La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre I

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Chevalier & Rivière (p. 5-24).


PREMIÈRE PARTIE
L’OBJET DE LA THÉORIE PHYSIQUE

CHAPITRE PREMIER

THÉORIE PHYSIQUE ET EXPLICATION MÉTAPHYSIQUE


§ I. — La théorie physique considérée comme explication.


La première question que nous rencontrions est celle-ci : Quel est l’objet d’une théorie physique ? À cette question, on a fait des réponses diverses qui, toutes, peuvent se ramener à deux chefs principaux :

Une théorie physique, ont répondu certains logiciens, a pour objet l’explication d’un ensemble de lois expérimentalement établies.

Une théorie physique, ont dit d’autres penseurs, est un système abstrait qui a pour but de résumer et de classer logiquement un ensemble de lois expérimentales, sans prétendre expliquer ces lois.

Nous allons examiner successivement ces deux réponses et peser les raisons que nous avons d’admettre ou de rejeter chacune d’elles. Nous commencerons par la première, par celle qui regarde une théorie physique comme une explication.

Qu’est-ce, d’abord, qu’une explication ?

Expliquer, explicare, c’est dépouiller la réalité des apparences qui l’enveloppent comme des voiles, afin de voir cette réalité nue et face à face.

L’observation des phénomènes physiques ne nous met pas en rapport avec la réalité qui se cache sous les apparences sensibles, mais avec ces apparences sensibles elles-mêmes, prises sous forme particulière et concrète. Les lois expérimentales n’ont pas davantage pour objet la réalité matérielle ; elles traitent de ces mêmes apparences sensibles, prises, il est vrai, sous forme abstraite et générale. Dépouillant, déchirant les voiles de ces apparences sensibles, la théorie va, en elles et sous elles, chercher ce qui est réellement dans les corps.

Par exemple, des instruments à cordes ou à vent ont produit des sons que nous avons écoutés attentivement, que nous avons entendus se renforcer ou s’affaiblir, monter ou descendre, se nuancer de mille manières, produisant en nous des sensations auditives, des émotions musicales : voilà des faits acoustiques.

Ces sensations particulières et concrètes, notre intelligence, suivant les lois qui président à son fonctionnement, leur a fait subir une élaboration qui nous a fourni des notions générales et abstraites : intensité, hauteur, octave, accord parfait majeur ou mineur, timbre, etc. Les lois expérimentales de l’Acoustique ont pour objet d’énoncer des rapports fixes entre ces notions et d’autres notions également abstraites et générales. Une loi, par exemple, nous enseigne quelle relation existe entre les dimensions de deux cordes de même métal qui rendent deux sons de même hauteur ou deux sons à l’octave l’un de l’autre.

Mais ces notions abstraites, intensité d’un son, hauteur, timbre, figurent seulement à notre raison les caractères généraux de nos perceptions sonores ; elles lui font connaître le son tel qu’il est par rapport à nous, non tel qu’il est en lui-même, dans les corps sonores. Cette réalité, dont nos sensations ne sont que le dehors et que le voile, les théories acoustiques vont nous la faire connaître. Elles vont nous apprendre que là où nos perceptions saisissent seulement cette apparence que nous nommons le son il y a, en réalité, un mouvement périodique, très petit et très rapide ; que l’intensité et la hauteur ne sont que les aspects extérieurs de l’amplitude et de la fréquence de ce mouvement ; que le timbre est l’apparente manifestation de la structure réelle de ce mouvement, la sensation complexe qui résulte des divers mouvements pendulaires en lesquels on le peut disséquer ; les théories acoustiques sont donc des explications.

L’explication que les théories acoustiques donnent des lois expérimentales qui régissent les phénomènes sonores atteint la certitude ; les mouvements auxquels elles attribuent ces phénomènes, elles peuvent, dans un grand nombre de cas, nous les faire voir de nos yeux, nous les faire toucher du doigt.

Le plus souvent, la théorie physique ne peut atteindre ce degré de perfection ; elle ne peut se donner pour une explication certaine des apparences sensibles ; la réalité qu’elle proclame résider sous ces apparences, elle ne peut la rendre accessible à nos sens ; elle se contente alors de prouver que toutes nos perceptions se produisent comme si la réalité était ce qu’elle affirme ; une telle théorie est une explication hypothétique.

