La Suite du Menteur/Acte IV

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 351-372).
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ACTE IV.


Scène première.

MÉLISSE, LYSE.
MÉLISSE.

1185J’en tremble encor de peur, et n’en suis pas remise.

LYSE.

Aussi bien comme vous je pensois être prise.

MÉLISSE.

Non, Philiste n’est fait que pour m’incommoder.
Voyez ce qu’en ces lieux il venoit demander,
S’il est heure si tard de faire une visite.

LYSE.

1190Un ami véritable à toute heure s’acquitte ;
Mais un amant fâcheux, soit de jour, soit de nuit,
Toujours à contre-temps à nos yeux se produit[1] ;
Et depuis qu’une fois il commence à déplaire,
Il ne manque jamais d’occasion contraire :
1195Tant son mauvais destin semble prendre de soins
À mêler sa présence où l’on la veut le moins !

MÉLISSE.

Quel désordre eût-ce été, Lyse, s’il m’eût connue !

LYSE.

Il vous auroit donné fort avant dans la vue[2].

MÉLISSE.

Quel bruit et quel éclat n’eût point fait son courroux !

LYSE.

1200Il eût été peut-être aussi honteux que vous.
Un homme un peu content et qui s’en fait accroire,
Se voyant méprisé, rabat bien de sa gloire,
Et surpris qu’il en est en telle occasion,
Toute sa vanité tourne en confusion.
1205Quand il a de l’esprit, il sait rendre le change ;
Loin de s’en émouvoir, en raillant il se venge,
Affecte des mépris, comme pour reprocher
Que la perte qu’il fait ne vaut pas s’en fâcher ;
Tant qu’il peut, il témoigne une âme indifférente.
1210Quoi qu’il en soit enfin, vous avez vu Dorante,
Et fort adroitement je vous ai mise en jeu.

MÉLISSE.

Et fort adroitement tu m’as fait voir son feu.

LYSE.

Eh bien ! mais que vous semble encore du personnage ?
Vous en ai-je trop dit ?

MÉLISSE.

Vous en ai-je trop dit ?J’en ai vu davantage.

LYSE.

1215Avez-vous du regret d’avoir trop hasardé ?

MÉLISSE.

Je n’ai qu’un déplaisir, d’avoir si peu tardé.

LYSE.

Vous l’aimez ?

MÉLISSE.

Vous l’aimez ?Je l’adore.

LYSE.

Vous l’aimez ?Je l’adore.Et croyez qu’il vous aime ?

MÉLISSE.

Qu’il m’aime, et d’une amour, comme la mienne, extrême.

LYSE.

Une première vue, un moment d’entretien,
1220Vous fait ainsi tout croire et ne douter de rien[3] !

MÉLISSE.

Quand les ordres du ciel nous ont faits l’un pour l’autre,
Lyse, c’est un accord bientôt fait que le nôtre[4] :
Sa main entre les cœurs, par un secret pouvoir,
Sème l’intelligence avant que de se voir ;
1225Il prépare si bien l’amant et la maîtresse,
Que leur âme au seul nom s’émeut et s’intéresse.
On s’estime, on se cherche, on s’aime en un moment :
Tout ce qu’on s’entre-dit persuade aisément ;
Et sans s’inquiéter d’aucunes peurs frivoles[5],
1230La foi semble courir au-devant des paroles :
La langue en peu de mots en explique beaucoup ;
Les yeux, plus éloquents, font tout voir tout d’un coup ;
Et de quoi qu’à l’envi tous les deux nous instruisent,
Le cœur en entend plus que tous les deux n’en disent[6].

LYSE.

1235Si, comme dit Sylvandre, une âme en se formant[7],

Ou descendant du ciel, prend d’une autre[8] l’aimant,
La sienne a pris le vôtre, et vous a rencontrée.

MÉLISSE.

Quoi ? tu lis les romans ?

LYSE.

Quoi ? tu lis les romans ?Je puis bien lire Astrée[9] ;
Je suis de son village[10], et j’ai de bons garants
1240Qu’elle et son Céladon étoient de nos parents[11].

MÉLISSE.

Quelle preuve en as-tu ?

LYSE.

Quelle preuve en as-tu ?Ce vieux saule, Madame,
Où chacun d’eux cachoit ses lettres et sa flamme,
Quand le jaloux Sémire en fit un faux témoin[12] ;

Du pré de mon grand-père il fait encore le coin,
1245Et l’on m’a dit que c’est un infaillible signe
Que d’un si rare hymen je viens en droite ligne.
Vous ne m’en croyez pas ?

