La Terre promise/VIII

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 251-285).


Quand Francis était entré dans l’appartement de Mme Raffraye, il comprenait bien qu’il marchait au-devant d’une scène terrible, et il n’espérait guère que cette scène s’achevât sur cette réconciliation qu’avait proposée sa lettre. Il s’était décidé à cette démarche, instinctivement, follement, un peu comme un duelliste qui, lassé d’une attente trop longue, fonce en avant au risque de se clouer lui-même au fer de son ennemi, beaucoup comme un malade d’esprit qui veut, coûte que coûte, secouer une intolérable obsession. Il traversait une de ces crises où l’on étouffe de silence, où l’âme et presque le corps éprouvent une soif de parole égale à cette soif d’air, angoisse horrible des commencements d’asphyxie. Quoiqu’il ne doutât pas que la petite Adèle ne fût sa fille, un impérieux besoin le consumait de se le faire dire par celle qui, seule, le savait absolument, et peut-être cet autre besoin contradictoire d’infliger à cette femme, dont il n’avait jamais vaincu l’orgueil, l’aveu des anciennes trahisons. Et puis, qui sait ? À voir combien il était sincère, quel dévouement il apportait à la petite fille, combien discret, combien résigné à l’effacement, la mère ne se laisserait-elle pas toucher ? Or voici qu’il sortait de cet entretien, blessé, lui, d’une nouvelle blessure. Voici que cette porte de la chambre de Pauline se refermait sur une évidence plus douloureuse que celle de l’autre jour, lorsqu’il était venu dans le jardin regarder Adèle et qu’une ressemblance aussi effrayante qu’inattendue lui avait arraché ce cri intérieur : « C’est ma fille !… » Certes, il avait alors senti comme un poids de fatalité s’abattre sur lui, mais sa conscience ne lui avait rien reproché. Il avait eu, il s’était cru du moins le droit de rejeter sur sa perfide maîtresse l’entière responsabilité de l’abandon où il avait laissé leur enfant. Si, au contraire, Pauline était réellement innocente, s’il l’avait accusée, jugée, exécutée en se trompant, qu’était-il lui-même ? Quelle besogne de bourreau accomplissait-il depuis tant d’années, avec cette excuse sans doute que, bourreau de sa propre destinée d’abord, il ne frappait sa victime qu’à travers son propre cœur ? Est-ce une excuse quand on assassine ? C’était cette impression d’un assassinat que lui donnait le souvenir de ce corps détruit qu’il avait tenu entre ses bras si affreusement léger et consumé, — squelette misérable en qui palpitait encore juste assez d’existence pour souffrir et pour agoniser ! Cette image allait devenir la forme vivante de son remords. Elle l’était déjà tandis qu’il descendait l’escalier du côté de l’étage d’en bas, la tête nue, les jambes flageolantes, et les conditions particulièrement cruelles où se jouait cette tragédie intime voulaient qu’il fût à peine à deux pas de sa fiancée, que cette fiancée l’attendît à ce moment même. Cette fois l’épreuve était trop forte. Cette conversation avec Pauline ne lui avait pas laissé une énergie qui lui permît de dissimuler. Il lui sembla que la jeune fille, si naïve fût-elle, lirait dans tout son être le bouleversement dont il était secoué, que Mme Scilly le devinerait aussi. Échapper aux interrogations pressantes de ces deux femmes, à cette minute, il ne le pouvait plus. Il eût été bien simple de leur répéter le récit que Pauline avait eu la présence d’esprit, presque héroïque, d’imaginer par amour pour sa fille. N’avait-il pas accumulé de nouveau, depuis ces quelques jours, trahisons sur trahisons, réticences sur réticences ? Il faut rendre à ce malheureux homme, perfide par faiblesse, mais loyal par nature, cette justice que ce dernier mensonge lui fit horreur. C’eût été mêler d’une manière trop honteuse les relations qu’il venait de reprendre avec son ancienne maîtresse au roman trop flétri, trop souillé déjà de son nouvel amour. Hélas ! Cette délicatesse devait être la cause de sa perte, tant il est vrai qu’une fois entré dans les chemins de la ruse, on ne s’arrête pas à moitié route. Il faut ou ne tromper jamais ou tromper toujours et partout. Pour l’instant il préféra avoir recours au procédé le moins courageux, le plus naturel aussi à une âme épuisée d’émotions comme était la sienne. Il s’enfuit, afin de reculer l’inévitable explication. Le temps de gagner sa chambre, d’y prendre son chapeau, de descendre l’escalier du premier étage, et il était déjà hors de l’hôtel. Il trouverait un motif plausible à son absence dans une heure, dans deux heures, quand il rentrerait, maître enfin de sa sensibilité. Tout lui semblait préférable à une confrontation immédiate avec sa fiancée, alors qu’il avait la voix de l’autre dans les oreilles, devant les yeux ce pâle visage, dans ses bras le frisson de l’étreinte par laquelle il avait soutenu la pauvre créature, et dans son âme cette épouvante d’un irrésistible, d’un violent assaut de remords.

