plus cruelle pour elle, celle de ne pouvoir se confesser ni communier. Elle retombait malade dès qu’elle ne communiait pas. Son furieux ennemi, Sabatier le Jésuite, vint dans cette loge, et, chose bizarre, nouvelle, il entreprit de la gagner, de la tenter par l’hostie ! On marchanda. Donnant donnant : pour communier, il fallait qu’elle s’avouât calomniatrice, indigne de la communion. Elle l’aurait peut-être fait par excès d’humilité. Mais, en se perdant, elle aurait aussi perdu et le carme et ses frères.

Réduit aux arts pharisaïques, on interprétait ses paroles. Ce qu’elle disait au sens mystique, on feignait de le comprendre dans la réalité matérielle.

Elle montrait, pour se démêler de tous ces pièges, ce qu’on eût le moins attendu, une grande présence d’esprit (voir surtout p. 391).

Le plus perfide, combiné pour lui ôter l’intérêt du public, mettre contre elle les rieurs, ce fut de lui faire un amant. On prétendit qu’elle avait proposé à un jeune drôle de partir avec elle, de courir le monde.

Les grands seigneurs d’alors qui aimaient à se faire servir par des enfants, des petits pages, prenaient volontiers les plus gentils des fils de leurs paysans. Ainsi avait fait l’évêque du petit garçon d’un de ses fermiers. Il le débarbouilla. Puis, quand ce favori grandit, pour qu’il eût meilleure apparence, il le tonsura, lui donna figure d’abbé, titre d’aumônier, à vingt ans. ce fut M. l’abbé Camerle. Élevé dans la valetaille et fait à tout faire, il fut, comme sont souvent les petits campagnards, décrassés à demi, un rustre niais et finaud. Il vit bien que le prélat, dès son arrivée à Toulon, était curieux de la Cadière, peu favorable à Girard. Il pensa plaire et amuser, en se faisant à Ollioules espion de leurs rapports suspects. Mais, dès que l’évêque changea, eut peur des jésuites, Camerle, avec le même zèle, servit activement Girard et l’aida contre la Cadière.

Il vint, comme un autre Joseph, dire que Mlle Cadière (comme la femme de Putiphar) l’avait tenté, essayé d’ébranler sa vertu. Si cela avait été vrai, si elle lui eût fait tant d’honneur que de faiblir un peu pour lui, il n’en eût été que plus lâche de l’en punir, d’abuser d’un mot étourdi. Mais une telle éducation de page et de séminariste ne donne ni honneur ni l’amour des femmes.

Elle se démêla vivement et très bien, le couvrit de honte. Les deux indignes commissaires du Parlement la voyaient répondre d’une manière si victorieuse, qu’ils abrégèrent les confrontations, lui retranchèrent ses témoins. De soixante-huit qu’elle appelait, ils n’en firent venir que trente-huit (in-douze, t. I, p. 62). N’observant ni les délais, ni les formes de justice, ils précipitèrent la confrontation. Avec tout cela, ils ne gagnaient rien. Le 25 et le 26 février encore, sans varier, elle répéta ses dépositions accablantes.

Ils étaient si furieux, qu’ils regrettaient de n’avoir pas à Toulon le bourreau et la question « pour la faire un peu chanter ». C’était l’ultima ratio. Les parlements, dans tout ce siècle, en usèrent. J’ai sous les yeux un véhément éloge de la torture[2], écrit en 1780 par un savant parlementaire, devenu membre du Grand-Conseil, dédié au Roi (Louis XVI), et couronné d’une flatteuse approbation de Sa Sainteté, Pie VI.

Mais, au défaut de la torture qui l’eût fait chanter, on la fit parler par un moyen meilleur encore. Le 27 février, de bonne heure, la sœur converse qui lui servait de geôlière, la fille de la Guiol, lui apporte un verre de vin. Elle s’étonne ; elle n’a pas soif ; elle ne boit jamais de vin le matin, et encore moins de vin pur. La converse, rude et forte domestique, comme on en a dans les couvents pour dompter les indociles, les folles, ou punir les enfants, enveloppe de son insistance menaçante la faible malade. Elle ne veut boire, mais elle boit. Et on la force de tout boire, le fond même, qu’elle trouve désagréable et salé (p. 243-247).

