La Terre promise/VII

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 209-250).


Tandis que cette scène très simple dans ses détails, et presque tragique par son retentissement sur un cœur d’homme déjà si ébranlé, se jouait au rez-de-chaussée de l’hôtel, parmi le brouhaha des conversations, sous la lumière confondue des globes électriques et des innombrables bougies de l’arbre de Noël, chef-d’œuvre de Don Ciccio, Pauline Raffraye, couchée et plus souffrante qu’à l’ordinaire, attendait sa fille, sans se douter qu’un nouvel épisode actuellement imprévu s’ajoutait soudain à ce qui avait été, à ce qui restait le drame meurtrier de sa vie. Rien dans cette chambre de hasard ne dénonçait, la terrible maladie contre laquelle la jeune femme était venue demander des forces au soleil africain de Palerme. La fine nature de la mourante, révélée déjà par les traits délicats de son visage, en ce moment immobiles de fatigue et de songerie au milieu de ses oreillers, se reconnaissait encore dans cet art de dissimuler l’odieux appareil de ses misères physiques. Bien qu’elle ne reçût aucune autre visite dans cette chambre que celles de sa petite Adèle et du docteur, elle gardait la coquetterie de ce qu’elle appelait en plaisantant « son coin d’hôpital. » Les tresses toujours épaisses de ses cheveux châtains, comme rayées par places de touffes blanches, étaient aussi soigneusement nattées et nouées de rubans, la transparente batiste de ses coussins se doublait d’une soie aussi joliment rose ou bleue, elle drapait ses maigres épaules d’un crêpe de Chine aussi souple, aussi parfumé, enfin la dentelle qui terminait ses manches retombait sur ses pauvres poignets fragiles en plis aussi coquettement disposés que si elle eût été, non plus la condamnée d’aujourd’hui, mais l’amoureuse et l’élégante d’autrefois. À la place du hideux déploiement de fioles et de linges souillés qui déshonore des chambres pareilles, le marbre de la table, auprès d’elle, se voilait d’un tapis de soie et montrait une lampe voilée elle-même d’un abat-jour souple. Une photographie d’Adèle dans un cadre d’émail était auprès, des anémones dans un vase d’argent ciselé et un vaporisateur à moitié vide, dont la présence expliquait le léger arome ambré de l’atmosphère. On eût deviné, à ces riens, un de ces tendres esprits de femme dont la résistance à la douleur se hausse jusqu’à l’héroïsme par le désir passionné de ne pas abdiquer la royauté du charme, — instinct si touchant, comme toutes les impuissantes protestations de la faiblesse et de la beauté contre la barbarie de la vie ! Il l’était plus encore ici, car c’était la mère qui se sentait mortellement atteinte, et elle voulait laisser à son enfant, au lieu d’une vision de laideur et d’épouvante, cette image de souffrance et de grâce à la fois, le souvenir d’une femme pâlissante, consumée, mais sans dégradation. Et combien elle l’aimait, cette enfant, les cinq ou six portraits épars dans la chambre, sans compter celui qu’elle gardait près d’elle, le disaient assez. C’était encore de sa fille qu’elle s’occupait durant cette veillée de Noël employée en partie à préparer des cadeaux destinés aux petits souliers qu’à son retour Adèle poserait dans le coin de la cheminée. Elle venait d’envelopper ainsi et de confier à Catherine, celle des deux femmes de chambre demeurée auprès d’elle, toute une suite de menus paquets liés de faveurs. Ils contenaient à la fois des gâteries de jeune fille, telles qu’une pendule de voyage, et de toute petite fille, telles qu’une chaise à bascule, pour une poupée. Mais Adèle, élevée dans des conditions si particulières, n’était-elle pas un peu une grande personne par sa sensibilité précocement éveillée et par ses soucis, qui la rendaient parfois trop pensive, en même temps que la spontanéité de son naturel y mélangeait l’enfantillage de la neuvième année ? Sans doute, ces petits soins de tendresse avaient éveillé chez la mère une de ces crises du souvenir comme nous en subissons à de certaines dates, car elle avait demandé à Catherine un coffret qui ne la quittait jamais, et elle en avait tiré deux grandes enveloppes de cuir fermées avec une serrure. De feuilleter seulement les lettres que contenaient ces enveloppes avait fait passer dans ses beaux yeux gris cernés d’un tel halo de lassitude une tristesse plus grande, et elle avait refermé cette correspondance pour ouvrir tour à tour les deux volumes qu’elle gardait à son chevet, — et l’un était le Nouveau Testament, l’autre l’Imitation ! Certes, Francis Nayrac, avec le mépris féroce qu’il se croyait le droit de porter à son ancienne maîtresse, eût été bien étonné de la voir en train de chercher dans ces pages d’austère consolation les phrases qui versent un baume sur les blessures saignantes du cœur. Elle relisait les versets divins : « Je vous ai dit ces choses, afin que vous ayez la paix en moi. Vous aurez des afflictions dans le monde, mais ayez confiance, j’ai vaincu le monde… » Elle se répétait avec le solitaire : « Les malheureux ! Ils sentiront à la fin combien était vil, combien n’était rien ce qu’ils ont aimé !… » Elle les avait souvent redits, ces mots qui sonnent le glas de toutes les affections mortelles, depuis des années. Ce fut sur eux, ce soir encore, qu’elle posa le livre. L’écho lui en avait résonné trop avant dans le cœur. Elle y avait trouvé ramassées, en un cri trop aigu, les émotions de sa jeunesse si horriblement déçue, que lui infligeait toujours un simple coup d’œil jeté sur ces papiers d’autrefois. Elle ne pouvait cependant se décider ni à les détruire ni à les reléguer hors de sa portée ! Ah ! ces feuilles, si souvent maniées, avec leur écriture déjà jaunie, comme Francis fut demeuré épouvanté s’il en avait seulement lu quelques-unes, au hasard !… C’étaient d’abord ses lettres à lui, puis quelques mots d’Armand de Querne, enfin une longue correspondance avec François Vernantes, — bref toutes les pièces du procès d’infamie qu’il avait fait à la Pauline Raffraye de 1877. Mais ce dossier de leur commune histoire, au lieu de prouver les trahisons dont il s’était cru si sûr, attestait que l’imprudente et malheureuse femme ne lui avait jamais menti. Non, elle n’avait pas eu d’amant avant lui. Elle n’en avait pas eu d’autre pendant leur liaison. Elle n’en avait pas eu après leur rupture. Les sept ou huit billets d’Armand démontraient qu’il n’y avait eu réellement entre eux qu’une légère, qu’une innocente familiarité de monde. Les fréquentes et longues lettres de Vernantes révélaient une amitié romanesque, sans la moindre nuance de passion ou de galanterie, toute en estime et en tendres respects de la part de l’ami, en reconnaissance émue et en fine direction spirituelle de la part de l’amie. C’était la condamnation de Francis que ces pages, et la réhabilitation de Pauline, une preuve, hélas ! après tant d’autres, que la jalousie torturante d’un homme et la révolte d’une femme outragée sont de tout puissants artisans de malentendus entre les êtres les plus sincèrement épris. Elles disaient cela, ces lettres, et qu’en suppliciant cette femme par ses dégradantes défiances, en la soupçonnant sur des étourderies d’attitude, en l’outrageant sur des racontars de salon, en l’abandonnant enfin sur l’équivoque ressemblance d’une silhouette aperçue à une porte, Nayrac avait commis la plus atroce, la plus irréparable des iniquités. Si elle avait refusé de consigner de Querne à sa porte dès la première sommation, ç’avait été par une trop naturelle ignorance du danger vers lequel elle courait. Si, plus tard, elle avait tenu tête à son amant à l’occasion de Vernantes, ç’avait été par cette rancune exaspérée qu’un excès d’injustice éveille chez une créature passionnée. Si elle ne s’était défendue que par l’indignation et par le silence quand Francis était venu, l’insulte à la bouche, proclamer qu’il l’avait vue, la veille, entrer voilée chez ce même Vernantes, ç’avait été par horreur contre cette cruelle, cette féroce partialité qui ne lui faisait pas une seconde le crédit d’admettre qu’elle pût être innocente. Elle l’était cependant. Elle avait dû, quoique indisposée, sortir ce jour-là qui s’était trouvé aussi celui où une maîtresse quelconque, à peu près de sa taille et portant comme elle le manteau de la saison, avait eu un rendez-vous dans le rez-de-chaussée de la rue Murillo. Une aussi misérable rencontre de circonstances, une analogie de lignes et de mise, — voilà donc d’où avaient dépendu son honneur et son bonheur ! Oui, ce peu avait suffi pour que celui qui prétendait l’aimer s’avilît et l’avilît jusqu’à la frapper. Elle en frissonnait de haine en y pensant et en remettant dans leurs enveloppes ces feuillets, qu’il lui eût suffi de montrer pour se justifier. Pourquoi ne l’avait-elle pas fait ? Pourquoi, si elle n’était pas coupable, l’avait-elle laissé partir, cet amant qu’elle aimait ? Pourquoi ne l’avait-elle pas rappelé, alors que, devenue veuve, elle s’était trouvée enceinte, et sûre, bien sûre que la petite fille était de lui ? Pourquoi n’avait-elle jamais, avec les années qui passaient, tenté une autre démarche qui lavât du moins son légitime orgueil d’amante des affronts qu’elle avait dû subir ?…

