La Terre promise/XI

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 344-372).


Malgré cette exhortation de vaillance que Mme Scilly avait adressée à Henriette, la pauvre femme ne fut pas beaucoup moins triste que sa fille durant l’après-midi et la journée qui suivirent. D’abord elle ne voyait aucun changement survenu dans cet étrange état nerveux de la malade qui n’avait, depuis le commencement de sa crise, ni mangé, ni dormi, ni pleuré. Il semblait que toutes les fonctions fussent suspendues dans cet organisme, comme frappé d’un coup trop fort par la soudaineté de la funeste révélation. Mme Scilly demeurait épouvantée devant le visible déconcertement du médecin, et elle appréhendait que cette secousse aussi cruelle qu’inattendue n’eût atteint la vie de son enfant dans sa source profonde. Elle savait, pour avoir eu tant de peine à reconquérir un peu d’énergie lors de sa plus grande épreuve, que le chagrin tue quelquefois, d’une manière aussi lente, aussi sûre que le plus meurtrier poison. Puis la date elle-même augmentait sa mélancolie, cette fin d’année qu’elle s’était attendue à passer dans le rayonnement d’un bonheur qui lui manquait autant que le soleil, — car la pluie s’était mise à tomber, une de ces pluies comme il en tombe dans ces contrées de l’extrême Midi, une cataracte d’eau démesurée et intarissable. — Quel accompagnement que cette monotone rumeur de déluge aux impressions qu’infligeait à la mère inquiète la correspondance du jour de l’an qui commençait d’arriver ! C’étaient des lettres de leurs amies de Paris, toutes pleines de ces souhaits dont la simplicité n’est que banale lorsque nous nous trouvons les recevoir dans une situation d’esprit et de cœur ordinaire. Mais quand nous portons au dedans de nous une plaie cachée, ces vœux de félicité nous sont une ironie qui la fait si aisément saigner ! Ces lettres parlaient à Mme Scilly de la paix morale qu’assurait à sa convalescence la joie profonde des deux fiancés. Elles l’enviaient, ces lettres imprudentes, d’avoir pu donner à sa fille le cadre lumineux de ce tiède pays autour de ses saintes amours. Dans ces lettres comme dans les dépêches qui les accompagnaient, le mot de bonheur passait et repassait sans cesse. Le monde, que les misanthropes accusent d’être si complaisamment cruel, ne l’est jamais plus qu’aux heures où il ne soupçonne pas sa cruauté ? La comtesse l’éprouva durant ces deux journées avec une telle force qu’elle voulut épargner cette émotion à sa fille en ne lui donnant rien à lire encore de ces billets ou des télégrammes. D’ailleurs Henriette ne les demanda pas. Il semblait que la sensation du temps fût abolie en elle, et le regard fixe qui continuait de brûler dans ses yeux ne voyait même pas un écrin au chiffre F N posé sur sa commode et qui enfermait le cadeau qu’elle avait voulu tenir tout préparé pour Francis. Quoique cet étrange oubli des dates fût en un certain sens un bienfait, il augmentait l’épouvante de la comtesse. Elle en était, au matin du 1er janvier, à se demander si elle devait ou non rappeler sa fille au sentiment de la réalité en lui souhaitant elle-même cette fête, ou bien la laisser dans cette sorte d’oubli absorbé de toutes choses, quand un incident facile à prévoir vint la décider à une nouvelle tentative en faveur du jeune homme. Elle reçut de lui, dès la première heure, une lettre qu’il avait dû envoyer de Catane par un messager spécial, car elle ne portait pas le timbre de la poste. Avec cette lettre toute remplie des plaintes que Mme Scilly avait pu pressentir, était une boîte longue et plate, sur laquelle il avait inscrit le nom et l’adresse de celle dont il ne savait même plus si elle était encore sa fiancée. La mère enleva le couvercle d’une main tremblante à la fois et curieuse. Un arome de fleurs emplit la chambre, et elle vit, couchée dans un lit de larges violettes, une de ces frêles statuettes de terre cuite, chef-d’œuvre de l’art antique, comme elle se rappela en avoir admiré quelques-unes en compagnie des deux jeunes gens au musée de Palerme. C’était l’image d’une femme drapée et qui penchait, avec une grâce délicate, presque souffrante, sa tête un peu petite et chargée d’une couronne. La ligne mince du svelte corps apparaissait à travers le voile. Un demi-sourire flottait autour de la joue et des fines lèvres. Des traces d’un coloris presque effacé nuançaient les plis du vêtement de leurs teintes douces, et cette forme exquise, qui révélait un songe de beauté caressé par des yeux fermés depuis plus de vingt siècles, semblait plus touchante encore, soutenue, enveloppée, bercée par les sombres et odorantes corolles de ces fleurs toutes jeunes. Il y avait dans cette simple manière d’offrir cet objet si rare un rappel si tendre des heures les plus pures d’une intimité déjà bien lointaine ! Mme Scilly, qui n’avait eu pourtant de cette intimité que son réchauffant reflet, sentit profondément cette tendresse. Elle resta longtemps à relire la lettre tour à tour et à regarder la fragile statuette Sicilienne. Enfin elle dit à voix haute : « Il faut essayer… » Et prenant la boîte et son couvercle, elle vint les déposer sans rien dire dans la chambre et sur le lit d’Henriette. Cette dernière reconnut sur un de ces deux objets l’écriture de Francis. En même temps, elle aperçut la couleur claire de la terre cuite dans son linceul de fleurs, et le sourire de la fine tête un peu penchée lui arriva presque à la même seconde que le parfum des violettes. Le souvenir se fit trop présent des bonheurs qu’elle avait goûtés avec son fiancé dans cette douce Sicile. C’était leur symbole si discret, si humble, si pénétrant ! Les épaisses et fraîches violettes lui parlaient de leurs promenades dans les jardins, du sortilège dont les avait enlacés la magie de cet hiver méridional, et la fragile statuette y mélangeait l’évocation de l’éveil qui s’était fait dans son intelligence de jeune fille, à rencontrer pour la première fois dans cette île, où Platon fut esclave, les reliques toujours vivantes de l’art le plus noble qui ait jamais paré d’idéal la vie humaine. Comme elle avait aimé cette nature, cet art, ces jardins fleuris de violettes pareilles à celles-ci, de roses, de mimosas, de narcisses, et ces salles de musée dans lesquelles s’amoncellent les bas-reliefs, les bronzes, les débris des temples, fragments sacrés où palpite toujours une âme de beauté ! Oui, comme elle avait aimé ce pays de lumière ! Comme elle l’avait aimé, parce qu’elle y aimait celui qu’elle s’était choisi pour compagnon de toute sa vie ! Et maintenant c’en était fait de ce bonheur. Elle eut alors, devant l’évidence du contraste entre ce passé si récent et ses chagrins actuels, un tel accès de tristesse que les larmes lui vinrent pour la première fois depuis ces deux cruelles journées, et, à travers ces larmes, toujours elle voyait la gracieuse statuette lui sourire et toujours elle respirait l’arome des caressantes fleurs, jusqu’à ce qu’elle repoussa le funeste cadeau en gémissant :

