Aller au contenu

La Terre promise/VI

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 181-208).


Le bruit que venaient de faire les nouveaux arrivés en s’installant n’avait pu détacher la petite Adèle du tableau merveilleux que formait pour sa jeune imagination l’arbre de Noël, avec les centaines de globes coloriés qui brillaient sur ses branches sombres et le groupe des Napolitains assis par terre. Les bonnets rayés des hommes, leurs ceintures rouges, jaunes et bleues, la fantaisie de leur accoutrement théâtral, la singularité de leurs instruments de musique, la coiffure des femmes, leurs énormes épingles de métal et leurs jupes de velours éclatant, tous ces détails d’un si conventionnel exotisme la ravissaient au même degré que sa bonne ; et toutes les deux formaient à leur insu un tableau bien plus charmant encore, l’une, pauvre face ridée d’humble servante, l’autre, jeune et tendre visage si neuf à la vie. Une naïve extase les transportait qui eut pour la petite fille son soudain réveil et très pénible. À une minute, en effet, elle regarda autour d’elle, et de voir occupés les fauteuils qu’elle croyait vides, sans qu’elle eût entendu personne venir, lui causa un sursaut presque convulsif de timidité. Elle rougit et brusquement, involontairement, elle se retira vers sa bonne avec le geste de petit animal farouche qui lui était familier. Dans ces instants-là elle penchait sa jolie tête, ses grands yeux bruns exprimaient une crainte anxieuse sous leurs sourcils froncés. Il y avait dans ce recul hostile de son front un peu de la grâce sauvage d’une antilope qui va se défendre, et, devant cette défiance instinctive, Mlle Scilly, qui venait de faire à la vieille Annette un geste complaisant de demi-reconnaissance, se tourna vers Francis Nayrac pour lui dire :

— « Mais c’est ma petite amie de l’autre matin, vous savez, celle qui jouait si gentiment à la poupée malade… Regardez-la, sans trop en avoir l’air, pour ne pas la déconcerter tout à fait, et dites si elle ne ressemble pas au portrait de votre sœur enfant, d’une ressemblance surprenante ?… Plus encore aujourd’hui qu’elle n’a pas de chapeau… »

— « Surprenante…, » répéta Francis d’une voix altérée. Irrésistiblement il avait tourné la tête du côté de sa fille. Hélas ! Tant qu’il y aura des êtres qui aiment, quelle sagesse pourra prévaloir en eux contre ce besoin du regard, dont le plus tendre des poètes a fait le crime inexpiable de son Orphée ? « Il se retourna, » dit ce plaintif Virgile, « le cœur vaincu… » et c’est le cœur vaincu, lui aussi, que Francis jeta les yeux sur l’enfant. L’émotion qui l’avait saisi dès l’entrée en constatant à quelle place dangereuse il allait passer la soirée eût dû paraître très étrange à ses deux compagnes. Mais Henriette et sa mère avaient été elles-mêmes comme étourdies dans ce premier moment par le brouhaha des conversations, l’éclat des lumières, le pittoresque aussi de cette salle de spectacle improvisée. Maintenant que Mlle Scilly pouvait remarquer le trouble extraordinaire de son fiancé, il était trop naturel qu’elle l’expliquât par le souvenir de la chère morte. Et c’était bien vrai que ce souvenir le bouleversait de nouveau, tandis qu’il se laissait aller à cette douloureuse volupté de contemplation qu’il s’était si scrupuleusement interdite. Posée devant lui en profil perdu, la petite fille lui montrait la silhouette de son fin visage comme encadrée dans les annelures d’or de ses cheveux. Elle était vêtue de blanc, une étroite fraise de simple mousseline serrait son cou fragile et faisait encore ressortir la nuance si particulièrement délicate de ce teint qu’Henriette avait comparé le premier jour à la pâleur dorée de l’intérieur d’une rose blonde. Ce teint souffrant s’harmonisait d’une manière attendrissante avec l’expression rêveuse, presque amère de la bouche au repos. Il semblait, lorsque le rire n’animait pas ces lèvres si fraîches, qu’une inconsciente mélancolie sommeillait dans ce petit être. Les enfants nés de l’adultère portent souvent dans leur physionomie de ces expressions de détresse prématurée. Un reste de l’angoisse dans laquelle ils furent conçus, entre deux remords et sous la menace d’un danger, repose dans l’arrière-fond de leurs prunelles. On croirait parfois que leur instinct pressent, qu’il devine la tristesse cachée de leur coupable naissance et son mensonge. Et pourtant, avec cette profondeur quelquefois inquiétante de son regard, Adèle avait bien son âge, cette facilité à vibrer gaiement au moindre plaisir, cette joie de vivre irréfléchie, spontanée, presque animale. Car les musiciens napolitains n’eurent pas plus tôt commencé de jouer et de chanter, s’accompagnant, celui-ci du violon, cet autre de la mandoline, un troisième des castagnettes, un quatrième dansant, un cinquième grimaçant, — les joues de la petite commencèrent, elles aussi, de se roser, ses prunelles de briller, sa bouche de sourire, tout son être de frémir, de se transformer. À mesure qu’elle s’abandonnait de la sorte au passage de ses impressions, et que les faces diverses de sa jeune nature se révélaient en se succédant, Francis constatait davantage encore quelle analogie d’âme aussi bien que de visage unissait sa sœur enfant à cette petite. Cette ressemblance aboutissait à une espèce d’identité grâce au mirage du souvenir, et voici qu’il subissait de nouveau ce sentiment qui l’avait envahi dans le jardin, d’une apparition à demi fantastique Le fantôme de la morte, avec laquelle il avait joué doucement dans des soirs de Noël très lointains, lui revenait, pour se mêler, pour se juxtaposer à la forme vivante de la frêle et jolie créature qu’il continuait de contempler, qu’il étreignait du regard comme il eût voulu l’étreindre de ses bras. Mais entre elle et lui, entre cette étreinte et ce corps où coulait cependant un peu de son sang, il y avait matériellement à cette seconde une autre personne, — symbole exact jusqu’à la torture de sa destinée actuelle. Ce qu’il aimait le plus au monde était là auprès de lui, incarné dans deux têtes passionnément chéries. Que ne pouvait-il les pencher l’une vers l’autre, donner ces deux existences l’une à l’autre, unir ces deux cœurs, faire de l’une la fille de l’autre, et les aimer plus en les aimant ensemble de ce qu’elles s’aimeraient entre elles ! Rêve insensé, à la fois si naïf et si coupable dans sa folie, qui avait déjà traversé son esprit en démence !… Il en fut hanté dans ce salon de fête avec une intensité accrue par son effort de ces dernières semaines, au point d’oublier où il se trouvait, quelle surveillance inquiète il avait à redouter, enfin qu’il était un fiancé assis entre sa fiancée et la mère de cette fiancée, et ce lui fut comme un réveil d’entendre la voix d’Henriette lui dire tout bas, tandis que ce pur visage de vierge où il avait si longtemps lu l’espérance d’une vie nouvelle se tournait vers lui :