Quel était ce choquant breuvage ? On a vu, à l’époque de l’avortement, combien l’ancien directeur de religieuses était expert aux remèdes. Ici le vin pur eût suffi sur une malade débile. Il eût suffi pour l’enivrer, pour en tirer le même jour quelques paroles bégayées, que le greffier eût rédigées en forme de démenti complet. Mais une drogue fut surajoutée (peut-être l’herbe aux sorcières, qui trouble plusieurs jours) pour prolonger cet état et pouvoir disposer d’elle par des actes qui l’empêcheraient de rétracter le démenti.

Nous avons la déposition qu’elle fit, le 27 février. Changement subit et complet ! apologie de Girard ! Les commissaires (chose étrange) ne remarquent pas une si brusque variation. Le spectacle singulier, honteux, d’une jeune fille ivre, ne les étonne pas, ne les met pas en garde. On lui fait dire que Girard ne l’a jamais touchée, qu’elle n’a jamais eu ni plaisir ni douleur, que tout ce qu’elle a senti tient à une infirmité. C’est le carme, ce sont ses frères qui lui ont fait raconter comme actes réels ce qui n’a été que songe. Non contente de blanchir Girard, elle noircit les siens, les accable et leur mot la corde au cou.

Ce qui est merveilleux, c’est la clarté, la netteté de cette déposition. On y sent la main du greffier habile. Une chose étonne pourtant, c’est qu’étant en si beau chemin, on n’ait pas continué. On l’interroge un seul jour, le 27. Rien le 28. Rien du 1er au 6 mars.

Le 27 probablement, sous l’influence du vin, elle put parler encore, dire quelques mots qu’on arrangea. Mais, le 28, le poison ayant eu tout son effet, elle dut être en stupeur complète ou dans un indécent délire (comme celui du Sabbat), et il fut impossible de la montrer. Une fois d’ailleurs que sa tête fut absolument troublée, on put aisément lui donner d’autres breuvages, sans qu’elle en eût ni conscience ni souvenir.

C’est ici, je n’en fais pas doute, dans les six jours, du 28 février au 5 ou 6 mars, que se place un fait singulier, qui ne peut avoir eu lieu ni avant ni après. Fait tellement répugnant, si triste pour la pauvre Cadière qu’il est indiqué en trois lignes, sans que ni elle ni son frère aient le cœur d’en dire davantage (p. 249 de l’in-folio, lignes 10-13). Ils n’en auraient parlé jamais si les frères poursuivis eux-mêmes n’avaient vu qu’on en voulait à leur propre vie.

Girard alla voir la Cadière ! prit sur elle encore d’insolentes, d’impudiques libertés !

Cela eut lieu, disent le frère et la sœur, depuis que l’affaire est en justice. Mais, du 26 novembre au 26 février, Girard fut intimidé, humilié, toujours battu dans la guerre de témoins qu’il faisait à la Cadière. Encore moins osa-t-il la voir depuis le 10 mars, le jour où elle revint à elle, et sortit du couvent où il la tenait. Il ne la vit qu’en ces cinq jours où il était encore maître d’elle, et où l’infortunée, sous l’influence du poison, n’était plus elle-même.

Si la mère Guiol avait jadis livré la Cadière, la fille Guiol put la livrer encore. Girard, qui avait alors gagné la partie par le démenti qu’elle se donnait à elle-même, osa venir dans sa prison, la voir dans l’état où il l’avait mise, hébétée ou désespérée, abandonnée du ciel et de la terre, et s’il lui restait quelque lucidité, livrée à l’horrible douleur d’avoir, par sa déposition, assassiné les siens. Elle était perdue, et c’était fini. Mais l’autre procès commençait contre ses frères et le courageux carme. Le remords pouvait la tenter de fléchir Girard, d’obtenir qu’il ne les poursuivît pas, et surtout qu’on ne la mît pas à la question.

