La Suite du Menteur/Acte III
ACTE III.
Scène première.
Je vous en prie encor, discourons d’autre chose,
Et sur un tel sujet ayons la bouche close :
On peut nous écouter, et vous surprendre ici ;
Et si vous vous perdez, vous me perdez aussi.
La parfaite amitié que pour vous j’ai conçue,
Quoiqu’elle soit l’effet d’une première vue,
Joint mon péril au vôtre, et les unit si bien
Qu’au cours de votre sort elle attache le mien.
N’ayez aucune peur, et sortez d’un tel doute.
J’ai des gens là dehors qui gardent qu’on écoute[2] ;
Et je puis vous parler en toute sûreté[3]
De ce que mon malheur doit à votre bonté.
Si d’un bienfait si grand qu’on reçoit sans mérite
Qui s’avoue insolvable aucunement s’acquitte,
Pour m’acquitter vers vous autant que je le puis,
J’avoue, et hautement, Monsieur, que je le suis ;
Mais si cette amitié par l’amitié se paie,
Ce cœur qui vous doit tout vous en rend une vraie.
La vôtre la devance à peine d’un moment ;
Elle attache mon sort au vôtre également ;
Et l’on n’y trouvera que cette différence,
Qu’en vous elle est faveur, en moi reconnoissance.
Entre les gens de cœur il suffit de se voir.
Par un effort secret de quelque sympathie
L’un à l’autre aussitôt un certain nœud les lie :
Chacun d’eux sur son front porte écrit ce qu’il est,
Et quand on lui ressemble, on prend son intérêt.
Par exemple, voyez, aux traits de ce visage
Mille dames m’ont pris pour homme de courage,
Et sitôt que je parle, on devine à demi
Que le sexe jamais ne fut mon ennemi.
Cet homme a de l’humeur[4].
Qui, comme vous voyez, n’est pas mélancolique.
À cause de son âge il se croit tout permis ;
Il se rend familier avec tous mes amis,
Mêle partout son mot, et jamais, quoi qu’on die,
Pour donner son avis il n’attend qu’on l’en prie[5].
Souvent il importune, et quelquefois il plaît.
J’en voudrois connoître un de l’humeur dont il est[6].
Croyez qu’à le trouver vous auriez de la peine[7] :
Le monde n’en voit pas quatorze à la douzaine ;
Et je jurerois bien, Monsieur, en bonne foi,
Qu’en France il n’en est point que Jodelet et moi.
Voilà de ses bons mots les galantes surprises[8] ;
Mais qui parle beaucoup dit beaucoup de sottises ;
Et quand il a dessein de se mettre en crédit,
Plus il y fait d’effort, moins il sait ce qu’il dit.
On appelle cela des vers à ma louange.
Presque insensiblement nous avons pris le change.
Mais revenons, Monsieur, à ce que je vous dois.
Nous en pourrons parler encore quelque autre fois :
Il suffit pour ce coup.
En quel heureux état se trouve votre affaire.
Vous sortirez bientôt, et peut-être demain ;
Mais un si prompt secours ne vient pas de ma main ;
Les amis de Philiste en ont trouvé la voie ;
J’en dois rougir de honte au milieu de ma joie ;
Et je ne saurois voir sans être un peu jaloux
Qu’il m’ôte les moyens de m’employer pour vous[9].
Je cède avec regret à cet ami fidèle :
S’il a plus de pouvoir, il n’a pas plus de zèle ;
Et vous m’obligerez, au sortir de prison,
De me faire l’honneur de prendre ma maison.
Je n’attends point le temps de votre délivrance,
De peur qu’encore un coup Philiste me devance ;
Comme il m’ôte aujourd’hui l’espoir de vous servir,
Vous loger est un bien que je lui veux ravir.
C’est un excès d’honneur que vous me voulez rendre ;
Et je croirois faillir de m’en vouloir défendre.