— « Je vois bien que vous souffrez. Cette petite fille vous rappelle trop votre pauvre sœur. Voulez-vous que nous nous en allions ? »

— « Non, » répondit-il en se forçant à un sourire, « c’est déjà fini. Vous savez, c’est toujours une plaie un peu malade que ce souvenir… »

— « Cher Francis !… » dit Henriette, avec une pitié si délicate dans ses beaux yeux d’un bleu loyal, qu’il détourna les siens. Il était donc rentré, malgré ses résolutions, dans le chemin maudit du mensonge. Car c’était deux fois mentir que d’attribuer son trouble à la noble cause qu’Henriette croyait deviner, et d’accepter cette charité dont il eût dû avoir horreur, et qui pourtant lui fut douce. Il avait tant besoin d’être plaint, et tant besoin en même temps de s’abandonner aux sensations qui le remuaient, qu’il refusa une seconde fois l’offre de remonter dans l’appartement que Mme Scilly lui renouvela :

— « Ne restez pas pour moi, » fit-elle ; « ces chansons de Naples m’amusent toujours, mais qui en a entendu une en a entendu cent… »

— « Celles-ci sont par extraordinaire à peu près inédites, » répondit le jeune homme, « et les musiciens sont assez bons, ce qui est plus extraordinaire encore. — Et puis quels mimes incomparables, il faut que je l’avoue moi-même !… Voyez ce gros, quelle bonne et large face d’honnête canaille, et ce maigre, quelle bouffonnerie dans le sérieux de son masque immobile !… Je suis sûr qu’ils ont chanté et dansé dans des hôtels semblables à celui-ci plusieurs milliers de fois, et ils s’amusent vraiment pour leur propre compte… Et le public vaut les acteurs… Des Anglais regardant parader des Napolitains, c’est toute l’admiration et tout le mépris à la fois que le Nord éprouve pour le Midi… Il y a une vieille lady en bonnet, là-bas, à droite, avec des joues où il tient quatre générations de buveurs de porto. Comme sa respectabilité s’épanouit au contact de ces bohémiens !… C’est délicieux… »