L’état de la prisonnière était déplorable et demandait grâce. De petites infirmités attachées à une vie toujours assise, la faisaient souffrir beaucoup. Par suite de ses convulsions, elle avait une descente, par moments fort douloureuse (p. 343). Ce qui prouve que Girard n’était pas fortuitement criminel, mais un pervers, un scélérat, c’est qu’il ne vit de tout cela que la facilité d’assurer son avantage. Il crut que, s’il en usait, avilie à ses propres yeux, elle ne se relèverait jamais, ne reprendrait pas le cœur et le courage pour démentir son démenti. Il la haïssait alors, et pourtant, avec un badinage libertin et odieux, il parla de cette descente, et il eut l’indignité, voyant la pauvre personne sans défense, d’y porter la main (p. 249). Son frère l’assure et l’affirme, mais brièvement, avec honte, sans pousser plus loin ce sujet. Elle même attestée sur ce fait, elle dit en trois lettres : « Oui. »

Hélas ! son âme était absente, et lui revenait lentement. C’est le 6 mars qu’elle devait être confrontée, confirmer tout, perdre ses frères sans retour. Elle ne pouvait parler, étouffait. Les charitables commissaires lui dirent que la torture était là à côté, lui expliquèrent les coins qui lui serreraient les os, les chevalets, les pointes de fer. Elle était si faible de corps que le courage lui manqua. Elle endura d’être en face de son cruel maître, qui put rire et triompher, l’ayant avilie du corps, mais bien plus, de la conscience ! la faisant meurtrière des siens !

On ne perdit pas de temps peur profiter de sa faiblesse. À l’instant, on s’adressa au Parlement d’Aix, et on en obtint que le carme et les deux frères seraient désormais inculpés, qu’ils auraient leur procès à part, de sorte qu’après que la Cadière serait condamnée, punie, on en viendrait à eux, et on les pousserait à outrance.

Le 10 mars, on la traîna des ursulines de Toulon à Sainte-Claire d’Ollioules. Girard n’était pas sur d’elle. Il obtint qu’elle serait menée, comme on eût fait d’un redoutable brigand de cette route mal famée, entre les soldats de la maréchaussée. Il demanda qu’à Sainte-Claire elle fût bien enfermée à clef. Les dames furent touchées jusqu’aux larmes de voir arriver entre les épées leur pauvre malade qui ne pouvait se traîner. Tout le monde en avait pitié. Il se trouva deux vaillants hommes, M. Aubin, procureur, et M. Claret, notaire, qui firent pour elle les actes où elle rétractait sa rétractation, pièces terribles où elle dit les menaces des commissaires et de la supérieure des ursulines, surtout le fait du vin empoisonné qu’on la força de prendre (10-16 mars 1731, p. 243-248).

En même temps, ces hommes intrépides rédigèrent et adressèrent à Paris, à la chancellerie, ce qu’on nommait l’appel comme d’abus, dévoilant l’informe et coupable procédure, les violations obstinées de la loi, qu’avaient commises effrontément : 1º l’official et le lieutenant ; 2º les commissaires. Le chancelier d’Aguesseau se montra très mou, très faible. Il laissa subsister cette immonde procédure, laissa aller l’affaire au Parlement d’Aix, tellement suspect ! après le déshonneur dont ses deux membres venaient de se couvrir.