Prenons, par exemple, l’ensemble des phénomènes observés par le sens de la vue ; l’analyse rationnelle de ces phénomènes nous amène à concevoir certaines notions abstraites et générales exprimant les caractères que nous retrouvons en toute perception lumineuse : couleur simple ou complexe, éclat, etc. Les lois expérimentales de l’Optique nous font connaître des rapports fixes entre ces notions abstraites et générales et d’autres notions analogues ; une loi, par exemple, relie l’intensité de la lumière jaune réfléchie par une lame mince à l’épaisseur de cette lame et à l’angle d’incidence des rayons qui l’éclairent.

De ces lois expérimentales, la théorie vibratoire de la lumière donne une explication hypothétique. Elle suppose que tous les corps que nous voyons, que nous sentons, que nous pesons, sont plongés dans un milieu, inaccessible à nos sens et impondérable, qu’elle nomme éther ; à cet éther elle attribue certaines propriétés mécaniques ; elle admet que toute lumière simple est une vibration transversale, très petite et très rapide, de cet éther, que la fréquence et l’amplitude de cette vibration caractérisent la couleur de cette lumière et son éclat ; et, sans pouvoir nous faire percevoir l’éther, sans nous mettre à même de constater de visu le va-et-vient de la vibration lumineuse, elle prouve que ses postulats entraîneraient des conséquences conformes de tout point aux lois que nous fournit l’Optique expérimentale.



§ II. — Selon l’opinion précédente, la Physique théorique est subordonnée à la Métaphysique.

Si une théorie physique est une explication, elle n’a pas atteint son but tant qu’elle n’a pas écarté toute apparence sensible pour saisir la réalité physique. Par exemple, les recherches de Newton sur la dispersion de la lumière nous ont appris à décomposer la sensation que nous fait éprouver un éclairement tel que celui qui émane du soleil ; elles nous ont enseigné que cet éclairement est complexe, qu’il se résout en un certain nombre d’éclairements plus simples, doués, chacun, d’une couleur déterminée et invariable ; mais ces éclairements simples ou monochromatiques sont les représentations abstraites et générales de certaines sensations ; ce sont encore des apparences sensibles ; nous avons dissocié une apparence compliquée en d’autres apparences plus simples ; mais nous n’avons pas atteint des réalités, nous n’avons pas donné une explication des effets colorés, nous n’avons pas construit une théorie optique.

Ainsi donc, pour juger si un ensemble de propositions constitue ou non une théorie physique, il nous faut examiner si les notions qui relient ces propositions expriment, sous forme abstraite et générale, les éléments qui constituent réellement les choses matérielles ; ou bien si ces notions représentent seulement les caractères universels de nos perceptions.

Pour qu’un tel examen ait un sens, pour qu’on puisse se proposer de le faire, il faut, tout d’abord, que l’on regarde comme certaine cette affirmation : Sous les apparences sensibles que nous révèlent nos perceptions, il y a une réalité, distincte de ces apparences.

Ce point accordé, hors duquel la recherche d’une explication physique ne se concevrait pas, il n’est pas possible de reconnaître que l’on a atteint une semblable explication, tant que l’on n’a pas répondu à cette autre question : Quelle est la nature des éléments qui constituent la réalité matérielle ?

Or, ces deux questions :

Existe-t-il une réalité matérielle distincte des apparences sensibles ?

De quelle nature est cette réalité ?
ne ressortissent point à la méthode expérimentale ; celle-ci ne connaît que des apparences sensibles et ne saurait rien découvrir qui les dépasse. La solution de ces questions est transcendante aux méthodes d’observation dont use la Physique ; elle est objet de Métaphysique.

Donc, si les théories physiques ont pour objet d’expliquer les lois expérimentales, la Physique théorique n’est pas une science autonome ; elle est subordonnée à la Métaphysique.



§ III. — Selon l’opinion précédente, la valeur d’une théorie physique dépend du système métaphysique que l’on adopte.

Les propositions qui composent les sciences purement mathématiques sont, au plus haut degré, des vérités de consentement universel ; la précision du langage, la rigueur des procédés de démonstration, ne laissent place à aucune divergence durable entre les vues des divers géomètres ; à travers les siècles, les doctrines se développent par un progrès continu, sans que les conquêtes nouvelles fassent rien perdre des domaines antérieurement acquis.

