La Terreur en Macédoine/II/I
CHAPITRE PREMIER
Quinze jours se sont écoulés. Aux heures sanglantes qu’éclairait l’incendie a succédé une sorte de torpeur faite d’angoisse et de terreur. Ce n’est point ce calme alangui qui suit les grandes crises, ni ce repos complet qui succède aux grandes convulsions de la nature.
On sent qu’il y a sous cette accalmie un orage qui couve. Un orage plus terrible que le premier, localisé seulement à la plaine de Kossovo. Les paysans ont déserté le travail. Ils se forment en petits groupes au milieu desquels on pérore. Des paroles s’échangent à demi-voix, loin des femmes et des enfants. On vend à vil prix le bétail ; on cache mystérieusement, pendant la nuit, les provisions : blé, vin, huile, orge, maïs, tabac, étoffes ; et jusqu’aux objets les plus disparates : cuir, coton, instruments aratoires, planches, madriers, etc…
Entre temps, c’est un va-et-vient continu d’hommes qui circulent à toute heure, de préférence la nuit, et repartent sans qu’on sache d’où ils arrivent et qui ils sont.
Certainement il y a quelque chose et un travail mystérieux s’opère sans relâche parmi ces populations très douces, mais indolentes jusqu’à l’apathie. Imperturbable et sereine, l’autorité turque ne voit rien, ne soupçonne rien, heureuse de cette tranquillité qui présage un automne laborieux, fertile en produits, abondant en impôts.
Par une de ces belles matinées, un peu fraîches déjà, mais superbes sous le grand soleil qui répand des flots de clarté sur les monts et les plaines, un petit groupe de cavaliers arrive devant Prichtina.
Trois hommes seulement. Tous trois vêtus du superbe costume albanais. Chose étrange, ils ne portent pas d’armes, du moins d’armes apparentes. Le premier arbore fièrement, le taugh, l’étendard formé d’une queue de cheval, surmonté du croissant d’or. Derrière, à dix pas, sur un splendide cheval qui pointe et caracole, un géant tout en muscles, à la face hautaine, aux épaules carrées, au poitrail bombé, regarde et toise de haut les factionnaires turcs. Près de lui, s’avance par petits bonds rapides, aisés de félin, un magnifique léopard. Enfin, derrière l’homme et le fauve, le troisième cavalier ; sans doute un serviteur de confiance.
Un premier factionnaire présente vivement les armes. Le géant porte négligemment un doigt à son tarbouch, pour répondre à ce salut, et continue sa route.
Il se retourne et aperçoit un long convoi de paysans minables, poussiéreux, l’air fatigué, qui conduisent de petits ânes chargés de grands paniers solidement ficelés.
Il sourit sous ses grandes moustaches fauves et se dirige vers le palais du gouverneur. Un dernier factionnaire le salue, mais aussitôt lui crie :
« Halte-là ! seigneur bey… on ne passe pas. »
Il hausse les épaules et veut avancer. Le soldat croise la baïonnette et crie :
« Aux armes ! »
Le poste, une vingtaine d’hommes, accourt en tumulte. Un officier, sabre au clair, veut mettre la main gauche à la bride du cheval. Avec une aisance parfaite, le cavalier déchausse son étrier et envoie à la figure du lieutenant un magistral coup de pied qui l’étale sur le sol.
Puis il s’écrie, d’une voix qui vibre à travers la grande place :
« À bas les pattes !
«… Ordre supérieur !… Va dire au pacha gouverneur que le bey de Kossovo, Marko, veut lui parler sur l’heure. »
Furieux, humilié, crachant rouge, l’officier se relève en grondant. Marko tire de la poche intérieure de sa petite veste rouge un large papier le lui tend et ajoute :
« Voici l’ordre… porte-le et reviens vite… je n’aime pas attendre. » L’officier remet son sabre au fourreau, prend le papier, lance un regard mauvais au terrible Albanais et pénètre dans le konak où demeure le grand maître du vilayet.
Cinq minutes après, il revient encourant, et dit, de ce ton bourru d’un dogue muselé :
« Son Excellence Omer-Pacha attend le bey de Kossovo. »
D’un bond Marko saute à terre, remet la bride à son serviteur et va pénétrer dans le palais. Naturellement le léopard veut l’accompagner. L’Albanais passe la main sur la nuque du terrible félin et dit, d’un ton très doux :
« Attends-moi, Hadj… reste près d’Ali. »
Le léopard hume l’air, avec inquiétude, ronronne, lèche la main tendue et s’assied gravement, comme un chat colossal.