— « Ah ! cela fait trop mal ! C’est trop souffrir !… »

— « Pleure, mon enfant, » répondait Mme Scilly, « pleure et n’essaye pas de retenir tes larmes… Pleure sur toi, pleure sur lui, et tu le plaindras et tu lui pardonneras, et vous serez sauvés… »

En disant ces mots, la mère avait presque un éclair de joie sur son visage. Elle sentait qu’avec ces larmes l’affolement s’en allait de ce cœur noué d’une si cruelle contraction intime. La vie revenait, comme elle revient après une chute de cinquante pieds, quand l’homme, d’abord étourdi, hébété, comme tué de la secousse, recommence à se remuer ; le premier cri que lui arrache la douleur de son mouvement est aussi un cri de renaissance… À quoi comparer, en effet, sinon à une subite et mortelle descente au fond d’un abîme, ces heurts que la réalité inflige à l’âme, précipitée par une révélation soudaine de toute la hauteur de son idéal ? Entre le Francis qu’avait imaginé, admiré, aimé Henriette et celui qu’une brutale confidence lui avait montré si faible, si coupable, si lâche, entre le monde de chimères où elle avait plané et la misère morale où elle se débattait maintenant, n’y avait-il pas toute la distance qui sépare l’illusion et l’expérience, l’enthousiasme et le dégoût, l’exaltation et le désenchantement, profondeur d’abîme aussi terrible que celles des plus monstrueux gouffres des Alpes ? C’est notre histoire commune et notre grande épreuve à tous que ce passage, quand il nous faut quitter l’univers de visions sublimes où se complut notre élan premier pour descendre dans cet univers de conditions médiocres où nous devons agir. Mais d’ordinaire cette chute nous est ménagée par une série de menues déceptions successives, et ce n’est pas d’un rêve très élevé que nous tombons. Le sort n’avait pas voulu qu’il en fût ainsi pour Henriette, qu’aucune transition n’avait préparée à voir son horizon d’espérance disparaître tout entier d’un coup. Ce qu’elle pleurait en ce moment, la joue appuyée sur la main de sa mère, longuement, indéfiniment, c’était un de ces songes qui eussent fait sourire, même dans son honnête et simple milieu, ses plus innocentes compagnes de visite et de bals de l’année précédente, tant il enveloppait de naïveté. Mais s’il y a une naïveté enfantine et qui mérite ce sourire parce qu’elle suppose la présomption, il en est une autre qui mériterait de s’appeler autrement parce qu’elle est faite d’une modeste croyance à l’absolue bonne foi de ceux qui nous entourent. C’était ce songe que pleurait Henriette, celui d’un mariage avec un homme qui n’eût jamais aimé qu’elle, comme elle n’avait jamais aimé, comme elle n’aimerait jamais que lui ; — le songe de lentes, de douces années, passées, jusqu’à la mort, auprès d’un ami qui n’eût pour elle de secret, ni dans le présent, ni dans le passé, comme elle-même n’avait et n’aurait aucun secret pour lui ; — le songe d’un constant abandon à une conscience qui guiderait la sienne, à un esprit dont toutes les idées seraient aussi ses idées, dans les moindres pensées duquel elle trouverait sans cesse une raison de l’aimer davantage. Ce songe, elle avait cru le réaliser, elle l’avait réalisé, tant Francis s’était, sincèrement et par besoin de lui plaire, modelé tout entier sur les désirs de sa fiancée. L’appétit d’émotion sentimentale qui était le trait dominant de ce singulier caractère l’avait instinctivement plié aux manières d’être grâce auxquelles Henriette et lui éprouveraient les plus complètes, les plus profondes voluptés d’âme. Hélas ! Plus il avait été accompli dans l’art de lui plaire, plus elle devait pleurer maintenant, plus elle devait apercevoir cette nature d’homme, qu’elle avait jugée si conforme à son rêve, sous un jour affreux de monstruosité morale. À toute la hideur que prenait pour ses yeux virginaux cette triste mais banale histoire d’un adultère et d’une rupture, une autre hideur se joignait, celle d’une comédie infâme jouée par celui qui, continuant son rôle d’hypocrite, imaginait cette délicate manière de se rappeler à elle en lui envoyant cette fine statuette parmi ces fleurs. Et à sa mère qui continuait de la bercer avec des paroles de pitié consolante elle répondait, manifestant par le seul cri de révolte qu’elle dût jamais proférer, le tragique ébranlement dont nous secoue notre première forte impression de l’iniquité de la vie :