Ah ! Pourquoi ? La réponse à cette question était tout entière dans les lettres de Francis, dans la frénésie de brutalité morale qu’elles manifestaient, dans l’injustice presque barbare qui s’y respirait à chaque ligne. S’il en eût relu quelques-unes seulement, comme Pauline venait de le faire, il eût compris par quels degrés cette femme, martyre de sa folle jalousie, en était arrivée à ce point de rébellion intérieure où l’on ne se défend plus. On n’en a plus ni la force ni même le désir. Il y a dans le soupçon, porté jusqu’à un certain point et prolongé pendant une certaine période, une sorte de puissance meurtrière et paralysante pour l’être qui en est l’objet. Ce n’était pas une fois, c’était vingt que Nayrac avait dit devant sa maîtresse des phrases telles que celles-ci : « Une correspondance ? Qu’est-ce que cela prouve ? Quel est l’homme qui refuse à une coquine de lui écrire une trentaine de pages plus ou moins antidatées, si elle les lui demande, pour un mari ou pour le prochain amant ?… » Lorsqu’une femme conserve dans la place la plus douloureuse de sa mémoire la pointe empoisonnée de paroles semblables, lorsqu’elle a vu la source de la défiance jaillir sans cesse, aux moindres occasions, dans un cœur implacable, lorsqu’elle a constaté qu’elle ne gagnait aucun terrain sur cette défiance et que c’était toujours, toujours à recommencer, un infini découragement la terrasse, qui ne la quitte que pour céder le champ aux pires fureurs de la rancune et de l’indignation. Tel était le secret de l’imbrisable silence où se renfermait Pauline depuis la terrible dernière scène qui avait consommé une rupture commencée tant de jours auparavant. Elle ne s’était plus défendue. À quoi bon ? Si elle gardait cette correspondance, si elle l’avait feuilletée par ce soir de Noël, c’était uniquement pour y retremper sa haine toujours vivante contre ce misérable qu’elle avait retrouvé sur son chemin, par le plus inattendu, par le plus dur des hasards. Et il allait se marier, prendre la vie de cette charmante Mlle Scilly, qu’il suffisait presque d’avoir aperçue au passage pour l’aimer ! Si pourtant cette jeune fille et sa mère savaient la vérité de ce caractère, si elles connaissaient l’infamie de sa conduite envers la pauvre maîtresse de sa vingt-cinquième année, et dans quelles conditions d’affreuse angoisse morale il l’avait abandonnée, à la veille d’accoucher, et si malheureuse, que penseraient ces deux femmes du cœur de cet homme ? Il suffirait cependant, pour les éclairer, de leur montrer ces lettres qu’elle avait eu le tort de relire ce soir, non point qu’elle fût tentée une seconde par une si basse vengeance ; mais, après des années, elle ne pouvait, sans un sursaut de dégoût, penser au traitement que lui avait infligé son bourreau, et elle redisait, en repoussant le coffret, la phrase amère :

— « Combien était vil, combien n’était rien ce qu’ils ont aimé !… » Elle ajoutait : « À quoi me sert de reprendre tous ces souvenirs ?… C’est le voisinage de cet homme qui en est la cause. Heureusement, ce sont les tout derniers jours… »

Dès la première heure, en effet, où elle avait su la présence de son ancien amant dans l’hôtel, de rester sous le même toit lui avait paru insupportable. À ce moment même, — oh ! la triste ironie des ignorances réciproques sur lesquelles se terminent presque tous les amours ! — le jeune homme se demandait par quels procédés il déjouerait la scélératesse et les ruses qu’il appréhendait de sa part, à elle. Un sentiment avait empêché Pauline Raffraye de changer d’hôtel, qui s’expliquait par la suite entière de cette tragédie morale. Il se reproduit chez tous ceux qui ont subi comme elle une trop outrageante méconnaissance de leur caractère. Elle avait jugé qu’en s’en allant elle paraîtrait rougir devant celui qu’elle considérait comme son mortel ennemi. Il lui avait semblé que de se retirer ainsi constituait une espèce de honteux aveu, une lâche désertion, et elle était restée. Puis, la rencontre avec Francis dans le jardin du Continental et le regard jeté par lui sur l’enfant avaient fait peur à la mère. Elle n’avait pas douté une minute qu’il n’eût retrouvé sur le visage d’Adèle cette ressemblance effrayante qui faisait qu’elle-même enfermait sous clef les portraits de son amie morte. Devant une si indiscutable évidence d’hérédité, — une de ces évidences qui sont quelquefois le supplice d’une femme adultère durant une longue vie, — Francis avait dû reconnaître son sang. Il se savait le père de la petite fille. Pauline avait prévu, dès le premier jour, que cette confrontation aurait lieu. Puis elle avait conclu, avec une grande tristesse : « Cela non plus ne lui fera rien. » Elle n’avait échangé qu’un coup d’œil avec le jeune homme et elle avait compris qu’il était bouleversé. Une appréhension affreusement pénible l’avait saisie alors, à la pensée que ce trouble pouvait aboutir à une tentative de rapprochement. Quoique ni le lendemain de cette rencontre, ni pendant les jours qui suivirent, Nayrac n’eût manifesté par un signe quelconque une pareille intention, la mère s’était sentie si mal à l’aise sous le coup de cette menace, que la rancunière fierté de la femme avait cédé. Elle s’était résolue à quitter l’hôtel et à louer, pour le reste de l’hiver, une petite villa que son médecin, la seule personne qu’elle vît à Palerme, lui avait indiquée à une extrémité du Jardin Anglais, dans le quartier par conséquent le plus éloigné du bord de la mer et du Continental. La nécessité de quelques réparations indispensables et le renouvellement partiel du mobilier avaient seuls retardé son installation, qui aurait lieu avant la fin de la semaine. Une fois chez elle, gardée par ses deux servantes et par un ménage du pays que le docteur lui procurait pour la cuisine et la voiture, aucune sorte de rapports ne serait plus possible entre elle et Francis, elle en était bien certaine, ni surtout entre Francis et l’enfant. Sa crainte que le jeune homme parlât seulement à la petite fille était si forte, qu’empêchée par sa faiblesse d’accompagner cette dernière, elle avait hésité à la laisser descendre au Christmas-tree du cavalier Renda. Puis elle s’était dit que Francis Nayrac, s’il assistait aussi à cette réunion, s’y trouverait enchaîné par la présence de sa fiancée et de Mme Scilly. Elle avait vu Adèle si désireuse de cette fête, et les occasions de divertissement étaient si rares dans leur mélancolique existence, qu’elle avait consenti à l’envoyer. Maintenant il était dix heures. L’enfant allait remonter et la mère souriait d’avance au plaisir qu’aurait goûté sa fille, en se répétant :