MÉLISSE.

Vous ne m’en croyez pas ?De vrai, c’est un grand point.

LYSE.

Aurois-je tant d’esprit, si cela n’étoit point ?
D’où viendroit cette adresse à faire vos messages,
1250À jouer avec vous de si bons personnages,
Ce trésor de lumière et de vivacité,
Que d’un sang amoureux que j’ai d’eux hérité ?

MÉLISSE.

Tu le disois tantôt, chacun a sa folie :
Les uns l’ont importune, et la tienne est jolie.


Scène II.

CLÉANDRE, MÉLISSE, LYSE.
CLÉANDRE.

1255Je viens d’avoir querelle avec ce prisonnier[13],
Ma sœur…

MÉLISSE.

Ma sœur…Avec Dorante ? avec ce cavalier[14]
Dont vous tenez l’honneur, dont vous tenez la vie ?
Qu’avez-vous fait ?

CLÉANDRE.

Qu’avez-vous fait ?Un coup dont tu seras ravie.

MÉLISSE.

Qu’à cette lâcheté je puisse consentir[15] !

CLÉANDRE.

1260Bien plus, tu m’aideras à le faire mentir.

MÉLISSE.

Ne le présumez pas, quelque espoir qui vous flatte :
Si vous êtes ingrat, je ne puis être ingrate.

CLÉANDRE.

Tu sembles t’en fâcher ?

MÉLISSE.

Tu sembles t’en fâcher ?Je m’en fâche pour vous[16] :
D’un mot il peut vous perdre, et je crains son courroux.

CLÉANDRE.

1265Il est trop généreux ; et d’ailleurs la querelle,
Dans les termes qu’elle est, n’est pas si criminelle.
Écoute. Nous parlions des dames de Lyon ;
Elles sont assez mal en son opinion :
Il confesse de vrai qu’il a peu vu la ville ;
1270Mais il se l’imagine en beautés fort stérile,
Et ne peut se résoudre à croire qu’en ces lieux
La plus belle ait de quoi captiver de bons yeux[17].
Pour l’honneur du pays j’en nomme trois ou quatre ;
Mais à moins que de voir, il n’en veut rien rabattre ;
1275Et comme il ne le peut étant dans la prison,
J’ai cru par un portrait le mettre à la raison ;
Et sans chercher plus loin ces beautés qu’on admire,
Je ne veux que le tien pour le faire dédire :
Me le dénieras-tu, ma sœur, pour un moment ?

MÉLISSE.

1280Vous me jouez, mon frère, assez accortement :
La querelle est adroite et bien imaginée.

CLÉANDRE.

Non, je m’en suis vanté, ma parole est donnée.

MÉLISSE.

S’il faut ruser ici, j’en sais autant que vous,
Et vous serez bien fin si je ne romps vos coups.
1285Vous pensez me surprendre, et je n’en fais que rire :
Dites donc tout d’un coup ce que vous voulez dire.

CLÉANDRE.

Eh bien ! je viens de voir ton portrait en ses mains.

MÉLISSE.

Et c’est ce qui vous fâche ?

CLÉANDRE.

Et c’est ce qui vous fâche ?Et c’est dont je me plains.

MÉLISSE.

J’ai cru vous obliger, et l’ai fait pour vous plaire :
Votre ordre étoit exprès.

CLÉANDRE.

1290Votre ordre étoit exprès.Quoi ? je te l’ai fait faire ?

MÉLISSE.

Ne m’avez-vous pas dit : « Sous ces déguisements
Ajoute à ton argent perles et diamants ? »
Ce sont vos propres mots, et vous en êtes cause.

CLÉANDRE.

Eh quoi ! de ce portrait disent-ils quelque chose ?

MÉLISSE.

1295Puisqu’il est enrichi de quatre diamants,
N’est-ce pas obéir à vos commandements ?

CLÉANDRE.

C’est fort bien expliquer le sens de mes prières.
Mais, ma sœur, ces faveurs sont un peu singulières :
Qui donne le portrait promet l’original.

MÉLISSE.

1300C’est encore votre ordre, ou je m’y connois mal[18].
Ne m’avez-vous pas dit : « Prends souci de me plaire,
Et vois ce que tu dois à qui te sauve un frère ? »
Puisque vous lui devez et la vie et l’honneur,
Pour vous en revancher dois-je moins que mon cœur ?
1305Et doutez-vous encore à quel point je vous aime,
Quand pour vous acquitter je me donne moi-même ?