Marko, conduit par l’officier, traverse un vestibule, enfile un escalier, puis arrive au premier étage, dans une vaste pièce meublée de divans. Sur les murs, des trophées d’armes. Au milieu de la pièce, un grand bureau d’ébène, encombré de paperasses, maintenues, en guise de presse-papiers, par deux revolvers de fort calibre. Accroupi sur un divan, un homme d’une quarantaine d’années déchiffre des dépêches. Solide, trapu, carré d’épaules, la barbe noire, on devine à première vue l’homme énergique, résolu.
Il regarde froidement l’Albanais qui s’avance en faisant sonner ses éperons, et lui dit :
« C’est toi Marko-Bey ? »
Et Marko répond en le dévisageant :
« C’est toi Omer-Pacha ?
— Qu’Allah soit avec toi !
— Qu’Allah te soit propice ! »
Ces quelques mots se heurtent, se froissent comme des épées. D’instinct ces deux hommes qui ne se sont jamais vus se haïssent et pressentent, l’un dans l’autre, l’ennemi.
Du reste, contrairement à la coutume hospitalière des Turcs, le vali n’offre point les cigarettes et le café traditionnels. Il ne fait pas asseoir Marko sur le divan, près de lui. Il le tient debout, comme un subalterne devant son supérieur, et un supérieur dont l’autorité est appuyée par dix mille baïonnettes.
Puis il ajoute sans préambule :
« Tu as reçu mon ordre, puisque tu as pris soin de m’en informer… Pourquoi as-tu tardé si longtemps à obéir ?
— Pourquoi as-tu fait accompagner cette convocation par cent hommes de troupe ?
— Réponds-moi autrement que par une question, sinon je te traite comme un rebelle et je te fais passer par les armes.
— Rebelle !… mais je le suis… Quant à me faire fusiller, tu ne l’oserais pas… »
En homme sûr de sa puissance, le Turc se met à rire et ajoute :
« Mots inutiles… fanfaronnades ridicules… Je représente ici le sultan que Dieu garde… réponds-moi comme au maître !
— Je te le répète, je suis un rebelle, puisque j’ai anéanti jusqu’au dernier les gendarmes chargés de m’arrêter !
— Toi !… c’est toi !…
— Moi-même !… j’ai fait répandre le bruit que c’étaient les paysans révoltés, parce que cela me plaisait ainsi pour des motifs qui ne te regardent pas…
« Tu l’as cru et tu as fait brûler vingt-cinq villages… c’est parfait, car cela entrait dans mon plan.
— Tu es un misérable… un assassin… et tu vas payer cher ton infamie… »
À son tour, Marko se met à rire et, parodiant la phrase du vali, s’écrie :
« Mots inutiles… fanfaronnades ridicules, je viens ici en ami, sans armes, pour faire la paix…
— Tu as vraiment trop d’audace !
— Oui, assez… comme un homme sûr de soi et qui représente une fortune suffisante pour acheter pas mal de choses et beaucoup de gens.
— Ah ! tu es riche ?
— Oui, très, riche… opulemment ! Depuis des années, nous thésaurisons, sordidement, de père en fils… nous avons notre trésor de guerre et l’instant est venu d’en user…
— Je ne te comprends pas.
— Tu vas voir… en quelques mots !
« Je suis de vieille et illustre origine… Je descends de ces princes d’Albanie qui furent et demeurent au fond les maîtres du pays… Je suis en outre bon musulman, et non pas un de ces hypocrites, demeurés, selon leurs intérêts du moment, à la fois partisans du Christ et sectateurs d’Allah. Or, si la conquête turque a brisé notre unité nationale, elle n’a pu enlever à l’Albanie son caractère, ses coutumes, sa cohésion. Elle a morcelé notre sol, mais elle n’a pas modifié nos âmes. »
Patiemment, le vali écoute cette longue tirade et semble se demander :
« Où diable veut-il en venir ? »
Marko continue en s’animant :
« Si l’Albanie, au point de vue national, n’est plus qu’un nom, je ne suis plus, moi, qu’un prince sans principauté, qu’un seigneur sans apanage, qu’un général sans soldats, car je compte pour rien ces privilèges que nous octroyé le maître comme un os à ronger… le droit au titre de bey… à la bannière… à la perception de l’impôt…
— Alors, que demandes-tu ? interrompt le gouverneur.