Je vous en reprierai quand vous pourrez sortir ;
Et lors nous tâcherons à vous bien divertir,
Et vous faire oublier l’ennui que je vous cause.
Auriez-vous cependant besoin de quelque chose ?
Vous êtes voyageur, et pris par des sergents ;
Et quoique ces messieurs soient fort honnêtes gens,
Il en est quelques-uns…
Ils ont en le prenant pillé jusqu’à son ombre ;
Et n’étoit que le ciel a su le soulager,
Vous le verriez encore fort net et fort léger ;
Mais comme je pleurois ses tristes aventures,
Nous avons reçu lettre, argent et confitures.
Et de qui ?
Jugez ce qu’en ma place on peut s’imaginer.
Une dame m’écrit, me flatte, me régale,
Me promet une amour qui n’eut jamais d’égale,
Me fait force présents…
Et vous visite ?
Non.
Vous savez son logis ?
Ne soupçonnez-vous point ce que ce pourroit être[10] ?
À moins que de la voir je ne la puis connoître.
Pour un si bon ami je n’ai point de secret.
Voyez, connoissez-vous les traits de ce portrait ?
Mais je ne vous en puis dire aucune nouvelle,
Et je ne connois rien à ces traits que je voi.
Je vais vous préparer une chambre chez moi.
Adieu.
Scène II.
Sans doute il la connoît.
C’est peut-être sa femme ?
Sa femme ?
Et vous venez de faire un coup de grand esprit.
Voilà de vos secrets et de vos confidences.
Nomme-les par leur nom, dis de mes imprudences.
Mais seroit-ce en effet celle que tu me dis ?
Envoyez vos portraits à de tels étourdis :
Ils gardent un secret avec extrême adresse.
C’est sa femme, vous dis-je, ou du moins sa maîtresse :
Ne l’avez-vous pas vu tout changé de couleur ?
Faire de vains efforts pour cacher sa surprise.
Son désordre, Cliton, montre ce qu’il déguise :
Il a pris un prétexte à sortir promptement,
Sans se donner loisir d’un mot de compliment.
Il va tout renverser si l’on le laisse faire,
Et je vous tiens pour mort si sa fureur se croit[11] ;
Mais surtout ses valets peuvent bien marcher droit :
Malheureux le premier qui fâchera son maître !
Pour autres cent louis je ne voudrois pas l’être.
La chose est sans remède ; en soit ce qui pourra :
S’il fait tant le mauvais, peut-être on le verra.
Ce n’est pas qu’après tout, Cliton, si c’est sa femme,
Je ne sache étouffer cette naissante flamme :
Ce seroit lui prêter un fort mauvais secours
Que lui ravir l’honneur en conservant ses jours[12] ;
D’une belle action j’en ferais une noire.
J’en ai fait mon ami, je prends part à sa gloire[13] ;
Et je ne voudrois pas qu’on pût me reprocher
De servir un brave homme au prix d’un bien si cher.
Et s’il est son amant ?
Ce que j’ai fait pour lui vaut bien qu’il me défère ;
Sinon, il a du cœur, il en sait bien les lois,
Et je suis résolu de défendre son choix.
Tandis, pour un moment trêve de raillerie,
Je veux entretenir un peu ma rêverie.
Merveille qui m’as enchanté,
Portrait à qui je rends les armes,
As-tu bien autant de bonté
Comme tu me fais voir de charmes ?Hélas ! au lieu de l’espérer,
Je ne fais que me figurer
Que tu te plains à cette belle,
Que tu lui dis mon procédé,
[14] infidèle
Et que je te fusSitôt que je t’eus possédé.
Garde mieux le secret que moi,
Daigne en ma faveur te contraindre :
Si j’ai pu te manquer de foi[15],
C’est m’imiter que de t’en plaindre.Ta colère en me punissant
Te fait criminel d’innocent ;
Sur toi retombent les vengeances[16]
Vous ne dites, Monsieur, que des extravagances,
Et parlez justement le langage des fous.