CLÉANDRE.

Certes, pour m’obéir avec plus de chaleur,
Vous donnez à mon ordre une étrange couleur,
Et prenez un grand soin de bien payer mes dettes :
1310Non que mes volontés en soient mal satisfaites ;
Loin d’éteindre ce feu, je voudrois l’allumer,
Qu’il eût de quoi vous plaire, et voulût vous aimer.
Je tiendrois à bonheur de l’avoir pour beau-frère :
J’en cherche les moyens, j’y fais ce qu’on peut faire ;
1315Et c’est à ce dessein qu’au sortir de prison
Je viens de l’obliger à prendre la maison[19],
Afin que l’entretien produise quelques flammes
Qui forment doucement l’union de vos âmes.
Mais vous savez trouver des chemins plus aisés :
1320Sans savoir s’il vous plaît, ni si vous lui plaisez,
Vous pensez l’engager en lui donnant ces gages[20],
Et lui donnez sur vous de trop grands avantages.
Que sera-ce, ma sœur, si quand vous le verrez,
Vous n’y rencontrez pas ce que vous espérez,
1325Si quelque aversion vous prend pour son visage,
Si le vôtre le choque ou qu’un autre l’engage,
Et que de ce portrait donné légèrement,
Il érige un trophée à quelque objet charmant ?

MÉLISSE.

Sans jamais l’avoir vu, je connois son courage[21] :
1330Qu’importe après cela quel en soit le visage ?
Tout le reste m’en plaît ; si le cœur en est haut,
Et si l’âme est parfaite, il n’a point de défaut.
Ajoutez que vous-même, après votre aventure,
Ne m’en avez pas fait une laide peinture ;
1335Et comme vous devez vous y connoître mieux,
Je m’en rapporte à vous, et choisis par vos yeux.
N’en doutez nullement, je l’aimerai, mon frère ;
Et si ces foibles traits n’ont point de quoi lui plaire[22],
S’il aime en autre lieu, n’en appréhendez rien[23] :
1340Puisqu’il est généreux, il en usera bien.

CLÉANDRE.

Quoi qu’il en soit, ma sœur, soyez plus retenue
Alors qu’à tous moments vous serez à sa vue.
Votre amour me ravit, je veux le couronner[24] ;
Mais souffrez qu’il se donne avant que vous donner.
1345Il sortira demain, n’en soyez point en peine.
Adieu : je vais une heure entretenir Climène.


Scène III.

MÉLISSE, LYSE.
LYSE.

Vous en voilà défaite et quitte à bon marché.
Encore est-il traitable alors qu’il est fâché.
Sa colère a pour vous une douce méthode,

1350Et sur la remontrance il n’est pas incommode.

MÉLISSE.

Aussi qu’ai-je commis pour en donner sujet ?
Me ranger à son choix sans savoir son projet,
Deviner sa pensée, obéir par avance,
Sont-ce, Lyse, envers lui des crimes d’importance ?

LYSE.

1355Obéir par avance est un jeu délicat,
Dont tout autre que lui feroit un mauvais plat.
Mais ce nouvel amant dont vous faites votre âme
Avec un grand secret ménage votre flamme :
Devoit-il exposer ce portrait à ses yeux ?
Je le tiens indiscret.

MÉLISSE.

1360Je le tiens indiscret.Il n’est que curieux,
Et ne montreroit pas si grande impatience,
S’il me considéroit avec indifférence ;
Outre qu’un tel secret peut souffrir un ami.

LYSE.

Mais un homme qu’à peine il connoît à demi !

MÉLISSE.

1365Mon frère lui doit tant, qu’il a lieu d’en attendre
Tout ce que d’un ami tout autre peut prétendre.

LYSE.

L’amour excuse tout dans un cœur enflammé,
Et tout crime est léger dont l’auteur est aimé.
Je serois plus sévère, et tiens qu’à juste titre
1370Vous lui pouvez tantôt en faire un bon chapitre.

MÉLISSE.

Ne querellons personne, et puisque tout va bien,
De crainte d’avoir pis, ne nous plaignons de rien.

LYSE.

Que vous avez de peur que le marché n’échappe !

MÉLISSE.