Il parla ainsi longtemps, avec une verve forcée, afin de bien prouver que son trouble de tout à l’heure était fini. Avec cette excitation de causerie, il essayait de tromper, non seulement ses confiantes voisines, mais lui-même, mais le battement de cœur qu’il continuait de subir. Sans cesse, cependant, et tandis qu’il causait, ses yeux se tournaient du côté de la petite fille, qui tout d’un coup, et par hasard, tourna aussi les yeux vers lui. Pour la première fois, ces prunelles d’un brun si frais dans ce teint si finement rosé le regardèrent, comme avait fait Pauline l’autre matin, — tout naturellement, tout tranquillement. Puis ce regard passa, avec le même naturel, avec la même tranquillité, sur la ligne des spectateurs rangés derrière eux, pour revenir à l’arbre de Noël et aux musiciens, toujours aussi tranquille, aussi naturel Francis le savait trop, qu’il n’était que cela pour Adèle : une personne quelconque à laquelle la mémoire de l’enfant n’attachait, ne pouvait attacher aucune idée particulière. Pourquoi cette absolue indifférence lui serra-t-elle le cœur comme la plus triste des épreuves qu’il eût supportées depuis ces trois dures semaines ? Qu’espérait-il donc de cette pauvre petite fille, après avoir déployé une énergie de plusieurs années à la mettre systématiquement en dehors de sa vie ? S’imaginait-il qu’une suggestion de tendresse émanerait de son regard capable d’éveiller chez elle le cri du sang qu’il écoutait gronder plus fortement que jamais dans son cœur ? Son instinct de paternité, si violemment, si soudainement éveillé, venait de souffrir d’une souffrance presque physique. Il n’avait, sans doute il n’aurait jamais de sa fille même la sympathie d’étrangère apprivoisée qu’elle montrait maintenant à Mlle Scilly ! Cette dernière avait eu raison de dire l’autre jour qu’elle possédait un sortilège pour se faire aimer des êtres simples. N’ayant pas commis la faute de la première rencontre dans le jardin, celle d’approcher trop vite l’enfant, elle avait laissé à la jolie sauvage le temps de l’examiner à la dérobée, de la juger et de subir ce charme souverain, insinuant tout ensemble et irrésistible, la grâce et la douceur dans la beauté. L’envahissement de ce charme fut rendu comme perceptible par la détente de la défiance physique qui s’accomplit dans Adèle. Peu à peu elle avait cessé de se replier vers le coin du fauteuil, où elle s’était, à l’entrée des dames Scilly, comme réfugiée sous la protection de sa bonne. Son petit corps avait repris la libre facilité de ses mouvements. On sentait qu’elle respirait plus à l’aise. Deux ou trois fois, devant quelque pantalonnade par trop drôlatique d’un des chanteurs, elle rit en même temps que riait sa voisine, et il vint une seconde où la jeune fille et l’enfant commencèrent de causer ensemble. Ce fut le simple mouvement par lequel une fine antilope d’abord épouvantée broute dans la main tendue qui la faisait fuir une verte poignée de feuillages. Quel bienfait cette mystérieuse magie de séduction eût été pour Francis si elle s’était exercée dans d’autres circonstances ! Elle ne pouvait qu’augmenter sa misère en lui montrant ce qui aurait pu être, et en le précipitant davantage dans le gouffre des émotions contradictoires. Sentir à ce degré la grâce de cette enfant, c’était boire une dose nouvelle du poison qui enfiévrait déjà tout son être, c’était perdre de sa force morale, perdre de son honneur, — perdre de son amour aussi. C’était du moins laisser se diminuer encore en lui son pouvoir d’être heureux par cet amour. Et il écoutait, avec ravissement, avec désespoir, avec curiosité, avec épouvante, le dialogue plus familier à chaque réplique qui s’échangeait entre les deux voisines :

— « Est-ce que vous n’avez jamais vu un aussi bel arbre de Noël ? » avait demandé Mlle Scilly.

— « Oh ! non ! » s’était empressée de répondre la vieille Annette, qui demeura étonnée de constater que le mutisme habituel de sa petite maîtresse devant les étrangers cessait tout d’un coup, car Adèle répondait, elle aussi, au même moment :

— « Non. Pas d’aussi beau, mais j’en ai vu de bien beaux tout de même… L’année dernière, maman a fait un arbre pour cinquante petites filles. Je l’aimais encore mieux que celui-là… D’abord, » ajouta-t-elle en fixant un point imaginaire, « c’était chez nous, et il y avait de la neige… »

— « Et puis vous aviez vos petites amies…, » dit Henriette.

— « Oui, » répondit vivement l’enfant, « j’avais Françoise, la nièce d’Annette. »

— « Et les autres ? » interrogea Mlle Scilly.

— « Les autres sont des amies pour jouer, » reprit la petite, « au lieu que Françoise, c’est comme maman et comme Annette… Elle n’a pas pu venir avec nous. Elle est si pauvre. Il faut qu’elle travaille aux champs… Quand elle sera grande, elle habitera au château et je la prendrai toujours en voyage. »

Ses yeux avaient brillé tandis que sa bouche rieuse prononçait ces mots puérils, mais tout remplis de la générosité naïve qui dans cette aube de la vie annonce les premiers linéaments d’une large manière de sentir, la magnanimité à venir d’un noble cœur. Henriette se retourna vers Francis pour lui dire à mi-voix : « Comme on voit bien que c’est la fille d’une bonne mère !… » et elle prit dans sa main la main de sa petite voisine qui rougit doucement à cette caresse. Elle sourit d’un sourire embarrassé toujours, mais si amical, et déjà Henriette lui demandait :

