La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre II/V

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Chevalier & Rivière (p. 39-43).
 § V. — La théorie devançant l’expérience.

Il est une circonstance où se marque, avec une netteté particulière, notre croyance au caractère naturel d’une classification théorique ; cette circonstance se présente lorsque nous demandons à la théorie de nous annoncer les résultats d’une expérience avant que cette expérience n’ait été réalisée, lorsque nous lui enjoignons cet ordre audacieux : « Prophétise-nous. »

Un ensemble considérable de lois expérimentales avait été établi par les observateurs ; le théoricien s’est proposé de les condenser en un tout petit nombre d’hypothèses, et il y est parvenu ; chacune des lois expérimentales est correctement représentée par une conséquence de ces hypothèses.

Mais les conséquences que l’on peut tirer de ces hypothèses sont en nombre illimité ; on en peut donc déduire qui ne correspondent à aucune des lois expérimentales précédemment connues, qui représentent simplement des lois expérimentales possibles.

Parmi ces conséquences, il en est qui ont trait à des circonstances pratiquement réalisables ; elles sont particulièrement intéressantes, car elles pourront être soumises au contrôle des faits. Si elles représentent exactement les lois expérimentales qui régissent ces faits, la valeur de la théorie s’en trouvera accrue ; le domaine sur lequel elle règne sera enrichi de lois nouvelles. Si, au contraire, parmi ces conséquences, il en est une qui soit nettement en désaccord avec les faits dont elle devait représenter la loi, la théorie proposée devra être plus ou moins modifiée, peut-être entièrement rejetée.

Or, au moment de confronter les prévisions de la théorie avec la réalité, supposons qu’il faille parier pour ou contre la théorie ; de quel côté mettrons-nous notre gage ?

Si la théorie est un système purement artificiel, si nous voyons dans les hypothèses sur lesquelles elle repose des énoncés qui ont été habilement agencés de telle sorte qu’ils représentent les lois expérimentales déjà connues, mais si nous n’y soupçonnons aucun reflet de rapports véritables entre les réalités qui se cachent à nos yeux, nous penserons qu’une telle théorie doit attendre d’une loi nouvelle plutôt un démenti qu’une confirmation ; que, dans l’espace laissé libre entre les cases ajustées pour d’autres lois, la loi, jusque-là inconnue, trouve une case toute prête, où elle se puisse loger exactement, ce sera merveilleux hasard, en l’espoir duquel nous serions bien fous de risquer notre enjeu.

Si, au contraire, nous reconnaissons en la théorie une classification naturelle, si nous sentons que ses principes expriment entre les choses des rapports profonds et véritables, nous ne nous étonnerons pas de voir ses conséquences devancer l’expérience et provoquer la découverte de lois nouvelles ; hardiment, nous parierons en sa faveur.

Demander à une classification de marquer par avance leur place à des êtres que l’avenir seul découvrira, c’est donc, au plus haut degré, déclarer que nous tenons cette classification pour naturelle ; et lorsque l’expérience vient confirmer les prévisions de notre théorie, nous sentons se fortifier en nous cette conviction que les relations établies par notre raison entre des notions abstraites correspondent vraiment à des rapports entre les choses.

Ainsi la moderne notation chimique, en s’aidant des formules développées, établit une classification où se rangent les divers composés. L’ordre merveilleux que cette classification met dans le formidable arsenal de la Chimie nous assure déjà qu’elle n’est pas un système purement artificiel ; les liens d’analogie et de dérivation par substitution qu’elle établit entre les divers composés n’ont de sens que dans notre esprit ; et, cependant, nous sommes persuadés qu’ils correspondent, entre les substances mêmes, à des relations de parenté dont la nature nous demeure profondément cachée, mais dont la réalité ne nous semble pas douteuse. Néanmoins, pour que cette persuasion se change en une invincible certitude, il faut que nous voyions la théorie chimique écrire d’avance les formules d’une multitude de corps et, docile à ces indications, la synthèse réaliser une foule de substances dont, avant même qu’elles ne fussent, nous connaissions la composition et mainte propriété.

De même que les synthèses annoncées d’avance consacrent la notation chimique comme classification naturelle, de même, la théorie physique prouvera qu’elle est le reflet d’un ordre réel en devançant l’observation.

Or, l’histoire de la Physique nous fournit une foule d’exemples de cette clairvoyante divination ; maintes fois, une théorie a prévu des lois non encore observées, voire des lois qui paraissaient invraisemblables, provoquant l’expérimentateur à les découvrir et le guidant vers cette découverte.

L’Académie des Sciences avait proposé au concours, pour le prix de Physique qu’elle devait décerner dans la séance publique du mois de mars 1819, l’examen général des phénomènes de la diffraction de la lumière ; des deux mémoires présentés, l’un, celui qui fut couronné, avait Fresnel pour auteur ; Biot, Arago, Laplace, Gay-Lussac et Poisson composaient la commission.

Des principes posés par Fresnel, Poisson, par une élégante analyse, déduisit cette conséquence étrange : Si un petit écran opaque et circulaire intercepte les rayons émis par un point lumineux, il existe derrière l’écran, sur l’axe même de cet écran, des points qui non seulement sont éclairés, mais qui brillent exactement comme si l’écran n’était pas interposé entre eux et la source de lumière.

Un tel corollaire, si contraire, semble-t-il, aux certitudes expérimentales les plus obvies, paraissait bien propre à faire rejeter la théorie de la diffraction proposée par Fresnel. Arago eut confiance dans le caractère naturel, partant dans la clairvoyance de cette théorie ; il tenta l’épreuve ; l’observation donna des résultats qui concordaient absolument avec les prédictions, si peu vraisemblables, du calcul[1].

Ainsi la théorie physique, telle que nous l’avons définie, donne d’un vaste ensemble de lois expérimentales une représentation condensée, favorable à l’économie intellectuelle.

Elle classe ces lois ; en les classant, elle les rend plus aisément et plus sûrement utilisables ; en même temps, en mettant de l’ordre dans leur ensemble, elle y met de la beauté.

Elle prend, en se perfectionnant, les caractères d’une classification naturelle ; les groupements qu’elle établit laissent alors soupçonner les affinités réelles des choses.

Ce caractère de classification naturelle se marque surtout par la fécondité de la théorie, qui devine des lois expérimentales non encore observées et en provoque la découverte.

C’en est assez pour que la recherche des théories physiques ne puisse être réputée besogne vaine et oiseuse, bien qu’elle ne poursuive pas l’explication des phénomènes.

  1. Œuvres complètes d’Augustin Fresnel, t. I, pp. 236, 365, 368.