Donc, ils ressaisirent la victime, et, d’Ollioules, la firent traîner à Aix, toujours par la maréchaussée. On couchait alors à moitié chemin dans un cabaret. Et là, le brigadier expliqua qu’en vertu de ses ordres, il coucherait dans la chambre de la jeune fille. On avait fait semblant de croire que la malade qui ne pouvait marcher, fuirait, sauterait par la fenêtre. Infâme combinaison. La remettre à la chasteté de nos soldats des dragonnades ! Quelle joie eût-ce été, quelle risée, si elle fût arrivée enceinte ? Heureusement, sa mère s’était présentée au départ, avait suivi, bon gré mal gré, et on n’avait pas osé l’éloigner à coups de crosse. Elle resta dans la chambre, veilla (toutes deux debout), et elle protégea son enfant (in-douze, t. I, p. 52).

Elle était adressée aux ursulines d’Aix, qui devaient la garder et en avaient ordre du roi. La supérieure prétendit n’avoir pas encore reçu l’ordre. On vit là combien sont féroces les femmes, une fois passionnées, n’ayant plus nature de femmes. Elle la tint quatre heures à la porte, dans la rue, en exhibition (t. IV de l’in-douze, p. 404). On eut le temps d’aller chercher le peuple, les gens des Jésuites, les bons ouvriers du clergé, pour huer, siffler, les enfants au besoin pour lapider. C’étaient quatre heures de pilori. Cependant, tout ce qu’il y avait de passants désintéressés demandaient si les ursulines avaient ordre de laisser tuer cette fille. On peut juger si ces bonnes sœurs furent de tendres geôlières pour la prisonnière malade.

Le terrain avait été admirablement préparé. Un vigoureux concert de magistrats jésuites et de dames intrigantes avait organisé l’intimidation. Nul avocat ne voulut se perdre en défendant une fille si diffamée. Nul ne voulut avaler les couleuvres que réservaient ses geôlières à celui qui chaque jour affronterait leur parloir, pour s’entendre avec la Cadière. La défense revenait, dans ce cas, au syndic du barreau d’Aix, M. Chaudon. Il ne déclina pas ce dur devoir. Cependant, assez inquiet, il eût voulu un arrangement. Les jésuites refusèrent. Alors il se montra ce qu’il était, un homme d’immuable honnêteté, d’admirable courage. Il exposa, en savant légiste, la monstruosité des procédures. C’était se brouiller pour jamais avec le Parlement, tout autant qu’avec les Jésuites. Il posa nettement l’inceste spirituel du confesseur, mais, par pudeur, ne spécifia pas jusqu’où avait été le libertinage. Il s’interdit aussi de parler des girardines, des dévotes enceintes, chose connue parfaitement, mais dont personne n’eût voulu témoigner. Enfin, il fit à Girard la meilleure cause possible, en l’attaquant comme sorcier. On rit. On se moqua de l’avocat. Il entreprit de prouver l’existence du démon par une suite de textes sacrés, à partir des Évangiles. Et l’on rit encore plus fort.

On avait fort adroitement défiguré l’affaire en faisant de l’honnête carme un amant de la Cadière, et le fabricateur d’un grand complot de calomnies contre Girard et les Jésuites. Dès lors, la foule des oisifs, les mondains étourdis, rieurs ou philosophes, s’amusaient des uns et des autres, parfaitement impartiaux entre les carmes et les Jésuites, ravis de voir les moines se faire la guerre entre eux. Ceux que bientôt on dira voltairiens sont même plus favorables aux Jésuites, polis et gens du monde, qu’aux anciens ordres mendiants.

Ainsi l’affaire va s’embrouillant. Les plaisanteries pleuvent, mais encore plus sur la victime. Affaire de galanterie, dit-on. On n’y voit qu’un amusement. Pas un étudiant, un clerc, qui ne fasse sa chanson sur Girard et son écolière, qui ne réchauffe les vieilles plaisanteries provençales sur Madeleine (de l’affaire Gauffridi), ses six mille diablotins, a peur qu’ils ont du fouet, les miracles de la discipline qui fit fuir ceux de la Cadière. (Ms. de la Bibl. de Toulon.)