Avec tant de façons que veux-tu que j’attrape[25] ?
1375Je possède son cœur, je ne veux rien de plus,
Et je perdrois le temps en débats superflus.
Quelquefois en amour trop de finesse abuse.
S’excusera-t-il mieux que mon feu ne l’excuse[26] ?
Allons, allons l’attendre, et sans en murmurer,
1380Ne pensons qu’aux moyens de nous en assurer.

LYSE.

Vous ferez-vous connoître ?

MÉLISSE.

Vous ferez-vous connoître ?Oui, s’il sait de mon frère
Ce que jusqu’à présent j’avois voulu lui taire :
Sinon, quand il viendra prendre son logement,
Il se verra surpris plus agréablement.


Scène IV.

DORANTE, PHILISTE, CLITON.
DORANTE.

1385Me reconduire encore ! cette cérémonie
D’entre les vrais amis devroit être bannie.

PHILISTE.

Jusques en Bellecour je vous ai reconduit,
Pour voir une maîtresse en faveur de[27] la nuit.
Le temps est assez doux, et je la vois paroître
1390En de semblables nuits souvent à la fenêtre :
J’attendrai le hasard un moment en ce lieu,
Et vous laisse aller voir votre lingère. Adieu.

DORANTE.

Que je vous laisse ici, de nuit, sans compagnie ?

PHILISTE.

C’est faire à votre tour trop de cérémonie.
1395Peut-être qu’à Paris j’aurois besoin de vous ;
Mais je ne crains ici ni rivaux, ni filous.

DORANTE.

Ami, pour des rivaux, chaque jour en fait naître ;
Vous en pouvez avoir, et ne les pas connoître :
Ce n’est pas que je veuille entrer dans vos secrets ;
1400Mais nous nous tiendrons loin en confidents discrets.
J’ai du loisir assez.

PHILISTE.

J’ai du loisir assez.Si l’heure ne vous presse,
Vous saurez mon secret touchant cette maîtresse :
Elle demeure, ami, dans ce grand pavillon.

CLITON, bas.

Tout se prépare mal à cet échantillon.

DORANTE.

1405Est-ce où je pense voir un linge qui voltige ?

PHILISTE.

Justement.

DORANTE.

Justement.Elle est belle ?

PHILISTE.

Justement.Elle est belle ?Assez.

DORANTE.

Justement.Elle est belle ?Assez.Et vous oblige ?

PHILISTE.

Je ne saurois encore, s’il faut tout avouer,
Ni m’en plaindre beaucoup, ni beaucoup m’en louer ;
Son accueil n’est pour moi ni trop doux ni trop rude :
1410Il est et sans faveur et sans ingratitude,
Et je la vois toujours dedans un certain point
Qui ne me chasse pas et ne l’engage point.

Mais je me trompe fort, ou sa fenêtre s’ouvre.

DORANTE.

Je me trompe moi-même, ou quelqu’un s’y découvre.

PHILISTE.

1415J’avance ; approchez-vous, mais sans suivre mes pas,
Et prenez un détour qui ne vous montre pas :
Vous jugerez quel fruit je puis espérer d’elle
Pour Cliton, il peut faire ici la sentinelle.

DORANTE, parlant à Cliton, après que Philiste s’est éloigné[28].

Que me vient-il de dire ? et qu’est-ce que je vois ?
1420Cliton, sans doute il aime en même lieu que moi.
Ô ciel ! que mon bonheur est de peu de durée !

CLITON.

S’il prend l’occasion qui vous est préparée,
Vous pouvez disputer avec votre valet
À qui mieux de vous deux gardera le mulet[29].

DORANTE.

1425Que de confusion et de trouble en mon âme !

CLITON.

Allez prêter l’oreille aux discours de la dame ;
Au bruit que je ferai prenez bien votre temps,
Et nous lui donnerons de jolis passe-temps.

(Dorante va auprès de Philiste.)

Scène V.

MÉLISSE, LYSE, à la fenêtre[30] ; PHILISTE, DORANTE, CLITON.
MÉLISSE.

Est-ce vous ?

PHILISTE.

Est-ce vous ?Oui, madame.

MÉLISSE.

Est-ce vous ?Oui, madame.Ah ! que j’en suis ravie[31] !
1430Que mon sort cette nuit devient digne d’envie !
Certes, je n’osois plus espérer ce bonheur.

PHILISTE.

Manquerois-je à venir où j’ai laissé mon cœur ?

MÉLISSE.

