La Terre promise/V

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 146-180).


Oui, Henriette était à plaindre, d’accueillir ainsi, par le plus ouvert, par le plus aimant des sourires, ce fiancé, perfide à la fois et sincère, qui l’aimait, lui aussi, et qui l’avait quittée sur un mensonge pour la retrouver sur un mensonge. Quel mensonge, gros de quelles dangereuses conséquences, associé à quelles funestes réalités ! — Lui-même cependant n’était-il pas à plaindre davantage, subissant, comme il faisait, l’invasion d’un trouble presque insensé, alors qu’il lui était interdit d’en rien montrer ? Quoique l’hérédité reste soumise à des singularités bien plus étranges encore et que la reproduction des physionomies, profonde jusqu’à l’identité entre collatéraux, devienne, pour quiconque s’est préoccupé de ces problèmes, un phénomène banal, quoique Francis Nayrac y eût pensé le matin encore, en se souvenant de Vernantes, et comme à une possibilité toute naturelle, quoique enfin il fût, en sa qualité d’homme de notre époque, assez familiarisé avec les résultats curieux de la science pour ne pas ignorer la loi constant de l’atavisme, cette ressemblance si implacablement accusatrice l’avait frappé d’un coup trop fort, trop subit, dans un pli trop malade déjà de son cœur. Elle avait pris tout de suite pour lui, et sur la place même, le caractère d’une sorte d’hallucination, il n’eût osé dire d’un miracle. Et cependant il eût vu, comme l’apôtre incrédule, le Sauveur lui apparaître et lui prendre les doigts pour les mettre dans la plaie ouverte par la lance, qu’il n’eût pas été remué d’une agitation plus affolante que celle dont il fut poursuivi toute la journée, — et cette émotion, il lui fallait la cacher, dût-il en étouffer. Qu’elles furent longues les minutes de ce jour-là, et qu’il dut déployer d’intime énergie pour tenir jusqu’à la nuit son rôle d’insouciance heureuse, de tendresse sans arrière-pensée ! Quand il se retrouva seul vers les onze heures, — seul, libre enfin de s’abandonner au frémissement dont vibrait tout son être, son effort volontaire de cette mortelle après-midi l’avait si violemment contracté qu’il éprouvait un intense malaise physique. Le besoin de marcher pour apaiser par du grand air et du mouvement ses nerfs déséquilibrés le précipita hors de sa chambre, et aussi le besoin de fuir cette maison où il était trop près des quatre personnes entre lesquelles allait se débattre, sans qu’elles s’en doutassent, le drame inattendu de sa vie passée et présente. Il se sentit trop près d’elles encore dans les rues de Palerme, silencieuses à ce moment de la nuit, mais à ces pierres se rattachaient déjà pour lui tant de souvenirs. Il y avait promené auprès de sa fiancée de si douces nonchalances. Il doubla le pas afin d’arriver plus vite dans la sombre et vaste campagne. À de certaines heures d’extrême crise morale, il semble que nous ne puissions respirer, souffrir, penser, que dans la grande solitude de la nature, comme si elle nous rapprochait de Dieu, de l’incompréhensible dispensateur des destinées, de Celui en qui nous souhaitons un Père et un Juge, — un Juge pour éclairer notre conscience, un Père pour aider notre faiblesse. Depuis que cette triste terre va roulant à travers les muets abîmes de cet espace infini, en a-t-il vu, ce Dieu inconnaissable, — témoin toujours présent, toujours caché, — en a-t-il vu de ses enfants, tourmentés, comme celui-là, par les tempêtes intérieures ! En a-t-il entendu de ces appels qu’il a paru ne pas écouter ! Nous saurons plus tard vers quel port ces tempêtes nous précipitent, mais qu’elles sont fortes parfois et que nous nous sentons voisins du naufrage !

« Mais c’est mon enfant, c’est ma fille… » Cette phrase qui s’était prononcée toute seule dans son cœur devant la terrassante, l’invincible évidence de l’hérédité, Francis se la répéta soudain à voix haute et à plusieurs reprises. Il s’écoutait la prononcer, et une corde tressaillait dans les profondeurs de sa personne, qui n’avait jamais été touchée avec cette force : « Ma fille !… » C’étaient deux mots bien clairs cependant et bien simples. Il se les était dits et redits bien souvent, depuis des années, chaque fois qu’il pensait à la possibilité, malgré tout, que le sang de cette enfant inconnue fût son sang à lui. Mais cette possibilité était demeurée pour son esprit une idée inefficace, une irréelle et vague abstraction qu’il ne réalisait pas plus en une image concrète et positive que nous ne réalisons la mort de quelque cher malade. Tant que nous n’avons pas vu, inanimée et raide sur son lit d’agonie, cette forme autour de laquelle palpitait notre espérance, cette mort ne nous est pas vraie. Nous savions trop que ce malade pouvait, qu’il devait mourir ; puis notre déconcertement confine à la stupeur devant une fin qui nous surprend comme si nous ne l’eussions jamais pressentie. C’est qu’il s’accomplit dans le passage de la pensée à la réalité présente, immédiate, indiscutable, dans la métamorphose d’une hypothèse en fait positif, d’un doute flottant en évidence, comme un déplacement total du plan intérieur de notre âme. Nous ressemblons, à ces moments-là, et pour un temps qui varie suivant le degré d’importance de la révélation, aux aveugles opérés de la cataracte. Dans le désarroi de leur éveil à la lumière, n’ayant pas adapté leurs mouvements aux impressions qui les entourent, ils hésitent, ils trébuchent, ils tombent à terre. Francis Nayrac était ainsi. D’avoir contemplé de ses yeux Adèle Raffraye au lieu de la rêver, d’avoir constaté ce qu’il avait constaté au lieu de le supposer, avait subitement déconcerté toutes ses anciennes