Tandis qu’il s’en allait, par cette après-midi, le long des rues de la ville si lumineuse d’ordinaire, et qu’enveloppait en ce moment un aveuglant et mobile nuage de chaleur poussiéreuse, l’inquiétude grandissait de minute en minute dans le cœur de celle qu’il fuyait de cette fuite imprudente et passionnée. Il ne s’était pas trompé en croyant observer que Mlle Scilly le suivait, lors de sa sortie du salon, avec une expression étrange dans son ardent regard. Mais, si l’idée fixe l’eût moins absorbé depuis le fatal matin où il avait lu le nom de Mme Raffraye sur la liste des voyageurs dans le vestibule du Continental, ce n’est pas un regard pareil à celui-là, c’est vingt, c’est trente qu’il aurait surpris dans les prunelles bleues d’Henriette. Ces beaux yeux si clairs, si transparents, lui eussent été un douloureux miroir où il aurait lu l’éveil progressif d’un sentiment si nouveau pour celle qui l’éprouvait, qu’elle le subissait sans l’admettre. Il s’était calomnié en s’applaudissant durant ces derniers jours pour son triste talent à jouer la comédie devant cette chère âme à lui. Il n’était pas plus capable d’une pareille perfection d’hypocrisie, qu’elle n’était capable de ce complet aveuglement. Il l’aimait trop et elle l’aimait trop. Ce sentiment qui grandissait en elle depuis ces quelques semaines, ce n’était pas le soupçon. Elle était simple et droite. Elle avait toujours vécu dans un milieu simple et droit. Où aurait-elle appris à se défier ? Non. C’était une épouvante anxieuse devant une altération de ses rapports avec son fiancé si réelle et si indéfinissable à la fois ! Elle en demeurait douloureusement confondue et déconcertée, comme il arrive dans les crises d’amour aux vraies jeunes filles, chez lesquelles la sensibilité est aussi vive que celle d’une femme, et l’ignorance des dessous de la vie aussi totale que celle d’un enfant. Mais est-il besoin de comprendre quelles causes profondes changent le cœur de ce que l’on aime pour souffrir de cette métamorphose ? Henriette Scilly ne savait pas que la jeunesse de presque tout homme a subi l’épreuve de quelque passion coupable, elle ignorait que les plus délicats sont justement ceux qui engagent dans leurs fautes le plus d’eux-mêmes et qui gardent les cicatrices les plus profondes, les plus aisées à se rouvrir. Mais elle savait que, durant des mois, elle avait vu la physionomie de Francis rayonnante de sincérité heureuse, et que maintenant il flottait sans cesse dans son regard une flamme de fièvre, dans son sourire une inquiétude et dans tout son être une visible souffrance. Elle ne savait pas qu’un homme peut mentir à une femme qu’il aime et l’aimer autant, l’aimer davantage, avec une ardeur avivée par le remords. Mais elle savait que depuis quelque temps la tendresse de son ami n’avait plus cette douceur égale, cette manifestation harmonieuse, ce je ne sais quoi de constant et de paisible qui l’enveloppait comme une atmosphère. Il lui semblait que, depuis ces dernières semaines, tantôt il était absent d’elle auprès d’elle, et tantôt préoccupé d’elle avec une frénésie qui lui faisait presque peur. C’étaient les moments où le malheureux essayait, avec le plus de bonne foi, de mettre sa douce fiancée entre lui et ses fantômes, en se la rendant plus présente, plus vivante encore, par des serrements de mains plus prolongés, par une contemplation plus fixe, par une caresse plus enveloppante. Henriette ne savait pas non plus qu’une certaine amertume de langage, une certaine cruauté de jugement dans l’interprétation des caractères veulent que l’on plaigne celui qui cause et qui pense ainsi, parce qu’elles attestent d’ordinaire l’élancement caché d’une plaie intérieure. Mais elle savait que l’adorable communauté d’idées et d’impressions, dont elle et Francis avaient parlé durant leur dernière promenade heureuse de la villa Tasca, était comme suspendue. Ils ne pensaient plus, ils ne sentaient plus à l’unisson. Sans cesse maintenant elle discernait dans sa manière de plaisanter, quand il se forçait à jouer la gaieté, un filet d’ironie qui lui faisait mal. Autrefois, quand le nom d’une de leurs connaissances parisiennes tombait dans la conversation, il l’accueillait avec une indulgence qu’elle avait prise pour un signe d’infinie bonté, quoique ce n’eût jamais été que la souriante indifférence habituelle aux heureux et aux amoureux. Aujourd’hui les mots persifleurs ou sévères lui arrivaient naturellement, et dans sa façon aiguë de souligner, ici un ridicule, là une équivoque d’intention, il laissait transparaître le libertin désenchanté qu’il était avant le renouveau de son pur amour, qu’il redevenait par un rappel trop puissant de Pauline et des anciennes douleurs. Il semblait alors à Henriette que derrière le Francis Nayrac qu’elle connaissait, qu’elle aimait, en se complaisant dans cet amour, en s’y caressant toute l’âme, un autre Francis se dissimulait qu’elle ne connaissait pas, et contre le cœur de qui elle allait se meurtrir, elle se meurtrissait déjà… Mais toutes ces menues impressions étaient restées des impressions. Elles n’avaient pas dépassé ce vague et incertain domaine des nuances du cœur, dont nous ne saurions affirmer qu’il n’est pas imaginaire. Aucun fait concret n’était survenu que la jeune fille eût pu articuler s’il lui avait fallu dire à son fiancé qu’il avait changé pour elle et en quoi. Aussi, dans sa grande loyauté, s’appliquait-elle à se démontrer qu’elle avait tort de sentir comme elle sentait, que cette impression de changement était une chimère maladive et produite par l’excès de son amour. Il y a une cause à tous les effets, et elle n’en voyait aucune à une pareille modification de ses rapports avec Francis. Il ne pouvait pas avoir d’inquiétudes secrètes sur la santé de Mme Scilly, qui s’améliorait visiblement. Elle-même ne s’était jamais aussi bien portée. Quant à lui, le médecin qu’elle avait consulté en secret, dans une heure d’inquiétude, l’avait pleinement rassurée. Il n’avait laissé en France ni parents très proches, ni amis trop chers desquels il dût se préoccuper. Quelques conversations d’intérêt, tenues devant elle ces derniers temps encore, prouvaient que le jeune homme n’était tourmenté par aucun souci du côté de sa fortune. Il n’était pas moins épris d’elle, pas moins désireux de voir s’approcher l’époque de leur mariage. Ses moindres paroles l’attestaient. Tout cela était indiscutable. Henriette se le répétait, obstinément, résolument. Elle appliquait sa force d’esprit à réduire à néant ses folles craintes. Puis, quand elle avait exécuté ce travail avec la plus entière bonne foi, elle retombait dans une invincible mélancolie devant l’évidence d’une métamorphose qu’elle ne pouvait ni définir, ni expliquer, ni comprendre, et qui était cependant.