Sur ce point spécial, les amis de Girard le blanchissaient fort aisément. Il avait agi dans son droit de directeur et selon l’usage ordinaire. La verge est l’attribut de la paternité. Il avait agi pour sa pénitente, « pour le remède de son âme ». On battait les démoniaques, on battait les aliénés, d’autres malades encore. C’était le grand moyen de chasser l’ennemi quel qu’il fût, démon ou maladie. Point de vue fort populaire. Un brave ouvrier de Toulon, témoin du triste état de la Cadière, avait dit que le seul remède, pour la pauvre malade, était le nerf de bœuf.

Girard, si bien soutenu, n’avait que faire d’avoir raison. Il n’en prend pas la peine. Sa défense est charmante de légèreté. Il ne daigne pas même s’accorder avec ses dépositions. Il dément ses propres témoins. Il semble plaisanter et dit du ton hardi d’un grand seigneur de la Régence, que, s’il s’est enfermé avec elle, comme on l’en accuse, « ce n’est arrivé que neuf fois ».

« Et pourquoi l’a-t-il fait, le bon Père, disaient ses amis, sinon pour observer, juger, approfondir ce qu’il en fallait croire ? C’est le devoir d’un directeur en pareil cas. Lisez la vie de la grande sainte Catherine de Gênes. Le soir, son confesseur se cachait, restait dans sa chambre, pour voir les prodiges qu’elle faisait et la surprendre en miracle flagrant.

« Mais le malheur était ici, que l’enfer, qui ne dort jamais, avait tendu un piège à cet agneau de Dieu, avait vomi, lancé, ce drac femelle, ce monstre dévorant, maniaque et démoniaque, pour l’engloutir, le perdre au torrent de la calomnie ».

C’est un usage antique et excellent d’étouffer au berceau les monstres. Mais pourquoi pas plus tard aussi ? Le charitable avis des dames de Girard, c’était d’y employer au plus vite le fer et le feu. « Qu’elle périsse ! » disaient les dévotes. Beaucoup de grandes dames voulaient aussi qu’elle fût châtiée, trouvant exorbitant que la créature eût osé porter plainte, mettre en cause un tel homme qui lui avait fait trop d’honneur.

Il y avait au Parlement quelques obstinés jansénistes, mais ennemis des Jésuites plus que favorables à la fille. Et qu’ils devaient être abattus, découragés, voyant contre eux tout à la fois et la redoutable Société, et Versailles, la cour, le cardinal-ministre, enfin les salons d’Aix. Seraient-ils plus vaillants que le chef de la justice, le chancelier d’Aguesseau qui avait tellement molli ? Le procureur général n’hésita pas ; lui, chargé d’accuser Girard, il se déclara son ami, lui donna ses conseils pour répondre à l’accusation.

Il ne s’agissait que d’une chose, de savoir par quelle réparation, quelle expiation solennelle, quel châtiment exemplaire la plaignante, devenue accusée, satisferait à Girard, à la Compagnie de Jésus. Les Jésuites, quelle que fût leur débonnaireté, avouaient que, dans l’intérêt de la religion, un exemple serait utile pour avertir un peu et les convulsionnaires jansénistes et les écrivailleurs philosophes qui commençaient à pulluler.

Par deux points, on pouvait accrocher la Cadière, lui jeter le harpon :

1º Elle avait calomnié. — Mais nulle loi ne punit la calomnie de mort. Pour aller jusque-là, il fallait chercher un peu loin, dire : « Le vieux texte romain De famosis libellis prononce la mort contre ceux qui ont fait des libelles injurieux aux Empereurs ou à la religion de l’Empire. Les Jésuites sont la religion. Donc un mémoire contre un Jésuite mérite le dernier supplice ».

2º On avait une prise meilleure encore. — Au début du procès, le juge épiscopal, le prudent Larmedieu, lui avait demandé si elle n’avait pas deviné les secrets de plusieurs personnes, et elle avait dit oui. Donc on pouvait lui imputer la qualité mentionnée au formulaire des procès de sorcellerie, Devineresse et abuseresse. Cela seul méritait le feu, en tout droit ecclésiastique. On pouvait même très bien la qualifier sorcière, d’après l’aveu des dames d’Ollioules ; que la nuit, à la même heure, elle était dans plusieurs cellules à la fois, qu’elle pesait doucement sur elles, etc. Leur engouement, leur tendresse subite si surprenante, avaient bien l’air d’un ensorcellement.