— « Nous aurons eu toutes les deux notre Noël, un peu de distraction pour elle, et pour moi sa gaieté… »

Elle en était là de ses rêveries, égarées entre les réminiscences de son triste passé et l’espoir d’un séjour plus calme dans la villa Cyané, — c’était le nom que le propriétaire avait donné à cette petite maison, par souvenir de Syracuse, sa patrie, et de la source dédiée à la nymphe aux yeux couleur du bleu des bluets, qui fut changée en fontaine pour avoir trop pleuré Proserpine. Cette délicate légende de l’antiquité romanesque avait tant plu à Pauline Raffraye !… — Elle entendit la porte de l’étroit vestibule qui précédait sa chambre à coucher s’ouvrir de ce mouvement doux, si contraire à l’habituelle brusquerie des enfants, et elle y reconnut la manière d’Adèle. Une précoce sollicitude pour sa mère faisait de cette petite fille, dans cet âge de vivacité où le geste suit la pensée avec une violence toute spontanée, une mignonne fée silencieuse, une elfe au pas à peine appuyé, qui allait, qui venait, sans jamais révéler sa présence par un bruit trop fort et dont pussent souffrir les nerfs de la malade. Cette surveillance continue, presque involontaire, de ses moindres gestes, était une caresse déjà pour la mère. Il semblait que l’enfant prît comme un soin d’annoncer son approche par une grâce d’attention et de ménagement. Un coup presque timide frappé à la seconde porte, et Adèle entra dans la chambre à coucher, avec une tendresse que disaient et ses prunelles brunes et son fin visage, et son sourire et tout son être d’où il émanait comme une idolâtrie. À cette expression, dont elle s’illuminait chaque fois qu’elle revenait après une absence longue ou courte, il était visible qu’elle ne vivait pas seulement pour sa mère. Elle vivait de sa mère. Quoiqu’elle arrivât d’un spectacle qui l’avait intéressée sincèrement et qu’elle tînt dans ses bras la poupée sicilienne dont elle était amoureuse, son premier instinct ne fut pas de parler d’elle-même ni des sensations qu’elle venait d’éprouver. Elle alla droit au lit en courant à peine ; elle prit la blanche main que Mme Raffraye lui tendait, — cette main comme vide de sang et si amaigrie que les bagues trop larges glissaient autour des doigts fluets, — elle y appuya un long, un passionné baiser, tandis que son regard aimant fixait, caressait le pâle visage où sa rentrée avait ramené comme un reflet de jeunesse, et elle interrogeait :

— « Nous ne sommes pas restées trop longtemps ?… Tu ne t’es pas ennuyée après moi ?… Demande à Annette si je ne suis pas partie aussitôt qu’elle m’a dit l’heure ?… »

— « Aussitôt, » insista la vieille bonne qui était entrée avec l’enfant. Son immobilité familière prouvait qu’elle était habituée à passer des heures en tiers entre la mère et la fille, non pas comme une servante, mais comme une humble amie, comme le chien qui se couche à vos pieds sans que vous y fassiez presque attention. Ce droit à la présence est le seul prix du dévouement qui éclaire son obscur regard, — dévouement instinctif, animal, silencieux !… Ce sont les seuls que supportent auprès d’elles les destinées brisées. Et la petite continuait :

— « Dis, si tu te sens tout à fait bien ? As-tu déjà dormi un peu ?… »

— « Je suis très bien, » répondit la mère. « Que je t’embrasse d’abord, et puis assieds-toi là pour me raconter ta soirée. T’es-tu amusée ?… »

— « Oh ! beaucoup ! beaucoup !… » reprit l’enfant, et ses yeux quittèrent la malade pour fixer dans l’espace l’image du tableau qu’elle venait de contempler en réalité, et qui se transformait déjà en une grandiose vision de féerie, grâce à la magie de son enfantine mémoire. « Figure-toi, » racontait-elle, « qu’il y avait une foule, mais une foule, mille personnes peut-être… et au milieu du salon un arbre aussi haut que le vieux sapin du parc à Molamboz, et des bougies sur cet arbre, je ne sais pas, moi, plus de mille aussi, et des musiciens, de vrais acteurs, mis comme des pantins, qui dansaient en chantant, et un bonhomme Noël qui ressemblait au père Jean-Claude de chez nous et qui m’a apporté cette fille… Je vais la mettre à dormir avec l’autre cette nuit. Comme cela je serai sûre qu’elles seront bonnes amies demain… Et puis… » Elle s’arrêta quelques secondes. Ce mot d’amie, par une naturelle association d’idées, lui rappelait tout à coup le souvenir de sa voisine. « J’oubliais de te dire, » ajouta-t-elle, « que j’étais à côté d’une demoiselle si gentille !… tu te souviendras, je t’en ai parlé l’autre jour, celle que j’avais vue dans le jardin… »

— « Oui, » interrompit Annette avec un léger embarras. Elle savait trop que Mme Raffraye n’aimait guère les connaissances de hasard. « Madame l’a bien rencontrée aussi. C’est cette demoiselle de Paris qui passe l’hiver ici avec sa mère et son prétendu… On s’est trouvé placé à côté d’elle, parce qu’il faut dire à Madame qu’on vous donnait vos fauteuils et qu’on ne pouvait pas changer comme on voulait… »

— « J’espère que tu n’as pas été indiscrète ? » questionna Pauline en s’adressant à la petite fille. Elle venait de sentir comme une main lui serrer physiquement le cœur. L’image de la fiancée de Francis Nayrac, assise auprès d’Adèle, lui fut une impression si douloureuse et si imprévue, que sa voix trembla dans cette simple demande, et la petite fille répondit avec une soudaine rougeur à ses joues trop minces :

— « Je crois que non, maman. Mais… » Et elle s’arrêta, comme embarrassée.

— « Cette demoiselle t’a parlé ? » interrogea de nouveau la mère.

— « Oui, » dit Adèle, « je sais que ce n’est pas bien de causer avec des personnes que l’on ne connaît pas… Seulement, celle-là, c’est comme si on l’avait toujours connue… »

— « Et que t’a-t-elle demandé ? » continua Mme Raffraye.