manières de sentir vis-à-vis de cette enfant. Si huit jours auparavant, si la veille même on fût venu lui raconter un tragique accident survenu à cette petite, qu’elle avait été, par exemple, brûlée dans un incendie, broyée dans le déraillement d’un train, noyée dans la perte d’un bateau, il aurait sans nul doute frissonné d’un frisson très particulier. Mais quoi ? C’eût été un fait divers un peu plus troublant que beaucoup d’autres, voilà tout, — au lieu qu’à présent, et tandis qu’il allait cheminant dans la campagne, entre les oliviers et les aloès, de se rappeler seulement la pâleur d’Adèle, sa délicatesse de traits, la fragilité de ses membres, lui causait une souffrance presque insupportable. Si le père avait dormi en lui pendant trop longtemps, comme il s’était réveillé depuis cette rencontre du matin ! L’appel de tendresse qui grondait maintenant dans son cœur, sortait des fibres les plus vivantes de sa chair. Un appétit irrésistible, passionné, sauvage, le possédait : celui d’étreindre la petite fille, de la serrer contre lui, de toucher ses cheveux, de la couvrir de ses caresses, de la protéger. Qu’elle était devenue soudain vivante pour lui, et comme, sans raisonner, sans discuter, il la croyait, il la sentait sa fille plutôt, après avoir tant pensé qu’il douterait davantage encore, si jamais il la voyait !… Un regard avait suffi. L’évidence était entrée jusqu’au cœur de son cœur. Il n’y a pas de preuve qui l’établisse, cette évidence. Elle s’impose ou ne s’impose pas. Celle-ci l’avait pris et retourné en quelques minutes et pour toujours. Ah ! Ces années passées à fuir Adèle et sa mère systématiquement, comme il les payait durant cette nuit où il marchait dans l’ombre, droit devant lui, poursuivi, vaincu par cette voix du sang qu’il avait niée, lui comme tant d’autres, lorsqu’il lisait dans un livre quelque allusion à ce phénomène mystérieux, très rare et très étrange, mais, quand il se produit, aussi rapide, aussi farouche et aussi souverain que l’amour lui-même. À deux ou trois reprises et pendant cette course affolée, il essaya bien de se débattre encore contre cet envahissement. À quoi bon ? Il avait beau se rappeler ses trop justes griefs contre Pauline, que prouvaient-ils ? Qu’ayant un mari et deux amants, cette haïssable femme se prostituait à trois hommes, et qu’elle avait risqué également d’être mère entre les bras de chacun d’eux ? Soit. Mais qu’elle fut devenue mère dans ses bras à lui, le visage de l’enfant le lui avait crié, ce visage où l’hérédité de la race était écrite d’une indéniable écriture. Il essayait aussi de se démontrer qu’il y a de ces caprices de ressemblance qui ne démontrent rien. N’arrive-t-il point, par exemple, que l’enfant du second lit d’une veuve ressemble au premier mari ? Non. Pas comme cela. Pas avec cette identité de corps, d’âme, de nature. Il avait vu de ses yeux le fantôme de sa sœur devant lui, sa sœur de nouveau vivante, — hélas ! de quelle pauvre, de quelle faible vie de fantôme en effet ! Il avait vu son enfant. De même qu’autrefois aucun raisonnement n’avait prévalu en lui contre le soupçon, quand il se rappelait sa station devant le rez-de-chaussée fatal, la femme voilée descendant du fiacre, — et le reste, — de même aucun raisonnement ne prévalait à cette heure contre cette nouvelle certitude. C’était la tristesse des tristesses qu’elle ne fut pas contradictoire avec la première. Mme Raffraye l’avait trahi pour Vernantes, comme elle avait trahi d’abord pour lui son mari. C’était une malheureuse, et qui avait peut-être eu encore d’autres amours, des galanteries de hasard. Que savait-il ? Mais galante, sensuelle, avilie, quelque mépris qu’elle méritât, elle avait conçu par lui, Francis. Dans ce cher et fragile petit être, aperçu sous les arbres pendant un quart d’heure, il avait senti, il sentait frémir une parcelle de lui, un peu de sa chair et un peu de son sang. Cela ne se nie pas plus qu’une fièvre, qu’une blessure, qu’une émotion quelconque. Ah ! cher, ah ! fragile être et dont il n’empêcherait pas que subitement elle ne fût devenue pour lui une créature à part de toutes les autres, quelque chose d’aussi unique au monde que cette sœur autrefois à qui elle ressemblait tant ou que leur mère !

À travers ces pensées, il s’était engagé, sans y prendre garde, dans le chemin qui, par la Rocca, mène à Monreale, magnifique route de montagne qu’il avait suivie déjà plus d’une fois dans des sentiments si autres, pour aller avec sa fiancée visiter la vieille basilique normande, rayonnante de mosaïques, avec ce cloître aux fines colonnettes arabes, où chante un jet d’eau intarissablement épanché dans sa vasque sculptée. Il s’arrêta presque à mi-côte pour respirer, tant cette marche folle l’avait épuisé. D’un geste machinal il se retourna, et il demeura saisi, même dans son trouble, du spectacle de beauté qu’offrait cette nuit d’un décembre méridional. À ses pieds, des cordons de lumière marquaient la place où dormait la ville, baignée, comme la blanche mer là-bas, comme les montagnes bleues, comme la vallée ténébreuse, par une lune à demi pleine et dont le croissant s’achevait en cercle avec une mince et brillante ligne d’or. Cette lumière de la lune mettait au ciel la douceur de son profond reflet. Elle en nuançait le velours sombre et violet où les diamants des étoiles brillaient d’un feu plus large, et, tout près du promeneur, elle dessinait les formes confuses des grands aloès dentelés, des cactus rongés par la dent des bestiaux, des oliviers frémissants et grisâtres, des orangers immobiles et noirs. Un infini silence enveloppait ce paysage de songe qui frappa le jeune homme à cette