Il n’est aucun penseur qui ne souhaite à la science qu’il médite un cours aussi paisible et aussi régulier que celui des Mathématiques ; mais s’il est une science pour laquelle ce vœu puisse sembler particulièrement légitime, c’est bien la Physique théorique ; car, de toutes les branches de connaissances, elle est assurément celle qui s’écarte le moins de l’Algèbre et de la Géométrie.

Or, mettre les théories physiques dans la dépendance de la Métaphysique, ce n’est certes pas le moyen de leur assurer le bénéfice du consentement universel. En effet, aucun philosophe, si confiant qu’il soit dans la valeur des méthodes qui servent à traiter des problèmes métaphysiques, ne saurait contester cette vérité de fait : Que l’on passe en revue tous les domaines où s’exerce l’activité intellectuelle de l’homme ; en aucun de ces domaines, les systèmes éclos à des époques différentes, ni les systèmes contemporains issus d’Écoles différentes, n’apparaîtront plus profondément distincts, plus durement séparés, plus violemment opposés, que dans le champ de la Métaphysique.

Si la Physique théorique est subordonnée à la Métaphysique, les divisions qui séparent les divers systèmes métaphysiques se prolongeront dans le domaine de la Physique. Une théorie physique, réputée satisfaisante par les sectateurs d’une École métaphysique, sera rejetée par les partisans d’une autre École.

Considérons, par exemple, la théorie des actions que l’aimant exerce sur le fer et supposons, pour un instant, que nous soyons péripatéticiens.

Que nous enseigne, au sujet de la nature réelle des corps, la Métaphysique d’Aristote ? Toute substance et, particulièrement, toute substance matérielle, résulte de l’union de deux éléments, l’un permanent, la matière, l’autre variable, la forme ; par la permanence de sa matière, le morceau de fer que j’ai sous les yeux demeure, toujours et en toutes circonstances, le même morceau de fer ; par les variations que sa forme subit, par les altérations qu’elle éprouve, les propriétés de ce même morceau de fer peuvent changer suivant les circonstances ; il peut être solide ou liquide, chaud ou froid, affecter telle ou telle figure.

Placé en présence d’un aimant, ce morceau de fer éprouve dans sa forme une altération spéciale, d’autant plus intense que l’aimant est plus voisin ; cette altération correspond à l’apparition de deux pôles ; elle est, pour le morceau de fer, un principe de mouvement ; la nature de ce principe est telle que chaque pôle tend à se rapprocher du pôle de nom contraire de l’aimant et à s’éloigner du pôle de même nom.

Telle est, pour un philosophe péripatéticien, la réalité qui se cache sous les phénomènes magnétiques ; lorsqu’on aura analysé tous ces phénomènes jusqu’à les réduire aux propriétés de la qualité magnétique et de ses deux pôles, on en aura donné une explication complète ; on en aura formulé une théorie pleinement satisfaisante. C’est une telle théorie qu’en 1629 construisait Nicolas Cabeo[1] dans sa remarquable Philosophie magnétique.

Si un péripatéticien se déclare satisfait de la théorie du magnétisme telle que la conçoit le P. Cabeo, il n’en sera plus de même d’un philosophe newtonien fidèle à la cosmologie du P. Boscovich.

Selon la Philosophie naturelle que Boscovich[2] a tirée des principes de Newton et de ses disciples, expliquer les lois des actions que l’aimant exerce sur le fer par une altération magnétique de la forme substantielle du fer, c’est ne rien expliquer du tout ; c’est proprement dissimuler notre ignorance de la réalité sous des mots d’autant plus sonores qu’ils sont plus creux.

La substance matérielle ne se compose pas de matière et de forme ; elle se résout en un nombre immense de points, privés d’étendue et de figure, mais doués de masse ; entre deux quelconques de ces points s’exerce une mutuelle action, attractive ou répulsive, proportionnelle au produit des masses des deux points et à une certaine fonction de la distance qui les sépare. Parmi ces points, il en est qui forment les corps proprement dits ; entre ces points-là, s’exerce une action mutuelle ; aussitôt que leur distance surpasse une certaine limite, cette action se réduit à la gravité universelle étudiée par Newton. D’autres, dépourvus de cette action de gravité, composent des fluides impondérables, tels que les fluides électriques et le fluide calorifique. Des suppositions convenables sur les masses de tous ces points matériels, sur leur distribution, sur la forme des fonctions de la distance dont dépendent leurs mutuelles actions, devront rendre compte de tous les phénomènes physiques.