Donnez, j’entretiendrai ce portrait mieux que vous ;
Je veux vous en montrer de meilleures méthodes,
Et lui faire des vœux plus courts et plus commodes.
Adorable et riche beauté,
Qui joins les effets aux paroles,Merveille qui m’as enchanté
Par tes douceurs et tes pistoles,
Sache un peu mieux les partager ;
Et si tu nous veux obliger
À dépeindre aux races futuresL’éclat de tes faits inouïs,
Garde pour toi les confitures,
Et nous accable de louis.
Voilà parler en homme.
Ou va du moins ailleurs débiter tes folies.
Je ne suis pas toujours d’humeur à t’écouter[18].
Et je ne suis jamais d’humeur à vous flatter ;
Je ne vous puis souffrir de dire une sottise.
Par un double intérêt je prends cette franchise :
L’un, vous êtes mon maître, et j’en rougis pour vous ;
L’autre, c’est mon talent, et j’en deviens jaloux.
Si c’est là ton talent, ma faute est sans exemple.
Ne me l’enviez point, le vôtre est assez ample ;
Et puisque enfin le ciel m’a voulu départir
Le don d’extravaguer, comme à vous de mentir,
Comme je ne mens point devant votre Excellence,
Ne dites à mes yeux aucune extravagance ;
N’entreprenez sur moi, non plus que moi sur vous.
Tais-toi ; le ciel m’envoie un entretien plus doux :
L’ambassade revient.
Que nous apporte-t-elle ?
Maraud, veux-tu toujours quelque douceur nouvelle ?
Non pas, mais le passé m’a rendu curieux ;
Je lui regarde aux mains un peu plutôt qu’aux yeux[19].
Scène III.
Montre ton passe-port. Quoi ? tu viens les mains vides ?
Ainsi détruit le temps les biens les plus solides[20] ;
Et moins d’un jour réduit tout votre heur et le mien,
Des louis aux douceurs, et des douceurs à rien.
Si j’apportai tantôt, à présent je demande.
Que veux-tu ?
[21].
Ce portrait, que je veux qu’on me rendeAs-tu pris du secours pour faire plus de bruit ?
J’amène ici ma sœur, parce qu’il s’en va nuit[22] ;
Mais vous pensez en vain chercher une défaite :
Demandez-lui, Monsieur, quelle vie on m’a faite.
Quoi ? ta maîtresse sait que tu me l’as laissé ?
Elle s’en est doutée, et je l’ai confessé.
Elle s’en est donc mise en colère ?
Que je n’ose rentrer si je ne le rapporte :
Si vous vous obstinez à me le retenir,
Je ne sais dès ce soir, Monsieur, que devenir ;
Ma fortune est perdue, et dix ans de service.
Écoute, il n’est pour toi chose que je ne fisse.
Si je te nuis ici, c’est avec grand regret[23] ;
Mais on aura mon cœur avant que ce portrait.
Va dire de ma part à celle qui t’envoie
Qu’il fait tout mon bonheur, qu’il fait toute ma joie ;
Que rien n’approcheroit de mon ravissement,
Si je le possédois de son consentement ;
Qu’il est l’unique bien où mon espoir se fonde,
Qu’il est le seul trésor qui me soit cher au monde.
Et quant à ta fortune, il est en mon pouvoir
De la faire monter par delà ton espoir.
Je ne veux point de vous, ni de vos récompenses.
Tu me dédaignes trop.
Je le dois.
Mais voulez-vous, Monsieur, me croire et vous venger ?
Rendez-lui son portrait pour la faire enrager.
Oh ! le grand habile homme ! il y connoît finesse.
C’est donc ainsi, Monsieur, que vous tenez promesse ?
Mais puisque auprès de vous j’ai si peu de crédit,
Demandez à ma sœur ce qu’elle m’en a dit,
Et si c’est sans raison que j’ai tant l’épouvante[24].