minute, comme eût fait l’entrée dans cette cathédrale dont la masse imposante surplombait derrière lui la pointe de la colline. Le fait d’avoir donné la vie agite les plus égoïstes d’un étrange frisson. Mais chez beaucoup ce premier saisissement est suivi d’un retour de cet égoïsme, et ils ne veulent plus penser à l’enfant qui dérangerait les combinaisons de leur existence. Ils y parviennent vite. Chez d’autres, l’éveil de la paternité n’a pas lieu tout de suite, et un enfant qu’ils ne connaissent pas, fût-il bien certainement le leur, ne les intéresse qu’à demi Il en est, au contraire, que cette idée d’une existence issue de leur existence, d’une créature jetée par leur faute sur ce sol de douleurs remue d’une émotion suprême et sainte, et qui en tremblent jusque dans le fond du fond de leur moralité. Soit que la trace trop marquée d’anciennes blessures rendît Francis plus sensible, soit que la ressemblance avec sa sœur eût attendri son être intime, soit que les circonstances particulièrement délicates où il avait retrouvé Adèle et Mme Raffraye le prédisposassent à des troubles de cet ordre, il fut saisi de cette grande émotion-là, du tremblement sacré de la responsabilité paternelle. La majesté religieuse de ce ciel immense, de ces astres immortels, de cette mer lointaine se mêla malgré lui à sa rêverie. Il sentit sourdre de son cœur et monter à ses lèvres une espèce de prière inarticulée pour cette douce et faible petite créature, née d’une femme deux fois adultère, mais elle-même si purement innocente, et qui dormait là-bas, dans une des maisons de cette ville étendue sous la transparence bleue de cette nuit, au pied de la montagne et sur le bord de la mer. Elle dormait, ses frais yeux clos, sa bouche demi-ouverte, de ce paisible sommeil des enfants autour desquels flotte une destinée qu’ils ne soupçonnent pas. Que ne pouvait-il veiller sur ce sommeil, et lui murmurer, pendant qu’elle ne les entendait pas, ces mots : « Ma fille… » qui lui jaillissaient de l’âme toujours et toujours plus brûlants ! Il lui semblait qu’à cette heure il ne se rassasierait pas de promener ses regards sur les lignes de ce visage qu’il s’était interdit de seulement rencontrer pendant des années. S’il avait su quels traits il y retrouverait, aurait-il eu la force de cette abstention ? Il le savait à présent et il redisait tout haut : « Mon enfant !… Ma fille !… » Mais à qui ? Au vent, qui passait et qui n’emportait même pas son soupir ; aux feuillages, qui ne l’entendaient point ; aux étoiles insensibles ; à la nature muette et sourde ; à tout, — excepté à celle qui dormait là-bas. Non. Le soin de veiller sur ce sommeil, le droit de murmurer de tendres mots à cette oreille si délicate parmi ces cheveux si blonds, le privilège d’écarter de ce lit d’enfant les coups de la destinée, tout cela appartenait à une autre personne qui peut-être, à cette minute même, se penchait sur Adèle dans son périt lit, pour la contempler, pour la caresser, pour l’aimer. Et Francis aperçut dans sa pensée le pâle visage de Pauline. Il la revit telle qu’elle lui était apparue, elle aussi, le matin, consumée et mourante. Il revit l’amaigrissement de ces joues dont il avait autrefois idolâtré la ligne, le dépérissement de ce svelte corps auquel il s’était enlacé dans de si brûlantes étreintes, la flétrissure commençante de cette beauté dont il avait été si follement, si âcrement jaloux. Cette évocation suffit pour que sa pieuse, sa tendre pitié cédât de nouveau la place à un sursaut d’amère rancune. S’il ne s’était pas trouvé au berceau de la petite fille, dès le lendemain de sa naissance, à qui la faute ? À cette femme qui s’était conduite de manière à lui rendre impossible toute certitude sur l’enfant, sinon par ce double hasard d’une ressemblance et d’une rencontre également extraordinaires. S’il avait laissé grandir Adèle sans jamais avoir qu’un frémissement d’épouvante quand il y pensait, à qui la faute, sinon à cette femme encore ? À qui la faute, s’il avait associé cette pauvre petite fille à d’infâmes souvenirs de perfidie, à de honteux soupçons, à des visions abominables de luxure, s’il n’était même pas assuré d’être pareil demain à ce qu’il était aujourd’hui, s’il n’était déjà plus celui de tout à l’heure ? Qu’elle avait bien mérité, la misérable, les tortures de son agonie présente et qu’elle avait été scélérate à son égard ! Ne s’était-elle pas rendu justice d’ailleurs, et s’il avait pu conserver quelques doutes sur la trahison de jadis, quelle preuve, après tant d’autres, que ce fait de ne s’être jamais rapprochée de lui quand elle savait, elle aussi, par cette ressemblance, ayant connu Julie comme elle l’avait connue, de qui était cette fille ! Elle n’avait pas osé. Et, sentant à cette idée ses pires colères se réveiller douloureusement, il jeta ce cri qu’il avait jeté si souvent à d’autres horizons, durant son premier voyage, et qui contrastait avec la sérénité de cette douce nuit Sicilienne, moins encore qu’avec la mystique élévation dont il avait eu, quelques minutes plus tôt, le cœur transporté :

— « Comme je la hais ! Ah ! Comme je la hais, et comme j’ai le droit de la haïr !… »

