La Terre promise/IX

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 286-315).


La passion avec laquelle Henriette venait de prononcer ces mots l’avait secouée tout entière. Elle dut s’asseoir, tant ses pauvres jambes tremblaient. Francis, debout devant elle, la regardait, en proie lui-même à la sensation la plus amère pour les hommes comme lui, pour ces êtres faibles et tendres qui n’ont ni le courage des entières loyautés, ni celui des trahisons sans remords. Il voyait, il sentait souffrir un cœur dévoué, un cœur percé par lui et qui allait se montrer, il le comprenait, dans la sincérité ingénue de cette souffrance. Lorsque cette sensation nous vient d’une femme que nous n’aimons plus, elle est déjà si intolérable que beaucoup, parmi les amants de cette race, ont reculé des années une rupture qu’ils désiraient avec les cruelles énergies de la jeunesse, plutôt que d’entendre ce cri d’une agonie dont ils étaient les bourreaux. Mais quand nous l’aimons, cette femme qui souffre par nous, et d’un amour passionné, quand la voix qui gémit vers nous est celle d’une créature idolâtrée, cette plainte va chercher dans l’arrière-fond de notre personne la plus secrète fibre et la plus blessable. Il n’est pas de résolution alors, si raisonnée soit-elle, qui tienne contre le besoin fou d’apaiser ce soupir, d’essuyer ces larmes, de panser cette plaie que nous ne pouvons pas supporter de voir saigner. Ce ne fut qu’une minute, et déjà Francis s’était mis à genoux devant sa fiancée, il lui prenait les mains, il les lui serrait, il la suppliait :

— « Calmez-vous, Henriette, » disait-il, « si vous m’aimez. Vous me faites trop de mal… Mon Dieu ! Comme je vous sens tremblante et tourmentée et à cause de moi !… Regardez-moi, voyez comme je vous aime cependant. Écoutez comme je vous parle avec tout mon cœur. Parlez-moi aussi avec le vôtre… C’est mon départ qui vous désespère ? Mais croyez-vous qu’il ne me désespère pas moi-même ? D’être loin de vous me sera si dur, que je ne pourrai jamais m’y décider si je dois penser que je vous laisse dans un pareil chagrin… Mon Dieu ! Elle ne me répond pas ! » s’écria-t-il comme elle continuait de se taire et qu’elle tremblait davantage encore. Et oubliant ses réflexions de la veille » oubliant ses conflits intimes, ses combats, son martyre, oubliant ses récentes fautes et la certitude de ses fautes prochaines pour ne plus apercevoir que la possibilité de rallumer dans ces prunelles douloureusement fixes un éclair de joie : « Voulez-vous que je ne parte pas, » reprit-il, « que je demeure avec vous jusqu’à la date que nous avions fixée ?… Après tout, je ne suis pas malade. Je ne le serai pas. Pourvu que vous soyez heureuse, que vous me souriiez comme autrefois, je retrouverai toute ma force, toute ma santé… Si c’est cela que vous vouliez me demander, prononcez un mot, un seul, et c’est promis. Je reste… Mais ne tremblez plus, ne souffrez plus. Ne souffre plus, mon unique amour… »

Il avait parlé, non pas avec tout son cœur comme il avait dit, mais avec les parties les plus humaines de son cœur et les plus nobles. Spontanément, presque involontairement, follement, il s’était jeté au-devant de la prière qu’il avait cru lire sur la bouche d’Henriette sans même qu’elle l’eût formulée. Délicate et frémissante bouche et qui lui donna le sourire qu’il implorait, il ne soupçonnait pas quelle réponse allait en sortir ! Les deux mains d’Henriette se dégagèrent. À son tour elle saisit Francis, lui prenant la tête et se penchant sur lui pour le regarder, elle aussi, avec la sauvage ardeur que les premières souffrances et l’éveil de la passion avaient allumée dans son être, jusque-là si équilibré, si harmonieux. Une infinie reconnaissance émanait de son visage ému pour la preuve qu’elle recevait et que sa naïveté prenait pour une preuve de tendresse. Puis avec la douceur de cette gratitude dans sa voix et dans son geste :

— « Merci, Francis, mon Francis, » dit-elle enfin. « Ah ! Quel poids vous m’avez enlevé de là. » Et elle montra sa poitrine. « Comme vous êtes bon pour moi ! Comme vous m’aimez ! C’est donc vrai ? Vous n’aviez pas pour me quitter une autre raison que vous ne vouliez pas que je sache ?… Mais vous partirez comme le docteur vous a prescrit de partir, » insista-t-elle en souriant de nouveau, et, avec un rien de coquetterie fière, elle ajouta : « Je ne suis pas une femme si peu courageuse, et du moment que votre santé exige que vous vous en alliez, je me croirais bien lâche de ne pas accepter bravement cette séparation… Vous vous êtes trompé sur moi si vous avez pensé que je vous ai retenu pour vous demander de vous sacrifier à ce qui serait le plus misérable des égoïsmes… Ce n’est pas tant de ce départ que je souffrais. C’était surtout de ne pas en savoir le vrai motif, de croire du moins que je ne le savais pas. C’était surtout de ne pas vous comprendre… C’est trop affreux de douter quand on aime !… »

— « À mon tour je ne vous comprends pas, » interrompit le jeune homme. L’évidence venait de s’imposer à lui que des soupçons avaient traversé l’esprit d’Henriette. Il en frémit tout d’un coup jusque dans la racine de son être. Il n’eut pas le temps, d’ailleurs, d’hésiter sur la nature de ces soupçons, car la loyale jeune fille, et qui n’avait jamais menti, n’essaya pas une seconde de ruser avec son fiancé.