Dans une pareille disposition d’âme, et quand nous nous rongeons ainsi d’anxiété à vide, le moindre événement positif et indiscutable tend à prendre des proportions presque tragiques. C’est la pointe de bistouri qui ouvre le libre passage à l’humeur accumulée dans l’abcès, — comparaison cruellement vulgaire, mais trop juste. Rien ne ressemble au travail fiévreux de tout un corps autour d’un point malade, comme le travail douloureux de toute une pensée autour d’une idée fixe. La conduite singulière de Francis durant cette après-midi de la terrible scène avec Mme Raffraye, fut cet événement décisif pour la pauvre Henriette, tendre enfant, qui devait payer si cher les mois d’extase presque surhumaine traversés depuis ses fiançailles ! Dieu juste ! Est-il vrai cependant que trop de bonheur soit un péché, quand c’est un bonheur permis, un bonheur dont on accepte par avance chaque devoir ? Tout nous atteste pourtant qu’il en est ainsi dans ce monde de la chute où même les plus purs semblent porter dès leur naissance le poids d’une expiation. Quoique la jeune fille fût habituée depuis ces dernières semaines aux inégalités de son fiancé, elle avait d’abord été bouleversée de le voir entrer brusquement dans le salon commun, aller et venir, sans presque répondre à ce qu’elle lui disait, le visage contracté, les yeux comme hagards. Il venait de rencontrer Adèle Raffraye et les deux bonnes dans le vestibule, et il se demandait s’il monterait ou non chez Pauline. — Puis il était parti aussi brusquement, en alléguant une correspondance en retard, d’une telle manière qu’Henriette avait senti qu’il lui mentait. Une demi-heure s’était passée, une heure, une heure et demie, deux heures. Il ne rentrait pas. Elle pria Vincent d’aller l’appeler. Le valet de chambre revint dire que M. Nayrac était sorti. L’inquiétude d’Henriette s’exalta au point qu’elle envoya demander au concierge depuis combien de temps. Elle espérait que Francis, en s’en allant, aurait laissé une recommandation peut-être oubliée. Non. Il avait quitté l’hôtel à pied, sans rien dire, dans la direction de la ville, vers les deux heures et demie, et il en était plus de quatre. Ce qui ajoutait à l’inquiétude de la jeune fille, c’était de voir cette inquiétude partagée par sa mère, qui avait demandé à plusieurs reprises déjà ce que faisait Francis. Même à travers son trouble, la gracieuse enfant chérissait trop passionnément son fiancé pour ne pas souffrir une souffrance de plus à l’idée qu’il aurait à subir un interrogatoire de Mme Scilly, et son amour lui suggéra de répondre enfin :

— « Nous sommes à la veille du jour de l’an… Il aura sans doute voulu nous préparer quelque surprise… » Puis, caressante : « Je vous en prie, mère, ne lui laissez pas voir que nous avons été tourmentées. Vous savez comme il en serait peiné… »

— « Sois tranquille, » répondit Mme Scilly, « je ne le gronderai pas, bien qu’il le mérite, avec ou sans surprise… Ah ! » dit-elle encore sans se douter de l’ironie contenue dans ces derniers mots, « comme tu l’aimes, et que c’est heureux qu’il t’aime aussi ! Tu souffrirais trop !… »

Grâce à ce délicat dévouement de sa fiancée, qu’il ne devait jamais savoir, une scène pénible fut donc épargnée à Nayrac, quand vers les six heures il se retrouva dans le petit salon où tout son bonheur avait tenu si longtemps. Rien n’avait changé du tableau d’intimité qui suffisait, quelques semaines plus tôt, à exorciser les funestes images soulevées par l’arrivée de Pauline Raffraye à Palerme. Les mêmes lampes posées aux mêmes places éclairaient de leur clarté doucement atténuée le même retrait en rotonde protégé par le haut paravent, et ce décor d’étoffes aux nuances passées, de plantes vertes, de fleurs méridionales, encadrait les deux mêmes visages de femme, sur lesquels le jeune homme pouvait lire la même tendre sollicitude. Mais le charme n’était plus assez fort pour triompher maintenant de ses tumultes intérieurs. Hélas ! Il ne la sentit même pas en ce moment-là, cette magie de sa récente et déjà si lointaine félicité. Il revenait de sa longue et folle promenade à travers la ville et la campagne, ayant pris une résolution qui lui interdisait ces attendrissements. Il avait compris que, s’il voulait échapper à ce cauchemar dont la fièvre augmentait pour lui à chaque journée, il devait quitter Palerme, et tout de suite. Il ne pouvait plus, honnêtement, sincèrement, répondre de lui-même après sa démarche de l’après-midi, et, surtout, ayant entendu le cri de révolte qu’il avait entendu. Ce cri lui avait percé le cœur trop avant pour qu’il n’éprouvât pas ce besoin de souffrir seul et en liberté, — unique soulagement de certaines misères morales qui sont sans remède. Lors de son arrivée en Sicile, il avait été à peu près convenu que son séjour se prolongerait jusqu’au 20 ou 25 janvier. On était au 27 décembre. Il fallait que le 2 janvier, aussitôt la fête du nouvel an passée, il fût en mer, et arraché à une situation aussi dégradante que douloureuse, en attendant qu’elle devînt tragique. Une fois loin, les choses reprendraient leur place naturelle dans sa pensée. C’en était du moins la seule chance. Cette nécessité d’un départ immédiat lui était apparue si évidente, qu’il avait donné à ce projet un commencement d’exécution, en allant aussitôt chez le médecin de Mme Scilly arracher à cet homme un ordre de changement de climat, si c’était possible. Il avait raconté là les quelques symptômes qu’il avait jugés les plus propres à déterminer une indication pareille. Le docteur avait-il été sa dupe ? C’est ce qu’il ne devait jamais savoir, ce personnage étant un de ces Siciliens à l’énigmatique et subtil visage, où le flegme oriental se mélange à toute la finesse italienne. Mais il frémit d’entendre cette phrase par laquelle se termina cette mensongère consultation : — « Vous aurez d’autant moins de peine à faire accepter à ces dames la nécessité de votre départ, que Mlle Scilly était très inquiète de votre santé. Elle m’en a parlé encore l’autre matin… »