Qu’ainsi je sois aimée, et que de vous j’obtienne
Une amour si parfaite et pareille à la mienne !

PHILISTE.

1435Ah ! s’il en est besoin, j’en jure, et par vos yeux.

MÉLISSE.

Vous revoir en ce lieu m’en persuade mieux[32] ;
Et sans autre serment, cette seule visite
M’assure d’un bonheur qui passe mon mérite.

CLITON.

À l’aide !

MÉLISSE.

À l’aide !J’oy du bruit.

CLITON.

À l’aide !J’oy du bruit.À la force ! au secours !

PHILISTE.

1440C’est quelqu’un qu’on maltraite : excusez si j’y cours ;
Madame, je reviens.

CLITON, s’éloignant toujours derrière le théâtre.

Madame, je reviens.On m’égorge, on me tue.
Au meurtre !

PHILISTE.

Au meurtre !Il est déjà dans la prochaine rue.

DORANTE.

C’est Cliton : retournez, il suffira de moi.

PHILISTE.

Je ne vous quitte point : allons.

(Ils sortent tous deux.)
MÉLISSE.

Je ne vous quitte point : allons.Je meurs d’effroi.

CLITON, derrière le théâtre.

Je suis mort.

MÉLISSE.

1445Je suis mort.Un rival lui fait cette surprise.

LYSE.

C’est plutôt quelque ivrogne, ou quelque autre sottise
Qui ne méritoit pas rompre votre entretien.

MÉLISSE.

Tu flattes mes desirs.


Scène VI.

DORANTE, MÉLISSE, LYSE.
DORANTE.

Tu flattes mes desirs.Madame, ce n’est rien :
Des marauds, dont le vin embrouilloit la cervelle,
1450Vidoient à coups de poing une vieille querelle :
Ils étoient trois contre un, et le pauvre battu
À crier de la sorte exerçoit sa vertu.

(Bas.)

Si Cliton m’entendoit, il compteroit pour quatre.

MÉLISSE.

Vous n’avez donc point eu d’ennemis à combattre ?

DORANTE.

1455Un coup de plat d’épée a tout fait écouler.

MÉLISSE.

Je mourois de frayeur, vous y voyant aller.

DORANTE.

Que Philiste est heureux ! qu’il doit aimer la vie !

MÉLISSE.

Vous n’avez pas sujet de lui porter envie.

DORANTE.

Vous lui parliez naguère en termes assez doux.

MÉLISSE.

1460Je pense d’aujourd’hui n’avoir parlé qu’à vous.

DORANTE.

Vous ne lui parliez pas avant tout ce vacarme ?
Vous ne lui disiez pas que son amour vous charme,
Qu’aucuns feux à vos feux ne peuvent s’égaler ?

MÉLISSE.

J’ai tenu ce discours, mais j’ai cru vous parler.
N’êtes-vous pas Dorante ?

DORANTE.

1465N’êtes-vous pas Dorante ?Oui, je le suis, Madame,
Le malheureux témoin de votre peu de flamme.
Ce qu’un moment fit naître, un autre l’a détruit ;
Et l’ouvrage d’un jour se perd en une nuit.

MÉLISSE.

L’erreur n’est pas un crime ; et votre aimable idée[33],
1470Régnant sur mon esprit, m’a si bien possédée,
Que dans ce cher objet le sien s’est confondu[34],
Et lorsqu’il m’a parlé je vous ai répondu ;
En sa place tout autre eût passé pour vous-même :
Vous verrez par la suite à quel point je vous aime.
1475Pardonnez cependant à mes esprits déçus ;

Daignez prendre pour vous les vœux qu’il a reçus ;
Ou si, manque d’amour, votre soupçon persiste…

DORANTE.

N’en parlons plus, de grâce, et parlons de Philiste :
Il vous sert, et la nuit me l’a trop découvert.

MÉLISSE.

1480Dites qu’il m’importune, et non pas qu’il me sert ;
N’en craignez rien. Adieu : j’ai peur qu’il ne revienne.

DORANTE.

Où voulez-vous demain que je vous entretienne ?
Je dois être élargi.

MÉLISSE.

Je dois être élargi.Je vous ferai savoir
Dès demain chez Cléandre où vous me pourrez voir.

DORANTE.

1485Et qui vous peut sitôt apprendre ces nouvelles ?

MÉLISSE.

Et ne savez-vous pas que l’amour a des ailes ?

DORANTE.