Tu verras que ta sœur sera plus obligeante ;
Mais si ce grand courroux lui donne autant d’effroi,
Je ferai tout autant pour elle que pour toi.
N’importe, parlez-lui : du moins vous saurez d’elle
Avec quelle chaleur j’ai pris votre querelle.
Son ordre est-il si rude ?
Mais sans mentir, ma sœur vous presse un peu de près :
Quoi qu’elle ait commandé, la chose a deux visages.
Comme toutes les deux jouënt leurs personnages !
N’est que pour voir l’amour par l’état qu’on en fait.
C’est peut-être après tout le dessein de Madame[25] :
Ma sœur, non plus que moi, ne lit pas dans son âme.
En ces occasions il fait bon hasarder[26],
Et de force ou de gré je saurois le garder.
Si vous l’aimez, Monsieur, croyez qu’en son courage
Elle vous aime assez pour vous laisser ce gage :
Ce seroit vous traiter avec trop de rigueur,
Puisque avant ce portrait on aura votre cœur ;
Et je la trouverois d’une humeur bien étrange,
Si je ne lui faisois accepter cette échange[27].
Je l’entreprends pour vous, et vous répondrai bien
Qu’elle aimera ce gage autant comme le sien.
Ô ciel ! et de quel nom faut-il que je te nomme ?
[28] ;
Quand l’un veut tout tuer, l’autre rabat les coups ;
L’un jure comme un diable, et l’autre file doux.
Les belles, n’en déplaise à tout votre grimoire !
Vous vous entr’entendez comme larrons en foire.
Que dit cet insolent ?
C’est un fou qui me sert.
Vous dites que…
Tais-toi, ta sottise me perd.
Je suivrai ton conseil, il m’a rendu la vie.
Avec sa complaisance à flatter votre envie,
Dans le cœur de Madame elle croit pénétrer ;
Mais son front en rougit, et n’ose se montrer.
Mon front n’en rougit point, et je veux bien qu’il voie
D’où lui vient ce conseil qui lui rend tant de joie.
Mes yeux, que vois-je ? où suis-je ? êtes-vous des flatteurs ?
Si le portrait dit vrai, les habits sont menteurs.
Madame, c’est ainsi que vous savez surprendre !
C’est ainsi que je tâche à ne me point méprendre,
À voir si vous m’aimez, et savez mériter
Cette parfaite amour que je vous veux porter.
Ce portrait est à vous, vous l’avez su défendre,
Et de plus sur mon cœur vous pouvez tout prétendre[29] ;
Mais par quelque motif que vous l’eussiez rendu,
L’un et l’autre à jamais étoit pour vous perdu.
Je retirois le cœur en retirant ce gage[30],
Et vous n’eussiez de moi jamais vu que l’image.
Voilà le vrai sujet de mon déguisement.
Pour ne rien hasarder, j’ai pris ce vêtement,
Pour entrer sans soupçon, pour en sortir de même,
Et ne me point montrer qu’ayant vu si l’on m’aime.
Je demeure immobile, et pour vous répliquer
Je perds la liberté même de m’expliquer.
Surpris, charmé, confus d’une telle merveille,
Je ne sais si je dors, je ne sais si je veille,
Je ne sais si je vis ; et je sais toutefois
Que ma vie est trop peu pour ce que je vous dois ;
Que tous mes jours usés à vous rendre service[31],
Que tout mon sang pour vous offert en sacrifice,
Que tout mon cœur brûlé d’amour pour vos appas,
Envers votre beauté ne m’acquitteroient pas.
Sachez, pour arrêter ce discours qui me flatte,
Que je n’ai pu moins faire, à moins que d’être ingrate.
Vous avez fait pour moi plus que vous ne savez,
Et je vous dois bien plus que vous ne me devez.
Vous m’entendrez un jour ; à présent je vous quitte,
Et malgré mon amour, je romps cette visite.