Ainsi Henriette s’apercevait des crises d’agitation qu’il subissait. Il n’était que temps d’abandonner Palerme, avant qu’elle songeât à les expliquer par leur véritable cause ou par une cause seulement approchante. Pour le moment, cette observation de la jeune fille avait l’avantage de faciliter la mise en œuvre de sa ruse. Il avait donc pleine confiance dans la réussite lorsque, à son arrivée dans le salon, où l’attendaient ces deux femmes dont il se savait tant aimé, il commença :

— « Vous avez dû être bien inquiètes de moi ? Il faut me pardonner… Je me suis senti très souffrant, j’ai cru que l’air me remettrait, j’ai voulu marcher. J’ai marché, marché… Mon malaise ne passait pas, et comme il dure depuis plusieurs jours, je vous ai obéi. » Il se tourna vers Henriette pour dire cette fin de phrase : « Je suis allé chez le professeur Teresi. Il devait rentrer, m’a dit son domestique, d’un moment à l’autre, et puis je l’ai attendu plus d’une heure… »

— « Avez-vous pu le voir, au moins, et bien causer avec lui ? » demanda Mme Scilly.

— « Heureusement, » reprit le jeune homme, « ou plutôt, » ajouta-t-il, « malheureusement !… » La mère et la fille levèrent toutes deux la tête avec une appréhension qui augmenta son remords, et il continuait, s’adressant cette fois à la comtesse :

— « Tranquillisez-vous, il ne m’a pas trouvé de maladie grave… Mais je crois bien que c’est pire… Il paraît que je suis seulement sous une mauvaise influence, comme ils disent ici, et que, dans ces climats, il ne faut pas trop jouer avec cela de peur de prendre les fièvres. Enfin, le docteur est d’avis que je devrais abréger plutôt mon séjour ici… »

— « Vous allez partir !… » s’écria Henriette.

— « Je crois qu’il le faut…, » répondit-il.

— « Et quand ? » demanda-t-elle.

— « Naturellement pas avant le 1er janvier, je n’ai pas voulu entendre parler de commencer cette année sans vous ; mais le médecin pense que le 2, le 3 au plus tard, ce serait sage de me décider, plus que sage, indispensable… »

La jeune fille le regardait tandis qu’il parlait. Il ne put soutenir la plainte muette de ces deux beaux yeux où il n’avait jamais lu tant d’angoisse. Ce fut une impression physique, pareille à celle qu’il eût éprouvée s’il avait tordu le bras de la délicate créature, et si l’os avait crié en se brisant. Cette volonté de départ, qui, tout à l’heure et dans le tourbillonnement de sa pensée solitaire, lui était apparue comme le devoir même, lui sembla cette fois si dure, si cruelle, qu’il se fit horreur. Mais le coup était porté, il ne pouvait plus reculer. Il ne lui restait qu’à rassurer de son mieux les inquiétudes d’Henriette. Que serait-il devenu s’il avait deviné que ces inquiétudes n’étaient pas causées par une crainte au sujet de sa santé ? Pour la première fois depuis qu’il avait passé à cette main confiante la bague de fiancée, elle venait de douter de lui. Elle ne le croyait pas, et il était cependant bien sincère en insistant :

— « C’est si triste pour moi de perdre ces quelques beaux jours. Ce n’est qu’une séparation de deux mois. Comme elle est dure !… »

