La Tendre Camarade/11

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L’Édition (p. 217-238).


XI

Les jours d’attente


Le bonheur, si court par lui-même, s’envole encore plus vite quand on sait qu’il va finir bientôt. Et cette connaissance qu’on a de sa fin prochaine contribue à précipiter cette fin.

Et Aline avait conscience qu’il se dégageait d’elle une désolation fatale à l’amour, un pouvoir de suggestion qui agissait à son insu sur Jean Noël dans le sens contraire à celui qu’elle aurait désiré.

Elle était comme quelqu’un qui roule sur une pente. Elle ne pouvait se retenir. Il y avait malgré elle dans son regard une flamme triste qui avait l’air de fixer les débris de son amour brisé, et chaque baiser qu’elle donnait avait la saveur d’être le dernier.

Elle se rendait compte qu’elle aurait pu, avec une conviction plus joyeuse, avec une certitude qui aurait émané de ses gestes, de ses paroles, prolonger son bonheur, le rendre plus vivace en lui donnant l’aliment de sa propre foi.

Mais elle n’y croyait pas et elle avait trop d’amour pour Jean Noël et pas assez pour elle-même.



— Quand on part en voiture à travers les montagnes de l’Esterel, dit-il, on longe de belles forêts brûlées, on traverse des vallées où il n’y a que les maisons des gardes et l’on arrive, au bord d’une route, à l’auberge des Adrets.

Cette auberge est comme toutes les auberges, avec une salle triste et à côté une tonnelle où viennent errer les poules. Mais il y a de vieux arbres tout autour et le prestige de son nom ajoute du charme à ce lieu. Si le temps est beau, nous partirons demain tous les deux, nous irons déjeuner à l’auberge des Adrets et nous ne reviendrons qu’à la tombée de la nuit, quand la fraîcheur descend des arbres et monte en même temps de la terre.

Aline se promettait un grand bonheur de cette promenade. Mais le lendemain le ciel était chargé de nuages.

— Nous irons demain à l’auberge des Adrets, dit Jean Noël.

Demain ! Demain ! quelle folie, quand la vie est là qui prépare tous ses pièges pour empêcher le charmant demain d’arriver !

Le lendemain, une voiture stationnait devant la villa. Elle allait emmener Jean Noël qu’un télégramme obligeait à partir pour deux ou trois jours.

— Vous avez des livres. Il y a le plateau d’argent, il y a la mer. Je vous confie aux jardiniers et à la femme de chambre de Jocelyne, qui sont des gens excellents. Ne vous ennuyez pas trop. Demain, vous aurez une lettre.

Demain ! demain !



Je m’en suis allée toute seule au bord de la mer sur une petite plage où il y a quelquefois des pêcheurs. Là, je me suis assise avec un livre qu’il m’a dit de lire et j’ai attendu que le jardinier vienne me chercher pour dîner.

Le temps, quand on s’ennuie, est un tyran impitoyable, mais un tyran toujours vaincu. Je sais que les heures finiront bien par passer, mais il n’y a pas de rêverie assez claire pour lutter contre le pressentiment.

J’ai regardé le lent progrès des vagues sur les pierres, je me suis intéressée à des enfants qui jouaient, j’ai vu une barque accoster et deux hommes qui en descendaient avec des poissons dans une toile. J’ai lu, puis j’ai fermé mon livre, puis j’ai regardé des formes bizarres de nuages.

Quand le jardinier est venu me chercher et que je l’ai suivi, il m’a dit :

— Vous voilà toute seule, ce soir, mademoiselle.

Assurément il n’y avait aucune pitié dans sa voix. Il constatait simplement ce fait pour dire quelque chose, mais comme ses paroles ont douloureusement résonné en moi !



Il y a bien eu une lettre, mais elle était si vague et si courte qu’il aurait mieux valu qu’il n’y en ait pas eu.

Il est vrai, me dis-je, pour me consoler, qu’il y a des gens pleins de sentiments affectueux qui n’écrivent que des lettres brèves et sèches, et il faut savoir considérer ces mots hâtifs comme le témoignage de cœurs qui ont de la peine à se révéler.