— « J’espère que, si votre maman n’est pas venue, elle n’est pas plus souffrante pour cela… »

Le sourire de la petite fille s’arrêta aussitôt à cette question. Une ombre passa sur son visage mobile où chaque pensée transparaissait comme le sang à travers le réseau de veines bleuâtres dessiné au coin de sa fine tempe. Elle dit :

— « Je vous remercie, madame, maman était bien ces jours-ci. Elle a repris un peu froid hier et aujourd’hui elle s’est sentie fatiguée. Elle n’a pas voulu me garder auprès d’elle. Elle a toujours peur que je ne m’ennuie à Palerme et que je ne regrette Molamboz. C’est vrai. J’aime bien notre campagne, mais j’aime encore mieux être ici avec elle… »

— « Vous verrez comme ce beau soleil la guérira vite, » dit Henriette, qui regretta d’avoir évoqué l’image de Mme Raffraye, en voyant comme ce cœur de neuf ans était sensible aux moindres nuances : « Maman était très malade aussi quand elle est venue. Maintenant, vous voyez, elle est tout à fait bien portante… » Puis elle voulut quitter ce sujet par peur de blesser à nouveau la petite, et elle ajouta : « Il faut aussi que je vous dise de ne pas m’appeler madame, mais mademoiselle Henriette. Voulez-vous ?… »

Adèle semblait ne pas avoir écouté la fin de la phrase, tant elle s’absorbait dans le visage de Mme Scilly qu’elle regardait, qu’elle étudiait plutôt en ce moment avec une curiosité passionnée. Il était trop aisé de deviner pourquoi. Sa tête raisonneuse d’enfant comparait la physionomie de la comtesse à la physionomie de l’être qu’elle aimait le plus au monde. Son affection l’éclairait, comme il arrive quelquefois à cet âge, sur des périls de santé dont son intelligence ne pouvait pas se rendre compte. Pourtant elle avait bien tout entendu, car elle reprit, après un silence ;

— « Pardon, mademoiselle, est-ce que votre maman a dû garder le lit longtemps ?… »

— « Des semaines, » dit Henriette.

— « Pardon encore, » continua l’enfant, « c’était un froid ici ?… » et elle montra sa poitrine.

— « Oui, » répondit Henriette.

— « Et elle toussait beaucoup la nuit ? »

— « Beaucoup. »

— « Et elle est restée combien de temps à Palerme avant d’être guérie ?… »

— « Mais il n’y a pas deux mois que nous avons quitté Paris… »

Une seconde fois Adèle se tut. À quel travail se livrait son imagination, tandis que les chanteurs continuaient de faire courir, sur cette banale assemblée de touristes, de désœuvrés et de malades, l’ardent frisson de vitalité populaire que dégagent, malgré tout, les moindres romances écloses dans le sable fumeux du Vésuve ? La petite fille paraissait s’être en allée loin de cette salle, de ce spectacle, de ce public et de ces chanteurs. Mais comme c’est l’habitude lorsque nous entendons de la musique sans l’écouter, les mélodies se mélangeaient à sa rêverie, pour en redoubler l’inconsciente exaltation, comme elles redoublaient la pitié d’Henriette, tout émue d’avoir touché à une place trop tendre de cette sensibilité précocement vulnérable. Ces mélodies achevaient aussi de troubler profondément Francis. N’ayant pas perdu une syllabe de ce court entretien, il demeurait effrayé de constater chez cette enfant cette précocité de cœur. Il l’avait sentie sentir, et, dominé comme il était par les idées d’hérédité, comment n’aurait-il pas reconnu en elle le don fatal qu’il lui avait transmis avec les traits de sa famille, celui d’une morbide délicatesse de sentiment ? Sa sœur et lui en avaient tant souffert, quand ils avaient l’âge d’Adèle, mais pas plus l’âme de leur âge qu’elle n’avait, elle, l’âme du sien. Et vers qui allait-elle, cette tendresse prématurément maladive ? Vers une mère qui, pour être aimée de la sorte, avait dû vraiment le mériter. Francis le savait par sa propre expérience, les enfants les plus sensibles ne sont pas ceux qui s’attachent le plus. Ils sont si aisément froissés et blessés. Une parole vive, une injustice, une impatience suffisent à les faire se replier sur eux-mêmes, et, quand vous voulez vous rapprocher d’eux, votre présence leur renouvelant cette cruelle émotion, il vous devient presque impossible de les reconquérir. L’idolâtrie d’Adèle pour Mme Raffraye était un témoignage de plus, et celui-là irréfutable, du dévouement que cette femme avait montré à sa fille. Francis n’aurait-il pas dû être heureux qu’il en fût ainsi ? N’était-ce pas un soulagement pour sa conscience de constater que l’existence de la pauvre petite avait ranimé dans Pauline le sens aboli des devoirs et des responsabilités ? S’il eût reconnu à l’attitude d’Adèle ce secret malaise des enfants très aimants et peu aimés, cette meurtrissure intime des mauvais traitements, qui déforme l’âme pour toujours, n’aurait-il pas maudit son ancienne maîtresse plus encore pour cette injustice dénaturée que pour les perfidies de jadis ? Pourquoi donc, durant tout ce dialogue et pendant le silence qui suivit, restait-il si péniblement affecté, quand il venait d’avoir la seule évidence qui puisse consoler et rassurer un père, séparé à jamais d’avec sa fille ? Et il écoutait cette torturante conversation recommencer :