— « Naturellement vous ne pouvez pas me comprendre, » répondit-elle à l’interjection de Francis avec un nouveau sourire, « j’ai été folle… Je le sens maintenant que je vous ai retrouvé. Car je vous ai retrouvé… Vous m’avez fait chaud à tout le cœur en me parlant comme vous m’avez parlé. Vous avez déchiré ce voile que je sentais flotter entre nous depuis quelques jours. C’est si étrange à dire : il me semblait que vous n’étiez plus vous. Enfin, je savais que vous ne me disiez pas toute la vérité, mais vous me la direz maintenant, n’est-ce pas ? Vous m’expliquerez ce que vous m’avez caché et pourquoi vous me l’avez caché ? Et c’en sera fini de ce cauchemar… Il m’a tant tourmenté ces derniers jours, que si vous aviez dû vous en aller sans que nous eussions eu cette conversation, je ne sais ce que je serais devenue. Je souffrais trop !… »

— « Que faut-il que je vous explique ? » dit Francis d’une voix presque éteinte, et il ajouta : « Interrogez-moi, » avec un trouble trop significatif pour que la jeune fille ne sentît pas se briser du coup l’élan passionné qui l’avait soulevée vers l’espérance d’un complet renouveau de leur intimité.

— « Comme vous venez encore de me parler autrement ! » dit-elle. « Puisque vous m’aimez, ne pouviez-vous m’épargner cette douleur de vous questionner ?… C’est si dur d’avoir l’air de se défier… » Et, mettant à ce discours une énergie où se révélait la force de caractère que les êtres très droits trouvent toujours à leur service dans les moments difficiles : « Mais c’est vrai que je me suis défiée. J’ai passé la journée d’hier à vous regarder comme je ne vous avais jamais regardé, tant cette idée que vous n’étiez pas sincère avec moi me bouleversait ! Vous m’aviez quittée si mal ce vendredi. Vous étiez rentré si tard avec un visage… qui mentait… » Sa voix se fit forte pour prononcer le mot terrible et pour continuer : « Ah ! pardonnez-moi, il faut que je vous dise tout ce que j’ai là, toutes les misères auxquelles cette impression m’a entraînée… Tout d’un coup maman a parlé devant vous de notre voisine d’en haut…, de cette Mme Raffraye, la mère de notre adorable petite amie. J’ai cru vous voir tressaillir. Vous savez, j’étais dans une de ces dispositions où les moindres choses vous semblent des signes et grandissent, grandissent… Je suis demeurée très étonnée que vous parussiez troublé par le nom de cette femme que vous ne connaissiez pas. Je n’y aurais pourtant pas pensé davantage si je n’avais, ce matin, rencontré cette petite Adèle avec sa bonne. Il m’a semblé cette fois qu’elle m’évitait, comme si Mme Raffraye avait recommandé que son enfant ne me parlât point… C’était une idée insensée. Je ne sais pas comment j’ai mis ensemble cette défense et l’émotion que j’avais observée ou cru observer en vous… Enfin, tout à l’heure j’étais seule… J’ai vu cette enfant qui jouait dans le jardin et je n’ai pas pu me retenir de descendre afin de lui parler, afin de savoir… Dieu ! Que j’ai honte ! » ajouta-t-elle en se prenant le front dans ses deux mains. « Oui, je suis descendue, je lui ai parlé, et ce qu’elle m’a dit a fini de m’affoler au point que j’ai voulu avoir cette conversation avec vous, là, tout de suite. Je vous en conjure, Francis, ne me laissez pas dans cette angoisse ! Quelle que soie la raison que vous ayez eue pour nous cacher, à maman et à moi, que vous connaissiez Mme Raffraye, que vous l’aviez secourue dans sa crise, dites-la-moi, cette raison… Pensez que je suis votre fiancée, que je vais être votre femme, que j’ai le droit de tout savoir de vous, comme vous avez celui de tout savoir de moi… Mais ce n’est pas au nom de ce droit que je vous parle, c’est au nom de notre amour, au nom de notre chère intimité, au nom de ma peine… Je vous le répète, j’en ai eu trop quand je vous ai soupçonné de me mentir… »