— « Comment tu allais, d’abord, » dit l’enfant de plus en plus troublée. Par quelle mystérieuse correspondance éprouvait-elle, sans qu’elle s’en rendît compte, le contre-coup immédiat des moindres émotions que subissait sa mère ? Cette dernière la comparait souvent à ces larges anémones violettes qu’elle affectionnait entre toutes et dont elle avait un bouquet auprès de sa lampe en ce moment encore, frêles et vivantes fleurs ouvertes ou refermées selon que le soleil les enveloppe ou les abandonne. Elle était, elle, la lumière dont s’épanouissait son enfant. Sauf ce petit tremblement quasi imperceptible de la voix, rien n’avait trahi son déplaisir. Sa main avait continué de boucler les cheveux de la petite, sa bouche de lui sourire, ses yeux de la regarder avec leur tendresse accoutumée, et Adèle avait deviné que cette conversation avec sa voisine durant la fête d’en bas causait à la malade une contrariété profonde. Elle continuait cependant :

— « Et puis elle m’a parlé de Molamboz et de notre arbre de Noël, l’année passée, et puis de Françoise et d’Annette, et puis nous avons parlé de sa mère, à elle, qui était là. Elle m’a raconté qu’en deux mois Palerme l’avait guérie… » Elle se tut. Sa délicatesse lui faisait craindre d’en dire plus long, car le souvenir de son père — de celui qu’elle croyait son père — lui paraissait, dans ses timides divinations d’enfant trop tendre, devoir être de nouveau pénible à sa chère malade. Elle était trop franche cependant pour mentir, et elle ajouta, donnant, avec une câline finesse de petite femme, un tour plus touchant à une idée trop triste : « Nous avons aussi causé du paradis et de ceux qui nous y attendent… Tu comprends ?… » Et, prenant de ses deux mains la main qui flattait toujours ses boucles : « Tu n’es pas fâchée, maman ?… » conclut-elle.

— « Non, mon petit être…, » dit Pauline, et malgré son trouble elle se sentit prise de pitié pour l’anxiété de ces tendres yeux qui lui révélaient, une fois de plus, une âme visionnaire à force d’amour. Mais cette conversation avec Mlle Scilly n’était rien encore à côté d’une autre qu’elle redoutait trop, et elle insista : « Tu n’as parlé qu’à cette demoiselle ?… »

— « Rien qu’à elle, » répondit l’enfant, « Pourquoi me demandes-tu cela ? »

— « Pour être sûre que tu as été très sage, » fit la mère, « et maintenant va coucher ta nouvelle fille et te coucher toi-même… » Elle souriait de nouveau en renvoyant Adèle sur cette phrase de badinage. Aussitôt seule, l’émotion remplaça ce rire trompeur sur sa bouche redevenue amère, et elle dit presque à voix haute : « Allons, il n’a pas osé. Une fois de plus j’aurai eu peur pour rien… » Mais si elle avait pris, comme cela lui arrivait quelquefois, pour suivre les progrès de sa misère physique, le miroir à main caché sous les oreillers, elle y eût aperçu des traits décomposés qui démentaient ce soupir de soulagement et cette fausse sécurité. Pensive, elle éteignit sa lampe pour dormir, et à peine dans les ténèbres son imagination commença de travailler sur le simple récit qu’elle venait d’entendre, avec une intensité qui ne lui permit pas le sommeil. Ses dix années de solitude lui avaient trop supprimé cette sensation de l’événement inattendu, qui rend la vie sociale presque intolérable à ceux qui s’en sont une fois affranchis. Elle se démontra bien que ce nouveau hasard de rencontre n’était qu’une conséquence naturelle de cet autre hasard autrement extraordinaire, quoique au demeurant très naturel aussi : sa présence dans le même hôtel que son ancien amant, dans ce caravansérail cosmopolite où ils s’étaient retrouvés. Inquiète comme elle était depuis trois semaines sur les intentions possibles de Nayrac, au point de s’être décidée à ce fatigant déménagement, elle se demanda soudain si cette conversation de Mlle Scilly avec Adèle ne marquait pas la première étape d’un plan de campagne calculé. Cet homme qui avait été son bourreau et qui la savait si révoltée contre lui, n’était-il pas capable d’avoir tout aménagé pour que Mlle Scilly rencontrât la petite fille, — et dans quel but ?… Ici sa raison se confondait, pauvre raison troublée par le souvenir d’une injustice de tant d’années, envahie par la fièvre, épuisée par l’abus de la rêverie, ébranlée surtout par l’épouvante irritée que la présence de son ancien amant, presque à côté d’elle, lui infligeait depuis ces dernières semaines. Elle entrevoyait des complications de projets aussi extravagantes que ténébreuses, allant jusqu’à concevoir comme probable que Francis tenterait de lui enlever son enfant. Tel était l’excès de son anxiété, qu’elle ne put dompter qu’au matin, grâce à l’empoisonnement du chloral, honteux esclavage qu’elle avait subi autrefois, dans l’agonie de ses mauvais jours. Le passionné désir de vivre pour Adèle l’en avait arrachée, et elle s’y sentait retomber depuis que la cruauté de ce voisinage lui était imposée quotidiennement. Que devint-elle, lorsque, au sortir de cet obscur et presque douloureux sommeil, on lui remit son courrier du matin et qu’elle aperçut l’écriture de Francis sur une enveloppe ? Par la fenêtre qu’une des femmes de chambre ouvrait en ce moment, le jour entrait et le soleil, et un morceau de l’azur du vaste ciel clair. Adèle se précipitait, elle aussi, portant dans ses bras, pêle-mêle, la pendule, la chaise, les dix petits cadeaux trouvés à côté de ses souliers. Elle riait de son joli rire, gai comme cette lumière et comme cette matinée. Que pouvaient et ce ciel bleu et ce radieux soleil, et la joie même de la petite fille, contre l’émotion à la fois effrayée et indignée qu’éprouvait la malade à la lecture de ce billet, où Nayrac avait cru mettre du tact et de la générosité ?

— « Mon instinct de mère ne m’avait pas trompée, » pensa-t-elle. « Il veut se rapprocher de sa fille. Mais elle est à moi, à moi seule… Il ne l’aime pas. Il n’a pas le droit de l’aimer. Il ne s’en fera pas aimer. Je ne veux pas qu’il l’aime… » Et, prenant tout à coup Adèle dans ses bras, et la serrant contre son cœur d’une étreinte affolée, elle se mit à la couvrir de baisers, et elle lui disait : « Tu m’aimes, n’est-ce pas ? Répète-le-moi. Répète que tu es heureuse d’être avec moi ici, que tu seras plus heureuse encore quand nous serons toutes deux seules, dans une maison rien qu’à nous, avec un jardin rien qu’à nous. Et puis, quand je serai guérie, n’est-ce pas que cela te fera plaisir de rentrer à Molamboz avec moi, toujours avec moi, rien qu’avec moi ?… »