— « Nous, » disait Adèle, « nous sommes ici depuis presque quatre semaines. En février cela fera deux mois. » Cette phrase était pour elle la visible traduction de cette autre : « En février maman sera guérie…, » car un éclair de joie s’était rallumé dans ses prunelles brunes, tandis qu’Henriette lui demandait :

— « C’est la première fois que vous voyagez ? »

— « Non, » dit la petite, « je suis allée souvent à Besançon voir ma tante… »

— « Et à Paris ?… »

— « Jamais. Nous avons dû y aller quand maman était si malade, pour consulter un autre médecin. Et puis elle n’a pas voulu… Annette m’a dit qu’elle déteste cette ville depuis que mon pauvre papa y est mort… Est-ce que le vôtre est à Palerme ?… » ajoutait-elle.

— « J’ai perdu mon père, moi aussi, » répondit Henriette, « il y a bien longtemps… »

— « Mais vous l’avez vu, » interrogea l’enfant, « vous vous le rappelez ? »

— « Oui, » dit Henriette, « j’avais neuf ans… »

— « Juste comme moi maintenant, » reprit la petite. Elle regarda de nouveau Mlle Scilly, avec le geste de quelqu’un qui va parler d’un sujet très intime et qui hésite.

— « Mademoiselle…, » et comme Henriette la regardait de ses beaux yeux si tendres, « je voudrais vous demander une chose… »

— « Laquelle ? » dit la jeune fille.

— « Lorsqu’on se retrouve au ciel, après la mort, et qu’on ne s’est jamais vus vivants, comment se reconnaît-on ? »

— « C’est le secret du bon Dieu, » répondit Henriette. Elle était trop ingénument pieuse elle-même pour sourire à la question de la petite fille, qu’elle répéta presque aussitôt à son fiancé, et elle ajouta : « Quelle étrange et touchante enfant !… » Elle ne se doutait pas que cette phrase d’Adèle ainsi transmise par elle à Francis prenait une signification bien plus étrange encore. Mais, comme elle se retournait pour continuer cette causerie qui l’intéressait déjà si particulièrement, elle put voir que, si sa petite amie de cette demi-heure était en effet très touchante, elle était aussi très enfant. Une expression nouvelle avait remplacé sur ce mobile visage les trop fortes anxiétés de tout à l’heure. Il avait suffi qu’un personnage inattendu entrât dans la salle, qui était simplement le concierge polyglotte, mais rendu presque méconnaissable par une perruque blanche et la poudre semée à profusion sur sa longue barbe. Grimé en Bonhomme Noël ou plutôt en représentant de la générosité de Don Ciccio, il portait dans sa hotte une collection de menus objets destinés à être offerts aux nombreux enfants épars de-ci de-là dans l’assemblée. Encore dans l’attente de cette simple surprise, l’excessive sensibilité d’Adèle devint trop visible. Ses yeux brillaient d’un éclat trop vif. Ses fines mains s’ouvraient d’un mouvement trop nerveux. Son sang courait trop vite sur ses joues maintenant pourpres d’espérance, et, quand elle reçut son cadeau des mains de l’hôtelier qui présidait lui-même à la distribution de ces Christmas presents, ses mains tremblaient d’un trop passionné plaisir. Pauvre cadeau et qui n’était qu’une toute petite poupée habillée en paysanne sicilienne ! Mais l’enfant, après l’avoir regardée avec adoration, dit à sa bonne, pensant à sa grande poupée, à la préférée :

— « Tu comprends, ce sera la Françoise de l’autre. »

Elle se levait en prononçant ces mots, dont la puérilité contrastait comiquement avec ses phrases précoces de tout à l’heure. La vieille bonne avait consulté sa montre et avait fait signe qu’il était temps de remonter. Un peu intimidée, Adèle se tourna vers Henriette pour lui dire bonsoir, et la jeune fille ayant répondu à ce geste par une caresse sur la joue et les cheveux de l’enfant, cette dernière lui fit un sourire où se devinait toute l’amitié dont ces petits êtres sont capables, et qui leur envahit le cœur si promptement. Devant Francis et devant Mme Scilly, elle passa avec la même grâce effarouchée qui lui était naturelle, puis elle disparut entre les fauteuils, tandis que, la hotte du concierge distributeur une fois épuisée, les musiciens reprenaient leurs mélodies interrompues et que Mlle Scilly résumait d’une manière saisissante son impression de la soirée, en disant à sa mère et à son fiancé :