Le soin de mon honneur veut que j’en use ainsi :
Je crains à tous moments qu’on me surprenne ici ;
Encore que déguisée, on pourroit me connoître.
Je vous puis cette nuit parler par ma fenêtre,
Du moins si le concierge est homme à consentir,
À force de présents, que vous puissiez sortir.
Un peu d’argent fait tout chez les gens de sa sorte.
Mais après que les dons m’auront ouvert la porte[32],
Où dois-je vous chercher ?
Vous pourriez aisément vous informer du nom :
Encore un jour ou deux il me faut vous le taire ;
Mais vous n’êtes pas homme à me vouloir déplaire.
Je loge en Bellecour[33], environ au milieu,
Dans un grand pavillon. N’y manquez pas. Adieu.
Donnez quelque signal pour plus certaine adresse.
J’en prendrai soin.
Si vous m’aimez, Monsieur…
Sur ma discrétion prenez toute assurance[35].
Scène IV.
Ami, notre bonheur passe notre espérance.
Vous avez compagnie ! Ah ! voyons, s’il vous plaît.
Laissez-les s’échapper, je vous dirai qui c’est[37].
Ce n’est qu’une lingère : allant en Italie,
Je la vis en passant, et la trouvai jolie ;
Nous fîmes connaissance ; et me sachant ici,
Comme vous le voyez, elle en a pris souci.
Vous trouvez en tous lieux d’assez bonnes fortunes.
Celle-ci pour le moins n’est pas des plus communes.
Elle vous semble belle, à ce compte ?
À ravir.
Je n’en suis point jaloux.
M’y voulez-vous servir ?
[38].
Je suis trop maladroit pour un si noble rôleVous n’avez seulement qu’à dire une parole.
Qu’une ?
Sûr que vous obtiendrez mon congé pour ce soir.
Le concierge est à vous.
C’est une affaire faite.
Quoi ! vous me refusez un mot que je souhaite ?
L’ordre, tout au contraire, en est déjà donné,
Et votre esprit trop prompt n’a pas bien deviné.
Comme je vous quittois avec peine à vous croire,
Quatre de mes amis m’ont conté votre histoire.
Ils marchoient après vous deux ou trois mille pas ;
Ils vous ont vu courir, tomber le mort à bas,
L’autre vous démonter, et fuir en diligence :
Ils ont vu tout cela de sur une éminence,
Et n’ont connu personne, étant trop éloignés.
Voilà, quoi qu’il en soit, tous nos procès gagnés,
Et plus tôt de beaucoup que je n’osois prétendre.
Je n’ai point perdu temps[39], et les ai fait entendre ;
Si bien que sans chercher d’autre éclaircissement,
Vos juges m’ont promis votre élargissement.
Mais quoiqu’il soit constant qu’on vous prend pour un autre,
Il faudra caution, et je serai la vôtre :
Ce sont formalités que pour vous dégager[40]
Les juges, disent-ils, sont tenus d’exiger ;
Mais sans doute ils en font ainsi que bon leur semble.
Tandis, ce soir chez moi nous souperons ensemble ;
Dans un moment ou deux vous y pourrez venir ;
Nous aurons tout loisir de nous entretenir[41],
Et vous prendrez le temps de voir votre lingère.
Ils m’ont dit toutefois qu’il seroit nécessaire
De coucher pour la forme un moment en prison,
Et m’en ont sur-le-champ rendu quelque raison ;
Mais c’est si peu mon jeu que de telles matières,
Que j’en perds aussitôt les plus belles lumières.
Vous sortirez demain, il n’est rien de plus vrai :
C’est tout ce que j’en aime, et tout ce que j’en sai.
Que ne vous dois-je point pour de si bons offices !
Ami, ce ne sont là que de petits services ;
Je voudrois pouvoir mieux, tout me seroit fort doux.
Je vais chercher du monde à souper avec vous.
Adieu : je vous attends au plus tard dans une heure.
Scène V.
Tu ne dis mot, Cliton.
Elle est belle, ou je meure !