Qui empêchait de la brûler ? On brûle encore partout au dix-huitième siècle. L’Espagne, sous un seul règne, celui de Philippe V, brûle seize cents personnes, et elle brûle encore une sorcière en 1782. L’Allemagne, une, en 1751 ; la Suisse, une aussi, en 1781. Rome brûle toujours, il est vrai sournoisement, dans les fours et les caves de l’Inquisition[3].

« Mais la France, du moins, sans doute, est plus humaine ? » — Elle est inconséquente. En 1718, on brûle un sorcier à Bordeaux[4]. En 1724 et 1726, on allume le bûcher en Grève, pour les délits qui, à Versailles, passaient pour des jeux d’écoliers. Les gardiens de l’enfant royal, Monsieur le Duc, Fleury, indulgents à la cour, sont terribles à la ville. Un ânier et un noble, un M. des Chauffours, sont brûlés vifs. L’avènement du cardinal-ministre ne peut être mieux célébré que par une réforme des mœurs, par l’exemple sévère qu’on fait des corrupteurs publics. — Rien de plus à propos que d’on faire un terrible et solennel, sur cette fille infernale, qui a tellement attenté à l’innocence de Girard.

Voilà ce qu’il fallait pour bien laver ce Père. Il fallait établir que (même eût-il méfait, imité des Chauffours) il avait été le jouet d’un enchantement. Les actes n’étaient que trop clairs. Aux termes du droit canonique, et d’après ces arrêts récents, quelqu’un devait être brûlé. Des cinq magistrats du parquet, deux seulement auraient brûlé Girard. Trois étaient contre la Cadière. On composa. Les trois qui avaient la majorité n’exigèrent pas la flamme, épargnèrent le spectacle long et terrible du bûcher, se contentèrent de la mort simple.

Au nom des cinq, il fut conclu et proposé au Parlement : « Que la Cadière, préalablement mise à la question ordinaire et extraordinaire, fût ensuite ramenée à Toulon, et, sur la place des Prêcheurs, pendue et étranglée. »


Ce fut un coup terrible. Il y eut un prodigieux revirement d’opinion. Les mondains, les rieurs, ne rirent plus ; ils frémirent. Leur légèreté n’allait pas jusqu’à glisser sur une chose si épouvantable. Ils trouvaient fort bon qu’une fille eût été séduite, abusée, déshonorée, et qu’elle eût été un jouet, qu’elle mourût de douleur, de délire ; à la bonne heure, ils ne s’en mêlaient pas. Mais, quand il s’agit d’un supplice, quand l’image leur vint de la triste victime, la corde au cou, étranglée au poteau ! les cœurs se soulevèrent. De tous côtés monta ce cri : « On ne l’avait pas vu depuis l’origine du monde, ce renversement scélérat : la loi du rapt appliquée à l’envers, la fille condamnée pour avoir été subornée, le séducteur étranglant la victime ! »

Chose imprévue en cette ville d’Aix (toute de juges, de prêtres, de beau monde), tout à coup il se trouve un peuple, un violent mouvement populaire. En masse, un corps serré, une foule d’hommes de toute classe, d’un élan, marche aux ursulines. On fait paraître la Cadière et sa mère. On crie : « Rassurez-vous, mademoiselle. Nous sommes là… Ne craignez rien. »

Le grand dix-huitième siècle, que justement Hegel a nommé le règne de l’esprit, est bien plus grand encore comme règne de l’humanité. Des dames distinguées, comme la petite-fille de Mme de Sévigné, la charmante Mme Simiane, s’emparèrent de la jeune fille et la réfugièrent dans leur sein. Chose plus belle encore (et si touchante), les dames jansénistes, de pureté sauvage, si difficiles entre elles, et d’excessive austérité, immolèrent la Loi à la Grâce dans cette grande circonstance, jetèrent les bras au cou de la pauvre enfant menacée, la purifièrent de leurs baisers au front, la rebaptisèrent de leurs larmes.