— « Quand on pense qu’avec cette sensibilité-là cette pauvre petite sera peut-être orpheline et seule dans la vie avant un an, c’est trop triste !… »

— « Henriette a raison, » se répétait Francis à lui-même une heure plus tard. « C’est trop triste… » Seulement ces mots, qui pour la jeune fille ne représentaient rien de précis, se traduisaient pour lui en des images d’une affreuse netteté. Il voyait Pauline mourir. Quoique, depuis le moment où il s’était rencontré avec Adèle, son ancienne maîtresse eût reculé comme au second plan de ses préoccupations, cette idée lui donnait une sorte de frisson unique, celui qui nous prend devant l’agonie d’une chair que nous sentîmes palpiter contre notre chair avec les profondes énergies mystérieuses de l’amour. Oui, Pauline mourrait bientôt, très tôt, sans doute là-bas, à son retour au pays, après quelqu’une de ces fausses convalescences que le tiède soleil du Midi donne aux poitrinaires. La petite Adèle serait là, qui verrait, elle, réellement, ce spectacle horrible, qu’il avait contemplé lui aussi, encore si jeune, au chevet du lit de mort de sa mère. Comme elles sont courtes, ces heures où nous avons devant nos yeux le masque pâle, immobile, muet, de ce qui fut un visage vivant et tendre, le miroir pour nous d’une âme qui nous chérissait ! Comme elles sont courtes, et quelle place elles prennent dans notre souvenir, dans cette légende de mélancolie qui nous accompagne ensuite à travers nos joies les plus heureuses ! Qu’il est dur que cette légende commence si vite et par une vision semblable !… On ne laisserait certainement pas Adèle seule dans cette campagne déserte avec sa vieille Annette et les autres domestiques. On l’emmènerait… Mais où, et qui ? Quels personnages inconnus se cachaient derrière cet « on, » indéfini et menaçant comme le sort ? Sans doute cette tante de Besançon, à laquelle la petite avait fait allusion, la recueillerait. Cette parente serait-elle une bonne seconde mère ? Même si elle était bonne, comprendrait-elle ce cœur d’enfant auquel les gâteries d’autrefois auraient donné un tel besoin d’une caresse continue, d’une atmosphère constamment douce et chaude ? Et si cette tante n’était pas bonne, si Adèle tombait tout à coup, du paradis d’affection où elle avait grandi, dans ce pire des enfers, l’hostilité de la famille ?… Francis venait de trop intimement, de trop profondément s’unir en pensée à la vibrante et passionnée nature de sa fille, il l’avait sentie trop pareille à lui, pour que toutes les souffrances probables d’une telle transplantation ne lui fussent pas rendues immédiatement perceptibles. Ce frêle organisme y résisterait-il ? Tout ne lui serait-il pas meurtrissure et blessure ? La petite irait et viendrait, gardant au fond de ses yeux bruns, agrandis encore par la maigreur de son pauvre visage, cette horrible expression de martyre qui devrait faire se relever de sa tombe une mère ou un père. Et la mère ne se relèverait pas !… — Et le père ?… — Si Adèle vivait malgré cette épreuve, si elle atteignait ainsi ses dix-huit ans, qui se chargerait de la marier, de lui choisir un compagnon d’avenir vraiment digne d’elle ? En admettant que cette tante fût une bonne, une très bonne tutrice, elle n’aurait qu’une pensée, établir sa pupille le plus tôt possible. C’est une trop lourde responsabilité qu’une orpheline, et dont les meilleurs se débarrassent avec un tel soulagement. Adèle épouserait donc n’importe qui, un Raffraye peut-être, quelque homme brutal, cynique et dur, qui ferait d’elle ce que l’autre avait fait de sa mère… Cette suite d’imaginations fut si cruelle à Francis, qu’il se prit la tête dans ses mains, et il se mit à pleurer, à pleurer sa fille, à se pleurer, — elle d’être ainsi la victime exposée à de si tragiques hasards, l’enfant endormie sur le bord du redoutable abîme de la vie, — lui-même d’être son père, de le croire, de le savoir, de le sentir et de ne rien pouvoir pour elle.