Francis regardait de nouveau Palerme, dans cet accès de frénésie intérieure, comme pour y chercher la néfaste créature à laquelle il lançait cette malédiction d’un impérissable ressentiment. C’était à l’extrémité du quai, et dans une place plus sombre à cause du voisinage immédiat du jardin fermé de la villa Giulia, que devait se dresser la tour du Continental. Il se remit à marcher, lentement cette fois, et en redescendant, du côté de cette ville qu’il avait fuie avec une fièvre si folle tout à l’heure. Il venait de penser à l’autre habitante de cette tour, à cette pure et sincère Henriette qui dormait, elle aussi, dans le silence de cette heure, qui rêvait peut-être de lui, et, à travers ce rêve, elle ne le voyait certes pas errer le long des sentiers baignés de nuit, en proie au tumulte de passions qu’il lui avait cachées toute la journée, qu’il lui cacherait tant qu’il vivrait. Les secousses trop fortes de tout à l’heure avaient-elles épuisé sa maladive exaltation, ou bien est-il vrai que nos sentiments soutiennent entre eux comme une lutte pour l’existence, si bien qu’à chaque effort de l’un correspond une plus vigoureuse réaction d’un autre ? Jamais il n’avait compris davantage que dans ce subit reflux de souvenirs combien sa fiancée lui était chère. Son esprit se détacha de lui tout d’un coup pour aller vers elle, dans cette chambre de jeune fille entrevue une fois depuis qu’il était à Palerme, — chambre sacrée et sur le seuil de laquelle ses songes les plus amoureux s’étaient toujours arrêtés, pour n’en point profaner le virginal mystère. Il en passait la porte par l’imagination à cette seconde, comme il aurait le droit de la passer dans plusieurs semaines, réellement. Il se voyait par avance au soir où il se glisserait ainsi auprès d’elle pour la première fois. Le parfum qu’elle préférait, un doux et faible arome à peine perceptible flotterait autour d’eux. Comme elle l’attendrait avec une sublime simplicité de son jeune cœur !… Cette vision le remua, non plus seulement dans sa sensibilité, mais dans les plus nobles, les plus intimes portions de sa conscience. Elle était demeurée, cette conscience, et malgré la vie, celle d’un très honnête homme. Il n’avait pas laissé abolir en lui ce loyal scrupule qui nous montre, dans le fait d’accepter l’amour d’une vraie jeune fille, un engagement d’honneur à ne pas décevoir cette âme si dépourvue de défense, si candidement simple et confiante. Le respect religieux de l’innocence était demeuré intact en lui, et de même qu’une séduction lui fût apparue ce qu’elle est, le plus lâche des crimes, le plus inexpiable, de se marier sans être sûr de son sentiment pour sa fiancée lui eût semblé une affreuse faute, presque une scélératesse. Quand il avait constaté, avec ravissement et avec terreur à la fois, qu’il aimait Henriette, moins d’une année auparavant, quelle lutte il avait soutenue contre lui-même ! Comme il avait sondé son cœur afin de savoir s’il gardait, dans ce cœur épuisé de trente-quatre ans, assez d’ardeur morale et une délicatesse assez fervente ! Il avait voulu s’assurer que, malgré ses souvenirs et ses déchéances, il n’était pas absolument indigne de cette créature si chaste, si droite, si intacte, dans laquelle il devinait cette fière vertu de l’honnête femme, fille d’une honnête femme, et qui sera, si elle est mère, la mère d’honnêtes femmes : — l’incapacité d’aimer deux fois. Puis, quand il avait su qu’il était aimé en effet, et pour toujours, comme il avait été triste, même dans son extase, de penser qu’il portait, sur sa mémoire, la cicatrice d’une première passion et creusée si avant ! Comme devant ce don ineffable et irréparable d’une âme toute neuve, il s’était juré de mériter ce bonheur par une vérité de dévouement qui ne connaîtrait pas de défaillance !… Il n’y avait pas beaucoup plus de cinq mois qu’ils étaient fiancés, et déjà il trahissait Henriette. Il lui avait menti en paroles, menti en actions. Il lui mentait en ce moment même, puisqu’il ne lui avouerait jamais l’emploi de sa nuit, quand elle causerait avec lui demain, familièrement, au réveil. Mentir ! Toujours mentir ! Hideuse et dégradante habitude qu’il avait tant pratiquée autrefois quand il était dans l’adultère et qu’il avait crue si bien finie pour lui avec les affreux compromis des passions coupables ! Pouvait-il s’attendre, lorsqu’il avait voulu refaire sa vie, qu’une fatalité presque folle le remettrait si brusquement en face d’un passé qu’il avait eu le droit de déclarer mort ? Comment surtout aurait-il prévu qu’un prodige d’hérédité détruirait du coup ses doute les plus justifiés et le contraindrait de reconnaître sa fille, quoiqu’il en eût, dans l’enfant d’une femme qui, à sa connaissance, avait un autre amant que lui, en même temps que lui ? Était-il coupable d’avoir subi, de subir avec un tel bouleversement de sa personne l’éveil foudroyant d’une paternité imposée par la plus irrésistible évidence ? Henriette elle-même le condamnerait-elle, si, prenant la petite fille, il lui était permis de la lui porter, de lui dire : « Elle n’a que moi, et sans vous elle ne peut pas m’avoir ?… » Insensé ! Il était entré dans le fatal chemin de l’hypocrisie et de la trahison, précisément parce que cette démarche lui était interdite, qu’elle lui serait interdite toujours. Qu’Adèle fût ou non son enfant, il n’en avait ni plus ni moins de droits sur elle. Il ne pouvait pas faire pour cette fille, qui légalement portait le nom de l’homme qu’il avait trompé, ce qu’il eût fait pour la fille d’une femme libre. En parler à Henriette maintenant, même si la pudeur de la jeune fille lui permettait cette confidence, ce serait percer ce cœur virginal, pour quoi ? Pour rien. Mais, comment expliquer même à cette honnête créature tous les mystères coupables que supposaient cette naissance de l’enfant et cette horrible histoire de ses relations avec Pauline Raffraye ? Il n’en avait pas le droit. Ce serait la flétrir dans la virginité de sa naïve imagination, lui souiller la pensée, lui déflorer le cœur ! Dieu ! qu’il est difficile parfois de connaître son devoir, presque plus difficile que de l’accomplir !