— Je voudrais une Albanie province de l’empire ottoman… mais avec ses coutumes, ses lois, son territoire… une sorte de vice-royauté qui, administrée par un homme énergique, populaire, dévoué au sultan jusqu’à la mort, deviendrait le plus beau fleuron de la couronne impériale…
« Cet homme, conscient des besoins et des aspirations du pays, débarrasserait notre Albanie musulmane du chrétien sectaire, du Slave infidèle, cet éternel élément de discorde.
« Qui veut la fin veut les moyens ! Le chrétien raisonneur, enclin à la révolte, ennemi juré de notre foi, élargit chaque jour la fissure par où pénétrera la ruine de l’Islam ! Il doit disparaître, fût-ce dans des flots de sang. Et cette Albanie unifiée, amputée de l’élément chrétien, serait, avec ses montagnes, ses ravins, ses torrents, ses forêts et surtout avec ses hommes de fer, la vraie forteresse de l’Islam, devant les principautés slaves qui rongent l’empire ottoman !
— Encore une fois, que demandes-tu ? répète le gouverneur.
Ainsi interpellé Marko répondit avec son audace coutumière :
« Je voudrais être ce vice-roi, ou tout au moins ce vali d’Albanie !
— Tu as bel appétit ! ajoute avec un gros rire plein d’ironie Omer-Pacha.
— Oui ! un appétit qui n’est inférieur ni à mon ambition, ni à mes mérites, ni surtout à mes moyens.
— Je n’en disconviens pas !
« Mais pourquoi me fais-tu cette confidence, alors que tu viens de te déclarer rebelle à moi, le premier magistrat de la province, dont le devoir est de te faire arrêter ?
— Parce que tu es tout-puissant à la cour du sultan… parce que tu es l’intime ami, d’aucuns disent l’âme damnée du grand vizir Mourad qui n’a rien à te refuser.
— Et tu as compté sur moi pour…
— Pour me faire nommer de suite, et en attendant mieux, vali d’un vilayet quelconque d’Albanie…
« D’abord le titre… Plus tard, je saurai bien obtenir le reste, à moi tout seul.
— Et si je ne voulais pas ?
— Tu voudras, parce que tu es pauvre et que tout s’achète, même le concours d’un vali…
— Tu tombes mal, car, si je suis pauvre, c’est que ma conscience n’est pas à vendre.
— Bah ! riposte Marko avec une belle assurance, en y mettant le prix… voyons… accepterais-tu deux mille bourses (227.000 fr.) ?…
— Non !
— Quatre mille !…
— Non !…
— Huit mille (914.000 francs) !…payables en or… dans les quarante-huit heures et d’avance…
— Ni dix mille… ni cent mille…
— C’est ton dernier mot, pacha ?
— Non ! mon dernier sera pour donner l’ordre à l’officier de service de t’arrêter et de convoquer sans retard la cour martiale qui va te faire fusiller ! »
Pendant que le vali profère paisiblement cette menace terrible, la face de Marko est plissée par un mauvais sourire. Il regarde par la fenêtre et aperçoit, sur la place, la caravane des paysans. Ils sont accroupis, l’air exténué, près dé leurs ânes, paraissant, eux aussi, rompus de fatigue.
Il éclate de rire et s’écrie :
« Pacha ! tu es un idiot !… »
Le vali porte à ses lèvres le sifflet d’or pendu à une chaînette.
Marko bondit sur l’homme, et l’empoigne à la gorge. Ses doigts s’incrustent comme une griffe de fer. Le vali rougit, bleuit, roule des yeux fous, tire la langue et râle, à demi étranglé.
De son autre main Marko le saisit par la ceinture et le soulève, au bout de ses bras, comme un enfant.
Il l’emporte sans effort et broie d’un coup de pied la fenêtre qui s’ouvre, béante. En bas, le lucerdal se dresse au fracas des vitres pulvérisées.
« Hadj !… à moi… » hurle Marko.
À ces mots, il précipite sur le sol le malheureux pacha dont le corps s’abîme avec un bruit flasque. Le léopard se rue sur lui, d’un coup de griffe lui ouvre la poitrine et plonge dans les viscères fumants son mufle plissé par un hideux rictus.
