La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre I/V

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Chevalier & Rivière (p. 20-24).
§ V. — Aucun système métaphysique ne suffit à édifier une théorie physique.

Chacune des Écoles métaphysiques reproche à ses rivales de faire appel, dans ses explications, à des notions qui sont elles-mêmes inexpliquées, qui sont de véritables qualités occultes. Ce reproche, ne pourrait-elle pas, presque toujours, se l’adresser à elle-même ?

Pour que les philosophes appartenant à une certaine École se déclarent pleinement satisfaits d’une théorie édifiée par les physiciens de la même École, il faudrait que tous les principes employés dans cette théorie fussent déduits de la Métaphysique que professe cette École ; s’il est fait appel, au cours de l’explication d’un phénomène physique, à quelque loi que cette Métaphysique est impuissante à justifier, l’explication sera non avenue, la théorie physique aura manqué son but.

Or, aucune Métaphysique ne donne d’enseignements assez précis, assez détaillés, pour que, de ces enseignements, il soit possible de tirer tous les éléments d’une théorie physique.

En effet, les enseignements qu’une doctrine métaphysique fournit touchant la véritable nature des corps consistent le plus souvent en négations. Les péripatéticiens, comme les cartésiens, nient la possibilité d’un espace vide ; les newtoniens rejettent toute qualité qui ne se réduit pas à une force exercée entre points matériels ; les atomistes et les cartésiens nient toute action à distance ; les cartésiens ne reconnaissent, entre les diverses parties de la matière, aucune autre distinction que la figure et le mouvement.

Toutes ces négations sont propres à argumenter lorsqu’il s’agit de condamner une théorie proposée par une École adverse ; mais elles paraissent singulièrement stériles lorsqu’on en veut tirer les principes d’une théorie physique.

Descartes, par exemple, nie qu’il y ait en la matière autre chose que l’étendue en longueur, largeur et profondeur et ses divers modes, c’est-à-dire des figures et des mouvements ; mais, avec ces seules données, il ne peut même ébaucher l’explication d’une loi physique.

À tout le moins lui faudrait-il, avant d’essayer la construction d’aucune théorie, connaître les règles générales qui président aux divers mouvements. Donc, de ses principes métaphysiques, il va tenter, tout d’abord, de déduire une Dynamique.

La perfection de Dieu exige qu’il soit immuable dans ses desseins ; de cette immutabilité découle cette conséquence : Dieu maintient invariable dans le monde la quantité de mouvement qu’il lui a donnée au commencement.

Mais cette constance de la quantité de mouvement dans le monde n’est pas encore un principe assez précis, assez défini, pour qu’il nous soit possible d’écrire aucune équation de Dynamique ; il nous faut l’énoncer sous forme quantitative, et cela, en traduisant par une expression algébrique entièrement déterminée la notion, jusqu’ici trop vague, de quantité de mouvement.

Quel sera donc le sens mathématique attaché par le physicien aux mots quantité de mouvement ?

Selon Descartes, la quantité de mouvement de chaque particule matérielle sera le produit de sa masse — ou de son volume qui, en Physique cartésienne, est identique à sa masse — par la vitesse dont elle est animée ; la quantité de mouvement de la matière tout entière sera la somme des quantités de mouvement de ses diverses parties. Cette somme devra, en tout changement physique, garder une valeur invariable.

Assurément, la combinaison de grandeurs algébriques par laquelle Descartes se propose de traduire la notion de quantité de mouvement satisfait aux exigences que nos connaissances instinctives imposaient d’avance à une telle traduction. Nulle pour un ensemble immobile, elle est toujours positive pour un groupe de corps qu’agite un certain mouvement ; sa valeur croît lorsqu’une masse déterminée augmente la vitesse de sa marche ; elle croît encore lorsqu’une vitesse donnée affecte une masse plus grande. Mais une infinité d’autres expressions eussent tout aussi bien satisfait à ces exigences ; à la vitesse, on aurait pu, notamment, substituer le carré de la vitesse ; l’expression algébrique obtenue eût alors coïncidé avec celle que Leibniz nommera force vive ; au lieu de tirer de l’immutabilité divine la constance, dans le monde, de la quantité cartésienne de mouvement, on en eût déduit la constance de la force vive leibnizienne.

Ainsi, la loi que Descartes a proposé de mettre à la base de la Dynamique s’accorde, sans doute, avec la Métaphysique cartésienne ; mais elle n’en est pas une conséquence forcée ; lorsque Descartes ramène certains effets physiques à n’être que des conséquences d’une telle loi, il prouve, il est vrai, que ces effets ne contredisent pas à ses principes de philosophie, mais il n’en donne pas l’explication par ces principes.

Ce que nous venons de dire du Cartésianisme, on peut le répéter de toute doctrine métaphysique qui prétend aboutir à une théorie physique ; toujours, en cette théorie, certaines hypothèses sont posées qui n’ont point pour fondements les principes de la doctrine métaphysique. Ceux qui suivent le sentiment de Boscovich admettent que toutes les attractions ou répulsions qui se font sentir à distance sensible varient en raison inverse du carré de la distance ; c’est cette hypothèse qui leur permet de construire une Mécanique céleste, une Mécanique électrique, une Mécanique magnétique ; mais cette forme de loi leur est dictée par le désir d’accorder leurs explications avec les faits, non par les exigences de leur Philosophie. Les atomistes admettent qu’une certaine loi règle les chocs des corpuscules ; mais cette loi est une extension, singulièrement audacieuse, au monde des atomes, d’une autre loi que permettent seules d’étudier les masses assez grandes pour tomber sous nos sens ; on ne la déduit point de la Philosophie épicurienne.

On ne saurait donc, d’un système métaphysique, tirer tous les éléments nécessaires à la construction d’une théorie physique ; toujours, celle-ci fait appel à des propositions que ce système n’a point fournies et qui, par conséquent, demeurent des mystères pour les partisans de ce système ; toujours, au fond des explications qu’elle prétend donner, gît l’inexpliqué.