Elle était cependant apparue devant sa pensée, sous une forme singulière, tardive, et pourtant évidente, cette idée du devoir, seul principe d’un peu d’apaisement dans certaines crises trop douloureuses. Quand toute douceur semble défendue à l’âme par la cruauté du sort, s’estimer un peu lui est une consolation, — bien faible et bien chétive, quoi qu’en aient dit les philosophes de tous les temps, car le bonheur se passe aisément de cette estime, mais c’est une consolation tout de même. Si Francis Nayrac devait se rappeler plus tard sans trop d’amertume la fin de cette étrange promenade nocturne, commencée et continuée sur un tel tourment intérieur, c’est qu’à partir de la minute où cette idée de sa responsabilité vis-à-vis d’Henriette l’eut ressaisi, il eut le courage de ne pas s’aveugler de sophismes. La honte subitement éprouvée devant les mensonges de ces derniers jours et le sentiment du respect vis-à-vis de tant de pureté l’avaient rappelé à lui-même. Il avait des devoirs envers Mlle Scilly, et, tout d’abord, une dette d’honneur, qui ne comportait pas de moyen terme. En se fiançant, il avait signé un pacte de loyauté. Il lui fallait ou renoncer à sa fiancée ou agir avec elle honnêtement, c’est-à-dire en homme qui n’a rien à cacher de ses actes. À la lumière de ce jugement, la lettre écrite à Pauline et le prétexte imaginé afin de guetter la petite Adèle dans le jardin du Continental constituaient, pour ne prendre que ces deux actions, deux lâchetés et deux félonies. Eût-il pardonné à celle qui devait porter son nom un seul mensonge équivalent ? D’autre part il avait découvert d’une façon aussi étrange qu’inattendue, mais qui ne lui permettait plus un doute sincère, que cette petite Adèle était sa fille. Cette certitude lui imposait-elle un devoir envers l’enfant ? Il se répondit oui, en principe, sans hésiter. Il eut alors une autre minute d’angoisse qui le força de nouveau à s’arrêter. Une question venait de se poser à lui : « Ces devoirs envers ma fiancée et envers mon enfant sont-ils conciliables ? » Ils ne l’étaient pas. Pour s’occuper d’Adèle, il fallait qu’il acceptât ce premier fait qu’elle appartenait à sa mère de par la loi et de par la nature, de par l’éducation aussi et de par ses longues années d’abandon à lui. Se rapprocher de cette enfant était donc impossible sans implorer quoi ? le pardon de la mère ? Il irait, après les infamies dont elle s’était rendue coupable à son égard, s’humilier devant elle ?… Et qu’exigerait certainement cette femme ? Qu’il sacrifiât Mlle Scilly, lui qui savait combien il était aimé de cette noble créature et qu’elle avait mis sur ce mariage toutes ses espérances, toutes ses illusions, toute sa jeunesse ! D’ailleurs il ne s’agissait pas de sacrifices plus ou moins pénibles. La question était tout autre : que pourrait-il pour l’enfant, même si Pauline ne lui était pas hostile ? Cette enfant avait grandi sans lui. Elle n’avait pas eu besoin de lui. Elle n’en aurait pas besoin, puisqu’elle ignorait, puisqu’elle ignorerait toujours le criminel lien qui l’unissait à elle, puisque enfin, si la fatalité d’un conseil de médecin n’avait pas amené Mme Raffraye à Palerme, jamais ils ne se seraient vus. Ne pas s’occuper d’Adèle, c’était donc étouffer un instinct de tendresse, soudain réveillé, ce n’était pas faire un tort à l’enfant, au moins immédiat. Rompre son engagement avec Henriette, c’était briser aussitôt un cœur. Tel était cependant le choix que la circonstance lui imposait. Ne venait-il pas de se démontrer à lui-même que parler à sa fiancée en toute vérité était impossible, et se confesser maintenant à Mme Scilly, de quoi cela servirait-il ? Que lui conseillerait-elle, sinon ce que lui conseillait sa conscience ? À savoir que c’était à lui de souffrir seul, puisqu’il était seul coupable. « Souffrir seul !… » C’est dans ces termes que se résuma pour lui ce devoir dont il cherchait l’évidence. Oui, souffrir seul, — accepter cette incapacité de faire quoi que ce fût pour son enfant comme une grande épreuve, l’accepter et n’en étendre le contre-coup à personne en dehors de lui. Il le sentait trop par avance, aucune agonie ne serait comparable à celle qu’il s’imposerait en s’interdisant de même regarder cette petite Adèle alors qu’elle venait de pénétrer si avant dans son amour, rien qu’en lui montrant son doux et jeune visage, — ce visage trop pareil à celui de sa plus chère morte ! Il se l’interdirait cependant. Il aurait cette énergie. Il se comporterait de manière que toutes les heures de ses journées pussent être mises devant sa fiancée, sans qu’elle y trouvât un geste sur lequel l’interroger. Comme il s’enfonçait cette résolution dans le cœur avec la sorte d’ardeur du martyre que de semblables volontés mettent en nous, il s’aperçut que sa course de retour l’avait amené tout auprès de ce jardin Tasca, où il avait été si heureux l’autre matin, si heureux et si étrangement troublé d’une crainte superstitieuse. Il reconnut l’endroit avec une indicible émotion, et, franchissant une première haie, au risque d’être pris par les gardiens pour un malfaiteur, il voulut aller jusqu’à la grille, fermée maintenant. Il posa son front contre le fer des barreaux et il regarda longtemps les massifs obscurs des grands arbres qui projetaient leurs noires ombres immobiles sur le sable clair des allées, blanchi par la lune. Cette froide lune blanchissait aussi le marbre incertain des statues, qui prenaient, parmi les cèdres et les cyprès, comme un aspect fantastique de tombeaux. Ce jardin taciturne n’était-il pas en effet un cimetière pour lui, le Campo Santo, comme disent noblement les Italiens, où gisait ensevelie sa dernière minute d’entier bonheur ?