J’essaie d’écrire une lettre où je dirai tout de moi, de ma vie, de mes pensées et de mon amour. Comme c’est difficile ! J’ai peur qu’il se moque, à cause de mes fautes de français, à cause de la naïveté de ce que j’exprime. Je m’efforce d’avoir une écriture élégante, je m’applique, je recommence. Et puis la sincérité s’empare de moi et j’écris, j’écris longtemps et je sens que les choses vraies, dites simplement, prennent une grande force.

Je suis vraiment contente de ma lettre. Il aura, quand il l’aura lue, une meilleure idée de moi. Qui sait ? il reviendra peut-être plus tôt. Il m’aimera davantage.

Mais quand j’ai plié la lettre dans l’enveloppe, je pense soudain qu’il ne m’a pas laissé d’adresse.



Les jardiniers et la femme de chambre m’entourent de soins, ils sont pleins d’amabilité pour moi, mais j’aimerais autant qu’ils en aient moins. J’en suis sûre, c’est un effet de mon imagination qui me fait croire toujours qu’ils me plaignent. Pourtant, ils ont l’air de vouloir compenser un tort qu’on m’a causé, de me regarder pour savoir si je ne vais pas pleurer.

Pourquoi me plaindraient-ils ? Ne suis-je pas très heureuse ? Ils ignorent que j’ai toujours été pauvre et que la vie que je mène depuis quelques jours représente pour moi la découverte d’un luxe qui m’était inconnu. Ils ne savent pas que j’aime. Lorsqu’ils me voient lire, ils pensent dans leur simplicité que je travaille et ils ne peuvent se douter que dans cet agrandissement de mon âme que procurent les livres, il y a une source de joie chaque jour nouvelle.

Oui, je suis très heureuse. Trois jours sont si vite passés ! Les cigales chantent, la mer est bleue, je me promène et je rêve. Mais comme ce bonheur-là est douloureux !



Il y a une grande joie répandue dans la nature. On l’entend dans tous les bruits, on la voit dans la pureté de la lumière, on la touche avec l’humidité du soir.

Derrière les grilles les chiens aboient ; ils s’appellent entre eux pour des jeux, ils disent la joie d’obéir à leurs instincts, la satisfaction du mouvement sans but. Les oiseaux volent dans un plaisir éternel au milieu de l’azur. Il y a dans l’herbe des amours d’insectes.

Les roses témoignent du plaisir qu’ont les plantes à pousser. Les arbres se balancent avec satisfaction dans l’air, ouvrant bienveillamment leurs grands bras tordus. Les fruits abondent, symbole de la richesse. Des gommes coulent sur les troncs comme des larmes de volupté.

Il y a une grande joie répandue dans la nature quand on la regarde en se disant que le soir on sera dans les bras de son bien-aimé.



Comme le train arrivait à Agay à six heures, Aline pensa le soir du quatrième jour qu’elle pouvait aller sur la route au-devant de Jean Noël. Il va arriver certainement ce soir, avaient dit les jardiniers. Et il lui semblait qu’il y avait en elle un pressentiment joyeux qui lui annonçait cette arrivée.

Elle mit une robe rose qu’un matin il avait trouvée jolie. Elle se recoiffa plusieurs fois. Elle suspendit à son cou le pendentif de jade donné par l’ancien administrateur colonial.

Jamais la route n’avait été aussi claire entre le bleu sombre des pins. Elle s’arrêta plusieurs fois pour écouter si au bruissement des cigales ne se mêleraient pas les clochettes d’une voiture.

— Bonjour, facteur. Il n’y a pas de lettre pour moi ? Non, il n’y avait rien. — Est-ce que le train d’Agay n’a pas eu de retard ? — Non, il était passé tout à l’heure.

Elle s’assit non loin du phare. Jean Noël viendrait peut-être à pied, à cause de la douceur de la soirée. La soirée était très douce et s’assombrissait peu à peu. Les cigales s’étaient tues. Un voisin qui avait dû arriver par le train de six heures l’avait croisée depuis bien longtemps.