Par exemple, pour expliquer les effets magnétiques, on imagine que chaque molécule de fer porte des masses égales de fluide magnétique austral et de fluide magnétique boréal ; que, sur cette molécule, la distribution de ces fluides est régie par les lois de la Mécanique ; que deux masses magnétiques exercent l’une sur l’autre une action proportionnelle au produit de ces masses et à l’inverse du carré de leur mutuelle distance ; enfin, que cette action est répulsive ou attractive selon que les deux masses sont de même espèce ou d’espèces différentes. Ainsi s’est développée la théorie du Magnétisme qui, inaugurée par Franklin, par Œpinus, par Tobias Mayer, par Coulomb, a pris son entier épanouissement dans les classiques mémoires de Poisson.

Cette théorie donne-t-elle des phénomènes magnétiques une explication capable de satisfaire un atomiste ? Assurément non. Entre des parcelles de fluide magnétique distantes les unes des autres, elle admet l’existence d’actions attractives ou répulsives ; or, pour un atomiste, de telles actions figurent des apparences ; elles ne sauraient être prises pour des réalités.

Selon les doctrines atomistiques, la matière se compose de très petits corps, durs et rigides, diversement figurés, répandus à profusion dans le vide ; séparés l’un de l’autre, deux tels corpuscules ne peuvent en aucune manière s’influencer ; c’est seulement lorsqu’ils viennent au contact l’un de l’autre que leurs deux impénétrabilités se heurtent et que leurs mouvements se trouvent modifiés suivant des lois fixes. Les grandeurs, figures et masses des atomes, les règles qui président à leurs chocs, doivent fournir la seule explication satisfaisante que puissent recevoir les lois physiques.

Pour expliquer d’une façon intelligible les mouvements divers qu’un morceau de fer éprouve en présence d’un aimant, on devra imaginer que des torrents de corpuscules magnétiques s’échappent de l’aimant en effluves pressés, bien qu’invisibles et impalpables, ou bien se précipitent vers lui ; dans leur course rapide, ces corpuscules heurtent de manières variées les molécules du fer et, de ces chocs, naissent les pressions qu’une philosophie superficielle attribuait à des attractions et à des répulsions magnétiques. Tel est le principe d’une théorie de l’aimantation déjà esquissée par Lucrèce, développée au xviie siècle par Gassendi et souvent reprise depuis ce temps.

Ne se trouvera-t-il plus d’esprits, difficiles à contenter, qui reprochent à cette théorie de ne rien expliquer et de prendre les apparences pour des réalités ? Voici venir les cartésiens.

Selon Descartes, la matière est essentiellement identique à l’étendue en longueur, largeur et profondeur dont discourent les géomètres ; on n’y doit rien considérer que diverses figures et divers mouvements. La matière cartésienne est, si l’on veut, une sorte de fluide immense, incompressible et absolument homogène. Les atomes durs et insécables, les vides qui les séparent, autant d’apparences, autant d’illusions. Certaines portions du fluide universel peuvent être animées de mouvements tourbillonnaires persistants ; aux yeux grossiers de l’atomiste, ces tourbillons sembleront des corpuscules insécables. D’un tourbillon à l’autre, le fluide interposé transmet des pressions que le newtonien, par une insuffisante analyse, prendra pour des actions à distance. Tels sont les principes d’une Physique dont Descartes a tracé la première ébauche, que Malebranche a fouillée plus profondément, à laquelle W. Thomson, aidé par les recherches hydrodynamiques de Cauchy et de Helmholtz, a donné l’ampleur et la précision que comportent les doctrines mathématiques actuelles.

Cette Physique cartésienne ne saurait se passer d’une théorie du Magnétisme ; Descartes, déjà, s’était essayé à en construire une ; les tire-bouchons de matière subtile qui remplaçaient, en cette théorie, non sans quelque naïveté, les corpuscules magnétiques de Gassendi ont cédé la place, chez les cartésiens du siècle XIXe siècle, aux tourbillons plus savamment conçus par Maxwell.

Ainsi nous voyons chaque École philosophique prôner une théorie qui ramène les phénomènes magnétiques aux éléments dont elle compose l’essence de la matière ; mais les autres Écoles repoussent cette théorie où leurs principes ne leur laissent point reconnaître une explication satisfaisante de l’aimantation.


§ IV. — La querelle des causes occultes.