… Il eut là un instant d’infinie détresse, l’impression aiguë du coup meurtrier que son amour venait de subir, la vision que leur commun pressentiment, à Henriette et à lui, avait eu trop raison. Jamais, avec la certitude qu’il était le père d’Adèle et qu’il ne pouvait rien pour elle, il ne serait heureux auprès de sa fiancée, plus tard de sa femme, comme il l’eût été s’il eût acquis la preuve du contraire, s’il eût pu croire que l’enfant était de son ancien rival. Il allait porter en lui une plaie qui saignerait longtemps, longtemps. Mais l’avait-il mérité, ce bonheur dont il avait savouré les premières délices pendant ces quelques mois, les plus doux qu’il eût connus sur la terre ? Depuis qu’il vivait auprès d’Henriette et de la comtesse, il s’était familiarisé de nouveau avec cette sublime idée de la Providence qui nous montre un dessein mystérieux derrière les événements en apparence attribuables au seul hasard. Ces coups successifs qui l’avaient frappé, cette soudaine rentrée de Pauline Raffraye dans son cercle d’existence, cette certitude de paternité infligée juste à ce moment, cette nécessité de se mutiler le cœur, pour rester, honnête homme, du sentiment le plus naturel, le plus instinctif, son angoisse présente et celle qu’il prévoyait, oui, tout cela était une grande épreuve. Pouvait-il dire qu’elle fût injuste ? N’était-il pas puni précisément là où il avait péché ? Qu’était cette nouvelle douleur après les autres, sinon une conséquence toute naturelle de ce péché d’adultère que le monde accueille avec une si souriante indulgence, vers lequel nous marchons si allègrement, presque si fièrement, lorsque nous rêvons de romans vécus et de passions dangereuses ? Il est écrit cependant que c’est la plus criminelle d’entre les œuvres de chair, celle à qui les livres saints donnent pour châtiment la mort. « Si quelqu’un a possédé la femme d’un autre, qu’ils meurent tous deux, et l’homme qui a commis l’adultère et la femme avec laquelle il l’a commis… » Par une invincible association d’idées et à cette place où il avait goûté la joie si pure de l’amour permis, Francis se rappela quelquesuns de ses amis de jeunesse qu’il avait connus, engagés comme lui dans des aventures de cet ordre, et il demeura épouvanté à la pensée qu’une mystérieuse et inévitable expiation les avait tous atteints tôt ou tard… Celui-ci était mort avant l’âge, à l’heure où riche, amoureux, heureux, de quitter la vie lui était si amer. Cet autre, marié depuis, était misérable dans ses enfants, en ayant perdu deux déjà, qu’il adorait. Un troisième avait roulé de dégradation en dégradation et il se trouvait en ce moment sous le coup du plus déshonorant procès… Et les femmes ? La funeste issue de vingt scandaleuses existences, longtemps enviées, lui apparut tout d’un coup. Quoiqu’il n’eût gardé du Christianisme qu’un soupir nostalgique vers la foi complète, sans cesse corrompu par le scepticisme, Francis eut réellement à cette seconde et devant cette intuition d’une surnaturelle et sûre justice manifestée par tant d’exemples le même frisson qu’il eût éprouvé si les croyances de sa quinzième année fussent demeurées intactes en lui. Il avait commis, lui aussi, l’inexpiable péché, et dans quelles circonstances, avec une femme si jeune et dont il s’était cru le premier amant ! Il s’était servi, pour la séduire, de la plus délicate des émotions, d’une amitié exaltée pour une mourante. Il devait s’estimer heureux si le châtiment se bornait à son actuelle douleur, et, une phrase de l’Écriture que citait souvent Mme Scilly lui revenant à la mémoire, il la redit comme s’il eût cru absolument, tandis qu’il reprenait sa marche vers la ville, et il sentait pour la première fois ce que cet ordre du Rédempteur renferme de beauté sainte et de tendre espérance de pardon :

— « Prenez votre croix et suivez-moi… »

Cette résolution, sur laquelle il se coucha enfin, au terme de cette étrange promenade, d’accepter l’épreuve, de souffrir, de se laisser souffrir sans plus manquer à un seul de ses devoirs présents, parce que cette souffrance était juste, aurait eu besoin, pour durer, d’une croyance plus positive et plus fervente. Le sentimentalisme religieux abonde en sublimes élans, mais la foi seule nous maintient fermes et droits dans des projets presque contraires à la nature, comme celui-ci : savoir tout d’un coup que l’on est le père d’une enfant qui va, qui vient à quelques pas de vous, — le savoir, le penser, le sentir et s’interdire de même regarder cette enfant. Cette atroce volonté soutint cependant cet homme tourmenté plus de jours qu’il ne l’eût espéré lui-même, à cause de l’implacable rigueur avec laquelle il s’y conforma aussitôt. Comme il l’avait bien compris dans ses heures de torturante méditation, le moindre compromis devait le perdre. Oui, il fallait qu’il eût le courage de ne plus même regarder l’enfant, s’il la rencontrait. — Le monstrueux, le triste courage ! — Car la paternité, une fois éveillée en nous, ne s’endort pas plus que la faim et la soif. Elle réclame son aliment, la présence d’abord et la contemplation à défaut de la caresse, le son de la voix à défaut des paroles tendres. Il n’avait jamais entendu parler de sa fille, depuis qu’il l’avait sentie telle. Cette pauvre joie, cette goutte d’eau dans son ardente fièvre, il n’avait pas le droit de se la permettre, s’il voulait demeurer dans la logique de son honnêteté absolue vis-à-vis de sa fiancée ; et, pendant des jours qui lui parurent bien longs, il ne se la permit pas. Ils passèrent pourtant, ces jours, et deux, et trois, et huit, et quinze, et vingt, comme le temps passe, alors que nous avons fait avec nous-même le pacte d’un de ces intimes sacrifices qui sont une amputation quotidienne d’un vivant morceau de notre cœur. Il semblait à Francis que chaque matin il lui fallait mettre de nouveau le fer à la place charcutée la veille. Voici comment il y parvenait et l’emploi de ses douloureuses journées : — il se levait, décidé à ne pas dévier d’une ligne hors de la voie qu’il s’était tracée. Vers les neuf heures, il passait, comme c’était son habitude depuis sa venue à Palerme, dans le salon en rotonde où sa douce fiancée l’attendait. Par les fenêtres se dessinait toujours le lumineux paysage d’un ciel couleur de turquoise et d’une mer couleur de saphir. Les blancs palais alternaient avec de verts jardins, et les deux rades animées de voiles papillotaient dans l’ombre de la rouge montagne nue. C’était le décor qui avait servi de cadre à sa félicité et qui continuait de mettre un même fond d’horizon sublime au visage aimé de sa madone. Ainsi, dans les tableaux de piété, les maîtres anciens déploient derrière le sourire et les yeux de la Vierge les lointains démesurés d’un monde qu’elle ennoblit par sa seule existence. Cette comparaison, qu’il l’avait faite de fois dans ses matinées heureuses ! Il la faisait encore. Hélas ! Rien qu’à retrouver la jeune fille à cette première rencontre, il éprouvait combien est vrai le commun, le touchant pléonasme populaire : aimer de tout son cœur. Il n’aimait