À mesure qu’elle racontait, avec cette éloquence de l’accent qui prête de l’éloquence aussi aux termes les plus simples, cette touchante et naïve histoire, ses douloureuses susceptibilités de cœur, ses luttes, ses trop perspicaces divinations, cette démarche pour elle presque coupable, elle pouvait voir la pâleur de la mort envahir le visage de Francis et une invincible terreur décomposer ses traits si contractés depuis quelques jours. Ce qu’il avait le plus redouté, la découverte par Henriette d’une relation quelconque entre lui et Pauline, s’était donc réalisé. Et cette découverte, si périlleuse pour l’avenir de son bonheur, quel en avait été l’instrument ? Cette innocente enfant, abandonnée par lui depuis tant d’années, cette gracieuse et tendre petite fille, — sa fille, — dont la seule présence sous le même toit que lui l’avait bouleversé, dont la seule vue l’avait comme déraciné de la résolution à laquelle il se tenait si énergiquement attaché depuis tant d’années. Qu’elle fût encore la cause inconsciente de cet épisode décisif dans la tragédie où il se trouvait engagé, c’était de quoi lui infliger d’une manière trop forte ce frisson d’une fatalité expiatrice qui le remuait à chaque nouvel incident depuis plusieurs semaines. — Ah ! Jamais comme aujourd’hui ! — Non, jamais il n’avait senti à ce degré son impuissance à s’échapper de ce passé qui refluait sur lui toujours, comme la marée reflue sur le malheureux qu’elle a une fois surpris, le renversant d’un coup de lame quand il se relève, l’enveloppant de houle quand il court, l’aveuglant d’écume quand il cherche un rocher où s’appuyer, l’assourdissant de clameurs quand il appelle. Fut-ce l’impression subie ainsi d’une inévitable destinée, qui paralysa chez le jeune homme l’énergie d’une dernière défense ? Fut-ce la mortelle lassitude de l’hypocrisie, qui, devant certaines enquêtes trop pressantes, nous fait renoncer en quelques minutes au bénéfice de longs et savants mensonges ? Fut-ce l’horreur de tromper davantage un être aussi droit, aussi loyal, aussi désarmé que venait de se montrer Henriette ? Fut-ce l’impossibilité de se défendre sans mêler Pauline à cette défense ? Fut-ce enfin l’évidence d’une catastrophe certaine et dans laquelle il pouvait du moins sauver, par un suprême retour de franchise, ce qui lui restait d’honneur sentimental ? Toujours est-il qu’au lieu de s’acharner à d’inutiles et dégradantes protestations, il répondit d’une voix devenue sourde, âpre et brève :

— « Il est parfaitement vrai que je connais la personne dont vous venez de me parler, parfaitement vrai que je me suis trouvé dans sa chambre avant-hier, occupé à la secourir, et parfaitement vrai aussi que je devais vous le dire, à votre mère et à vous… Quant à la raison qui m’en a empêché, n’insistez pas pour que je vous la donne. Je ne vous la donnerai pas. Je ne peux pas vous la donner… »

— « Vous ne pouvez pas !… » répéta Henriette. « Et c’est vous qui tremblez maintenant, vous qui pâlissez, vous qui avez peur !… Il faut donc qu’elle soit bien grave, cette raison ? Elle vous touche de bien près pour que je vous voie dans cet état ?… Mon Dieu ! » ajouta-t-elle, « cette folie me reprend. Je vous en supplie, Francis, à mains jointes !… Jurez-moi du moins que vous ne connaissiez pas cette personne avant ce jour-là, que vous ne l’aviez pas rencontrée autrefois. Jurez-le-moi. Je vous croirai. Je ne vous demanderai plus rien… Je supporterai tout, mais pas cette idée… »

— « Je vous ai déjà dit que je ne pouvais pas vous répondre, » fit le jeune homme.

— « Ainsi, vous la connaissiez !… » continua Henriette avec égarement, « Elle est arrivée ici. Nous en avons parlé devant vous et vous vous êtes tu. Nous avons rencontré sa fille, j’ai causé de sa mère avec cette enfant devant vous et vous vous êtes tu… Je me le rappelle maintenant, c’est depuis le séjour de cette femme à Palerme que vous avez commencé de changer… Ah ! mon bon Dieu, » s’écria-t-elle en serrant ses mains l’une contre l’autre dans un geste de désespoir, « faites-moi la grâce que je ne devienne pas jalouse… C’est trop honteux… »

— « Dominez-vous, Henriette, » interrompit le jeune homme avec épouvante, « je vous en supplie. J’entends votre mère qui ouvre la porte. Je ferai tout mon possible pour vous parler, je vous le promets… Mais, par grâce, pas devant elle !… »

Ce coupable cri par lequel il invitait la jeune fille à se cacher de sa mère, fut la dernière lâcheté que Francis devait avoir à se reprocher. Il faut dire, à son excuse, qu’il était physiquement et moralement à bout de forces et qu’il se sentait incapable de repousser en ce moment l’inquisition de la comtesse ajoutée à celle d’Henriette. Il ne s’était pas trompé, c’était bien Mme Scilly qui entrait, tenant à la main une lettre qu’elle venait d’écrire. Elle croyait Francis et sa fille retirés chacun dans sa chambre, comme c’était l’habitude, presque la règle de leur intimité à cet instant de la journée. Elle demeura donc surprise de les trouver silencieux en face l’un de l’autre, visiblement gênés par elle, et haletants sous l’émotion de leur entretien brisé. Elle n’avait pas entendu leurs dernières paroles, mais leur attitude suffisait pour lui faire comprendre qu’elle arrivait au milieu d’une scène. Et quel motif avait pu la provoquer, cette scène, sinon une plainte d’Henriette sur le départ précipité de Francis ? Mme Scilly les en gronda tous les deux, et aussitôt, avec d’autant plus de tendresse qu’elle avait, dans son caressant esprit de mère indulgente, imaginé un moyen de rendre à sa fille ces deux ou trois semaines qu’elle semblait tant regretter :