— « Non. C’est trop souffrir, et je ne l’ai pas mérité… Si j’avais été une mauvaise fille, si j’avais voulu me fiancer malgré vous, maman, ou bien si je m’étais mariée pour une fortune, pour un titre, avec cette unique idée d’aller dans le monde et de m’amuser, alors j’aurais été punie, et c’était juste !… Mais le bon Dieu, qui sait tout, sait aussi que j’avais un si ferme propos de faire mon devoir. Il n’est donc pas le bon Dieu puisqu’il me frappe si durement ?… »

— « Que je suis peinée de t’entendre parler ainsi, » interrompit la mère, « ou plutôt de te voir sentir d’une manière pareille ! Et sais-tu si, tout au contraire, l’épreuve que tu traverses en ce moment n’est pas un bienfait ? Oui, un bienfait… Suppose que vous eussiez rencontré cette femme et cette petite fille, Francis et toi, une fois mariés, et que tu eusses appris alors ce que tu as appris avant-hier ? Ne te plaindrais-tu point de n’avoir pas eu cette triste révélation quand tu étais libre encore, avant de t’être engagée pour toujours ?… »

— « Avant ou après, » dit la jeune fille, « en quoi l’injustice serait-elle moindre ? Qu’ai-je fait pour mériter d’être atteinte dans ce que j’avais de plus cher au monde, dans cet amour qui était tout mon orgueil, toute ma joie de vivre, toute mon espérance ?… »

— « Il l’était trop sans doute, ma pauvre enfant, » répondit la mère d’une voix profonde. « Que serais-je devenue, que serais-tu devenue toi-même, si j’avais eu le malheur, il y a quinze ans, de penser ce que tu penses aujourd’hui, lorsque j’étais au chevet du lit de mort de qui tu sais ? Et lui aussi, il était tout mon orgueil, toute ma joie de vivre, toute mon espérance. Il était davantage encore puisque tu étais sa fille, et que j’avais besoin de son appui pour t’élever… J’ai triomphé du désespoir cependant, parce que je croyais, et quelle différence y a-t-il, en effet, entre croire et ne pas croire, entre avoir de la religion et n’en avoir pas, si cette religion ne nous sert de rien dans nos peines ? Lorsque tu dis le matin et le soir : « Notre Père, » que signifient pour toi ces mots, si tu ne penses pas que celui à qui tu parles ainsi s’occupe de toi avec une sollicitude égale à celle qu’aurait ton père, s’il vivait ? Quand tu dis : « Que votre volonté soit faite… » qu’est-ce que cela signifie encore, si tu te révoltes à la première épreuve, et si tu t’établis comme le juge de cette volonté divine ? Quand tu lis dans l’Évangile que tous les cheveux de notre tête sont comptés, quel sens attaches-tu à cette phrase, si tu n’admets pas que rien n’arrive qui n’ait été permis, pesé, ordonné là-haut ?… Je te disais de te laisser aller à pleurer tout à l’heure, et je te dis maintenant de te laisser aller à prier. Oui, prions ensemble pour que tu ne sentes plus jamais comme je viens de te voir sentir. Prions pour que tu comprennes de nouveau que la main de Dieu est dans tout cela… Elle est partout, et tu le sais bien. Prions pour qu’il te fasse la grâce de seulement t’en souvenir… »