— « Toujours avec toi, » répondit l’enfant, dont le visage exprima une joie profonde, et qui, achevant de monter du fauteuil où elle s’était agenouillée jusqu’au lit de sa mère, s’y assit, et, tapie contre la maigre épaule de la malade, elle reprit à voix basse : — « Quand je serai grande, tu sais bien que je ne me marierai pas, pour rester avec toi toujours, rien qu’avec toi… » En répétant textuellement les paroles de sa mère, elle semblait comprendre ce qu’elle ne pouvait ni savoir, ni même soupçonner, que la pauvre femme redoutait une troisième présence entre elles deux. Jamais Pauline n’avait mieux senti par quel magnétisme cette précoce et singulière enfant lui était unie ni quel miracle d’amour faisait se répercuter les moindres mouvements de son cœur vieilli dans ce tout jeune cœur. Elle cessa de parler, mais elle pressa de nouveau Adèle d’une étreinte prolongée et passionnée qui embrassait à la fois, dans la grande fille d’aujourd’hui, tous les êtres qu’elle avait connus et aimés dans cet être si à elle. Oui, elle embrassait ainsi la chétive et misérable créature d’abord, triste rejeton d’un triste amour, dont elle s’était dit avant sa naissance qu’elle allait la haïr de la haine qu’elle portait au père. Puis elle avait entendu l’enfant gémir, elle lui avait donné son sein, et à la première goutte de son lait que cette petite bouche avait aspirée, elle avait senti une communion sacrée unir cette chair sortie d’elle à sa chair. Elle avait revécu pour pouvoir soutenir cette fragile vie !… Et elle embrassait encore, dans ce baiser du matin de Noël, l’Adèle de trois ans qui commençait de parler et de courir, et qui, jouant au printemps dans le vaste parc de Molamboz, avait toujours le gracieux instinct de tendre à sa mère les fraîches fleurs qu’elle cueillait, comme pour offrir, comme pour rendre à l’abandonnée, à la vaincue, la jeunesse, l’espérance, la joie, tout ce qui sourit, tout ce qui enchante, tout ce qui promet… Elle embrassait l’Adèle de six ans qui déjà priait auprès d’elle et pour elle, et qui, les mains jointes, le soir, à genoux dans sa longue chemise blanche, ressemblait à ces statuettes d’anges que la naïveté de la foi n’a jamais cessé d’évoquer sur les tombeaux. La douce petite n’était-elle pas agenouillée en effet sur le tombeau d’une Pauline Raffraye à jamais morte, de la femme qui avait cherché le bonheur dans la passion et qui n’avait rencontré sur les mauvais chemins que honte et que désespoir ? Toutes ces filles qu’elle avait aimées l’une après l’autre dans sa fille, la malade les étreignait dans ce baiser, comme pour s’assurer que personne ne pouvait les lui prendre. Elle les serrait contre elle, avec cette plénitude de la complète possession d’une autre âme, — chimère que nous poursuivons tous à travers toutes les tendresses. La réalisons-nous jamais, sinon auprès de nos enfants lorsque nous ne les avons jamais quittés ? De telles sensations sont trop puissantes pour ne pas nous donner le courage de défendre contre n’importe quel danger ces chères créatures pendant qu’elles sont à nous. Quand, après avoir encore causé quelques minutes, Adèle sortit de la chambre, Pauline avait reconquis le sang-froid qu’il lui fallait pour discuter la conduite à tenir envers Francis, longuement, précisément, lucidement.

— « Il ne peut rien faire, » conclut-elle après une méditation débarrassée cette fois de la fièvre hallucinante qui l’avait, durant la nuit, harcelée de folles hypothèses. « Ma fille est à moi de par les lois, comme ma maison, comme mon argent. Si cet homme est pris de remords maintenant, tant mieux. Qu’il souffre à son tour, ce n’est que justice. Je n’ai même pas à lui répondre. La vraie réponse c’est d’activer notre déménagement… Si celle-là ne suffit pas, s’il s’acharne à notre poursuite, je lui montrerai qu’il n’a plus devant lui la femme faible d’il y a neuf ans… C’est une mère contre laquelle il lui faudra lutter, et, s’il ne sait pas ce que vaut la volonté d’une mère, je le lui apprendrai… »

Le coup de fouet de cette résolution, où l’intensité de l’amour maternel avait pour auxiliaire les profondes rancunes de la femme autrefois outragée, rendit à la malade cette énergie physique qui lui manquait depuis des jours. Elle voulut, le matin même, aller en personne à la villa Cyané pour constater de ses yeux l’avancement des travaux. Elle eût pu s’y installer dans les vingt-quatre heures, n’était le retard de la fête. Après avoir parlé à l’homme chargé de la garde et lui avoir donné des instructions plus pressantes encore, elle rentra pour recommander aux femmes de chambre qu’elles préparassent les malles aussitôt, afin de n’attendre pas même une matinée de plus, même une heure dans cet hôtel maintenant détesté, quand la villa serait prête. Ni ce jour-là, ni le lendemain, elle ne quitta sa fille d’un pas, sous ce prétexte justement qu’Annette et Catherine se trouvaient occupées à ce hâtif emballage. Elle la conduisit elle-même à la promenade, bien sûre qu’en sa compagnie personne n’aborderait, ne regarderait seulement son enfant. Elle devait avoir trop vite la preuve que ses forces ne lui permettaient pas cette surveillance quotidienne, dont sa jalousie maternelle de ce moment lui faisait presque un besoin. Cette fête de Noël, dont les premières heures avaient été marquées pour elle d’une telle émotion, à cause de la lettre de Francis Nayrac, était tombée un mercredi. Elle devait entrer dans sa villa définitivement le samedi. D’être sortie, deux jours de suite, le matin et après le déjeuner, l’avait épuisée à un tel point que le vendredi elle se sentit trop faible, fût-ce pour une promenade en voiture, d’autant plus qu’un Sirocco s’était levé, un de ces vents que le voisinage trop proche de l’Afrique rend si cruels en Sicile. Ils semblent rouler avec eux toute l’asphyxie brûlante du désert. Après avoir gardé Adèle la matinée entière dans sa chambre, et la trouvant un peu pâle, elle pensa qu’elle ne l’exposerait à aucune rencontre si elle l’envoyait avec le coupé jusqu’à la villa sous la conduite des deux servantes, qui devaient y donner un dernier coup d’œil. Elle eut cependant la précaution de prévenir Annette, à qui elle dit son mécontentement pour la conversation de l’autre soir, et elle ajouta :

— « J’ai mes raisons pour que vous ne permettiez pas à ces dames en particulier de parler avec Adèle… »

— « J’obéirai à Madame, » répondit la vieille fille avec une physionomie de caniche grondé. L’appréhension d’une nouvelle faute à confesser se mélangeait dans la brave créature au regret de la première. « Mais alors, » continua-t-elle, « Madame sera peut-être fâchée. On ne savait pas. Ces dames avaient l’air si bien… Enfin il faut que je déclare à Madame que je n’ai pas cru mal faire en disant à la femme de chambre de ces dames que nous quittons demain… »