Comme si cette sauvage exécution était un signal, les caravaniers se redressent comme un seul homme. Toute trace de nonchalance ou de fatigue a disparu.
Ils sont environ quatre cents, résolus, vigoureux, tannés par le hâle, moustachus comme des reîtres, et n’ayant des placides paysans que l’humble livrée.
Cependant, de l’intérieur du palais, on accourt au vacarme. Avec une présence d’esprit et une vigueur inouïes, Marko culbute le grand bureau d’ébène et le dresse contre la porte. Derrière, il entasse les divans et forme une barricade solide.
Il ramasse les deux revolvers servant de presse-papiers et revient à la fenêtre.
Ces quelques moments ont suffi pour transformer les âniers en combattants formidables.
Chacun d’eux a éventré l’un des ballots portés par les baudets. Le ballot de toile couvert de sparterie contient un arsenal, fusil Martini, sabre, kandjar, revolver et cartouchières bourrées de cartouches.
Pour la seconde fois Marko s’écrie : « À moi ! »
Puis, avec l’agilité d’un gymnaste consommé, il s’élance de la fenêtre sur la place. Un long cri d’enthousiasme l’accueille, pendant que des coups sourds ébranlent la porte qui tient bon. Sans perdre un moment, il pénètre dans le vestibule, alors qu’on le croit là-haut, en discussion orageuse avec le pacha.
L’officier qu’il a crosse du pied se trouve devant lui. Avant qu’il ait le temps de faire un mouvement, Marko lui brûle la cervelle. Un autre se présente. Un coup de feu en pleine poitrine l’abat raide mort.
Aux détonations accourent les soldats du poste. Ils essayent un simulacre de défense. Mais ils trouvent devant eux un triple rang de fusils prêts à vomir la grêle de balles.
« Bas les armes ! hurle Marko de sa voix claironnante.
« Je suis le prince d’Albanie, bey de Kossovo et le nouveau vali de Prichtina !…
« Soldats ! il y a pour chacun de vous une demi-bourse (50 fr. 96) comme don de joyeux avènement. »
Quelques cris de : Vive Marko ! retentissent.
« Une demi-bourse aujourd’hui, clame le bey, et une autre demi-bourse demain…
« Suivez-moi et proclamez solennellement Marko-Bey, vali de Prichtina ! »
Les cris retentissent plus vibrants, plus éclatants. L’enthousiasme va se déchaîner. Songez que ces malheureux soldats à peine nourris n’ont pas été payés depuis plus de dix mois : et que leur situation est plus pitoyable que celle des esclaves.
Ah ! ce nouveau gouverneur qui a une si fière prestance et qui paye si largement est le bienvenu.
Quant à l’ancien, il était, trop rigide et trop économe des deniers de l’État. Rien à faire avec cet ennemi né du bacchich…
Aussi, cela lui a porté malheur. La preuve, c’est qu’on vient de le décapiter et que sa tête est piquée à la pointe d’une baïonnette….
« Vive Marko !… vive Marko !… »
Le konack est enlevé sans coup férir. Ses défenseurs se mêlent au Albanais de Marko et quelques pièces d’or habilement distribuées achèvent la réussite de cet audacieux, coup de main. L’étendard de Marko est arboré à la fenêtre, près de la tête d’Omer-Pacha qui grimace hideusement :
« Vive Marko !… vive Marko !…. »
De nouvelles pièces d’or apparaissent et passent de main en main. Quelques officiers, dédaigneux, ne se rendent pas encore.
« Allons ! deux bourses (226 francs) pour un lieutenant… quatre pour un capitaine… huit pour un commandant et seize pour un colonel…
« Sans compter le reste… plus tard ! »
Ah ! ma foi… vous en direz tant !… voilà qui est parler d’or ! on paye comptant et il y a des espérances… Les officiers se joignent aux soldats et, de plus en plus, chefs et subalternes crient à s’enrouer :
« Vive Marko !… vive le gouverneur ! »
Cependant la victoire n’est pas encore complète. Marko songe qu’un chef récalcitrant pourrait venir le bombarder dans le konack. Mais qu’à cela ne tienne ! La caserne d’artillerie et le parc touchent au palais. Vite ! vite ! une brèche à la muraille ! Une large brèche laquelle s’engouffrent des centaines d’hommes.