Il est une forme que prennent le plus souvent les reproches adressés par une École cosmologique à une autre École ; la première accuse la seconde de faire appel à des causes occultes.

Les grandes Écoles cosmologiques, l’École péripatéticienne, l’École newtonienne, l’École atomistique et l’École cartésienne, peuvent se ranger dans un ordre tel que chacune d’elles admette, en la matière, un moindre nombre de propriétés essentielles que ne lui en attribuent les précédentes.

L’École péripatéticienne compose la substance des corps de deux éléments seulement, la matière et la forme ; mais cette forme peut être affectée de qualités dont le nombre n’est pas limité ; chaque propriété physique pourra ainsi être attribuée à une qualité spéciale ; qualité sensible, directement accessible à notre perception, comme la pesanteur, la solidité, la fluidité, le chaud, l’éclairement ; ou bien qualité occulte, que seuls ses effets manifesteront d’une manière indirecte, comme l’aimantation ou l’électrisation.

Les newtoniens rejettent cette multiplicité sans fin de qualités pour simplifier à un haut degré la notion de la substance matérielle ; aux éléments de la matière, ils laissent seulement masses, actions mutuelles et figures, quand ils ne vont pas, comme Boscovich et plusieurs de ses successeurs, jusqu’à les réduire à des points inétendus.

L’École atomistique va plus loin : chez elle, les éléments matériels gardent masse, figure et dureté ; mais les forces par lesquelles ils se sollicitaient les uns les autres selon l’École newtonienne disparaissent du domaine des réalités ; elles ne sont plus regardées que comme des apparences et des fictions.

Enfin les cartésiens poussent à l’extrême cette tendance à dépouiller la substance matérielle de propriétés variées ; ils rejettent la dureté des atomes, ils rejettent même la distinction du plein et du vide, pour identifier la matière, selon le mot de Leibniz[3], avec « l’étendue et son changement tout nud ».

Ainsi chaque École cosmologique admet dans ses explications certaines propriétés de la matière que l’École suivante se refuse à prendre pour des réalités, qu’elle regarde simplement comme des mots désignant, sans les dévoiler, des réalités plus profondément cachées, qu’elle assimile, en un mot, aux qualités occultes créées avec tant de profusion par la Scolastique.

Que toutes les Écoles cosmologiques, autres que l’École péripatéticienne, se soient entendues pour reprocher à celle-ci l’arsenal de qualités qu’elle logeait dans la forme substantielle, arsenal qui s’enrichissait d’une qualité nouvelle chaque fois qu’il s’agissait d’expliquer un phénomène nouveau, il est à peine besoin de le rappeler. Mais la Physique péripatéticienne n’a pas été seule à essuyer de tels reproches.

Les attractions et les répulsions, exercées à distance, dont les newtoniens douent les éléments matériels, semblent aux atomistes et aux cartésiens une de ces explications purement verbales dont l’ancienne Scolastique était coutumière. Les Principes de Newton avaient à peine eu le temps de voir le jour qu’ils excitaient les sarcasmes du clan atomistique groupé autour de Huygens : « Pour ce qui est de la cause du reflus que donne M.  Newton, écrivait Huygens à Leibniz[4], je ne m’en contente nullement, ni de toutes ses autres théories, qu’il bastit sur son principe d’attraction, qui me paraît absurde. »

Si Descartes eût vécu à cette époque, il eût tenu un langage analogue à celui de Huygens ; le P. Mersenne, en effet, lui avait soumis un ouvrage de Roberval[5] où cet auteur admettait, bien avant Newton, une gravitation universelle ; le 20 avril 1646, Descartes exprimait son avis en ces termes[6] :

« Rien n’est plus absurde que la supposition ajoutée à ce qui précède ; l’auteur suppose qu’une certaine propriété est inhérente à chacune des parties de la matière du monde et que, par la force de cette propriété, elles sont portées l’une vers l’autre et s’attirent mutuellement ; il suppose aussi qu’une propriété semblable est inhérente à chacune des parties terrestres, considérée dans ses rapports avec les autres parties terrestres, et que cette propriété ne gêne nullement la précédente. Pour comprendre cela, il faut non seulement supposer que chacune des particules matérielles est animée, et même qu’elle est animée d’un grand nombre d’âmes diverses qui ne se gênent pas l’une l’autre, mais encore que ces âmes des particules matérielles sont douées de connaissance, et qu’elles sont vraiment divines, afin qu’elles puissent connaître sans aucun intermédiaire ce qui se passe en des lieux fort éloignés d’elles et y exercer leurs actions. »