Quoique cet innocent bavardage lui fût en effet souverainement désagréable, parce que l’écho pouvait en parvenir jusqu’à Francis et lui apprendre trop tôt leur départ, Pauline calma de son mieux le remords de la fidèle bonne. Il révélait une si absolue soumission. Elle se reprocha de n’avoir point, dès le premier jour de son arrivée et par un morbide scrupule, donné cet ordre précis à la vieille fille. Elle était si sûre de ce dévouement qui ne discutait pas, qui ne cherchait pas de motifs aux instructions reçues. Mais quand il s’agit de volontés qui touchent de trop près aux mystères les plus douloureux de notre vie, de seulement les énoncer devient quelquefois un effort auquel nous ne nous résignons qu’à la dernière extrémité. Depuis la lettre reçue l’autre matin, Pauline était arrivée à cette extrémité. Du moins elle vit partir sa fille et ses deux gardiennes sans la moindre appréhension. Elle était bien certaine que son désir, cette fois, serait accompli, et que, dans une heure, la petite lui reviendrait, ayant pris un peu d’air dans l’assez vaste jardin attenant au villino. Et elle-même, elle commença d’utiliser cette heure de complète solitude, en procédant à de petits arrangements plus personnels. Elle allait, enveloppant des cadres, déchirant des factures, jetant au feu quelques papiers et ne s’apercevant pas du temps qui passait, quand il lui sembla entendre que l’on frappait à la porte du salon, puis que cette porte s’ouvrait et se refermait. Elle se dit que sans doute quelque domestique apportait un paquet ou bien une lettre. De sa chambre elle demanda qui était là, et, comme on ne répondait point, cette idée absurde lui traversa l’esprit, que Francis Nayrac, ne recevant pas de réponse à sa lettre et ayant appris qu’elle quittait l’hôtel, avait vu sortir la petite et les deux bonnes, puis qu’il avait voulu profiter de sa solitude pour la forcer à une explication. Mais non ! Une pareille audace et si contraire à ce que doit un homme bien élevé n’était pas possible, même de lui. Elle haussa les épaules à la chimère de sa propre imagination, et elle demanda de nouveau : « Qui est là ?… » Pas de réponse encore. Elle pensa que, bien plutôt, un des locataires de l’hôtel s’était, comme il arrive, trompé de chambre, et que, s’apercevant de son erreur, il avait refermé la porte aussitôt après l’avoir ouverte. À tout hasard, elle voulut vérifier par elle-même et elle passa dans le salon… — Francis Nayrac était devant elle !…

Le jeune homme se tenait debout, la main appuyée sur une table où la petite Adèle avait disposé les cadeaux reçus trois jours auparavant. Si Pauline avait gardé à travers le saisissement dont elle était secouée toute entière la force d’observer et de raisonner, elle aurait trouvé dans un détail bien vulgaire, mais bien significatif, la preuve du coup de folie qui l’avait précipité à cette démarche insensée. Il était monté chez elle sans chapeau. Évidemment il avait su le très prochain départ de Mme Raffraye. Il avait aperçu les deux femmes de chambre s’en allant avec la petite fille, et il était venu, sûr de la trouver seule, non pas pour la menacer, comme elle pouvait s’y attendre, et pas davantage pour engager avec elle une conversation d’habileté ou de diplomatie. Son visage contracté, ses yeux douloureux, ses lèvres tremblantes, tout dans sa personne disait qu’il ne voulait rien, qu’il ne projetait rien. Une irrésistible impulsion lui avait fait prendre le seul moyen d’obtenir, d’arracher à Pauline… quoi ? Un aveu, une promesse, une espérance ? Il l’ignorait lui-même. À un certain degré de fièvre intérieure, l’on devient malade si l’on n’agit point, si quelque démarche frénétique ne traduit point au dehors le mouvement d’idées dont on est comme dévoré. La passion paternelle, si étrangement entrée dans ce cœur par le coup de foudre d’une saisissante reconnaissance, l’avait déjà exalté jusqu’à ce degré-là. Mais cette passion soudaine et ses ravages, cette solitaire et silencieuse agonie d’une âme déchirée entre la plus chère espérance d’avenir et l’apparition d’un grand devoir méconnu dans le passé, tous les épisodes follement rapides de cette silencieuse tragédie intérieure, Pauline ne pouvait pas les deviner rien qu’à la vue de cet homme qu’elle avait tant appris à redouter. Elle comprit seulement qu’il se permettait la plus monstrueuse violation de sa liberté, et ce fut d’un accent où vibraient toutes les énergies de la colère et de la fierté qu’elle lui dit :

— « Vous allez sortir, monsieur, et tout de suite… Ou bien je sonne. Je suis ici chez moi et je ne veux pas vous recevoir… Allez-vous-en… »

Tandis qu’elle lançait cette brutale injonction qu’accompagnait un regard plus dur encore, Francis avait frissonné, comme si, arrivé dans cet appartement sous le coup d’un véritable accès de somnambulisme, cette violence l’eût soudain rappelé à la sensation de la réalité. Il serra le bord de la table sur laquelle il s’appuyait, pour s’empêcher de tomber. Mais il continua de se taire et il ne fit pas un mouvement du côté de la porte. Avec une énergie plus implacable, Pauline répéta : — « Vous allez sortir… » — et, sans le quitter de ses terribles yeux, la main tendue, d’un pas décidé, elle marcha vers le coin de la chambre où se trouvait le timbre électrique. Quelques secondes de plus, et elle sonnait. Cette fois, il ne lui laissa pas le temps d’agir, et, d’un geste tout ensemble brusque et suppliant, il lui prit le bras pour l’arrêter :

— « Non, » disait-il, « vous n’appellerez pas. Vous ne me défendrez pas de vous parler. De quoi avez-vous peur ?… Vous voyez bien que je ne suis pas venu ici dans des idées de vengeance… Cinq minutes seulement, je ne vous demande que cinq minutes et puis je m’en irai… Mais pas avant de vous avoir parlé !… C’est vrai que je n’avais pas le droit de forcer votre porte… Vous partez. Vous n’avez pas répondu à ma lettre. Je n’ai pas pu supporter de ne pas m’être expliqué avec vous avant ce départ. Il faut que vous m’écoutiez. Il le faut… Vous m’avez fait tant de mal dans ma vie. Vous ne me ferez pas encore celui de me refuser cet entretien… Vous me le devez, voyez-vous, quand ce ne serait que par justice et pour que je vous pardonne toutes mes misères… »

Au moment où le jeune homme avait saisi le bras de Mme Raffraye, cette dernière s’était dégagée, en reculant de quelques pas, comme si ce contact lui infligeait un trop douloureux frémissement d’horreur. Puis elle était demeurée immobile, sans plus essayer de couper court immédiatement à cette conversation. Elle avait pourtant été d’une entière bonne foi en menaçant Francis et en s’élançant pour sonner. Elle eût sans doute contraint le jeune homme à partir, comme elle le lui avait enjoint tout de suite, soit par quelque cri, soit en se retirant dans sa chambre, dont la porte restait ouverte derrière elle, s’il s’était contenté de la supplier. Mais il avait mêlé à cette supplication des phrases qui touchaient ce cœur de femme à une place trop ulcérée et depuis trop d’années. Il avait parlé comme une victime, lui, le bourreau ; comme un juge, lui, le coupable ! « Je ne viens pas avec des idées de vengeance !… Vous m’avez fait tant de mal !… Pour que je vous pardonne !… » Il avait osé proférer ces mots. À les entendre, Pauline avait senti tressaillir et palpiter en elle cet impérieux, cet irrésistible appétit d’équité qui soulève toute créature humaine contre la calomnie. Cette révolte fut plus forte en elle que la prudence et que le parti pris, et elle répondit :

— « Ainsi, vous en êtes encore là, à me parler de vengeance, du mal que je vous ai fait, de pardon, — de votre pardon !… Vous le voyez bien que nous n’avons rien à nous dire. Quand un homme a traité une femme comme vous m’avez traitée, il s’est pour toujours interdit tout rapport avec elle… Si je méritais vos outrages, je suis une misérable et vous n’avez rien à faire chez moi. Si je ne les méritais pas, c’est vous qui êtes un misérable, et je ne veux pas de vous ici. Mais allez-vous-en, monsieur. Je vous répète que je vous ordonne de vous en aller… »

Elle s’était animée en parlant, et un peu de sang avait rosé son pâle visage. L’éclat redoublé de ses yeux gris avait éclairé sa physionomie d’ordinaire comme ternie par la souffrance. Francis eut un instant l’hallucination d’avoir devant lui la Pauline Raffraye d’autrefois, dont l’orgueil affrontait si âprement le sien. Lui-même, le flot de haine qui l’inondait de fiel la veille encore, faillit lui rejaillir aux lèvres en paroles atroces. Mais sa pensée lui représenta l’enfant, et il répondit, il eut le courage de répondre :

— « Pardonnez-moi si je vous ai froissée en quelque chose. Dieu m’est témoin que je ne suis pas venu réveiller ce qui doit être mort pour nous deux. Ma lettre vous le disait, et je vous le répète. Ce n’est ni de vous ni de moi que je voulais vous entretenir. C’est d’une autre personne… » et il ajouta, presque à voix basse ; « C’est d’Adèle, c’est de notre fille… »

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Le cri de la mère l’interrompit. Elle s’avançait vers lui d’un mouvement si sauvage, qu’à son tour il recula, malgré lui.