— « Je vois que mes deux enfants n’ont pas été sages, » dit-elle en secouant sa tête grisonnante. « Dans quel état je vous retrouve, pour un quart d’heure que je vous ai laissés, et vous saviez que vous ne deviez pas rester seuls. Votre punition sera de vous confesser… De quoi parliez-vous, ou plutôt sur quoi vous querelliez-vous ?… Tu ne réponds pas, Henriette, et vous, Francis, vous vous taisez… Comme si je n’avais pas déjà deviné ce que vous n’osez pas me dire ! Toi, Henriette, tu faisais ce que je t’ai tant défendu l’autre jour. Tu n’étais pas raisonnable et tu lui reprochais son départ, et lui, il te désespérait davantage en se désespérant de son côté, et vous aviez tort tous les deux… Je voulais vous faire une petite surprise, » continua-t-elle en montrant sa lettre, « et je venais d’écrire à Girgenti afin d’y retenir un appartement pour le 3… Vous ne comprenez point ? Quand je vous ai vus tous deux si malheureux de ce départ, dès avant-hier, j’ai voulu parler, moi aussi, au docteur Teresi. Je l’ai fait causer ce matin même. Il m’a dit que vous étiez souffrant, mon pauvre Francis, mais que l’imagination entrait pour la moitié dans votre souffrance. Il est d’avis qu’un déplacement, quel qu’il soit, suffira amplement pour vous remettre. Au lieu de vous laisser partir seul pour Paris, c’est nous qui partons avec vous pour ce tour de Sicile qui nous a déjà tentés et que le docteur me permet. Nous voyons Girgenti, Catane, Taormina, Syracuse, et nous gagnons de la sorte le 20 ou le 25. Vous ne serez ni l’un ni l’autre frustrés d’un jour. Si cette combinaison ne remet pas un peu de gaieté sur ces deux figures d’enterrement, c’est que vous avez bien envie de vous faire souffrir l’un l’autre. Allons, souriez-vous en me souriant et que ce soit fini… »

Le contraste était trop poignant entre l’état moral des deux fiancés et le ton de simple bonhomie avec lequel la comtesse avait formulé cette proposition d’un voyage, autrefois leur secret désir, puis dont ils n’avaient pas voulu parler par égard pour la santé de leur chère malade. Pour Francis surtout, ce discours de celle qui l’appelait son enfant fut trop cruel à écouter. Il venait d’y retrouver cette simplicité familiale d’esprit, de cœur et d’existence qui lui était, depuis six mois, un enchantement ; comme il retrouva tous les dangers de sa situation présente dans l’accès de sensibilité nerveuse par laquelle Henriette répondit aux phrases si tendres de sa mère. Elles avaient touché trop profondément la pauvre fille, encore affolée par la conversation de tout à l’heure. Elle se prit soudain à éclater en sanglots, et elle se jeta dans les bras de la comtesse en criant de désespoir à travers ses brûlantes larmes :

— « Que vous êtes bonne, maman, et que je vous aime !… Mais je ne peux pas supporter plus longtemps ce chagrin… Ah ! je suis trop, trop malheureuse… »

— « Quel chagrin ? » disait la mère. « Trop malheureuse ? Qu’as-tu donc ? Francis, qu’a-t-elle donc ?… » Et elle pressait, elle berçait sa fille contre son cœur. Elle lui prodiguait les mots de tendresse, jusqu’à ce qu’elle vit que cette crise de larmes et de douleur menaçait de se prolonger. Elle dit alors à Nayrac, en forçant Henriette à marcher, en la portant plutôt qu’elle ne la soutenait : « Ouvrez-moi, mon ami. Je vais la conduire à sa chambre et la faire un peu reposer sur son lit… Vous m’attendez, n’est-ce pas ?… »

Quand il eut refermé la porte qui du salon conduisait à la chambre de Mme Scilly, laquelle communiquait elle-même avec la chambre d’Henriette, le jeune homme se laissa tomber comme vaincu sur une chaise, et il songea, le coude appuyé à la table où tant de fois il avait contemplé Henriette en train de se pencher sur un billet ou sur un livre, avec l’or de ses beaux cheveux blonds qui brillait dans le soleil. Et maintenant elle était dans une pièce toute voisine, qui se serrait sans doute avec plus de tendresse qu’elle n’avait fait en sa présence contre le cœur de sa mère, et elle lui racontait, à cette mère soudain épouvantée, à la suite de quel entretien d’un si étrange mystère ce désespoir l’avait prise. Encore quelques battements de la pendule que Francis entendait en ce moment remplir de son bruit régulier le silence du salon, et la comtesse serait là devant lui qui l’interrogerait comme Henriette l’avait interrogé. Que répondrait-il ? Refuserait-il une seconde fois de s’expliquer ou bien imaginerait-il un nouveau mensonge ? Il y en avait un qui le sauverait, mais bien infâme. Il pouvait dire qu’il avait connu Mme Raffraye autrefois, qu’il la savait une femme peu recommandable, qu’il n’avait jamais voulu renouer ses relations avec elle à cause de cela, et pour ne point lui permettre d’entrer elle-même en relations avec Mme Scilly. Il accuserait ainsi Pauline, alors précisément qu’il venait d’être bouleversé jusqu’au fond de son être par son cri de révolte et d’innocence ! Et serait-il seulement sauvé ? Ne devrait-il pas, et tout de suite, greffer sur ce mensonge un autre mensonge ? Il faudrait expliquer pourquoi et comment il s’était trouvé dans la chambre de la malade. Qu’il était las de ces tromperies dont chacune produisait à son tour une nouvelle nécessité de tromper encore ! Qu’il était las surtout de sentir qu’il ne doublerait ce cap dangereux, s’il le doublait, que pour retrouver de l’autre côté la tempête de son propre cœur ! Depuis qu’il avait pris sa résolution de partir, il l’avait trop éprouvé, la plaie dont il souffrait ne se fermerait pas par la distance, cette plaie ouverte en lui par la subite et foudroyante sensation de sa paternité. Il avait déjà en pensée, et dès la première minute de cette résolution, amèrement souffert à l’idée qu’il ne reverrait plus jamais la petite Adèle, comme il avait souffert, comme il souffrait, de l’étrange remords dont l’avait accablé la protestation d’innocence si poignante de son ancienne maîtresse. On dit cependant que tout s’abolit dans un cœur qui aime, — oui, tout, excepté cet amour. Il l’avait cru, lui aussi, autrefois, dans la période enivrée de ses chères fiançailles, et voici qu’à cet instant même où il se demandait, avec une angoisse affolée, comment il allait défendre son amour, il ne pouvait s’empêcher de tenir compte d’autres émotions, inconciliables avec cet amour. Il eut alors, devant l’évidence du désarroi de son être moral, un sursaut d’horreur pour lui-même. Il se rappela qu’à quarante-huit heures de distance il avait vu pleurer avec un désespoir pareil Pauline et Henriette, la misérable complice de ses égarements d’autrefois et la virginale amie de ses nouveaux jours. Et il gémit en se prenant le visage dans ses mains : « Je ne sais donc que faire souffrir !… » Quelles conditions pour se débattre et dissimuler quand la comtesse reviendrait lui poser les inévitables questions qui mettraient au jour l’incohérence douloureuse de ces dernières semaines ! Mais déjà le temps avait marché. La porte du salon se rouvrait et Mme Scilly était devant le jeune homme qui relevait la tête pour l’écouter parler de sa voix toujours indulgente et si confiante, encore à ce moment :