En faisant ainsi appel aux sentiments religieux de sa fille, la comtesse manquait à un programme qu’elle s’était imposé depuis des années. La différence qui séparait leurs deux caractères ne s’était nulle part manifestée plus vivement que sur ce point si personnel et si intime. Chez Mme Scilly, le principe constant de la vie était la raison. Très sincèrement croyante et très pieuse, elle ne connaissait pas cette fièvre de tout l’être qui donne aux croyants qu’elle possède une soif et une faim de martyre. Pour elle, la religion était une règle, un soutien de son existence morale, une fortifiante et consolante espérance. Chez Henriette, qui tenait cette disposition de son père, de cet héroïque soldat, petit-fils lui-même d’un héros, le principe était l’enthousiasme. Elle appartenait à la race de ces âmes qui transportent toute leur sensibilité dans les idées auxquelles elles se donnent. Le mysticisme est la forme que la religion revêt presque nécessairement dans de telles âmes, car c’est en cela qu’il consiste par essence, dans le pouvoir d’aimer de tout notre cœur ce que nous croyons avec tout notre esprit. Quoique Mme Scilly n’eût pas démêlé aussi nettement cette diversité de structure mentale qui la séparait de sa fille, elle avait constaté chez cette dernière et vers la quinzième année des symptômes d’exaltation trop significatifs pour n’en avoir pas été un peu effrayée. À cette époque-là Henriette n’avait-elle pas caressé le projet de prendre le voile, avec une telle insistance que la comtesse s’était depuis lors efforcée sans cesse de modérer, ou plutôt d’assagir en elle cette trop brûlante ardeur de piété ? Ç’avait été une des raisons pour lesquelles elle s’était tant réjouie des fiançailles qui écartaient définitivement cette perspective toujours redoutée de l’entrée au couvent. Quelle mère, à moins d’appartenir à cette tribu sacrée où se recrutent les Monique, a jamais donné sa fille à Dieu, même quand elle croit absolument, sans la lui disputer par une invincible révolte de la tendresse humaine ? Mais comment la comtesse aurait-elle retrouvé ses craintes de jadis en entendant s’échapper de la poitrine étouffée de son enfant ce cri de doute, presque de blasphème, arraché par la douleur ? Elle n’avait donc pas hésité à toucher, pour la première fois, au ressort de l’émotion religieuse, si puissant dans cette nature. Elle ne comprit pas quel danger il y avait à diriger de ce côté, dans un pareil moment, les brûlantes énergies de cette âme romanesque, soudain bouleversée dans ce qui faisait depuis dix mois l’axe de son existence morale. Quand elle eut parlé, au contraire, elle se félicita tout bas de voir l’effet immédiat qu’avait produit sur ce cœur malade cet appel au seul sentiment qui pût lutter contre un tel chagrin d’amour blessé. Elle voulut augmenter cette impression en joignant l’acte aux paroles, et elle fit ce que sa fille faisait chaque soir auprès de son lit à elle, depuis des années. Elle s’agenouilla et elle dit à haute voix la sublime prière dont elle avait rappelé le début, puis la Salutation angélique, et cette litanie où il est demandé au Sauveur de nous soulager au nom de ses travaux et de ses langueurs, au nom de son agonie et de sa passion, au nom de sa croix et de son abandon, et elle-même, la mère, elle sentait s’insinuer dans les replis de son être tourmenté la grande paix reposante qu’elle souhaitait à sa fille, d’autant plus qu’au moment où elle se relevait de cette prière, celle-ci lui dit :

— « Que vous m’avez fait de bien, maman ! Vous m’avez sauvée de moi-même… Je sens que vous avez eu raison de me remettre en face de celui qui ne trompe pas… »

— « Et moi, » s’écria la mère en l’embrassant, « j’ai retrouvé ma fille… »

La joie profonde que la comtesse traduisait par ce cri et par ce baiser ne devait pas durer longtemps. Dès l’après-midi de ce premier jour de l’an, commencé sur cette espérance d’un décisif apaisement, elle put distinguer dans l’arrière-fond du regard de la malade quelque chose d’impénétrable qui lui fit demander, avec un renouveau d’inquiétude :

— « Tu ne te sens pas plus mal ? »

— « Non, maman, » répondit Henriette, et elle ajouta : « Au contraire, je n’ai jamais été aussi bien depuis des jours… »

Ces mots énigmatiques, bien loin de rassurer la comtesse, éveillèrent sa défiance au point qu’elle ne perdit pas de vue un seul des mouvements, une seule des expressions de physionomie de sa fille, ni pendant cette fin de journée, ni le lendemain qu’Henriette put passer hors de son lit. Quoique le docteur eût diagnostiqué une disparition définitive de fièvre, et quoique toutes les phrases de la jeune fille, comme toute sa personne, respirassent une espèce de sérénité, la mère continuait d’avoir peur devant cette flamme allumée dans l’arrière-fond de ces yeux, et devant cette sensation d’inexplicable contre laquelle elle se heurtait d’autant plus qu’ayant voulu reparler de Francis, le soir de ce second jour, elle n’avait obtenu que des paroles évasives :