Vous avez habitude avec ce cavalier ?

MÉLISSE.

Non, je sais tout cela d’un esprit familier.
Soyez moins curieux, plus secret, plus modeste,
1490Sans ombrage, et demain nous parlerons du reste.

DORANTE, seul.

Comme elle est ma maîtresse, elle m’a fait leçon,
Et d’un soupçon je tombe en un autre soupçon.
Lorsque je crains Cléandre, un ami me traverse ;
Mais nous avons bien fait de rompre le commerce :
Je crois l’entendre.


Scène VII.

DORANTE, PHILISTE, CLITON.
PHILISTE.

1495Je crois l’entendre.Ami, vous m’avez tôt quitté.

DORANTE.

Sachant fort peu la ville, et dans l’obscurité,
En moins de quatre pas j’ai tout perdu de vue ;
Et m’étant égaré dès la première rue,
Comme je sais un peu ce que c’est que l’amour,
1500J’ai cru qu’il vous falloit attendre en Bellecour ;
Mais je n’ai plus trouvé personne à la fenêtre.
Dites-moi, cependant qui massacroit ce traître ?
Qui le faisoit crier ?

PHILISTE.

Qui le faisoit crier ?À quelques[35] mille pas,
Je l’ai rencontré seul tombé sur des plâtras.

DORANTE.

1505Maraud, ne criois-tu que pour nous mettre en peine ?

CLITON.

Souffrez encore un peu que je reprenne haleine.
Comme à Lyon le peuple aime fort les laquais,
Et leur donne souvent de dangereux paquets,
Deux coquins, me trouvant tantôt en sentinelle,
1510Ont laissé choir sur moi leur haine naturelle ;
Et sitôt qu’ils ont vu mon habit rouge et vert[36]

DORANTE.

Quand il est nuit sans lune, et qu’il fait temps couvert,
Connoît-on les couleurs ? tu donnes une bourde.

CLITON.

Ils portoient sous le bras une lanterne sourde.
1515C’étoit fait de ma vie, ils me traînoient à l’eau ;
Mais sentant du secours, ils ont craint pour leur peau,
Et jouant des talons tous deux en gens habiles,
Ils m’ont fait trébucher sur un monceau de tuiles[37],
Chargé de tant de coups et de poing et de pied,
1520Que je crois tout au moins en être estropié.
Puissé-je voir bientôt la canaille noyée !

PHILISTE.

Si j’eusse pu les joindre, ils me l’eussent payée,
L’heureuse occasion dont je n’ai pu jouir[38],
Et que cette sottise a fait évanouir.
1525Vous en êtes témoin, cette belle adorable
Ne me pourroit jamais être plus favorable :
Jamais je n’en reçus d’accueil si gracieux ;
Mais j’ai bientôt perdu ces moments précieux.
Adieu : je prendrai soin demain de votre affaire.
1530Il est saison pour vous de voir votre lingère.
Puissiez-vous recevoir dans ce doux entretien[39]
Un plaisir plus solide et plus long que le mien !


Scène VIII.

DORANTE, CLITON.
DORANTE.

Cliton, si tu le peux, regarde-moi sans rire.

CLITON.

J’entends à demi-mot, et ne m’en puis dédire :
J’ai gagné votre mal.

DORANTE.

1535J’ai gagné votre mal.Eh bien ! l’occasion ?

CLITON.

Elle fait le menteur, ainsi que le larron.
Mais si j’en ai donné, c’est pour votre service.

DORANTE.

Tu l’as bien fait courir avec cet artifice.

CLITON.

Si je ne fusse chu, je l’eusse mené loin ;
1540Mais surtout j’ai trouvé la lanterne au besoin ;
Et sans ce prompt secours, votre feinte importune
M’eût bien embarrassé de votre nuit sans lune.
Sachez une autre fois que ces difficultés
Ne se proposent point qu’entre gens concertés.

DORANTE.

1545Pour le mieux éblouir, je faisois le sévère.

CLITON.

C’étoit un jeu tout propre à gâter le mystère.
Dites-moi cependant, êtes-vous satisfait ?

DORANTE.

Autant comme on peut l’être.

CLITON.

Autant comme on peut l’être.En effet ?

DORANTE.

Autant comme on peut l’être.En effet ?En effet.

CLITON.

Et Philiste ?

DORANTE.

Et Philiste ?Il se tient comblé d’heur et de gloire ;
1550Mais on l’a pris pour moi dans une nuit si noire :
On s’excuse du moins avec cette couleur.