— « Henriette est plus calme. J’ai pu la laisser seule… Mais, Francis, comme je vous gronderais, si je ne vous voyais pas si remué vous-même ! Je vous l’ai répété souvent : vous ne la ménagerez jamais assez. Elle est si follement sensible, et pas très forte… Que lui aviez-vous dit qui ait pu la mettre dans cet état ?… »

— « Elle ne vous l’a donc pas raconté elle-même ?… » interrogea Francis.

— « Non, » répondit la mère. « Je n’ai pas obtenu d’elle un seul mot, sinon parmi des sanglots, à croire qu’elle allait être brisée, cette phrase toujours et toujours : — C’est fini. Mon Dieu ! c’est fini… — Qu’est-ce qui est fini ? questionnais-je, et pourquoi ? — Alors elle s’arrêtait de me parler. Je voyais qu’elle faisait un effort surhumain pour se dominer, et, quand je l’ai quittée, toute sa pensée n’était que pour vous. Elle m’a suppliée de ne rien vous reprocher, de ne rien vous demander… Comme elle vous aime et comme vous seriez coupable si vous la rendiez malheureuse !… »

Ainsi, même dans cette agonie de son chagrin, la tendre enfant avait trouvé la force de se préoccuper de lui. Elle avait obéi à son injonction de ne pas livrer son secret à sa mère. Et cette mère, quelle inépuisable bonté, quelle croyance en lui elle lui montrait, quand il méritait si peu l’une et l’autre ! Aucun soupçon qu’il pût être coupable d’une faute un peu grave n’avait seulement effleuré son esprit, et il était si coupable cependant, il avait manqué d’une manière si perfide au pacte de loyauté conclu entre eux par ses fiançailles ! Mais elle continuait tout simplement :

— « Voyons, Francis, vous ne devez pas tous les deux finir cette année, votre première année, sur des scènes semblables… S’il y a un malentendu de vous à elle, il faut qu’il s’efface… Il le faut aussi pour moi. » ajouta-t-elle d’une voix plus émue. « De voir Henriette comme je l’ai laissée et de vous voir comme je vous retrouve m’aurait bien vite fait perdre ce que j’ai repris de force par vous autant que par ce soleil, parce que je vous savais, que je vous sentais heureux. Je vous aime tant, elle et vous. Je vous unis dans une affection si vraie. J’ai un peu droit à votre bonheur… Allons, confessez-vous, » conclut-elle en prenant la main du jeune homme et en la lui serrant.

— « Si je pouvais !… » s’écria-t-il avec un accent déchirant. Lorsqu’on étouffe de silence comme lui et depuis des jours, une sympathie exprimée avec cette délicatesse nous remue trop profondément ! Elle nous entre trop avant dans le cœur. Nous avons un tel besoin d’être plaints, que ce cœur s’ouvre tout entier pour recevoir cette pitié qui lui arrive, et, ainsi ouvert, l’aveu que nous voulions le plus retenir s’en échappe, comme les larmes tombent des yeux, irrésistiblement. Quant a Mme Scilly, ce cri jeté par Francis acheva de lui faire comprendre qu’il ne s’agissait pas entre les deux jeunes gens d’une de ces querelles d’amoureux, dont les chagrins puérils font sourire et soupirer à la fois les personnes de son âge. Un drame intime se jouait entre eux, qu’elle ne soupçonnait même pas. Elle s’assit auprès du jeune homme sans lâcher sa main et elle insista, car elle sentait, avec son instinct de femme, qu’il allait s’abandonner, à condition qu’elle trouvât, pour lui prendre son secret, les mots vraiment justes :