— « Je vous en conjure, maman, ne touchons pas à ce sujet. Vous m’avez demandé de vous donner une réponse réfléchie. Quand ma résolution sera prise, je vous la dirai ; mais d’en reparler maintenant, ce serait trop risquer de m’enlever ce calme que vous m’avez rendu… »

Mme Scilly n’osa pas dire que c’était précisément ce calme qui l’effrayait et l’étrange soudaineté d’une volte-face qu’elle n’avait ni espérée si complète, ni redoutée si mystérieuse. Une fois de plus son instinct maternel avait raison, en lui faisant pressentir dans cette âme passionnée une résolution contraire à ce pardon que tout lui faisait désirer. Elle avait appris le déménagement de Mme Raffraye, et, d’autre part, une nouvelle lettre venue de Francis lui montrait dans le jeune homme une si profonde mélancolie, une si vraie tendresse pour Henriette. — Mais elle avait touché une corde dont les vibrations n’étaient pas aussi faciles à gouverner qu’elle l’avait supposé, et elle allait s’en apercevoir trop tard. Les paroles éloquentes qu’elle avait prononcées pour rappeler à la révoltée ce qui fait l’essence même et comme la moelle du dogme chrétien, à savoir la confiance en un Père céleste, avaient tout de suite déterminé chez la jeune fille ce mouvement de repentir si naturel aux cœurs qui croient absolument lorsque la passion les a, pour un instant, égarés hors de leur foi. Henriette avait donc appliqué toute sa force à prier avec sa mère, non pas seulement des lèvres, mais de tout son être. C’est avec une sensibilité ébranlée jusque dès sa plus intime profondeur qu’elle avait récité la suite de ses supplications à l’homme de douleurs, derrière lesquelles se cache cet autre dogme : le rachat des péchés du monde par l’holocauste de l’agneau, l’expiation des fautes et des crimes par le sang de l’innocente et volontaire hostie, le salut de l’impureté par le martyre de celui qui fut la pureté même. Tandis que la litanie se déroulait si mélancolique et si consolante, voici que l’aube d’une idée s’était levée sur cette âme meurtrie, qui allait grandir et l’illuminer tout entière. Il lui avait semblé tout d’un coup entrevoir une interprétation surnaturelle aux événements qui venaient de la torturer. De quoi s’était-elle plainte avec la colère d’une révolte impie, sinon d’être frappée quoique innocente et pour des fautes qu’elle n’avait pas commises ? Que lui avait-on enseigné au contraire depuis qu’elle avait commencé de recevoir le bienfait de la doctrine chrétienne ? Que notre premier devoir est de nous modeler sur la haute victime, sur l’exemplaire d’humanité divinisée dont le Crucifié a voulu être l’incarnation toujours imitable, et c’est à cet instant que cette lueur, dont sa mère s’épouvanta, avait commencé de s’allumer dans son cœur et au fond de ses yeux. Elle avait conçu la possibilité d’un projet, grâce auquel tout s’éclairerait des ténèbres où elle venait de se débattre si douloureusement, et la possibilité d’expier pour ce fiancé qu’elle jugeait si coupable, si criminel — et qu’elle aimait !