Tout cela se fait en coup de vent, avec cette célérité merveilleuse de gens dont la conscience n’est pas tranquille et qui cherchent des complices… pour que la faute initiale s’atténue par le nombre des coupables.
Des pièces d’or !… encore des pièces d’or ! il y en a toujours. La griserie de l’or triomphe de tout. L’enthousiasme gagne de proche en proche les soldats et les officiers d’artillerie.
« Vive Marko… vive Marko !… »
C’est bientôt le cri de ralliement de toute la garnison qui acclame avec une véritable furie le bandit dont la stupéfiante audace a pu accomplir ce coup de main inouï.
Maintenant, c’est fait ! De par sa propre autorité le voilà investi des redoutables fonctions de vali. Cela ajuste duré une heure.
Il ne reste qu’à faire ratifier par le gouvernement sa prise de possession. Et cette question délicate, épineuse même, ne semble aucunement démonter sa belle assurance.
Au palais du gouvernement se trouve annexé le télégraphe qui relie Prichtina et le vilayet à Constantinople. Marko prend un crayon, une feuille de papier, se gratte un moment la tête, écrit, rature, recommence, tâtonne, réfléchit, écrit de nouveau et relit !…
« C’est cela !… c’est bien cela, dit-il triomphant. Ce n’est pas un style télégraphique, mais ce sera beaucoup plus clair et je n’ai pas à faire d’économie de mots. »
«… J’ai l’honneur d’informer Son Excellence Mourad-Pacha qu’une révolte vient d’éclater à Prichtina. Mouvement très mal défini et opéré par des paysans, des soldats mécontents et des Slaves de Bulgarie ou de Serbie. Me trouvant à proximité, j’ai pu enrayer la révolte avec beaucoup d’or et un peu de sang. Du reste, j’appelle à mon aide trois mille Albanais qui me seront fidèles jusqu’à la mort. Avec cette garnison albanaise intrépide, bien armée, incorruptible et qui m’obéit aveuglément, je réponds de l’ordre et du bon état des finances. Il me sera possible de verser aux mains de Son Excellence la somme de dix mille bourses (1.140.000 francs) pour les besoins du Trésor. Cette contribution sera opérée en or et sous huitaine.
« Pour assurer l’ordre et le fonctionnement, des différents services, j’ai cru devoir prendre du moins provisoirement le titre et les attributions de vali : si Son Excellence daigne me les confirmer, je me charge d’étouffer tout soulèvement et de remplir le Trésor.
« Aux situations difficiles, il faut un homme : Je suis cet homme et je me dis votre serviteur,
« Gouverneur par intérim dePritchina. »
Cette dépêche d’une bizarre et audacieuse impudence cause un moment d’émoi au vizir. Il sait très bien lire entre les lignes et deviner entre les mots. Il connaît le fort et le faible des provinces macédoniennes. Le fort, c’est l’Albanais, qui, dans la main d’un chef audacieux, peut mettre en échec les armées ottomanes… Le faible, c’est le Turc transplanté là-bas et enserré entre deux ennemis, le montagnard et le paysan.
Si le montagnard savait et pouvait s’allier au cultivateur, ce serait la fin de la domination turque…
Ce Marko qui dispose de forces pareilles est à ménager… Il a pris le titre de vali et ne paraît pas d’humeur à s’en dessaisir… Mieux vaut le lui conserver jusqu’à nouvel ordre. Du reste, il parle d’or et il semble posséder des théories financières très acceptables. On ne pouvait jamais tirer un sou de la Macédoine et voilà que, pour son début, il verse dix mille bourses en or ! Une somme considérable et qui n’est évidemment qu’un acompte.
En conséquence, Marko recevait dans la soirée le télégramme suivant :« À Marko-Bey, prince d’Albanie, vali de Prichtina. Vos pouvoirs seront confirmés par un courrier spécial, après nomination officielle par Sa Majesté. Quoiqu’il arrive, vous répondrez de tout.
Au reçu de cette dépêche, Marko, qui a pris au sérieux ses nouvelles fonctions, dit froidement :
« Si je réponds de tout, c’est que je peux tout ! Et pour commencer, je vais boucher le trou fait à mon trésor, par mon entrée en fonctions…
« À vos bourses ! paysans de Macédoine ! »