Non, Henriette ne le croyait pas. Il eut beau prodiguer durant toute la soirée des phrases pareilles et lui témoigner une tendresse qui, elle du moins, n’était pas feinte, il n’arriva pas à dissiper le reflet de mélancolie dont ce transparent visage s’était comme teinté à la nouvelle de ce départ inattendu. Il n’arriva pas davantage à éteindre la première petite flamme de lucidité qui s’était allumée dans ce cœur et qui allait s’y développer en un incendie soudain de passion et de jalousie. Et, durant toute cette soirée, il continua de ne pas s’apercevoir qu’il avait devant lui le premier soupçon et le premier silence de la jeune fille. L’instinct de l’amour est si fort, ses intuitions irraisonnées sont si puissantes, qu’Henriette avait lu le mensonge dans la physionomie et sur les lèvres de Francis aussi certainement que si elle avait assisté à sa délibération intime de toute l’après-midi. Elle savait qu’il ne lui disait pas la vérité. Elle savait qu’il s’en allait de Palerme pour un motif tout autre que cette prétendue maladie. Mais lequel ? Quand elle fut rentrée dans sa chambre, livrée à elle-même, avec toute sa nuit pour tourner et retourner ce problème qui venait de s’imposer à son cœur d’une manière si foudroyante, comme elle pleura ! Comme elle lutta contre ce qui était déjà pour elle une irréfutable évidence ! Comme elle voulut se persuader qu’elle calomniait son aimé en le supposant capable d’une telle duplicité ! Ah ! Ces révoltes contre le soupçon, qui a pu aimer et ne pas les connaître ? Elles n’empêchent pas que l’on ne continue à soupçonner une fois que l’on a été conduit de déceptions en déceptions sur la route de la défiance, à ce carrefour fatal où l’on sait que l’on est trompé. Et quand nous savons cela, par cette divination qui ressemble au flair d’un animal, tant elle est inconsciente et irrésistible, il nous faut à tout prix savoir aussi comment nous sommes trompés, dussions-nous en mourir. Certes, l’innocente et candide jeune fille était entièrement dépourvue des armes qu’une telle défiance trouve d’ordinaire à son service. L’art des questions adroites et des savantes enquêtes n’était pas le sien, et elle était encore moins capable de ces procédés brutaux qui déshonorent la passion en assouvissant du moins cette frénésie de vérité ; épier des démarches, violer le secret d’une correspondance, faire parler des inférieurs. Elle n’avait pour servir sa jalousie que cette sensibilité déjà si vive, avivée encore par de longues journées de malaise, cet art douloureux de percevoir par le cœur des nuances que son esprit n’eût pas discernées, qu’il était impuissant à interpréter et à même admettre. La nuit qui suivit l’annonce du tout prochain départ de son fiancé se passa donc pour elle à se démontrer que, dans l’espace de cette après-midi, aucun événement nouveau n’avait pu décider Francis à ce départ, à moins qu’il n’eût été rappelé par une dépêche dont il n’avait point parlé. Les lettres, en effet, étaient arrivées le matin. On les avait apportées comme d’habitude pêle-mêle au salon. Comme d’habitude, le jeune homme avait ouvert les siennes aussitôt, et visiblement sans y prendre le moindre intérêt. Visiblement aussi, ce matin-là, il était, sinon gai, du moins très calme. Il avait changé dans l’éclair d’un instant que le souvenir d’Henriette précisait à cinq minutes près, comme si, dans l’intervalle qui avait séparé leur déjeuner et sa rentrée au commun salon, le coup d’une nouvelle inattendue l’avait bouleversé. Cette hypothèse d’un télégramme était si logique, elle cadrait si complètement avec les autres données, que la jeune fille s’y était arrêtée malgré elle. Francis était ressorti pour répondre. Il avait voulu porter lui-même cette réponse au bureau de la via Macqueda. C’était justement dans cette rue que demeurait le professeur Teresi, ce même docteur qui quelques jours auparavant la rassurait sur la santé de son fiancé, avec une bonne humeur si confiante. Et en deux fois quarante-huit heures, sans qu’aucun symptôme nouveau se fût produit, il déclarait que le jeune homme devait quitter Palerme immédiatement ! Était-ce possible cependant qu’une semblable entente eût eu lieu entre deux personnes qu’elle était habituée à tant estimer ? Henriette eut beau se répondre : « Non, » avec l’énergie d’une créature jeune et sincère, pour qui le doute sur une âme humaine quelconque est une douleur et un désespoir le doute sur une âme aimée, elle ne triompha point de cette souveraine évidence du cœur qui lui avait fait se dire à l’entrée de Francis dans le salon : « Il va mentir, » et à sa première phrase : « Il ment. » Lorsqu’elle le retrouva le lendemain, après cette nuit de torturante insomnie, le premier regard qu’ils échangèrent lui renouvela cette évidence de la trahison de son fiancé avec une intensité plus cruelle encore. Il lui mentait. Comment ? En quoi ? Pourquoi ? Cette seconde intuition lui devint si affreuse qu’elle eût certainement dit son agonie à Francis s’il ne se fût pas appliqué toute la journée à éviter le tête-à-tête avec elle. La malheureuse enfant se borna donc, durant les longues heures de ce jour, à étudier le visage de celui qu’elle aimait tant, avec cette attention passionnée d’une femme qui se sent trompée. Elle avait cette surexcitation de tout l’être qui erre, pour ainsi dire, sur le bord de la vérité, qui la devine, qui la respire, qui n’aura de repos qu’après l’avoir vue, après l’avoir palpée. Il semble que dans des moments pareils la délicatesse des sens soit portée à un degré presque surnaturel, tant ils sont aigus. Une jeune fille alors, et la plus ignorante, a le coup d’œil d’un observateur professionnel, d’un physiologiste ou d’un confesseur, pour saisir le moindre passage d’idée ou d’émotion sur le masque de la personne qu’elle observe ainsi. Mais jusqu’à l’instant où ils s’assirent tous les trois, sa mère, Francis et elle, à la table du dîner, Henriette n’avait rien surpris dans l’attitude et sur la physionomie de son fiancé, sinon un souci constant de lui adoucir l’amertume de la brutale séparation, et voici que, vers le milieu de ce dîner, commencé, pour elle, dans la persistante angoisse de cette énigme qui la fuyait, la fuyait toujours, un incident se produisit, très simple, très naturel, dont la portée devait être incalculable. Il venait de passer entre les trois convives quelques minutes d’un de ces silences comme il en était tant tombé sur leur intimité depuis ces quelques jours. La comtesse le rompit en disant :

— « Il paraît que la mère de cette jolie petite Adèle est au plus mal… Elle avait loué une villa au Jardin Anglais, et elle devait s’y installer aujourd’hui… Elle n’a pas pu… »

À toute autre minute, le tressaillement dont Francis fut secoué à cette phrase n’eût probablement pas été remarqué de la jeune fille. Mais dans la disposition nerveuse où elle se trouvait, il était impossible que ce signe d’un trouble profond lui échappât. Les mains du jeune homme avaient tremblé. Les traits de son visage s’étaient comme crispés. Il avait fixé Mme Scilly d’un regard étrangement scrutateur. Enfin, pour ceux qui connaissaient comme Henriette les moindres inflexions de sa voix, il y avait un étouffement d’émotion dans l’accent dont il répondit. Car il voulut répondre, tant il lui importait de couper court au moindre éveil de soupçon, quelque invraisemblable que fût cet éveil. Il était si sûr que Pauline, telle qu’il la connaissait, s’était arrangée pour que sa femme de chambre ne racontât devant personne l’événement de la veille. Mais, c’est une remarque banale, depuis qu’il y a des coupables et qu’ils se cachent, la conscience de la faute pousse celui qui l’a commise à des excès de dissimulation toujours voisins de l’imprudence. Qu’il eût mieux valu pour Francis se taire que de prononcer, avec l’accent dont il les prononça, ces mots insignifiants : — « Pauvre femme ! Est-ce qu’on vous a dit quand elle a été reprise ?… La petite fille n’avait-elle pas prétendu l’autre jour que sa mère allait mieux ?… »

— « Au degré où elle est malade, » fit la comtesse, « quelques jours suffisent pour tout changer… »

— « A-t-elle du moins un bon médecin ? » interrogea-t-il encore.