— « Si vous pouviez !… Mais n’êtes-vous pas mon fils ? Ne suis-je pas votre mère ?… J’en ai pour vous toute la tendresse. J’en aurai pour vous toute l’indulgence. Si elle était là, votre véritable mère, garderiez-vous ce pli sur votre front, cette tristesse dans vos yeux, ce silence sur votre bouche, ce poids sur votre cœur ?… Non, vous lui diriez : Mère, je souffre, et elle vous panserait, elle vous bercerait, elle vous guérirait. »

— « Ne me parlez pas ainsi, » dit le jeune homme en se levant et en dégageant sa main, « cela me fait trop de mal. Vous ne savez pas ce que vous me demandez. Vous ne me connaissez pas, ni la nature de ces secrets que vous croyez pouvoir plaindre… Laissez-moi m’en-aller, fuir Palerme, fuir Henriette, vous fuir, tout fuir. C’est ma seule chance de rester un homme d’honneur… »

— « Non, » répondit la comtesse en se levant à son tour, « vous n’agiriez pas en homme d’honneur si vous ne me parliez pas maintenant avec franchise. Et moi aussi j’ai trop mal, et vous ne pouvez pas me laisser avec cette inquiétude que vous venez d’éveiller en moi… Quand vous m’avez demandé la main d’Henriette et que je vous ai dit oui, rappelez-vous avec quelle estime je vous ai accueilli, avec quelle confiance. Vous ai-je questionné sur quoi que ce soit ? J’étais sûre, comme je suis sûre maintenant, que s’il y avait eu quelque obstacle à l’honnêteté absolue de votre mariage, vous me l’auriez dit. Si un événement quelconque est survenu, capable de vous arracher des cris comme celui que vous avez jeté, vous devez le déclarer aujourd’hui à la mère de votre fiancée. On ne se marie pas avec des secrets sur la conscience d’une si douloureuse gravité… Vous parlez d’honneur. Il est tout entier, cet honneur, dans la franchise absolue à certaines heures et dans certaines situations. C’est cette franchise que j’ai le droit de réclamer de vous et je la réclame… »

Elle avait parlé avec l’autorité d’une mère soudainement atteinte dans ce qu’elle a de plus précieux au monde, l’avenir de sa fille. Car les paroles insensées de Francis avaient fini de l’épouvanter. Le rappel qu’elle avait fait de leur entretien six mois auparavant, à l’époque de la demande en mariage, alla frapper le jeune homme dans les portions les plus délicates de son sens moral. Cette âme, obsédée de sentiments contradictoires, agonisante d’incertitude, bourrelée de remords, se retourna tout entière d’un coup, comme il arrive aux caractères à portions faibles et à portions nobles dont ces volte-face subites sont la dernière fierté. Tandis que Mme Scilly parlait, il s’était mis à marcher dans le salon. Il s’arrêta tout d’un coup, et tristement :

— « Vous avez raison, » dit-il, « l’honneur est tout entier dans la franchise, et voilà près d’un mois que j’y manque vis-à-vis de vous et d’Henriette. C’est pour n’y pas manquer davantage que je voulais partir. Mais aujourd’hui c’est vrai, vous ne pouvez pas me laisser m’en aller et je ne peux pas m’en aller ainsi. Vous venez de me parler d’un jour sacré pour moi, celui où je vous ai demandé Henriette. Ce jour-là, du moins, sachez-le, je n’ai pas manqué à cet honneur. Je l’aimais. Elle m’aimait. Je sentais palpiter en moi toutes les forces de l’espérance et du dévouement. Je me croyais libre de recommencer ma vie. » Il ajouta, avec un visible et douloureux effort : « Je ne l’étais pas… » Il se tut, puis sur un geste de Mme Scilly : « Oh ! » continua-t-il, « je ne trahissais, je n’abandonnais personne en voulant me marier. Croyez que je me suis trop respecté, que j’ai trop respecté votre fille pour avoir, dans un si court espace de temps, passé d’une rupture à des fiançailles… Je n’avais eu dans ma vie, avant de rencontrer Henriette, qu’un seul sentiment digne de ce nom d’amour. Oui, j’avais aimé passionnément, follement, une femme qui ne m’était plus de rien, que je croyais ne m’être plus de rien. Il y avait des années entre cette passion et moi… J’étais sincère, bien sincère, en me croyant dégagé de tout devoir envers elle, surtout après ce qu’elle m’avait fait souffrir… »

— « Ne continuez pas, » interrompit la comtesse, « c’est l’éternelle histoire des jeunes gens. Vous avez eu une liaison indigne de vous. Cette créature a su que vous alliez vous marier. Elle avait des lettres de vous entre les mains. Elle vous a menacé de me les envoyer, de les envoyer à Henriette. Vous savez cette chère petite infiniment sensible. Vous me croyez très sévère. Vous avez pris peur. Vous avez perdu la tête et vous avez voulu courir à Paris lui racheter votre correspondance… Vous ai-je raconté votre histoire, ou presque ?… Ce sont de tristes faiblesses que celles de la vingt-cinquième année, pour vous autres hommes. Mais vous n’aviez ni votre mère, ni votre père, et du moment qu’il n’y a pas d’enfant, pas d’être innocent qui porte le poids de cette faute… Car s’il y avait eu un enfant, vous me l’auriez dit, cela je le sais… »

Elle affirmait ainsi, la noble femme, une certitude qu’elle était loin d’avoir à ce degré, car elle avait fixé Francis avec angoisse en prononçant ces derniers mots. Il secoua la tête avec une mélancolie plus grande encore, et il reprit :