plus sa chère Henriette de tout son cœur, quoiqu’il l’aimât avec une passion que la souffrance avivait encore. Mais il gardait dans ce cœur une passion à côté de cette passion, une blessure ouverte, saignante, enflammée, et qu’il ne montrait pas. Cela suffisait pour que le ravissement d’autrefois lui fût impossible, impossible cette détente dans l’émotion heureuse qui fait que la présence adorée absorbe entièrement notre pouvoir de sentir. Non, ce pouvoir de jouir de son bonheur était, au contraire, sinon paralysé en lui, du moins comme diminué, presque endolori. Il avait comparé aussitôt son effort pour ne pas s’occuper d’Adèle à une mutilation, et il était comme un blessé, en effet, qui ne peut faire un mouvement sans rencontrer la douleur causée par sa plaie. Lui aussi, dès cette entrevue du matin, et dans ce mouvement d’âme qu’il avait comme autrefois vers Henriette, il rencontrait tout de suite la douleur de son idée fixe. Il imaginait, malgré lui, le salon d’en haut, pareil à celui-ci, avec le même horizon, et il voyait la petite Adèle déjeunant seule avec sa vieille bonne, tandis que la mère se reposait de ce sommeil accablé que les malades comme elle subissent d’ordinaire dans la lassitude du jour commençant. Le contraste entre ces deux appartements d’hôtels, si voisins et si distants, le déchirait. Il se tendait à la chasser, cette cruelle idée fixe. Il y réussissait un moment. Puis comme elle revenait vite ! Un peu avant les onze heures, presque chaque jour, ils sortaient, la comtesse, Henriette et lui. En passant sous les murs du jardin de l’hôtel, il voyait frémir le grand feuillage lustré de l’eucalyptus détaché en vert pâle sur sa ramure d’une nuance éteinte, comme mauve, et les panaches sombres des hauts palmiers remuaient au-dessus du toit gothique de la chapelle anglaise. Il pensait que l’enfant était là, sans doute, qui jouait dans les allées de ce jardin, au pied de ces arbres. Il tombait alors dans le silence d’une si mélancolique rêverie, même sous les beaux yeux caressants de son aimée ! L’idée fixe se faisait plus fixe encore et plus obsédante, lors de la seconde promenade, celle de l’après-midi, car il subissait, dans ces instants-là, cette appréhension de se trouver subitement en présence de la petite fille, qui l’avait étreint dès l’arrivée de Mme Raffraye à Palerme. L’angoisse en était pire, aujourd’hui qu’il savait ce qu’il savait. Qu’ils lui semblaient interminables alors, ces sentiers du parc de la Favorite, où ils marchaient d’habitude, Henriette et lui, pendant que Mme Scilly, restée dans la voiture, les suivait de son indulgent sourire ! Même dans ce mois avancé de décembre, comme cet immense parc est planté d’arbres et d’arbustes toujours verts, ce n’était pas un horizon défeuillé qui se développait autour des trois promeneurs. Mais qui ne sait combien ces verdures impérissables, avec leurs obscurs reflets, attristent le paysage ? Sur celui-ci, et comme pour en redoubler la mélancolie en faisant mieux sentir, par contraste, son vaste silence sans oiseaux, des sonneries de clairon passaient sans cesse. Venues d’un champ de manœuvres voisin et répercutées par les échos de la montagne rouge, de l’aride et rocheux Pellegrino, elles prolongeaient indéfiniment leur plainte monotone dont la tristesse navrante s’ajoutait pour Francis à celle que lui infligeaient si aisément certaines phrases de la conversation d’Henriette. La jeune fille, dans sa tendre ingénuité, parlait longuement à son fiancé de ses rêves d’avenir, de leur installation, de leur commune existence. Tous les projets de cette âme candide et loyale supposaient la fondation d’une famille. Lui-même, quand il avait caressé le roman de son mariage, avec quelle simplicité il s’était abandonné au désir de renaître dans des enfants qui mêleraient dans leur fragile personne un peu de son être et de l’être de sa chère femme ! Pourquoi cette chimère de son foyer de demain ne pouvait-elle plus s’évoquer devant lui sans qu’il pensât à l’autre enfant, qui était la sienne cependant et dont jamais il n’aurait la grâce à ce foyer ? Jamais il ne lui dirait les mots qui l’avaient tant poursuivi durant sa cruelle veillée sur la route de Monreale, ce « Ma fille… » qu’il prononcerait pour d’autres ; et ces autres n’y auraient pas un droit plus assuré que cette charmante et fragile Adèle. La certitude entrée en lui sur sa paternité ne faiblissait pas plus en effet que sa volonté de ne pas déserter la ligne de conduite maintenant prise. Les alternatives de croyance et de défiance dont il avait été si consterné neuf ans plus tôt n’étaient plus possibles. Il avait vu, et il croyait. Par quelle ironie de fatalité, quand de douter lui eût paru une douceur, au lieu qu’il avait tant douté quand il lui eût été si doux de croire ?… Ces pensées le traversaient, le remuaient, le torturaient. Il regardait Henriette pour triompher de cette torture, et il n’arrivait qu’à sentir davantage la coexistence en lui d’émotions cruellement contraires. Et ces émotions le poursuivaient, une fois de retour à la maison, durant les longues heures de la paisible soirée. Soit qu’il s’assit, comme autrefois, sur une chaise basse aux pieds de sa fiancée, pour lire à voix haute, soit qu’elle se mit, elle, au piano, pour lui jouer un fragment d’un musicien préféré, soit qu’ils causassent tous trois lentement, tranquillement, intimement, toujours à une minute l’idée fixe reparaissait… Que faisait Adèle à ce même instant ? Et il la voyait, comme il l’avait vue le matin, accourant auprès de Mme Raffraye, avant d’aller dormir, et regardant la malade avec de grands yeux d’ignorante où se lisait néanmoins la divination d’une mystérieuse menace. Pour que la petite fille pensât, même dans ses jeux, à la toux douloureuse de sa mère, il fallait que chacun des accès de cette toux lui résonnât trop avant dans le cœur. Pressentait-elle qu’à un jour prochain ce seul appui qu’elle eût au monde lui manquerait ? Et son père le savait, lui. Son père vivait. Son père possédait les viriles énergies protectrices dont l’enfant aurait peut-être besoin bientôt, et ce père ne pouvait rien pour elle. Il devait multiplier les obstacles entre eux, pour continuer de s’estimer. L’honneur voulait qu’il se conduisit vis-à-vis de sa fille comme s’il ne soupçonnait même pas la vérité sur cette naissance. Dieu ! la cruelle fin de cruelles amours !