— « Je ne sais pas, » reprit Mme Scilly, « elle a eu Teresi dans les tout premiers commencements de son séjour. Puis elle l’a quitté brusquement pour l’Anglais que recommande votre ennemi Don Ciccio… »

Ce nom de l’hôtelier anglomane servit de prétexte à Francis pour détourner d’un autre côté cette conversation dont chaque mot, presque chaque syllabe, lui était cruelle. Il avait repris la pleine possession de lui-même. Mais l’ombre projetée soudain sur tout son être par la phrase de la comtesse, avait été aussi visible à Henriette que l’était, sur la blanche nappe brillante de cristaux, l’ombre du bras de Vincent en train de faire le service de la table. D’entendre mentionner Mme Raffraye et sa maladie avait bouleversé le jeune homme. C’était là pourtant un fait si nouveau, si peu en rapport avec ses plus folles pensées des derniers temps, que la jeune fille l’observa sans en rien conclure. Si elle avait été une femme, cette remarque se fût aussitôt associée au souvenir de la ressemblance singulière constatée dès le premier jour entre la petite Adèle et le portrait de Julie Nayrac au même âge. Une étincelle eût sans doute jailli de ce rapprochement qui lui eût illuminé les ténébreux dessous de la tragédie où elle jouait à son insu le rôle d’une innocente victime, d’une Iphigénie vouée au martyre pour l’expiation de fautes qui n’ont pas été les siennes ! Mais elle n’était femme encore que par sa délicate susceptibilité d’impression, et, si l’émoi où le nom de leur voisine inconnue avait jeté Francis lui parut un mystère à joindre aux autres mystères dont elle se sentait enveloppée, oppressée plutôt et accablée, il n’en fut pas davantage pour ce soir-là.

Le lendemain elle se leva après une autre nuit d’anxiété, si péniblement troublée de nouveau qu’elle se résolut d’employer le seul remède que sa pieuse naïveté imaginât au chagrin dont elle était remplie. Elle voulut se confesser et communier. Elle avait pour directeur à Palerme un missionnaire français qui se trouvait à la cathédrale chaque matin. Elle se rendit donc au Dôme avec sa femme de chambre dès les sept heures et demie, comptant être rentrée assez tôt pour le réveil de sa mère. Dans son désarroi intérieur, elle n’avait pas réfléchi que c’était le dimanche, et le seul jour où le père Mongeron ne fût pas là. Cette contrariété fut assez forte pour qu’elle assistât à la messe dans des dispositions qui ne lui procurèrent pas la tranquillité habituelle dont s’accompagnait l’accomplissement de ses devoirs religieux. Elle revenait donc, peu contente d’elle-même, et, afin de tromper par un peu d’air l’énervement qui la gagnait, elle s’était décidée à marcher, d’autant plus que le vent de ces derniers jours ayant nettoyé le ciel de ses nuages, le commencement de cette matinée s’annonçait comme splendide. La jeune fille suivait le bord de la Marina et elle regardait l’horizon du golfe qui, encore bouleversé de la veille, crispait ses innombrables vagues crêtées d’écume. Mais elle ne pouvait pas plus s’absorber dans ce paysage qu’elle n’avait pu tout à l’heure s’absorber dans sa prière. La naïve facilité qu’elle avait à l’ordinaire de s’harmoniser avec les choses, de ne faire qu’un, pour ainsi dire, avec elles, était comme paralysée par cette préoccupation continue de son fiancé, de ce changement inexplicable d’humeur, de ce départ. Aussi fut-elle réveillée comme d’un songe par la voix de la vieille Marguerite, qui lui dit tout d’un coup :

— « Nous allons avoir des nouvelles de cette pauvre Mme Raffraye. Voici Mlle Adèle qui vient sur notre trottoir avec Annette… »

Henriette aperçut en effet l’enfant qui était environ à trente pas, et aussitôt elle vit avec stupeur la bonne prendre la main de la petite et l’entraîner à travers la chaussée sur l’autre trottoir, celui qui longe la divine terrasse du palais Butera. Ce mouvement si brusque avait une si indiscutable signification, que Marguerite s’arrêta une seconde comme stupéfiée, et elle dit à sa maîtresse :

— « On croirait qu’elles ont peur de nous… »

— « Es-tu sûre qu’elles nous aient vues ?… » dit Henriette.

— « Sûre comme vous êtes là, mademoiselle, » répondit la femme de chambre, qui ajouta : « Peut-être que Mme Raffraye est plus mal et que ça les ennuie de donner des nouvelles, ou qu’elles sont pressées d’arriver pour leur messe… »