Mais ne pouvait-il vraiment rien ? Les nombreux raisonnements dont il s’était fortifié contre toutes ses tentations pendant sa nuit de Monreale et au cours de son pénible examen de conscience s’appuyaient sur un seul point, admis aussitôt : les devoirs que sa paternité soudain reconnue lui imposait envers l’enfant n’étaient pas conciliables avec les devoirs que ses fiançailles lui avaient fait contracter envers Henriette. Il fallait choisir. Il avait choisi ceux qui lui paraissaient emporter avec eux la moindre souffrance pour ces deux êtres si chers. Mais ces devoirs n’étaient-ils vraiment pas conciliables ? L’image lui revint du tableau qu’il avait eu sous les yeux ce soir même : Henriette prenant la main d’Adèle et leur sourire échangé. Que disait-il, ce sourire donné et rendu, sinon que ces deux créatures étaient faites pour s’aimer, ces deux âmes pour se comprendre, la jeune fille pour être la grande amie de la petite fille ? Elles s’étaient connues, et aussitôt elles avaient commencé de se plaire. Avait-il été coupable de ne pas se jeter immédiatement au travers de cette sympathie naissante, en demandant par exemple à Henriette de quitter le salon aussitôt, comme elle le lui avait offert ? Évidemment non. Serait-il coupable s’il ne s’opposait pas davantage à ce que cette sympathie grandît, s’il laissait les circonstances accomplir leur jeu inévitable ? La vie commune de l’hôtel ne manquerait pas d’amener d’autres rencontres. Henriette et Adèle se reverraient. Elles se plairaient plus encore. Durant sa nuit d’honnêteté intransigeante, Francis se fût dit qu’il devait à tout prix empêcher cette intimité. Maintenant qu’il s’était trop rapproché de l’enfant, il écoutait la voix du sophisme, toujours prête à plaider dans les intelligences incertaines. Cette voix dangereuse, la savante complice de nos faiblesses sentimentales, lui murmurait le terrible mot qui sert de prétexte à tant de lâchetés et d’hypocrisies : « Est-ce mentir que de se taire ?… » Ce silence suffisait cependant pour que des relations s’établissent entre sa fille et sa fiancée, où il n’entrerait pour rien et qui lui seraient d’une telle douceur. Il contemplerait l’enfant, il l’approcherait, il lui parlerait sans avoir à s’en cacher comme d’un crime !… Mais un pareil état de choses entraînait une autre conséquence nécessaire : si Adèle devenait, à un degré quelconque, la familière des dames Scilly, Pauline Raffraye les connaîtrait aussi… Quelle répulsion cette idée avait soulevée en lui la première fois qu’il avait imaginé ce spectacle pour lui monstrueux : cette criminelle complice de son adultère assise auprès d’Henriette et de la comtesse, ces deux honnêtes femmes s’intéressant à cette malheureuse, lui parlant, la plaignant, l’embrassant peut-être !… Fallait-il que cette soirée passée auprès de la petite Adèle eût jeté le désarroi dans tout son cœur, pour qu’il plaidât en ce moment contre cette répulsion, éprouvée encore tout à l’heure quand il avait constaté combien l’enfant chérissait sa mère ! Mais Pauline, en effet, n’était-elle pas estimable en tant que mère ? Sa tendresse de neuf années pour la douce petite fille ne méritait-elle point qu’il oubliât ses noires trahisons, qu’il les lui pardonnât enfin ?… Ah ! Que ne pardonnerait-il pas pour être certain qu’il acquerrait la possibilité de ne jamais perdre de vue l’enfant ? C’était le résultat qu’il entrevoyait par delà toutes ces arguties de sa conscience. Si des relations se nouaient à Palerme entre les deux familles, ces relations continueraient, du moins par correspondance, une fois de retour en France. Il aurait une chance de savoir comment vivrait Adèle, quoi qu’il arrivât, une chance par conséquent de diminuer sa souffrance si elle souffrait, de l’aider si elle avait besoin d’aide. Il était si sûr d’avance que la noblesse de ce but excuserait aux yeux d’Henriette ce qu’il y aurait eu d’un peu incorrect dans les moyens, quand elle saurait la vérité. Car, une fois mariés, il la lui dirait, il se donnait sa parole de la lui dire, trouvant dans cette volonté bien arrêtée une absolution devant lui-même. S’il eût été moins enivré du roman insensé qu’il se racontait ainsi par avance, il aurait reconnu qu’il raisonnait comme ces infidèles dépositaires qui dépensent une somme prise dans une caisse en se jurant de la rendre ce soir, demain, dans huit jours. En toute matière, qu’il s’agisse d’argent ou de sentiment, la probité se reconnaît à ce signe qu’elle ne comporte ni les transactions ni les nuances. Il l’avait bien senti dans sa méditation du premier soir. Mais la fibre paternelle venait d’être touchée trop fortement, et cela, après des journées trop complaisamment passées à se regarder souffrir. Il n’avait plus la force de marcher dans le droit et simple chemin, et il s’en justifiait, comme nous nous justifions tous, avec cette excuse du moins qu’il était pris entre deux des plus puissants sentiments du cœur de l’homme, et qui ne s’excluent pas l’un l’autre : la paternité et l’amour. Et il continuait de caresser le projet chimérique qui devait lui permettre de les satisfaire tous les deux. Il se demandait ce que penserait Mme Raffraye quand elle saurait qu’Adèle avait causé durant cette soirée avec Henriette. Il s’était à ce point livré aux folies de sa vision d’avenir, que ce lui fut comme le sursaut d’un réveil de se dire : « Pauline a déjà refusé de me répondre. Elle a interdit à ses femmes de chambre de dîner à la même table que les domestiques de Mme Scilly. Elle ne veut aucune espèce de rapport avec nous. Elle défendra à la bonne de laisser la petite nous parler. » — Il disait déjà « nous, » en pensant aux relations possibles avec Adèle ! — « Et puis, » ajouta-t-il, « si elle accepte de faire la connaissance de Mme Scilly et si elle raconte, même sans mauvais calcul, qu’elle a été l’amie de ma sœur ?… » Ces réflexions, la longue suite de ces rêveries, l’angoisse de perdre l’unique occasion qu’il eût de mieux revoir la petite fille, le désir de prouver à son ancienne maîtresse que sa rancune n’existait plus, les mille sentiments confus enfin qui l’agitaient se résolurent dans la décision qu’il eût certes prévue le moins, quelques heures plus tôt. Il voulut faire une nouvelle tentative pour se rapprocher, non plus de la femme qui lui avait fait si mal ou dont il redoutait la vengeance, mais de la mère inquiète et tendre qui ne pourrait pas refuser pour sa fille si jeune, si dépourvue de défense, le plus désintéressé, le plus sincère des dévouements, le plus légitime. Il essaya de mettre un peu de tout cela entre les lignes d’un billet adressé à Mme Raffraye, — billet plus difficile à composer que le premier, et il n’eut cependant aucun brouillon à déchirer ni à raturer. Un trop puissant désir le dominait à cette minute pour qu’il ne trouvât pas aussitôt le mot le plus juste, le plus capable de toucher celle à laquelle il avait la déraisonnable inconséquence d’écrire. Fallait-il que la démence de l’émotion ressentie eût été et fût profonde pour que sa main n’hésitât pas à tracer les phrases suivantes :