Si la Provence est violente, elle est d’autant plus admirable en ces moments, violente de générosité et d’une véritable grandeur. On en vit quelque chose aux premiers triomphes de Mirabeau, quand il eut à Marseille autour de lui un million d’hommes. Ici, déjà, ce fut une grande scène révolutionnaire, un soulèvement immense contre le sot gouvernement d’alors, et les Jésuites, protégés de Fleury. Soulèvement unanime pour l’humanité, la pitié, pour la défense d’une femme, d’une enfant, si barbarement immolée. Les Jésuites imaginèrent bien d’organiser dans la canaille à eux, dans leurs clients, leurs mendiants, un je ne sais quel peuple qu’ils armaient de clochettes et de bâtons pour faire reculer les cadières. On surnomma ainsi les deux partis. Le dernier, c’était tout le monde. Marseille se leva tout entière pour porter en triomphe le fils de l’avocat Chaudon. Toulon alla si loin pour sa pauvre compatriote, qu’on y voulait brûler la maison des jésuites.

Le plus touchant de tous les témoignages vint à la Cadière d’Ollioules. Une simple pensionnaire, Mlle Agnès, toute jeune et timide qu’elle fût, suivit l’élan de son cœur, se jeta dans cette mêlée de pamphlets, écrivit, imprima l’apologie de la Cadière.

Ce grand et profond mouvement agit dans le Parlement même. Les ennemis des Jésuites en furent tout à coup relevés, raffermis, jusqu’à braver les menaces d’en haut, le crédit des jésuites, la foudre de Versailles que pouvait leur lancer Fleury[5].

Les amis même de Girard, voyant leur nombre diminuer, leur phalange s’éclaircir, désiraient le jugement. Il eut lieu le 11 octobre 1731.

Personne n’osa reprendre, en présence du peuple, les conclusions féroces du parquet pour faire étrangler la Cadière. Douze conseillers immolèrent leur honneur, dirent Girard innocent. Des douze autres, quelques jansénistes le condamnaient au feu, comme sorcier ; et trois ou quatre, plus raisonnables, le condamnaient à mort, comme scélérat. Douze étant contre douze, le président Lebret allait départager la cour. Il jugea pour Girard. Acquitté de l’accusation de sorcellerie et de ce qui eût entraîné la mort, on le renvoya, comme prêtre et confesseur, pour le procès ecclésiastique, à l’official de Toulon, à son intime ami, Larmedieu.

Le grand monde, les indifférents, furent satisfaits. Et l’on a fait si peu d’attention à cet arrêt, qu’aujourd’hui encore M. Fabre dit, M. Méry répète, « que tous les deux furent acquittés. » Chose extrêmement inexacte. La Cadière fut traitée comme calomniatrice, condamnée à voir ses mémoires et défenses lacérés et brûlés par la main du bourreau.

Et il y avait encore un terrible sous-entendu. La Cadière étant marquée ainsi, flétrie pour calomnie, les Jésuites devaient pousser, continuer sous terre et suivre leurs succès auprès du cardinal Fleury, appeler sur elle les punitions secrètes et arbitraires. La ville d’Aix le comprit ainsi. Elle sentit que le Parlement ne la renvoyait pas, mais la livrait plutôt. De là une terrible fureur contre le président Lebret, tellement menacé, qu’il demanda qu’on fit venir le régiment de Flandre.

Girard fuyait dans une chaise fermée. On le découvrit, et il eût été tué s’il ne se fût sauvé dans l’église des Jésuites, où le coquin se mit à dire la messe. Il échappa et retourna à Dôle, honoré, glorifié de la Société. Il y mourut en 1733, en odeur de sainteté. Le courtisan Lebret mourut en 1735.