— « Vous voudriez m’éviter le chagrin d’un aveu détaillé, je vous en remercie. Mais j’ai commencé, j’irai jusqu’au bout. Il y a un enfant, une petite fille, et la mère était mariée… Vous voyez bien que j’avais raison de vous dire tout à l’heure que vous ne soupçonniez pas la nature du secret que vous me demandiez. Vous voyez bien que vous ne me connaissiez pas, ni mon passé. Une pareille aventure est simple et banale dans le monde où j’ai vécu. Je comprends que les mensonges et les trahisons qu’elle suppose fassent horreur à une sainte comme vous l’êtes. Et pourtant si je pouvais vous raconter par le détail ces funestes amours, leurs amertumes, les défiances et les jalousies dont j’ai été empoisonné pendant des années, les scènes sur lesquelles ma maîtresse et moi nous sommes séparés, je vous le jure, vous me plaindriez plus encore que vous ne me condamneriez. J’ai douté d’elle. Je suis arrivé à la persuasion qu’elle m’avait trahi. Je l’ai quittée. Je vous le répète, des années étaient tombées sur cette passion. Je ne dirai pas que je l’avais oubliée, mais certes j’étais de bien bonne foi en la croyant pour toujours finie… »

— « Et vous venez de dire qu’il y a une enfant ? » interrompit la comtesse.

— « Je vous ai dit que j’avais douté de la mère, » répondit-il, « j’ai douté de l’enfant, ou plutôt non, j’ai été persuadé que je n’étais pas son père. »

— « Et maintenant ?… »

— « Maintenant, je sais que je suis son père… »

— « Et c’est dernièrement que vous avez acquis la preuve de cette paternité ?… »

— « Il y a quelques semaines. »

— « Ici, alors ?… »

— « Ici… »

— « Vous êtes donc entré de nouveau en relations avec cette femme ?… »

— « Oui, » répondit le jeune homme.

— « Et vous avez pu faire cela ! » s’écria Mme Scilly en joignant ses mains, « quand vous viviez auprès de nous, auprès de moi qui vous ai donné ce que j’ai de plus cher au monde, auprès de cet ange de pureté qui vous a donné, elle, tout son cœur !… Mais quel homme êtes-vous en effet pour n’avoir pas compris qu’à la première lettre reçue de cette femme vous deviez me parler ?… »

— « Elle ne m’a pas écrit, » dit Francis.

— « Alors… elle est venue à Palerme… Vous l’avez vue ?… »

— « Oui, » répondit-il.

— « Dans cet hôtel ?… »

— « Dans cet hôtel… »

Ils se regardèrent une minute de nouveau, sans plus parler, lui, avec des yeux presque suppliants, qui lui demandaient de deviner ce qu’il souffrait trop de dire, elle, avec un regard épouvanté de deviner réellement. La comtesse rompit la première ce cruel silence :

— « Non, » dit-elle, « ce n’est pourtant pas possible… Vous n’auriez pas laissé Henriette parler à cette petite comme elle a fait, si ç’avait été votre fille… » Et comme Francis baissait la tête, elle s’écria : « Ainsi, cette femme, c’est Mme Raffraye. Cette enfant, c’est… Ah ! la malheureuse !… »

— « Vous savez tout maintenant, » répondit le jeune homme, « et vous pouvez comprendre mon agonie de ces dernières semaines. Quand j’ai vu ce nom : Pauline Raffraye, sur la liste des étrangers affichés dans le vestibule de l’hôtel, j’ai pensé devenir fou de terreur. J’ai cru qu’elle venait ici pour se jeter entre Henriette et moi, pour m’arracher à mes saintes, à mes pures amours, au nom de ce triste passé. Après tout, elle avait été ma maîtresse et je l’avais quittée brutalement… Elle pouvait vouloir se venger. J’ai eu l’idée de vous parler alors comme je vous parle aujourd’hui. Je n’ai pas osé. Vous me disiez tout à l’heure que je vous croyais sévère. C’est vrai, et c’est vrai surtout que je vous respectais trop profondément. La pensée seule de vous raconter l’histoire de cet horrible adultère me répugnait tant !… Puis j’ai vu que Mme Raffraye vous évitait. J’ai compris qu’elle se trouvait à Palerme et dans notre hôtel par un de ces invraisemblables hasards qui vous font croire à une destinée. Elle en souffrait évidemment autant que moi. J’ai jugé l’aveu inutile. Je me sentais si fort de mon culte pour Henriette ! D’ailleurs, je n’avais jamais vu l’enfant. Cette petite fille était née après notre rupture. Je vous répète que je ne me croyais pas son père. Toutefois, c’est vrai, je n’étais pas absolument sûr que je ne l’étais pas… Et voici qu’un jour j’ai su, par Henriette même, que cette petite fille, dont je n’avais jamais voulu m’occuper, à cause de ce doute et de cette horrible possibilité, ressemblait à ma sœur d’une ressemblance frappante. Vous pensez si j’ai été remué. Je l’ai vue, cette petite fille. J’ai vu mon sang. Ç’a été une de ces révélations foudroyantes qui envahissent d’un coup tout le cœur. Vous ne pouvez pas vous rappeler. Je vous avais quittées sur le prétexte d’aller à la Banque, je me suis fait conduire droit au jardin de l’hôtel en bas… J’y suis entré haletant d’une curiosité défiante, j’en suis sorti convaincu. C’était ma fille !… Depuis ce moment, c’en a été fait de mon bonheur. J’ai lutté, lutté afin de ne pas revoir cette enfant, pour qui je ne pouvais rien. Je l’ai revue. J’ai voulu revoir la mère. Quelle scène et dans laquelle j’ai entendu, avec une agonie de remords qui a fini de m’affoler, cette femme que j’ai aimée, ah ! éperdument, protester de son innocence, avec quel accent !… Si elle n’a pas été coupable, si je l’ai condamnée sur des apparences, qu’ai-je fait ?… Cette idée m’a été un nouveau couteau enfoncé dans la place la plus blessée de mon cœur… C’est alors que je me suis décidé à m’en aller. Et je serais parti, et sauvé peut-être, si cette inévitable destinée n’avait voulu que ce matin même Henriette, pendant que nous étions à la messe, causât, avec qui ? avec la petite Adèle qui lui a tout naïvement révélé ma présence chez sa mère… Quand je l’ai entendue là, tout à l’heure, qui me demandait pourquoi je lui ai caché cette visite, quand j’ai vu que l’instinct de son amour avait pénétré mon trouble de ces cinq affreuses semaines, quand j’ai constaté que tous ces mensonges, tous ces débats intérieurs, toutes ces luttes n’avaient pas empêché la rencontre fatale et irréparable entre mon présent et mon passé, entre ma chère fiancée et celle que vous appelés si bien la malheureuse, alors j’ai perdu la force de me défendre davantage… J’ai encore eu le courage, par dernière honnêteté, de ne pas mentir tout en refusant de répondre… Ah ! madame, aidez-moi. Maintenant que vous savez toutes mes fautes et toutes mes douleurs, que votre génie de mère empêche du moins que le contre-coup n’arrive jusqu’à Henriette !… »