Expier ! — De la minute où ce mot se fut prononcé dans la conscience d’Henriette, il fit comme point fixe devant sa pensée, et toutes ses idées se mirent à graviter autour de cette vague et flottante formule où se résumait une aspiration au sacrifice encore vague et flottante aussi, mais dont le développement s’accomplit en elle avec la rapide et irrésistible logique de tels sentiments. Dès l’abord et toute remuée encore du discours que lui avait tenu sa mère, la jeune fille traduisit ce mot par cet autre : se résigner. Oui, se résigner, souffrir ce qu’elle souffrait courageusement, et offrir cette souffrance à Dieu comme payement de la dette contractée par Francis ! Durant les toutes premières heures qui suivirent sa conversation avec Mme Scilly, elle s’appliqua à n’écarter aucune des images qui lui faisaient le plus saigner le cœur, et chaque fois que le va-et-vient de son esprit lui rappelait un des épisodes de ces derniers jours plus particulièrement douloureux, elle s’efforçait de se le représenter avec détails au lieu de l’éviter. Elle s’enfonçait, elle se retournait cette pointe dans l’âme, et elle pensait : « Dieu me voit. Il sait comme j’ai mal. Il voit comme j’accepte, comme je bénis ce mal pour que j’efface ce que doit ce malheureux !… » Mentalement, elle faisait alors une prière, et c’étaient les minutes où elle souriait à la comtesse, de ce sourire de martyre dont cette tendre mère s’épouvanta aussitôt. Elle obtint de la sorte une espèce de détente nerveuse, et elle put dormir, pendant la nuit, de ce sommeil réparateur qui lui était refusé depuis qu’elle avait entendu la terrible confession de son fiancé. Lorsqu’elle se réveilla pour retrouver dans un sursaut de souffrance le sentiment exact de sa situation, elle se redit le même mot qu’elle s’était murmuré à elle-même la veille en s’endormant : « Expier ! Je dois expier pour lui !… » Mais soit que son cerveau reposé fût plus capable d’aller jusqu’au terme de ses idées, soit que la nécessité de donner bientôt à sa mère une réponse positive lui apparût plus clairement, elle ne se contenta point d’interpréter d’une manière aussi confuse cette formule de son sacrifice… Expier ? Elle voulait expier ? Suffisait-il pour cela de souffrir ? En se contraignant, comme elle avait fait la veille, de penser aux épisodes qui avaient déterminé la crise actuelle, son imagination se figura avec plus de netteté les personnes qui s’y trouvaient associées, cette Mme Raffraye que Francis avait aimée et cette enfant qui était la leur. Elle vit cette femme avec la maigreur consumée de son visage, sa pâleur, la ligne émaciée de sa silhouette. Cette ancienne complice de son fiancé allait peut-être mourir, dans quelle solitude et dans quel désespoir ! Qui l’avait cependant réduite à cette extrémité de misère, sinon Francis, en la suppliciant comme il l’avait avoué lui-même, en l’abandonnant ensuite et refusant de croire qu’il était le père de la petite fille ? Et cette dernière, cette fragile et sensible créature, qui s’occuperait d’elle une fois orpheline ? À qui cependant incomberaient les responsabilités de son sort au cas où elle deviendrait entièrement malheureuse, sinon à Francis encore ? N’était-il pas son père ? Ne lui avait-il pas donné la vie dans des conditions qui l’engageaient vis-à-vis d’elle d’une manière d’autant plus étroite que la pauvre enfant était exposée à plus de dangers ? En regard de ces images de mélancolie, Henriette évoqua malgré elle une autre image, celle que serait son intérieur si elle pardonnait à son fiancé. Elle se vit mariée, auprès de lui. Elle sentit qu’elle ne goûterait certes plus l’idéal bonheur qu’elle s’était promis autrefois, mais ce serait du bonheur tout de même, puisqu’elle l’aurait à elle, et la présence de celui qu’on aime, si douloureuse soit-elle, emporte par elle seule une joie plus forte que les pires soucis. Expier ? Que parlait-elle d’une expiation possible du moment que ni elle, ni son fiancé ne réparaient rien du mal que le jeune homme avait causé ? — Le réparer ? Comment ? — Il n’existait au monde qu’un moyen, et Henriette n’eut qu’à l’entrevoir, ce moyen, pour que son cœur se rejetât tout entier en arrière et que sa volonté chancelât devant l’énormité du plus grand effort qui puisse être imposé à une âme de femme amoureuse.

— « Non, » gémissait-elle, « je ne peux pas. Vous ne me demandez pas cela, mon Dieu !… Vous n’auriez pas permis que je l’aimasse comme je l’aime, pour vouloir que je le donne à une autre !… »