— « Taisez-vous, » lui disait-elle, « taisez-vous. Ne prononcez pas ce nom. Je vous le défends. Ma fille est à moi, à moi seule, entendez-vous ? C’est moi qui l’ai nourrie, c’est moi qui l’ai élevée, c’est moi qu’elle aime… Est-ce qu’elle vous connaît, vous ? Est-ce qu’elle vous a vu seulement, vous ? Est-ce que pendant dix ans vous avez essayé une seule fois de vous rapprocher d’elle, vous ? Qu’est-ce que vous venez faire dans notre vie, maintenant ?… » Et, avec une ironie plus âpre encore : « Vous oubliez ce que vous avez cru, ce que vous croyez encore de moi, ce que vous m’offriez de me pardonner tout à l’heure avec tant de générosité. Quand une femme sort de chez un amant pour courir chez un autre, et quand on le sait comme vous l’avez su, de manière à la jeter là, comme une chose qui dégoûte, sans un regret, sans un remords, est-ce qu’on s’intéresse à l’enfant de cette femme ? On les laisse toutes deux dans la boue, comme vous m’avez écrit de Marseille. Et j’y reste, dans cette boue, mais avec ma fille… »

— « Ah ! » reprit Francis, d’une voix plus basse encore et avec l’accent d’un infini découragement, « la haine encore, toujours la haine ! Ah ! Que c’est triste !… Et moi, j’arrive à vous le cœur plein de cette certitude que j’ai lue sur le visage de cette pauvre enfant qui devrait être en dehors de toutes ces rancunes, tout effacer entre nous, tout apaiser… Car c’est ma fille aussi, à moi. Je vous défie de le nier, et vous le nieriez que je saurais que vous mentez. Mais vous ne le nierez pas. Il y a des évidences qui ne permettent pas le doute. Et vous me parlez comme à un ennemi, comme à un bourreau !… Est-ce d’un méchant homme, cependant, je vous le demande, d’avoir cédé du premier jour à cette voix du sang contre laquelle je n’ai pas discuté une heure, je vous jure ? Est-ce d’un homme cruel, d’avoir ouvert tout mon être à ce sentiment de paternité, lorsque, dans ce jardin, j’ai reconnu sur cette chère petite figure cette ressemblance, cette identité avec Julie ?… Mon Dieu ! Il eût été presque naturel que, dans les circonstances où je me trouvais, où je me trouve, je voulusse demeurer étranger, absolument étranger, à son avenir, même en la sachant ma fille. Je l’aurais dû, je crois. Je l’ai tenté… Je n’ai pas pu. Je ne peux pas. C’est cela que j’ai tenu à vous dire tout simplement… Et j’ajouterai : nous nous sommes bien misérablement aimés, nous nous sommes bien déchirés, bien détruits l’un l’autre. Si je vous ai fait souffrir, j’ai tant souffert par vous !… Oublions-le, pour ne plus rien savoir, sinon que vous avez été une très bonne mère et que je suis prêt, moi, non pas à revendiquer mes droits de père, mais à en accepter le plus humble devoir, celui de ne plus jamais perdre Adèle de vue. Si c’est un rêve que d’avoir souhaité des relations possibles entre nous, ce n’est pas celui d’un homme vindicatif, avouez-le… Oui, je rêvais que cette rencontre en Sicile, si étrange qu’elle m’a donné l’impression d’une destinée, d’une Providence, servît de point de départ à des rapports nouveaux entre nous et vraiment dignes de ce que doit apporter de réconciliation la présence innocente d’une enfant. Ce voisinage les rendait si faciles, ces rapports ! Il m’aurait tout naturellement permis d’être là plus tard, dans l’ombre, si jamais Adèle avait besoin d’un protecteur… Sa grâce est si unique ! N’avez-vous pas compris qu’elle n’a pas touché que mon cœur ?… »

— « Ainsi, c’est vrai, c’est bien vrai, vous avez rêvé cela !… » fit Pauline. Elle avait maintenant dans la voix, non plus la colère de tout à l’heure, mais une amertume affreuse, et Francis y eût discerné, s’il eût pu lire jusqu’au fond de cette âme en détresse, la haine irréfléchie, instinctive, passionnée, qu’elle portait à son mariage, — la preuve, par conséquent, que tant de rancune accumulée ne l’avait pas guérie entièrement de lui. — «… Vous avez osé rêver cela, cette monstruosité, ma fille et moi entre vous et… » Elle ne prononça pas de nom, mais, tragique, les coins de ses lèvres relevés et comme jouissant de venger ses propres blessures en enfonçant un couteau dans le cœur de son ancien amant : « Jamais, » insista-t-elle, « cela ne sera jamais, jamais, entendez-vous ? Oui, elle est votre fille, et elle est morte pour vous. Oui, c’est le vivant portrait de Julie, je le sais comme vous, et je sais aussi que vous ne la reverrez plus jamais, jamais. Et tant mieux si vous êtes sincère, car vous souffrirez. Oui, il y a une destinée dans notre rencontre. Oui, la Providence a voulu que justice se fît. Comment ! Vous auriez eu derrière vous, dans votre passé, ce crime d’avoir égorgé une malheureuse qui croyait en vous, elle, avec toute sa jeunesse, avec toute sa naïveté, de l’avoir séduite pour l’insulter ensuite, la brutaliser, la calomnier, l’abandonner. Vous auriez été l’assassin de ma vie, de mon bonheur, de ma conscience, de tout ce que j’avais en moi de noble et de tendre, et vous auriez été heureux !… Non ! Non ! cela ne sera pas. De nous deux c’est moi qui ai trop souffert, c’est à votre tour… »

— « Et moi je vais vous dire aussi de vous taire et que vous n’avez pas le droit de me parler de la sorte, » s’écria Francis. Cette attitude de martyre qu’il considérait comme la plus abominable des hypocrisies l’indignait de nouveau, au point de lui ôter la maîtrise de lui-même, et, mélangeant ses anciennes fureurs d’amant trahi à ses tendresses paternelles d’à présent, il continuait : « Ah ! Que vous êtes bien la même que j’ai connue, toute en orgueil, et toute en mensonges ! Et vous ne comprenez pas qu’en me repoussant de cette manière, c’est à l’enfant que vous risquez de faire du tort ?… Vous lui en avez fait pourtant assez en la privant, par vos trahisons, d’un père qui n’eût été pour elle que dévouement et qu’amour. Et s’il ne l’a pas été, s’il lui a fallu pour reconnaître sa fille presque un miracle, à qui la faute ?… »