— « Hélas ! est-ce que je le peux ? » répondit Mme Scilly avec un véritable désespoir, elle aussi. « Quand elle m’interrogera, que trouverai-je à lui répondre ? Et vous n’avez pas compris cela, que votre premier devoir, dans une pareille situation, était justement de tout faire pour que votre fiancée l’ignorât, que moi seule j’avais qualité pour vous y aider… Seigneur ! Que vous êtes coupable ! Ah ! ma pauvre, ma pauvre enfant !… »

Tandis qu’elle traduisait par ces mots entrecoupés, — elle si décidée d’ordinaire, si maîtresse d’elle-même et si énergique quand il s’agissait des choses essentielles, — le bouleversement où l’avait jetée cette atroce et si soudaine confession, elle vit que la physionomie de Francis se décomposait, que ses yeux devenaient fixes et que de la main il lui montrait un objet d’épouvante. Elle se retourna dans la direction de ce geste, et elle s’aperçut que la porte qui séparait sa chambre du salon était entr’ouverte. Elle se souvint distinctement de l’avoir refermée en entrant, avec le soin d’une personne qui se prépare à un entretien confidentiel. Puis cet entretien avait commencé, et ils avaient été enveloppés, elle et Francis, dans un de ces tourbillons d’émotion qui abolissent presque l’usage des sens. Quelle main avait ouvert cette porte pendant qu’ils prononçaient des phrases dont la moindre pouvait être meurtrière pour une personne à laquelle ils pensèrent tous deux en se regardant, mais sans dire son nom ? Tous deux avaient eu au même moment cette même imagination sinistre… Henriette arrivant pour empêcher tout reproche trop sévère de la comtesse à Francis, tournant le bouton de cette porte, et puis entendant les terribles aveux de son fiancé. Mais si elle les avait écoutés, ces aveux, elle, la délicatesse même, et à qui un pareil procédé pour savoir la vérité faisait certainement horreur, c’est que le saisissement des premiers mots surpris de la sorte l’avait frappée au point de lui interdire le moindre cri, le moindre geste, et tous deux, la mère innocente et le fiancé coupable, aperçurent, dans un même éclair, la possibilité d’un tragique dénouement qui les fit frémir d’une inexprimable angoisse. Cela arrive pourtant dans la réalité, qu’une certaine phrase vous tue d’un coup, aussi sûrement qu’une balle de pistolet ou qu’une pointe de poignard. Enfin, la pauvre mère fut la plus courageuse. Elle dit : « J’y vais, » et elle marcha vers cette porte. Elle la tira d’une main qui tremblait, comme si elle avait eu quatre-vingts ans, et elle vit l’image de la douleur, de l’épouvante, presque de la folie, dans la jeune fille qui se tenait appuyée contre le mur, comme paralysée d’horreur, incapable de bouger, de parler, les yeux hagards et fixes, la bouche ouverte. La mère jeta un cri et, la saisissant dans ses bras, elle l’emporta dans sa chambre avec une force soudain revenue et décuplée par l’amour. Au premier moment, le jeune homme n’essaya pas de les suivre. Il était lui-même comme rendu insensible par l’excès de son anxiété. Il entendit des bruits de sonnette, des portes ouvertes puis fermées, des pas rapides. Il ne reprit la pleine conscience de ce qui se passait qu’en voyant entrer dans le salon la femme de chambre affolée et qui cherchait un flacon de sels. Il demanda :

— « Que se passe-t-il ?… »

— « Mademoiselle est bien souffrante et Vincent vient de courir chez le médecin, » lui répondit-on.

Dieu juste !… Elle n’était pas morte !