CLITON.

Ces fenêtres toujours vous ont porté malheur :

Vous y prîtes jadis Clarice pour Lucrèce[40] ;
Aujourd’hui même erreur trompe cette maîtresse[41] ;
1555Et vous n’avez point eu de pareils rendez-vous
Sans faire une jalouse ou devenir jaloux.

DORANTE.

Je n’ai pas lieu de l’être, et n’en sors pas fort triste.

CLITON.

Vous pourrez maintenant savoir tout de Philiste[42].

DORANTE.

Cliton, tout au contraire, il me faut l’éviter :
1560Tout est perdu pour moi, s’il me va tout conter.
De quel front oserois-je, après sa confidence,
Souffrir que mon amour se mît en évidence ?
Après les soins qu’il prend de rompre ma prison,
Aimer en même lieu semble une trahison.
1565Voyant cette chaleur qui pour moi l’intéresse,
Je rougis en secret de servir sa maîtresse,
Et crois devoir du moins ignorer son amour[43]
Jusqu’à ce que le mien ait pu paroître au jour.
Déclaré le premier, je l’oblige à se taire ;
1570Ou si de cette flamme il ne se peut défaire,
Il ne peut refuser de s’en remettre au choix
De celle dont tous deux nous adorons les lois.

CLITON.

Quand il vous préviendra, vous pouvez le défendre
Aussi bien contre lui comme contre Cléandre.

DORANTE.

1575Contre Cléandre et lui je n’ai pas même droit :
Je dois autant à l’un comme l’autre me doit ;

Et tout homme d’honneur n’est qu’en inquiétude,
Pouvant être suspect de quelque ingratitude.
Allons nous reposer : la nuit et le sommeil
1580Nous pourront inspirer quelque meilleur conseil.

FIN DU QUATRIÈME ACTE.
  1. Var. Toujours à contre-temps son malheur le produit. (1645-56)
  2. Var. Il vous eût fort avant donné dedans la vue. (1645-56)
  3. Var. Vous font ainsi tout croire et ne douter de rien ! (1645-60)
  4. Var. Lyse, c’est un amour bientôt fait que le nôtre. (1645-56)
    Var. Lyse, c’est un traité bientôt fait que le nôtre. (1660)
  5. Var. Et sans s’inquiéter de mille peurs frivoles (a). (1645-64)

    (a) Voltaire, qui, dans son texte (1764), donne, comme nous, ce vers d’après l’impression de 1682, le cite dans une note avec de mille, pour d’aucunes, d’après les éditions de 1645-64.
  6. « L’assurance que prend Mélisse, au quatrième de la Suite du Menteur, sur les premières protestations d’amour que lui fait Dorante, qu’elle n’a vu qu’une seule fois, ne se peut autoriser que sur la facilité et la promptitude que deux amants nés l’un pour l’autre ont à donner croyance à ce qu’ils s’entre-disent ; et les douze vers qui expriment cette moralité en termes généraux ont tellement plu, que beaucoup de gens d’esprit n’ont pas dédaigné d’en charger leur mémoire. » (Discours du poëme dramatique, tome I, p. 19.) Une note de Voltaire confirme ce qu’avance Corneille : « Si la Suite du Menteur, dit-il, est tombée, ces vers ne le sont pas ; presque tous les connaisseurs les savent par cœur. » — L’idée exprimée dans ce passage revient plusieurs fois dans les pièces de Corneille. Voyez tome II, p. 308 et 309.
  7. Ce n’est pas là précisément ce que dit Sylvandre ; mais dans le troisième livre de la seconde partie de l’Astrée, il grave un cadran « dont l’aiguille tremblante tournoit du côté de la tramontane, avec ce mot : J’EN SUIS TOUCHÉ : voulant signifier que tout ainsi que l’aiguille du cadran étant touchée de l’aimant se tourne toujours de ce côté-là (parce que les plus savants ont opinion que, s’il faut dire ainsi, l’élément de la calamite y est), par cette puissance naturelle, qui fait que toute partie recherche de se rejoindre à son tout ; de même son cœur atteint des beautés de sa maîtresse, tournoit incessamment toutes ses pensées vers elle. Et pour mieux faire entendre cette conception, il ajouta ces vers :
    MADRIGAL.