Ce qu’elle repoussait, en effet, avec ce mouvement d’horreur, c’était cette vision soudain aperçue : Francis effaçant lui-même tout ce qu’il pouvait effacer des funestes conséquences de ses anciennes fautes, de son adultère et de son abandon, — Francis, son Francis, occupant auprès de la petite Adèle l’unique place qui l’autoriserait à dire à cette enfant : « Ma fille, » et à s’inquiéter d’elle vraiment comme un père, — Francis dévouant sa vie à panser les blessures qu’il avait infligées à Pauline Raffraye, avec le titre qu’il avait le droit de prendre maintenant qu’elle était libre. Cette vision d’un mariage entre cette femme qu’elle haïssait malgré elle, de toute la jalousie rétrospective d’un amour passionné, et cet homme qu’elle continuait de chérir malgré le mépris, était si intolérable qu’Henriette faillit retomber dans ce désespoir furieux contre lequel sa foi seule avait prévalu. La visite du médecin, qui la trouva cependant assez reposée pour lui permettre de se lever, vint interrompre cette méditation que la jeune fille devait reprendre, attirée précisément par l’excès de souffrance qu’une pareille image enveloppait. Le premier signe auquel se reconnaît la grande exaltation mystique est celui-là : cet appétit de se meurtrir, cette frénésie de mutiler en soi la nature, que le solitaire du moyen-âge exprimait dans cette parole de sanglante extase : « Tout est dans la croix, et tout consiste à mourir. » Quoique Henriette ne fût qu’une simple jeune fille et qu’elle traversât un drame moral que beaucoup d’autres ont traversé sans y sombrer, elle se trouvait dans une disposition pareille à celle qui a inspiré ce cri sublime à un moine affamé d’agonie. — « Comme je suis lâche et faible ! » se dit-elle tout à coup. « La question n’est pas de savoir si je serai ou non plus malheureuse encore que je ne le suis. J’ai été choisie pour être l’instrument du salut de Francis. Je le serai… » C’est dans cette hypothèse d’une prédestination providentielle que cette âme exaltée avait déjà transformé le conseil de simple et pieuse résignation donné par sa mère, et elle eut le courage de revenir en pensée à cet étrange, à ce douloureux projet contre lequel s’était une première fois insurgé tout son cœur. « Si je n’étais pas là, cependant, » songeait-elle, « si Francis avait rencontré Mme Raffraye et la petite fille, il y a deux ans par exemple, n’emploierait-il pas lui-même tous ses efforts pour avoir le droit de s’occuper d’elle ? Ne serait-ce pas son devoir ? Entre ce devoir et lui, qu’y a-t-il maintenant ? Une promesse envers moi qu’il n’aurait jamais faite, que je n’aurais jamais acceptée si j’avais su ce que je sais aujourd’hui… » L’amour, qui ne se rend pas à des raisonnements, élevait alors sa voix. Elle se disait : « Si je me sacrifie pourtant, et si ce sacrifice est inutile ? Si je me décide à rompre nos fiançailles irréparablement, afin qu’il puisse se donner tout entier à cette femme et à cette petite fille retrouvées par un miracle, et si cette femme le repousse, comme elle l’a déjà repoussé ?… » Cette idée la remplit, malgré elle, d’une sorte de joie qui se transforma aussitôt en remords. C’est le second symptôme de la fièvre mystique, que ce scrupule épouvanté devant l’espoir. La moindre perspective de douceur nous apparaît comme une criminelle concession, quand notre âme veut, suivant cette autre parole de la plus enthousiaste des saintes, « souffrir ou mourir. » Henriette eût été soumise à la plus coupable des tentations, qu’elle n’aurait pas lutté contre cette tentation avec plus d’ardeur qu’elle n’en mit à combattre cet élan si naturel de son cœur, qui l’avait fait s’attarder un instant avec complaisance à l’idée d’un obstacle infranchissable dressé indépendamment d’elle entre Francis et Pauline Raffraye. « Non, » conclut-elle en employant, mais dans un sens bien différent, les termes mêmes qu’avait employés sa mère, « la main de Dieu est dans tout cela, et il n’est pas possible que le sacrifice qu’il m’aura si visiblement inspiré soit perdu… C’est à lui que je dois demander de me soutenir et d’achever l’œuvre d’expiation qu’il m’a tracée d’une manière trop nette pour que je recule… Que j’aie seulement la force de sortir afin d’aller me confesser et communier, et nous serons tous sauvés !… »

C’était encore une des expressions de Mme Scilly, mais prise aussi dans une bien autre signification. Ce désir de s’approcher de la sainte table et la certitude d’y recevoir un secours surnaturel furent tellement intenses, que le matin du troisième jour le docteur Teresi trouva sa malade debout, habillée de manière à pouvoir sortir, et, quand elle lui demanda la permission d’aller à l’église, il la lui accorda à la plus grande surprise de la comtesse :

— « Elle reviendra guérie, » répondit-il aux objections de cette dernière lorsqu’ils furent seuls. « Elle s’est suggéré d’être malade. Elle va se suggérer d’être bien portante. Il ne faut jamais contrarier le système nerveux quand il se décide à se soigner lui-même… »