Quoique ni l’une ni l’autre de ces deux raisons ne parût valable à Henriette, elle ne les releva point. Déjà si péniblement disposée, elle avait éprouvé devant l’étrange procédé de la bonne d’Adèle Raffraye une surprise qui tout de suite lui avait suggéré cette idée : « Cette fille n’agirait pas ainsi d’elle-même. Elle obéit à des ordres… Mme Raffraye serait donc mécontente que l’enfant ait causé avec nous l’autre soir ?… » Elle tomba alors dans une de ces profondes rêveries où il s’élabore dans notre esprit d’inconscients raisonnements fondés sur d’inconscientes mais invincibles associations d’idées. L’observation de la veille sur le trouble où le nom de cette femme avait jeté Francis lui revint à la mémoire. Quoiqu’elle n’imaginât en aucune manière quel lien pouvait unir ces deux faits, leur coexistence dans son esprit aboutit à un accroissement bien particulier de son malaise moral. Car une fois revenue auprès de sa mère et de son fiancé, elle n’osa pas mentionner ce petit épisode comme elle eût fait dans toute autre circonstance. Si on l’avait interrogée, elle n’eût peut-être pas su dire devant quoi elle reculait. En réalité, il lui eût été presque insupportable de surprendre, à cette occasion, un nouveau tressaillement de Francis, et, sans s’expliquer pourquoi, elle était sûre qu’elle le surprendrait. Cette matinée se passa pour elle ainsi, jusque vers les onze heures et demie, à lutter contre la déraisonnable obsession des indistinctes, des confuses méfiances soulevées dans sa pensée. Vers ce moment, comme elle se trouvait seule, Mme Scilly étant allée de son côté à la messe accompagnée de Francis, il lui arriva, tout naturellement, de mettre le front pour rêver contre celle des fenêtres du salon qui donnait sur le jardin. Elle aperçut dans une des allées la petite Adèle qui jouait, selon son habitude des belles matinées. Les boucles des cheveux de l’enfant brillaient sous le clair soleil qui souriait sur les palmiers toujours verts et sur les roses toujours nouvelles du verdoyant enclos. Comme Henriette avait aimé ce pur rayonnement de lumière autour de son bonheur, comme elle en sentait déjà l’ironie indifférente autour de son inquiétude ! Mais ce n’est pas à la mélancolie de ce contraste qu’elle s’arrêta à cette minute. Tandis qu’elle suivait d’un regard distrait les mouvements de la petite fille, cette idée la saisit subitement qu’elle pouvait du moins vérifier une de ses impressions pénibles, celle de ce matin, si singulière et qui l’avait tant troublée. Elle n’avait qu’à descendre dans ce jardin pour savoir aussitôt si elle s’était trompée ou si réellement Mme Raffraye avait défendu à sa fille de lui parier. Le simple fait qu’un pareil projet se présentât de lui-même à cet esprit, instinctivement très réservé et très calme, témoignait du travail accompli déjà par cette imagination de l’inconnu, parmi toutes les douleurs de l’amour la plus meurtrière. Peut-être aussi Henriette se sentait-elle dévorée par cet impérieux besoin d’agir, qui à de certains moments d’extrême tension nerveuse nous précipite vers n’importe quelle démarche, comme si l’application de toute notre volonté sur un point quelconque, mais positif et précis, devait soulager notre angoisse. À coup sûr, si elle n’eût pas été entraînée par un intime mouvement d’une grande violence, elle eût hésité très longtemps avant de se hasarder, comme elle fit tout d’un coup, à descendre seule en bas. Comme si elle avait voulu se donner une excuse à elle-même, elle prit sur un rayon de l’étagère un volume de roman anglais emprunté à la bibliothèque de l’hôtel. Deux minutes plus tard, elle entrait dans le grand salon vide, où se trouvait cette bibliothèque. Dans un des coins, l’arbre de Noël tendait ses branches aujourd’hui éteintes. Le temps de poser le livre sur un rayon et elle franchit la porte-fenêtre qui donnait sur le jardin. Adèle était justement dans la grande allée en face, occupée à un jeu qui l’absorbait si complètement, qu’elle n’entendit pas cette approche. Henriette, elle aussi, se rappela s’être amusée avec la même folle ardeur à ce jeu « des épingles » connu de toutes les petites filles, et qui consiste à les chasser, ces épingles, hors d’un cercle tracé par terre, à coups de balle élastique. La balle rebondissait, leste et agile, sous la paume de la main ouverte d’Adèle, et la petite suivait cette balle de tout son joli corps, et ses yeux brillaient, ses minces narines s’ouvraient, tout son visage exprimait une joie de vivre qui se changea en un sursaut de demiterreur lorsqu’elle aperçut Mlle Scilly debout devant elle. Très rouge et sans rien dire, elle se baissa pour ramasser les divers outils de son jeu, en jetant un regard afin d’implorer une protection du côté de sa bonne, qui n’était pas la fidèle Annette, malheureusement, — car celle-là eût certes empêché le dangereux entretien qui se préparait, au lieu que Catherine n’avait reçu de Mme Raffraye aucune recommandation spéciale. Un peu sourde d’ailleurs et abîmée comme elle l’était dans son ouvrage, elle n’observait même pas que sa petite maîtresse causait avec Henriette, et cette dernière disait :

— « Bonjour, mademoiselle Adèle. J’ai su que votre maman avait été plus souffrante. J’espère qu’elle est mieux aujourd’hui… »

— « Beaucoup mieux, je vous remercie, mademoiselle, » dit l’enfant. Le souvenir du mécontentement de sa mère l’autre soir et des admonestations d’Annette le matin l’auraient empêchée de répondre, si elle n’avait pas ressenti pour la jeune fille cette sympathie d’admiration qui lui rendait la froideur trop difficile. Son embarras était tel que les épingles échappaient de ses petits doigts tremblants à mesure qu’elle les saisissait.

— « Voulez-vous que je vous aide ? » reprit Henriette. « À moins que vous n’ayez encore peur de moi. Je croyais que nous étions devenues amies le soir de Noël… »

Sa voix s’était faite si douce que l’enfant ne put se retenir de lever les yeux. Son tendre petit cœur était visiblement remué de sentiments contradictoires, et comme elle ne savait pas mentir, elle répondit avec une simplicité touchante :

— « C’est que je serai grondée quand je raconterai que nous nous sommes parlé… Maman n’aime pas que je cause comme l’autre soir… »

— « Hé bien ! » dit Henriette, « il faut obéir à votre maman… Adieu ! » Elle savait ce qu’elle voulait savoir et elle n’était pas plus avancée ! Que Mme Raffraye interdît à sa fille toute familiarité avec des étrangers, quel rapport y avait-il entre cette défense trop naturelle et le départ de Francis ? Elle ne se doutait guère qu’elle avait été trop bien servie par son funeste instinct en voulant à tout prix se rapprocher d’Adèle. Elle allait l’apprendre trop tôt. Comme elle faisait mine de s’en aller après avoir répété : « Adieu ! » la douce petite lui prit la main comme pour la retenir quelques secondes encore, et elle lui dit avec une insistance câline :

— « Vous êtes fâchée ?… »

— « Pas du tout, » répondit Henriette avec « un sourire un peu forcé.