Le cardinal Fleury fit tout ce qui plut aux Jésuites. A Aix, à Toulon, à Marseille, il exila, bannit, emprisonna. Toulon surtout était coupable d’avoir porté l’effigie de Girard aux portes de ses girardines et d’avoir promené le sacro-saint tricorne des Jésuites.

La Cadière aurait dû, aux termes de l’arrêt, pouvoir y retourner, être remise à sa mère. Mais j’ose dire qu’on ne permit jamais qu’elle revînt sur ce brûlant théâtre de sa ville natale, si hautement déclarée pour elle. Qu’en fit-on ? Jusqu’ici personne n’a pu le savoir.

Si le seul crime de s’être intéressé à elle méritait la prison, on ne peut douter qu’elle n’ait été bientôt emprisonnée elle-même ; que les Jésuites n’aient eu aisément de Versailles une lettre de cachet pour enfermer la pauvre fille, pour étouffer, ensevelir avec elle une affaire si triste pour eux. On aura attendu sans doute que le public fût distrait, pensât à autre chose. Puis la griffe l’aura ressaisie, plongée, perdue dans quelque couvent ignoré, éteinte dans un in-pace.

Elle n’avait que vingt et un ans au moment de l’arrêt, et elle avait toujours espéré de vivre peu. Que Dieu lui en ait fait la grâce[6] !




  1. Page 80 de l’in-folio, et tome Ier de l’in-douze, page 33
  2. Muyart de Vouglans, à la suite de ses Loix criminelles, in-folio, 1780.
  3. Ce détail nous est transmis par un consulteur du Saint-Office encore vivant.
  4. Je ne parle pas des exécutions que le peuple faisait lui-même. Il y a un siècle, dans un village de Provence, une vieille, à qui un propriétaire refusait l’aumône, s’emporta et dit ; « Tu mourras demain ! » Il fut frappé, mourut. Tout le village (non pas les pauvres seuls, mais les plus honnêtes gens), la foule saisit la vieille, la mit sur un tas de sarments. Elle y fut brûlée vive. Le Parlement fit semblant d’informer, mais ne punit pas. Aujourd’hui encore les gens de ce village sont appelés brûle-femme (brulo-fenno).
  5. Une anecdote grotesque symbolise, exprime à merveille l’état du Parlement. Le rapporteur lisait son travail, ses appréciations du procès de sorcellerie, de la part que le diable pouvait avoir en cette affaire. Il se fait un grand bruit. Un homme noir tombe par la cheminée… Tous se sauvent, effrayés, moins le seul rapporteur, qui, embarrassé dans sa robe, ne peut bouger… L’homme s’excuse. C’est tout bonnement un ramoneur qui s’est trompé de cheminée (Pappon, IV, 439). — On peut dire qu’en effet une terreur, celle du peuple, du démon populaire, fixa le Parlement, comme ce juge engagé par sa robe.
  6. La persécution a continué, et par la publication altérée des documents, et jusque dans les historiens d’aujourd’hui. Même le Procès (in-folio, 1734), notre principale source, est suivi d’une table habilement combinée contre la Cadière. À son article, on trouve indique de suite et au complet (comme faits prouvés) tout ce qui a été dit contre elle ; mais on n’indique pas sa rétractation de ce que le poison lui a fait dire. Au mot Girard, presque rien ; on vous renvoie, pour ses actes, à une foule d’articles qu’on n’aura pas la patience de chercher. — Dans la reliure de certains exemplaires, on a eu soin de placer devant le Procès, pour servir de contre-poison, des apologies de Girard, etc. — Voltaire est bien léger sur cette affaire ; il se moque des uns et des autres, surtout des jansénistes. — Les historiens de nos jours, qui certainement n’ont pas lu le Procès, MM. Cabasse, Fabre, Méry, se croient partiaux, et ils accablent la victime.