Pour le physiologiste, le drame moral où avaient failli sombrer la raison et la foi d’Henriette n’était que cela : un accident de névrose en train de passer ainsi qu’il était venu, par un phénomène d’hypnotisme subjectif, comme il eût dit certainement si la mère avait été capable de comprendre les singularités de la terminologie scientifique moderne. La faiblesse de telles hypothèses est qu’elles n’expliquent rien de ce qui constitue le fond même de la vie de l’âme. Comment certaines idées possèdent-elles une vertu d’ennoblissement et de consolation ? Pourquoi nous tournons-nous vers elles à de certains moments, et non à d’autres ? Quel est le principe de cet héroïsme intérieur qui fait les martyrs ? Que se passe-t-il dans la prière et qu’est-ce que cette grâce, que ce don de la paix profonde qui nous rend heureux dans le brisement des instincts fondamentaux de l’être humain ? La science, de quelque nom qu’elle s’appelle, qui réduit l’existence morale à un mécanisme, en est encore à répondre à ces questions. Elle détermine des suites d’idées. Elle précise des conditions physiques. Puis elle se trouve obligée, en toute sincérité, de dire qu’elle ignore, devant des phénomènes qui ne tiennent cependant ni de la folie ni de la maladie, puisqu’ils s’accompagnent de l’équilibre entier de la raison, de l’absolue lucidité intellectuelle et quelquefois du complet rétablissement physique, comme ceux que produit dans les âmes croyantes la pratique de certains sacrements. Quand Henriette se trouva dans le coin de la chapelle du Dôme, où elle avait voulu communier, agenouillée, le front dans ses mains, avec cette impression d’une conscience lavée par l’absolution de ses moindres péchés, avec cette autre, plus forte, souveraine, de s’être nourrie de la chair et du sang de son Dieu, il se fit en elle comme un ruissellement de lumière. Le flot d’une infinie tendresse l’envahit, et dans cet état d’indicible ferveur, avec ce sentiment d’une présence en elle, étrangère à elle et unie à elle, qui la prenait toujours après la communion, elle fut comme ravie dans la joie d’une de ces demi-visions qui tiennent le milieu entre la pensée habituelle et l’extase ! Ce fut dans le champ de son optique intérieure une apparition presque aussitôt évanouie, mais qui devait suffire à donner à cette âme la force de ne plus trembler… Elle vit la face ensanglantée du Sauveur, l’épaule sacrée qui pliait sous la croix et la marche vers le funeste calvaire. « Le Seigneur se retourna et regarda Pierre, » dit une des phrases les plus touchantes du saint livre, et il lui sembla qu’elle aussi, les yeux du divin maître se tournaient vers elle et qu’elle y lisait la certitude. Bien qu’ils ne fussent accompagnés d’aucune parole, ces regards parlaient distinctement. Ils lui disaient que le rachat de l’âme de son bien-aimé lui était accordé. Ils lui promettaient que ses larmes, que son amour, que son dévouement ne seraient pas prodigués en vain… La vision s’effaça. Mais la résolution de la jeune fille était prise, et prise avec une joie si profonde qu’elle trompa, pour une fois, la perspicacité de sa mère. Quand Henriette rentra de l’église, un tel rayonnement émanait d’elle que la comtesse l’embrassa en lui disant :

— « Que je suis heureuse, je vois que tu as pardonné !… »

— « Oui, maman, c’est vrai, j’ai pardonné. »

— « Alors, » insista la mère, « je peux écrire à qui tu sais qu’il revienne ? »

— « Vous m’avez laissée la maîtresse de ma décision, » dit la jeune fille sans répondre directement, « elle est prise en effet, et pour toujours. Mais ce n’est pas celle que vous venez de comprendre… J’ai pardonné à M. Nayrac, mais je ne serai jamais sa femme… »

— « C’est impossible que tu me parles de la sorte, » s’écria la mère, « tu l’aimes, je l’ai trop constaté. Il t’aime. Je l’ai constaté aussi. Il n’y a entre vous qu’une faute de son passé qui ne peut cependant pas détruire tout votre avenir… »

— « Je vous répète que je ne serai jamais sa femme, » dit Henriette, « aussi vrai que je ne garde rien sur le cœur contre lui. Vous voyez. Je vous parle sans exaltation, sans fièvre, sans révolte, sans rancune… Mais c’est une volonté irrévocable… »

La mère demeura une minute silencieuse. Elle comprenait bien qu’elle avait devant elle une de ces énergies avec lesquelles on ne discute pas. Elle en était étonnée à la fois et terrassée, comme il arrive quand on se heurte à des partis pris dont on sent la profondeur sans en comprendre le principe. Elle eut peur, si elle questionnait davantage sa fille, de l’entendre prononcer d’autres paroles, et elle dit :

— « Je t’ai laissée libre en effet, mais si je te demande d’attendre encore huit jours pour annoncer cette rupture à Francis ?… »

— « Autant de jours que vous voudrez, maman, » répondit Henriette ; « j’aurai seulement plus souffert, parce que j’avoue que de rester à Palerme au milieu de tant de souvenirs me sera cruel. Mais j’accepte tout de même. Je vous demanderai à mon tour deux choses, si vous voulez m’être bonne comme toujours… »

— « Lesquelles, ma pauvre enfant ? » dit Mme Scilly. « Tu sais si bien que pour te voir heureuse je donnerais jusqu’à la dernière goutte de mon sang… »

— « Eh bien, » reprit la jeune fille, « la première est que nous quittions la Sicile au terme de ces huit jours… »

— « Je le veux bien, » répondit la mère ; « on m’avait donné à choisir entre Palerme et Alger. Nous prendrons le bateau qui va d’ici à Tunis. C’est un voyage très facile, maintenant que je suis remise, et je comprends trop bien que tu ne puisses plus te plaire ici, où moi-même je me sentirais mal à l’aise… Et l’autre demande ?… »

— « Je voudrais, » dit Henriette, « joindre une lettre à celle que vous écrirez à M. Nayrac pour lui annoncer que je lui rends sa parole… »

— « Il en sera encore comme tu le désires, » répliqua la comtesse, « mais j’espère, malgré toi, que j’enverrai à Catane une tout autre lettre, et que nous serons trois à partir pour Alger… » — « Je sais que non, » répondit la jeune fille ; et, comme elle prenait la main de sa mère pour la baiser en signe de remerciement, cette dernière put voir qu’elle n’avait plus à son doigt le bleu saphir de sa bague de fiançailles.