Combien de temps aurait duré l’énergie de renoncement ainsi déployée par Francis ? — Des mois peut-être, si un accident inattendu n’avait surgi pour bouleverser derechef l’édifice paradoxal de sa résolution. Il était de si bonne foi que pendant ces jours, les plus troublés qu’il eût connus depuis sa rupture, deux fois il se trouva face à face dans l’escalier avec Mme Raffraye et l’enfant, — et deux fois, à peine la silhouette de son ancienne maîtresse reconnue, il eut le courage de détourner la tête et de ne pas regarder. Mais, s’il luttait avec une courageuse ténacité contre les faits, il n’en était pas de même dans l’ordre des sentiments. Car à travers tout cela, il n’essayait point, ce qui eût été plus sincère encore, de déraciner l’amour maladif qu’il sentait grandir en lui pour sa fille. Le pouvait-il, d’ailleurs ? Il appartenait à cette race très particulière de passionnés à principes, qui se croient quittes avec leur conscience lorsqu’ils se sont imposé une certaine manière d’agir, et ils s’abandonnent intérieurement aux pires fantaisies, aux plus coupables frénésies de leurs émotions. Ces hommes-là sont capables de persévérer, comme avait fait Nayrac, des années durant ; dans une rupture avec une femme qu’ils aiment à la folie, et ils sont incapables de dominer une minute les désordres mentaux que cet amour produit en eux. Ils ont la moralité de la vie sans avoir la moralité du cœur, — anomalie singulière qui, tôt ou tard, aboutit a l’égale immoralité du cœur et de la vie. Nos actions finissent toujours par ressembler à nos pensées, et ce sont ces dernières qu’il importe de gouverner d’abord. Si Francis avait procédé avec la petite Adèle, comme autrefois avec sa maîtresse, par la fuite et par l’absence, peut-être se fût-il abandonné sans danger au dérèglement de son cœur, sûr que nulle occasion ne viendrait tenter à nouveau ce cœur épuisé de trop sentir. Cette absence était rendue très difficile par les circonstances particulières où il se trouvait pris. Il ne se dissimulait pas qu’elle valait mieux pour la définitive exécution de son plan de conduite. Mais il se disait que son départ pour la France était fixé pour le 25 janvier, et n’aurait-il pas la force de supporter son chagrin jusque-là, d’autant plus que la fin de décembre approchait à travers ces désordres cachés de sa sensibilité, et déjà le futur Noël était annoncé dans toute la ville par des bandes de papier collées aux vitres des moindres boutiques, avec cette naïve inscription : Viva Gesù bambino !… C’était, pour le jeune homme, une nouvelle raison de mélancolie que les images réveillées par cette fête des enfants. Pouvait-il se douter qu’elle ne passerait pas sans qu’il eût manqué à l’engagement pris avec lui-même, et cela tout simplement à cause de l’Anglomane qui dirigeait le Continental et dont il se moquait si souvent ? — « Si j’avais jamais eu le ridicule de me faire blanchir à Londres, quelle leçon et quel ilote !… » disait-il ; mais cet ilote allait devenir, par une de ces ironies auxquelles il semble que se complaise parfois le sort, la cause déterminante d’une rechute terrible du malheureux dans le mensonge et la trahison. Le cavalier Francesco Renda avait en effet l’habitude de célébrer chaque année le Christmas, pour la joie de sa clientèle britannique et autrichienne, en faisant dresser dans le plus vaste de ses salons un colossal arbre de Noël, illuminé de ses plus basses branches à ses plus hautes. Une représentation d’un caractère plus ou moins local complétait la fête. Il avait, cette année-ci, engagé pour la circonstance une de ces troupes de chanteurs napolitains que connaissent trop ceux qui ont passé une saison à Sorrente ou aux Capucins d’Amalfi. Quand Henriette avait montré les trois billets que le diplomatique Don Ciccio avait apportés pendant l’absence du jeune homme, contre la moquerie duquel sa finesse méridionale le mettait en garde, Francis n’avait pu s’empêcher de dire :

— « Hé bien ! nous allons encore entendre funiculi, funicula… Ce sera très gai !… »

— « Voulez-vous que nous ne descendions pas ?… » avait répondu Henriette avec la câline soumission d’une femme aimante qui souffre de ne pouvoir épargner même le plus léger ennui à celui qu’elle chérit. Pourquoi Francis insista-t-il au contraire pour qu’ils se rendissent tous trois à l’invitation du gentleman-hôtelier ? il devait cependant penser que cet arbre de Noël (X-mas tree sur l’affiche du vestibule !…) étant surtout préparé pour les enfants, Mme Raffraye y conduirait sans doute Adèle. Il le pensa et il se crut assez fort pour que cette possibilité ne l’effrayât point. Il en serait quitte pour détourner de nouveau les yeux, et il ne priverait pas sa fiancée du pauvre plaisir qu’elle paraissait si disposée à lui sacrifier, mais qu’elle avait accepté si joyeusement. Quand donc il entra par ce soir de fête dans le petit salon rempli d’habits noirs et de toilettes cosmopolites, au centre duquel resplendissait l’arbre gigantesque parmi son auréole de bougies roses et vertes et de lanternes coloriées, il s’était disposé à souffrir de nouveau. Il ne prévoyait pas que le cavalier Renda, dans son désir de grouper ensemble des compatriotes, aurait placé les sièges réservés à Mme Scilly précisément à côté des sièges réservés à qui ? — à Pauline et à sa fille !… Oui, là-bas, dans le coin à gauche, à côté de ces trois fauteuils vides vers lesquels le rayonnant Don Ciccio, vêtu comme le plus correct des membres du Carlton, un bouquet de muguet et de fougères à la boutonnière, conduisait la comtesse et Henriette, une enfant était assise, tout hypnotisée par la vue de l’arbre grandiose, et à côté de cette enfant une femme de chambre endimanchée, la vieille et fidèle bonne que Francis avait vue tricotant au pied de l’eucalyptus, par la matinée inoubliable. Et la petite fille était Adèle Raffraye, son Adèle ! Et déjà Henriette s’asseyait sur le fauteuil qui touchait celui de l’enfant ; Mme Scilly lui faisait signe, à lui, de s’asseoir à côté de sa fiancée ; elle se mettait elle-même auprès de lui ; — et Pauline, retenue sans doute dans sa chambre par une crise, n’était pas là pour lui donner, grâce à l’aversion de sa présence, la force de lutter contre la dangereuse, la terrible tentation que représentait ce voisinage.