    L’aiguille du cadran cherche la tramontane

    Touchée avec l’aimant,

    Mon cœur aussi touché des beautés de Diane

    La cherche incessamment. »
  8. La leçon d’une autre n’est que dans les éditions de 1664 et de 1668. Toutes les autres donnent : d’un autre. Voyez tome I, p. 228, note 3 a. — L’édition de 1692 a le féminin, qui, de toute manière, paraît ici préférable.
  9. L’Astrée, célèbre roman pastoral d’Honoré d’Urfé, divisé en cinq parties, dont la première a paru en 1610 et la dernière en 1625. Cette édition ne se trouve plus, dit M. Brunet en parlant de la 1re partie de 1610, in-4o, dédiée à Henri IV.
  10. Le village d’Astrée n’est pas nommé par d’Urfé, qui se contente de placer le lieu de la scène dans le Forez, sur les bords du Lignon.
  11. Var. Qu’elle et son Céladon étoient de mes parents. (1645-68)
  12. D’Urfé dit, dès les premières pages de son roman, qu’Astrée et Céladon « se virent poussés par les trahisons de Semyre aux plus profondes infortunes, » mais il ne donne point de détails particuliers à ce sujet, et, dans la Tragicomédie pastorale, où les amours d’Astrée et de Céladon sont meslées à celles de Diane, de Sylvandre et de Paris, par le sieur de Rayssiguier… 1630, Sémire ne paraît même pas.
  13. Toutes les éditions donnent ce prisonnier. Voltaire (1764) y a substitué : un prisonnier.
  14. Var. MÉL. Avec ? CLÉAND. Avec Dorante. MÉL. Avec ce cavalier. (1645-56)
  15. Var. Qu’à cette lâcheté je pusse consentir ! (1645)
  16. Var. Tu t’en fâches, ma sœur ? MÉL. Je m’en fâche pour vous :
    D’un mot il vous peut perdre, et je crains son courroux.
    CLÉAN. Il est trop généreux ; et puis notre querelle. (1645-56)
  17. Var. La plus belle ait de quoi suborner de bons yeux. (1645-56)
  18. Var. C’est encore votre ordre, ou je le conçois mal. (1645-56)
  19. Var. Je le viens d’obliger à prendre la maison. (1645-56)
  20. Var. Vous pensez l’engager avecque de tels gages. (1645-56)
  21. Var. Sans l’avoir jamais vu, je connois son courage. (1645-68)
  22. Var. Et si ces foibles traits n’ont pas de quoi lui plaire. (1645-56)
  23. Var. S’il aime en autre lieu, n’en appréhendons rien. (1645-Go)
  24. Var. Votre amour me ravit, je la veux couronner. (1645-56)
  25. Var. Avecque tes façons que veux-tu que j’attrape ? (1645-56)
  26. Var. S’excusera-t-il mieux que le mien ne l’excuse ? (1645-56)
  27. En faveur de, à la faveur de.
  28. Cette indication manque dans les éditions antérieures à 1663.
  29. Garder le mulet, locution proverbiale, qui signifie « attendre longtemps, s’ennuyer à attendre. »
  30. L’édition de 1663 omet ici les mots à la fenêtre, et porte en marge, à côté du premier vers de la scène : Mélisse et Lyse sont à la fenêtre.
  31. Var.Est-ce vous ?Oui, madame.Ah ! que je suis ravie ! (1645)
  32. Var. Vous revoir en ce lieu me persuade mieux. (1645-56)
  33. Var. L’erreur n’est pas un crime ; et votre chère idée. (1645-56)
  34. Var. Que dedans votre objet le sien s’est confondu. (1645-56)
  35. Ce mot est ainsi orthographié dans toutes les éditions de Corneille publiées de son vivant. Voyez le Lexique.
  36. Var. Et me prenant pour l’être à l’habit rouge et vert. (1645-56)
  37. Var. M’ont jeté de roideur sur un monceau de tuiles. (1645-56)
  38. Var. La belle occasion dont je n’ai pu jouir. (1645-63)
  39. Var. Puissiez-vous recevoir dedans son entretien. (1645-56)
  40. Voyez le Menteur, acte III, scène iv.
  41. Var. Aujourd’hui même erreur trompe votre maîtresse. (1645-Go)
  42. Var. Vous pourrez maintenant tout savoir de Philiste.
    DOR. Cliton, tout au contraire, il le faut éviter. (1645-56)
  43. Var. Et crois devoir au moins ignorer son amour. (1645-56)