Elle te semble belle ?
Que j’en suis même encore dans le ravissement.
Encore dans mon esprit je la vois et l’admire,
Et je n’ai su depuis trouver le mot à dire.
Je suis ravi de voir que mon élection[43]
Ait enfin mérité ton approbation.
Ah ! plût à Dieu, Monsieur, que ce fût la servante !
Vous verriez comme quoi je la trouve charmante,
Et comme pour l’aimer je ferais le mutin.
Admire en cet amour la force du destin.
J’admire bien plutôt votre adresse ordinaire,
Qui change en un moment cette dame en lingère.
C’étoit nécessité dans cette occasion,
De crainte que Philiste eût quelque vision,
S’en formât quelque idée, et la pût reconnoître.
Cette métamorphose est de vos coups de maître ;
Je n’en parlerai plus, Monsieur, que cette fois ;
Mais en un demi-jour comptez déjà pour trois.
Un coupable honnête homme, un portrait, une dame,
À son premier métier rendent soudain votre âme ;
Et vous savez mentir par générosité,
Par adresse d’amour, et par nécessité.
Quelle conversion !
Tu fais bien le sévère.
J’aurois trop à compter.
Ce n’est pas tant mentir qu’être amoureux discret ;
L’honneur d’une maîtresse aisément y dispose.
Ce n’est qu’autre prétexte et non pas autre chose.
Croyez-moi, vous mourrez, Monsieur, dans votre peau,
Et vous mériterez cet illustre tombeau,
Cette digne oraison que naguère j’ai faite[44] :
Vous vous en souvenez, sans que je la répète[45].
Pour de pareils secrets peut-on s’en garantir[46] ?
Et toi-même, à ton tour, ne crois-tu point mentir[47] ?
L’occasion convie, aide, engage, dispense ;
Et pour servir un autre on ment sans qu’on y pense.
Si vous m’y surprenez, étrillez-y-moi bien.
Allons trouver Philiste, et ne jurons de rien.
- ↑ Cette indication manque dans les éditions de 1645-60 ; celle de 1663 la donne en marge ; dans les suivantes, elle est placée après le titre de la scène et les noms des acteurs.
- ↑ Var. J’ai des gens là dehors qui gardent qu’on n’écoute. (1645-56)
- ↑ Var. Et je vous puis parler en toute sûreté. (1645-56)
- ↑ De la gaieté, de l’enjouement. Voyez le Lexique.
- ↑ Var. Pour donner son avis il n’attend qu’on le prie (1645-56)
- ↑ Var. J’en voudrois savoir un de l’humeur dont il est. (1645-56)
- ↑ Var. Croyez qu’à le trouver vous auriez grande peine. (1645-68)
- ↑ Var. Voilà de ses bons mots les grâces plus exquises. (1645-56)
- ↑ Var. Qu’il m’ôte les moyens de rien faire pour vous. (1645-56)
- ↑ Var. Vous figurez-vous point ce que ce pourroit être ? (1645-56)
- ↑ Il y a croit, sans accent et sans s, dans toutes les éditions publiées du vivant de Corneille et dans celle de 1692. Voltaire (1764) a donné croît.
- ↑ Var. De lui ravir l’honneur en conservant ses jours. (1645-56)
- ↑ Var. J’en ai fait mon ami, j’ai part dedans sa gloire ;
Et je ne voudrois pas qu’on me pût reprocher. (1645-56) - ↑ L’édition de 1656 porte : « je te suis, » pour : « je te fus. »
- ↑ Var. Si je t’ai pu manquer de foi. (1645-56)
- ↑ Var. Sur toi retombent tes vengeances… (1645)
Var. Sur toi retombent des vengeances… (1648-56)… - ↑ On lit ici pourtrait dans l’édition originale, qui, comme les autres, donne partout ailleurs portrait.
- ↑ Ce vers a été omis par erreur dans l’édition de 1656.