« 24 décembre.

« C’est encore moi qui vous écris, bien que le premier billet que je vous ai envoyé, voici des semaines, soit demeuré sans réponse. J’ai trop compris ce que signifiait ce silence, et vous savez avec quel scrupule j’ai respecté votre volonté. Vous savez aussi, vous ne pouvez pas ne pas savoir qu’entre mon premier billet et celui-ci des rencontres ont survenu, dont je ne chercherai pas à vous cacher qu’elles m’ont profondément bouleversé. Vous avez été l’amie de ma chère Julie, et c’est au nom de cette douce morte que je me mettais si loyalement, si simplement l’autre jour à votre disposition pour vous épargner les menus soucis d’une arrivée en terre étrangère. C’est encore en son nom que je vous supplie de me recevoir, comme elle vous en supplierait elle-même, en son nom et en celui du charmant petit être en qui j’ai retrouvé sa grâce, sa délicatesse, sa sensibilité trop fine, toute son enfance, jusqu’à ses traits. — Ce que j’ai à vous dire, votre génie de mère l’a sans doute deviné déjà. Écoutez votre cœur qui vous affirme certainement que la pensée d’une fragile, d’une innocente et attendrissante créature comme est Adèle ne peut pas être mêlée à des souvenirs d’irritation et d’amertume. Les vrais dévouements sont toujours rares. Vous ne voudrez pas, en refusant de me voir, risquer d’en repousser un qui ne réclame aucun droit, sinon celui de vous assurer que sous les mots de ce billet il tient plus d’émotion que ne vous en exprime votre respectueux

« Francis Nayrac. »


Le jeune homme lut et relut cette page, énigmatique pour toute autre, mais dont chaque syllabe devait avoir pour la mère d’Adèle une signification aussi claire que s’il lui eût écrit en toutes lettres la vérité de leur situation réciproque. Ne connaissant plus rien de Pauline depuis des années que les sentiments d’amère rancune qu’il lui gardait, persuadé qu’elle l’avait trahi et qu’elle méritait les pires duretés, il se trouva naïvement très généreux d’effacer ainsi ses griefs, et il ne douta point qu’elle n’en fût touchée. Il relut ce billet le lendemain matin, en se réveillant d’un sommeil hanté par des rêves où il avait revu la petite fille mêlée à mille scènes inexprimablement troublées et confuses. Il eut de nouveau l’impression que sa démarche remuerait la mère, qu’elle en serait attendrie, vaincue, et, comme le remords de nos duplicités ne s’étourdit pas aussi vite que le voudrait notre conscience, il s’empressa de faire mettre l’enveloppe au nom de Mme Raffraye chez le concierge du Continental avant d’avoir revu sa fiancée. Il avait cependant la conscience de ne rien lui prendre. Il ne l’avait jamais plus aimée que depuis qu’il l’avait vue qui regardait l’enfant avec des yeux si doux, si tendres. Ne lui pardonnaient-ils point, ces yeux, par avance, ce qu’il ferait pour être bon à cette pauvre petite, — qui n’avait pas demandé à vivre ?