Les cartésiens s’accordent donc avec les atomistes lorsqu’il s’agit de condamner comme qualité occulte l’action à distance que les newtoniens invoquent dans leurs théories ; mais, se retournant ensuite contre les atomistes, les cartésiens traitent avec la même sévérité la dureté et l’indivisibilité que ceux-ci attribuent à leurs corpuscules. « Une autre chose qui me fait de la peine, écrit[7] à l’atomiste Huygens le cartésien Denis Papin, c’est… que vous croyez que la dureté parfaite est de l’essence des corps ; il me semble que c’est là supposer une qualité inhérente qui nous éloigne des principes mathématiques ou méchaniques. » L’atomiste Huygens, il est vrai, ne traitait pas moins durement l’opinion cartésienne : « Vostre autre difficulté, répond-il à Papin[8], est que je suppose que la dureté est de l’essence des corps, au lieu qu’avec M.  des Cartes, vous n’y admettez que leur étendue. Par où je vois que vous ne vous estes pas encore défait de cette opinion que, depuis longtemps, j’estime très absurde. »

Il est clair qu’en mettant la Physique théorique sous la dépendance de la Métaphysique, on ne contribue pas à lui assurer le bénéfice du consentement universel.


§ V. — Aucun système métaphysique ne suffit à édifier une théorie physique.

Chacune des Écoles métaphysiques reproche à ses rivales de faire appel, dans ses explications, à des notions qui sont elles-mêmes inexpliquées, qui sont de véritables qualités occultes. Ce reproche, ne pourrait-elle pas, presque toujours, se l’adresser à elle-même ?

Pour que les philosophes appartenant à une certaine École se déclarent pleinement satisfaits d’une théorie édifiée par les physiciens de la même École, il faudrait que tous les principes employés dans cette théorie fussent déduits de la Métaphysique que professe cette École ; s’il est fait appel, au cours de l’explication d’un phénomène physique, à quelque loi que cette Métaphysique est impuissante à justifier, l’explication sera non avenue, la théorie physique aura manqué son but.

Or, aucune Métaphysique ne donne d’enseignements assez précis, assez détaillés, pour que, de ces enseignements, il soit possible de tirer tous les éléments d’une théorie physique.

En effet, les enseignements qu’une doctrine métaphysique fournit touchant la véritable nature des corps consistent le plus souvent en négations. Les péripatéticiens, comme les cartésiens, nient la possibilité d’un espace vide ; les newtoniens rejettent toute qualité qui ne se réduit pas à une force exercée entre points matériels ; les atomistes et les cartésiens nient toute action à distance ; les cartésiens ne reconnaissent, entre les diverses parties de la matière, aucune autre distinction que la figure et le mouvement.

Toutes ces négations sont propres à argumenter lorsqu’il s’agit de condamner une théorie proposée par une École adverse ; mais elles paraissent singulièrement stériles lorsqu’on en veut tirer les principes d’une théorie physique.

Descartes, par exemple, nie qu’il y ait en la matière autre chose que l’étendue en longueur, largeur et profondeur et ses divers modes, c’est-à-dire des figures et des mouvements ; mais, avec ces seules données, il ne peut même ébaucher l’explication d’une loi physique.

À tout le moins lui faudrait-il, avant d’essayer la construction d’aucune théorie, connaître les règles générales qui président aux divers mouvements. Donc, de ses principes métaphysiques, il va tenter, tout d’abord, de déduire une Dynamique.

La perfection de Dieu exige qu’il soit immuable dans ses desseins ; de cette immutabilité découle cette conséquence : Dieu maintient invariable dans le monde la quantité de mouvement qu’il lui a donnée au commencement.

Mais cette constance de la quantité de mouvement dans le monde n’est pas encore un principe assez précis, assez défini, pour qu’il nous soit possible d’écrire aucune équation de Dynamique ; il nous faut l’énoncer sous forme quantitative, et cela, en traduisant par une expression algébrique entièrement déterminée la notion, jusqu’ici trop vague, de quantité de mouvement.

Quel sera donc le sens mathématique attaché par le physicien aux mots quantité de mouvement ?