— « À vous, » répondit Pauline, « à vous seul… Vous me dites que je suis toujours la même, et vous ne vous apercevez pas que c’est vous qui n’avez pas changé, vous dont l’infâme brutalité d’homme vient encore me martyriser, m’outrager, sans que vous ayez seulement pour excuse cette honteuse jalousie d’autrefois… Et j’aurai vécu dix ans comme j’ai vécu, abîmée de désespoir dans ma solitude, usant ma jeunesse à pleurer, pour retrouver devant moi cette même horrible calomnie… Non. Ce n’est pas vrai. Je ne vous ai pas trahi. Non, je n’ai pas mérité cette insulte !… Mais regardez-moi donc en face, si vous l’osez. Est-ce que j’ai les yeux, la voix, la figure d’une femme qui ment ? Cela se reconnaît pourtant, la vérité. Cela doit se reconnaître, ou Dieu ne serait pas Dieu… Est-ce que j’ai intérêt à vous mentir, aujourd’hui, puisque c’est la dernière fois que nous nous serons parlé et que je vous chasse, entendez-vous, que je vous chasse ?… Mais je la dirai, je la gémirai, je la crierai, cette vérité. Non, je ne vous ai jamais menti ; non, je n’avais jamais été coquette même avec de Querne. Non, mon amitié pour ce pauvre Vernantes n’était pas coupable. Non, je ne suis pas allée chez lui comme vous m’en avez accusée. Non, non. Ce n’était pas moi la femme que vous avez vue descendre à sa porte. Ce n’était pas moi ! Ce n’était pas moi !… » répéta-t-elle, et elle ajouta avec une sombre mélancolie : « Je suis bien malade, je peux m’en aller demain, dans six mois, dans un an. On ne ment pas si près de la mort. Je vous le jure, j’étais innocente… »

Il y a dans les affirmations d’une créature humaine aussi voisine en effet de l’autre rivage, du mystérieux et redoutable pays où nous attend le Juge que l’on ne trompe pas, lui, une solennité et comme une force souveraine contre laquelle on peut se redresser plus tard. Sur le moment on la subit, quelque preuve qu’on ait à lui opposer. Francis venait tout à l’heure encore d’accabler Pauline sous le poids d’un mépris qu’il croyait absolument justifié. C’était l’honneur même de sa vie sentimentale qui était en jeu, et cependant la sincérité de cette femme lui apparut comme si évidente, comme si terrassante, qu’il ne trouva rien à répondre, sinon, avec une angoisse redoublée et qu’il ne dissimula point, ces quelques mots :

— « Si c’était vrai, comment m’avez-vous laissé partir ? Comment ne m’avez-vous pas répondu ? Comment ne m’avez-vous pas rappelé ? Comment ne m’avez-vous pas parlé il y a neuf ans comme vous me parlez aujourd’hui ?… »

— « Comment ? » gémit-elle, « Mais est-ce que je pouvais ? Mais vous avez donc tout oublié, et cet outrage quotidien de vos soupçons pendant des mois, et votre doute meurtrier, et le reste !… Vous avez oublié que vous m’avez frappée, oui, frappée comme une fille !… On perd courage devant un certain excès de cruauté. Et puis, est-ce que vous m’auriez crue ? Est-ce que vous me croyez ? Est-ce que vous me croirez dans une heure ? Est-ce qu’il y a des preuves ? Est-ce qu’on lutte contre des fatalités comme celle qui m’a fait sortir le jour même où vous avez vu cette créature entrer chez l’ami dont vous aviez la folie d’être jaloux ? Une ressemblance de démarche et un manteau !… Voilà les raisons qui vous ont suffi, à vous, pour m’accuser du plus ignoble dévergondage, pour mépriser, pour fouler aux pieds mon pauvre amour… J’ai désespéré, voilà tout. Et lorsque je me suis vue sur le point d’être mère, et seule, toute seule, à jamais seule, est-ce que je pouvais m’abaisser à vous rappeler ? Vous n’auriez pas cru à votre sang… Vous y croyez, dites-vous aujourd’hui. Ah ! C’est trop tard… Vous avez tout souillé, tout brisé, tout flétri, tout tué… Par pitié, allez-vous-en… Je vous en supplie, allez-vous-en. Je ne peux plus le supporter… »

Elle avait pâli en prononçant ces dernières paroles, d’une pâleur de morte. Elle mit les deux mains sur sa poitrine, comme si elle voulait en arracher réellement un couteau dont la pointe la déchirait. Elle dit : « Que je me sens mal !… » Francis n’eut que le temps de se précipiter pour la soutenir. Elle s’était évanouie. Les secousses de cet entretien avaient été trop fortes pour cet organisme épuisé. Le jeune homme affolé la prit dans ses bras pour la soulever de terre et la porter sur son lit. Même dans son trouble épouvanté, ce lui fut une impression navrante que de sentir le dépérissement de ce pauvre corps qu’il avait porté de la même manière à d’autres heures, si jeune alors, si souple, si frémissant de passion et de volupté. Il entra dans la chambre de la malade avec ce fardeau d’agonie, et il était dans l’alcôve à disposer des oreillers sous ces cheveux dont il maniait les masses pâlissantes, à battre les paumes de ces mains moites d’une humidité froide, à frotter ces tempes jaunies et maigries, quand il entendit, lui aussi, ce même bruit d’une porte ouverte et refermée dans le salon, qui à son entrée avait fait peur à Pauline et qui lui fit à lui une peur pire encore. Qui était-ce ? Il avait vu Adèle et les deux femmes de chambre sortir, et la certitude de trouver Mme Raffraye seule l’avait décidé à l’audace de cette dangereuse démarche. Il eut une seconde cette affreuse inquiétude qu’Henriette avait su qu’il était là et qu’elle était montée. Il l’avait quittée sur le prétexte si gauche d’une lettre à écrire, et elle l’avait suivi d’un si étrange regard. Mais non, c’était la petite Adèle qui avait raccourci un peu sa promenade à cause de la violence du Sirocco et de la poussière aveuglante que ce vent soulève. Elle arrivait toute joyeuse de rentrer plus tôt, accompagnée d’Annette. Elle passa en courant du salon dans la chambre à coucher dont la porte était demeurée ouverte. Elle vit Mme Raffraye sur le lit, au chevet le jeune homme qu’elle reconnut pour l’avoir eu presque à côté d’elle dans la soirée de l’avant-veille. Elle jeta un cri de terreur et elle appela sa mère en se précipitant vers elle, avec des baisers passionnés que la malade sentit à travers sa défaillance, car ils lui rendirent la force de se relever à demi. Elle prit, elle aussi, sa fille entre ses bras, par un geste de protection jalouse, et ce réveil de la maternité fut si puissant qu’il lui donna l’énergie de sauver ce qu’elle pouvait sauver d’une situation tragique. Car, regardant en face Francis, dont les traits décomposés trahissaient l’angoisse, elle lui dit, pour lui donner la force de se dominer et lui fournir un prétexte qui expliquât sa présence :

— « Je vous remercie, monsieur, de m’avoir aidée à rentrer. Sans votre aide je n’aurais jamais pu remonter cet escalier… Annette, voulez-vous reconduire Monsieur ?… »

Et elle eut l’énergie de sourire et d’incliner sa tête en signe de remerciement et d’adieu, — quel sourire, quel remerciement et quel adieu !