- ↑ Var. Je lui regarde aux mains aussitôt comme aux yeux. (1645-56)
- ↑ Var. Ainsi détruit le temps les choses plus solides (a). (1645-56)
(a) L’édition de 1645 porte en marge, à côté de ce vers, les mots : à Dorante. - ↑ Var. Ce portrait, qu’il faut que l’on me rende. (1645-56)
- ↑ Var. C’est ma sœur que j’amène, à cause qu’il fait nuit. (1645-56)
- ↑ Var. Si je te nuis ici, c’est avecque regret. (1645-56)
- ↑ Tel est le texte de toutes les éditions, y compris celle de 1692. Voltaire (1764) y a substitué « tant d’épouvante. »
- ↑ Var. Que sait-on si c’est point le dessein de Madame ? (1645-56)
- ↑ Var. Si j’étois que de vous, je voudrois hasarder,
Et de force ou de gré je le saurois garder. (1645-56) - ↑ Les éditions de 1663-82 donnent cette échange, au féminin ; les précédentes et celle de 1692 font le mot masculin : cet échange.
- ↑ Var. Ainsi font deux soldats logés chez le bonhomme (a). (1645-68)
(a) L’édition de 1692 et Voltaire, dans la sienne, ont adopté cette variante. - ↑ Var. Et sur l’original vous pouvez tout prétendre. (1645-56)
- ↑ Var. Je retirois mon cœur en retirant ce gage. (1645-60)
- ↑ Var. Que tous mes jours usés dessous votre service. (1645-64)
- ↑ Var. Je le sais ; mais, Madame, en cas que je l’emporte,
Où vous dois-je chercher ? (1645-56) - ↑ Place de Lyon, qui, au commencement du dix-septième siècle, était encore une prairie, souvent inondée. La ville l’acquit en 1618.
- ↑ Var. Elles rabaissent toutes deux leur coiffe. (1645-56) — Elles abaissent toutes deux leur coiffe. (1660-68) Voltaire (1764) a substitué baissent à abaissent.
- ↑ « Cette scène où Mélisse voilée vient voir si on lui rendra son portrait devait être d’autant plus agréable que les femmes alors étaient en usage de porter un masque de velours, ou d’abaisser leurs coiffes quand elles sortaient à pied. Cette mode venait d’Espagne, ainsi que la plupart de nos comédies. » (Voltaire.)
- ↑ Var. PHILISTE, DORANTE, CLITON ; MÉLISSE, LYSE, qui s’écoulent incontinent (1645) ; — … qui s’échappent incontinent. (1648-60)
- ↑ Var. Laissez-les s’écouler, je vous dirai qui c’est. (1645)
- ↑ L’orthographe de ce mot est roolle dans toutes les éditions, hormis celle de 1656, qui a roole, par une seule l.
- ↑ Par une erreur singulière, les éditions de 1645-56 portent toutes : « Je n’ai point perdu de temps, » ce qui fait un vers de treize syllabes.
- ↑ Var. Ce sont formalités que la justice veut ;
Autrement, disent-ils, l’affaire ne se peut ;
Mais je crois qu’ils en font ainsi que bon leur semble. (1645-56) - ↑ Ce vers se retrouve presque textuellement dans les Plaideurs de Racine, acte II, scène i :
« Vous aurez tout moyen de vous entretenir. » - ↑ Les éditions de 1664-82 et, à leur exemple, celle de 1692 ajoutent LYSE aux personnages de cette scène. C’est une erreur évidente : voyez p. 346, note 1.
- ↑ Var. Vraiment, je suis ravi que mon élection. (1645-60)
- ↑ Var. Cette digne oraison que j’avois tantôt faite. (1645-56)
- ↑ Voyez acte I, scène vi, vers 375 et suivants.
- ↑ Var. Pour de pareils sujets peut-on s’en garantir ? (1645-68)
- ↑ Var. Et toi-même, à ton tour, penses-tu point mentir ? (1645-56)