— « Si, vous êtes fâchée, » insista l’enfant. Puis, après une hésitation, elle ajouta : « Il ne faut pas en vouloir à maman. Elle ne vous connaissait pas… Maintenant ce sera peut-être changé, » et tendrement : « alors j’aimerais bien être votre amie… »

Il y avait dans cette phrase un tour trop énigmatique pour que la jeune fille n’en fût point frappée. Elle répondit :

— « Pourquoi changé ? Votre maman ne nous connaît pas davantage, et comme vous vous en allez ?… »

— « Oui, » dit finement Adèle, « mais maman sait bien que vous êtes sa fiancée… » Le souvenir du jeune homme qu’elle avait vu penché sur le lit de sa mère évanouie et que cette dernière avait remercié comme un sauveur ne quittait plus sa pensée depuis ces deux derniers jours, et dans son ingénuité confiante elle demanda : « Est-ce que vous l’attendez ? Il va venir ?… »

Il y a pour toute âme délicate un scrupule insurmontable à surprendre sur la bouche d’un enfant des secrets dont cette innocence ne soupçonne pas la portée. Mais, si Henriette Scilly était d’une nature trop fine pour ne pas éprouver ce scrupule, elle était aussi trop tourmentée d’incertitudes depuis des jours et des jours, et il lui était impossible de ne pas désirer connaître, n’importe comment, à quelles circonstances, d’elle ignorées, la petite venait de faire allusion.

— « Je ne sais pas bien de qui vous voulez parler, » dit-elle : « vous me demandez si j’attends mon fiancé, M. Francis Nayrac ?… »

— « Oui, » répliqua la petite fille, qui se répéta deux ou trois fois à elle-même tout bas comme pour se graver ces syllabes dans la tête : « Francis Nayrac, Francis Nayrac… »

— « Je ne l’attends pas, » reprit Henriette, et elle ajouta, le cœur déchiré par sa propre question : « Alors vous avez fait sa connaissance ? Vous lui avez parlé ?… »

— « Oh ! non, » dit Adèle, « j’ai été trop effrayée quand je suis rentrée et que j’ai vu maman sur son lit, si pâle, si pâle, comme ceci… » et elle abaissa ses paupières sur ses jolis yeux qui avaient vu cette scène dont la révélation bouleversait celle qui l’écoutait, et elle continuait avec l’inconsciente cruauté de son ignorance et de son âge : « Et lui, il était aussi effrayé que moi, il tremblait comme ceci… Il doit être bien bon… »

— « C’était avant-hier, n’est-ce pas ?… » demanda Henriette.

— « Oui, avant-hier, » dit la petite fille, qui, toute saisie de la voix altérée avec laquelle cette question lui fut posée, reprit à son tour : « Vous êtes encore fâchée, et contre moi ?… »

— « Vers deux heures ?… » continua Mlle Scilly.

— « Puisque vous le savez, pourquoi me le demandez-vous ?… Maintenant vous me faites peur…, » dit Adèle de plus en plus étonnée par l’inexplicable trouble où son récit jetait la fiancée de Francis. Malgré l’intensité de ce trouble, cette dernière eut le sentiment que la conversation ne pouvait se prolonger. Elle allait, ou fondre en larmes, là, devant la petite, ou lui poser des questions honteuses. Elle eut l’énergie de se dominer, et doucement :

— « Non, je ne suis pas fâchée… Si on vous gronde, dites bien que c’est moi qui vous ai parlé… Et puis profitez de ce beau matin… »

Elle ne put pas prononcer une parole de plus. Elle avait trop mal. Ce qu’elle venait d’apprendre sur Francis dépassait trop follement toutes ses imaginations. L’idée qu’il s’était trouvé au chevet de Mme Raffraye évanouie, tremblant d’épouvante, et qu’il s’en était tu, lui paraissait si invraisemblable, si monstrueuse plutôt, enfin la coïncidence entre cette aventure qu’il avait tenue si étrangement cachée et son départ subit l’angoissait d’une manière si pénible, qu’elle fut sur le point de sortir, d’aller au-devant de lui, pour provoquer une explication tout de suite. Et cependant, cette explication dont elle avait besoin comme de respirer, elle l’attendit jusqu’à deux heures, par cet instinct de délicatesse qui atteste, dans les crises de passion, une naturelle magnanimité. Tout inintelligible, toute douloureuse que lui fût la dissimulation de son fiancé, dont elle venait d’acquérir une preuve aussi soudaine qu’irréfutable, elle l’estimait trop complètement pour croire qu’il eût eu de coupables raisons de se taire. Une créature jeune et vraie comme elle était, porte en elle-même une vertu de confiance qui la rend quelquefois dupe, mais cette confiance la préserve des vilenies et la revêt d’une beauté morale si supérieure aux misères de la prudence humaine, qu’il vaut mieux être trompé ainsi. Durant le temps qui s’écoula entre sa rentrée dans le salon et celle de Francis, Henriette réfléchit que le motif qu’il avait eu de se taire devait tenir à des fibres bien intimes de son cœur. Elle le chérissait, ce cœur, autant qu’elle l’estimait. Elle sentit que ce serait une dureté affreuse de forcer le jeune homme à parler devant la comtesse. Elle eut le courage de contenir sa fièvre intérieure quand elle le vit, et elle s’assit à table comme tous les jours, avec un visage qu’elle s’efforça de rendre paisible, et elle dut subir de la part de son fiancé et de sa mère ces petites gronderies amicales sur un plat refusé ou un verre de vin non touché, qui sont le tendre enfantillage des intimités de ce genre. — Quelle ironie encore quand on a sur l’âme le poids qu’elle y avait ! — Elle dut surtout écouter, sans crier, ce dialogue échangé à une certaine minute, à côté d’elle qui savait ce qu’elle savait : — « Marguerite m’a donné de meilleures nouvelles de notre pauvre voisine…, » disait Mme Scilly.

— « Est-ce qu’elle pourra s’installer bientôt dans sa villa ?… » demandait Francis. Que cette indifférence avec laquelle il parlait de cette femme, comme si elle lui eût été absolument inconnue, déchira le cœur d’Henriette ! Une pareille comédie est le pire des mensonges, le mensonge en actions, le mensonge de tout l’être. Et regarder mentir ce qu’on aime, savoir que derrière ces yeux idolâtrés habite une pensée que l’on vous cache, derrière ce front adoré une âme qui vous trahit, et assister à cette hypocrisie sans un mot de protestation, quel martyre ! Ce ne fut que bien tard après le déjeuner et quand sa mère se fut retirée pour mettre sa correspondance au courant, qu’elle put enfin donner libre cours à sa passion, et elle dit à Francis qui se préparait, lui aussi, à sortir :

— « Restez, j’ai à vous parler… »