Selon Descartes, la quantité de mouvement de chaque particule matérielle sera le produit de sa masse — ou de son volume qui, en Physique cartésienne, est identique à sa masse — par la vitesse dont elle est animée ; la quantité de mouvement de la matière tout entière sera la somme des quantités de mouvement de ses diverses parties. Cette somme devra, en tout changement physique, garder une valeur invariable.

Assurément, la combinaison de grandeurs algébriques par laquelle Descartes se propose de traduire la notion de quantité de mouvement satisfait aux exigences que nos connaissances instinctives imposaient d’avance à une telle traduction. Nulle pour un ensemble immobile, elle est toujours positive pour un groupe de corps qu’agite un certain mouvement ; sa valeur croît lorsqu’une masse déterminée augmente la vitesse de sa marche ; elle croît encore lorsqu’une vitesse donnée affecte une masse plus grande. Mais une infinité d’autres expressions eussent tout aussi bien satisfait à ces exigences ; à la vitesse, on aurait pu, notamment, substituer le carré de la vitesse ; l’expression algébrique obtenue eût alors coïncidé avec celle que Leibniz nommera force vive ; au lieu de tirer de l’immutabilité divine la constance, dans le monde, de la quantité cartésienne de mouvement, on en eût déduit la constance de la force vive leibnizienne.

Ainsi, la loi que Descartes a proposé de mettre à la base de la Dynamique s’accorde, sans doute, avec la Métaphysique cartésienne ; mais elle n’en est pas une conséquence forcée ; lorsque Descartes ramène certains effets physiques à n’être que des conséquences d’une telle loi, il prouve, il est vrai, que ces effets ne contredisent pas à ses principes de philosophie, mais il n’en donne pas l’explication par ces principes.

Ce que nous venons de dire du Cartésianisme, on peut le répéter de toute doctrine métaphysique qui prétend aboutir à une théorie physique ; toujours, en cette théorie, certaines hypothèses sont posées qui n’ont point pour fondements les principes de la doctrine métaphysique. Ceux qui suivent le sentiment de Boscovich admettent que toutes les attractions ou répulsions qui se font sentir à distance sensible varient en raison inverse du carré de la distance ; c’est cette hypothèse qui leur permet de construire une Mécanique céleste, une Mécanique électrique, une Mécanique magnétique ; mais cette forme de loi leur est dictée par le désir d’accorder leurs explications avec les faits, non par les exigences de leur Philosophie. Les atomistes admettent qu’une certaine loi règle les chocs des corpuscules ; mais cette loi est une extension, singulièrement audacieuse, au monde des atomes, d’une autre loi que permettent seules d’étudier les masses assez grandes pour tomber sous nos sens ; on ne la déduit point de la Philosophie épicurienne.

On ne saurait donc, d’un système métaphysique, tirer tous les éléments nécessaires à la construction d’une théorie physique ; toujours, celle-ci fait appel à des propositions que ce système n’a point fournies et qui, par conséquent, demeurent des mystères pour les partisans de ce système ; toujours, au fond des explications qu’elle prétend donner, gît l’inexpliqué.


  1. Philosophia magnetica, in qua magnetis natura penitus explicatur et omnium quæ hoc lapide cernuntur causæ propriæ afferuntur, multa quoque dicuntur de electricis et aliis attractionibus, et eorum causis ; auctore Nicolao Cabeo Ferrariensi, Societ. Jesu ; Coloniæ, apud Joannem Kinckium, anno MDCXXIX.
  2. Theoria philosophiæ naturalis redacta ad unicam legem virium in natura existentium, auctore P. Rogerio Josepho Boscovich, Societatis Jesu, Viennæ, MDCCLVIII.
  3. Leibniz : Œuvres, édition Gerhardt, t. IV, p. 464.
  4. Huygens à Leibniz, 18 novembre 1690. (Œuvres complètes de Huygens, t. IX, p. 528.)
  5. Aristarchi Samii : De mundi systemate, partibus et motibus ejusdem liber singularis ; Parisiis, 1643. — Cet ouvrage fut reproduit, en 1647, dans le volume III des Cogitata physico-mathematica de Mersenne.
  6. Descartes : Correspondance, édition P. Tannery et Ch. Adam, No CLXXX, t. IV, p. 396.
  7. Denis Papin à Christian Huygens, 18 juin 1690 (Œuvres complètes de Huygens, t. IX, p. 429.)
  8. Christian Huygens à Denis Papin, 2 septembre 1690. (Œuvres complètes de Huygens, t. IX, p. 484.)