Aline vit un vol d’oiseaux qui s’élevait de l’autre côté de la baie et qui semblait se diriger vers Anthéor. Ils tachaient de noir le ciel où çà et là clignotait une étoile. Elle ramassa son ombrelle qui était tombée. Elle s’en revint à petits pas, très lentement.



Le lendemain, à six heures, le même train devait passer, et Aline était sur la route avec la même robe rose et le pendentif de jade autour de son cou.

Des pergolas, vers elle, jaillissaient les roses ; l’air était immobile, chaud et lourd de parfums. Aline sentait sur sa tête la magnificence du soir et de la nature, et dans son cœur il y avait l’espérance qui fuyait et la détresse qui venait.

— Bonjour, facteur. Il n’y a pas de lettre pour moi ? Non, il n’y avait rien. Le train d’Agay était passé depuis bien longtemps. La nuit était tout à fait venue, Aline revenait vers la villa, mais les choses avaient pour elle un autre aspect, elle les regardait et les comprenait avec une autre âme.

Les aboiements des chiens derrière les grilles avaient quelque chose de déchirant. Ils étaient la plainte d’âmes aveugles enfermées dans l’inconscience des bêtes. Le vol des oiseaux était rapide et craintif ; ils échangeaient entre eux des signaux pour s’annoncer la venue des oiseaux de proie. Dans les herbes les insectes se dévoraient. Les arbres étaient tourmentés par le soleil, la pluie ou le vent, et les contorsions de leurs branches témoignaient de leur obscure douleur. La sève qui humectait les écorces était une sueur de désespoir.

Toute la terre souffrait comme elle, et elle marchait gémissant doucement, portant sa peine délicate d’amour, au milieu des gémissements et des peines inférieures des choses.



Dans la chambre d’Aline, sous les colonnes de la terrasse, dans les corbeilles du jardin, il y avait quelque chose de changé. En descendant l’escalier, en se promenant, en respirant l’air, elle sentait flotter autour d’elle la pitié des jardiniers et de la femme de chambre.

Et derrière cette pitié il lui semblait déjà voir poindre un peu d’hostilité, le sentiment qu’elle était une invitée pour laquelle on pouvait avoir moins d’égards, avec qui on pouvait être plus familière.

Elle allait d’un endroit à l’autre, n’ayant pas la force de lire, n’ayant pas la force de se souvenir, n’ayant pas la force de prévoir. Elle était comme quelqu’un qui a construit un bel édifice et qui s’aperçoit soudain que son ouvrage n’est plus que des ruines, sans pouvoir s’expliquer pourquoi.

Mais quand revint l’heure du soir et qu’il y eut au loin un bruit de train, Aline marcha hâtivement sur la route, elle en scruta avec anxiété chaque tournant, jusqu’à ce que la nuit soit venue, car l’espérance est fortement liée à notre cœur.



Le bruit de la sonnette à la grille. Que de nouveautés, que de promesses il y a dans le bruit d’une sonnette qui résonne à travers un jardin !

— Bonsoir, facteur. — Oui, il y a une lettre. Il faut signer. Comme ce facteur est un brave homme ! Mais pourquoi faut-il signer ? Elle signe. Le facteur sourit sous sa moustache. Une lettre sur laquelle il y a écrit Valeur déclarée est toujours une bonne lettre qui fait plaisir, et il est agréable de faire plaisir à une jeune personne charmante.

Le facteur ne s’en va pas. Il demeure immobile devant elle, inattendu et vulgaire comme la destinée. Il parle de choses et d’autres. Peut-être veut-il boire un verre de vin ? Il veut bien. Aline se hâte de le lui donner en serrant la lettre contre elle.

Elle la lit enfin. C’est vite fait, car la lettre n’est pas très longue. Jean Noël ne reviendra pas. Il ne peut pas. C’est à cause de raisons très importantes. L’on se reverra. Il y a deux ou trois phrases vraiment très gentilles. Elle peut rester à la villa tant qu’elle voudra. Tout est à sa disposition. Si elle a besoin de quelque chose, etc., etc.

Non, elle n’a plus besoin de rien.