La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre III/I

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Chevalier & Rivière (p. 45-58).

§ I. — Rôle des classifications naturelles et des explications dans l’évolution des théories physiques.

Ce que nous proposons comme but à la théorie physique, c’est de devenir une classification naturelle, c’est d’établir entre les diverses lois expérimentales une coordination logique qui soit comme l’image et le reflet de l’ordre vrai selon lequel sont organisées les réalités qui nous échappent ; c’est à cette condition que la théorie sera féconde, qu’elle suggérera des découvertes.

Mais une objection se dresse aussitôt contre la doctrine que nous exposons ici.

Si la théorie doit être une classification naturelle, si elle doit chercher à grouper les apparences comme sont groupées les réalités, la méthode la plus sûre pour arriver à ce but n’est-elle pas de chercher d’abord quelles sont ces réalités ? Au lieu de construire un système logique qui représente sous une forme aussi condensée et aussi exacte que possible les lois expérimentales, dans l’espoir que ce système logique finira par être comme une image de l’ordre ontologique des choses, ne serait-il pas plus sensé de tenter d’expliquer ces lois, de dévoiler ces choses cachées ? N’est-ce pas ainsi, d’ailleurs, qu’ont procédé les maîtres de la science ? N’est-ce pas en s’efforçant vers l’explication des phénomènes physiques qu’ils ont créé ces théories fécondes dont les saisissantes divinations provoquent notre étonnement ? Qu’avons-nous de mieux à faire que d’imiter leur exemple et que de revenir aux méthodes condamnées en notre premier Chapitre ?

Que plusieurs des génies auxquels nous devons la Physique moderne aient construit leurs théories dans l’espoir de donner une explication des phénomènes naturels, que quelques-uns même aient cru avoir saisi cette explication, cela n’est pas douteux ; mais cela non plus n’a rien de concluant contre l’opinion que nous avons exposée au sujet des théories physiques. Des espoirs chimériques ont pu provoquer d’admirables inventions sans que ces inventions donnent corps aux chimères qui les ont fait naître. D’audacieuses explorations, qui ont grandement contribué au progrès de la géographie, sont dues à des aventuriers qui cherchaient le pays doré ; ce n’est pas une raison suffisante pour faire figurer l’Eldorado sur nos planisphères.

Si donc on veut prouver que la recherche des explications est une méthode vraiment féconde en Physique, il ne suffit pas de prouver que bon nombre de théories ont été créées par des penseurs qui s’efforçaient vers de telles explications ; il faut prouver que la recherche de l’explication est bien le fil d’Ariane qui les a conduits au milieu de la confusion des lois physiques et qui leur a permis de tracer le plan de ce labyrinthe.

Or, cette preuve, non seulement il n’est pas possible de la donner, mais encore une étude, même superficielle, de l’histoire de la Physique fournit, en abondance, des arguments qui concluent en sens contraire.

Lorsqu’on analyse une théorie créée par un physicien qui se propose d’expliquer les apparences sensibles, on ne tarde pas, en général, à reconnaître que cette théorie est formée de deux parties bien distinctes : l’une est la partie simplement représentative qui se propose de classer les lois ; l’autre est la partie explicative qui se propose, au-dessous des phénomènes, de saisir la réalité.

Or, bien loin que la partie explicative soit la raison d’être de la partie représentative, la graine d’où elle est issue ou la racine qui alimente son développement, le lien entre les deux parties est presque toujours des plus frêles et des plus artificiels. La partie descriptive s’est développée, pour son compte, par les méthodes propres et autonomes de la Physique théorique ; à cet organisme pleinement formé, la partie explicative est venue s’accoler comme un parasite.

Ce n’est pas à cette partie explicative parasite que la théorie doit sa puissance et sa fécondité ; loin de là. Tout ce que la théorie contient de bon, ce par quoi elle apparaît comme classification naturelle, ce qui lui confère le pouvoir de devancer l’expérience se trouve dans la partie représentative ; tout cela a été découvert par le physicien lorsqu’il oubliait la recherche de l’explication. Au contraire, ce que la théorie contient de faux, ce qui sera contredit par les faits, se trouve surtout dans la partie explicative ; le physicien l’y a introduit, guidé par son désir de saisir les réalités.

Et de là cette conséquence : Lorsque les progrès de la Physique expérimentale mettent la théorie en défaut, lorsqu’ils obligent à la modifier, à la transformer, la partie purement représentative entre presque entière dans la théorie nouvelle, lui apportant l’héritage de tout ce que l’ancienne théorie possédait de plus précieux, tandis que la partie explicative tombe pour faire place à une autre explication.

Ainsi, par une tradition continue, chaque théorie physique passe à celle qui la suit la part de classification naturelle qu’elle a pu construire, comme, en certains jeux antiques, chaque coureur tendait le flambeau allumé au coureur qui venait après lui ; et cette tradition continue assure à la science une perpétuité de vie et de progrès.

Cette continuité de la tradition est masquée aux yeux de l’observateur superficiel par le fracas incessant des explications qui ne surgissent que pour s’écrouler.

Tout ce que nous venons de dire, appuyons-le de quelques exemples. Ils nous seront fournis par les théories auxquelles a donné lieu la réfraction de la lumière. Nous les emprunterons à ces théories non point parce qu’elles sont exceptionnellement favorables à notre thèse, mais au contraire parce que les personnes qui étudient superficiellement l’histoire de la Physique pourraient penser que ces théories doivent leurs principaux progrès à la recherche des explications.

Descartes a donné une théorie qui représente les phénomènes de la réfraction simple ; elle fait le principal objet des deux admirables traités de la Dioptrique et des Météores, auxquels le Discours de la méthode servait de préface ; fondée sur la constance du rapport entre le sinus de l’angle d’incidence et le sinus de l’angle de réfraction, elle range dans un ordre très clair les propriétés que présentent les verres diversement taillés, les instruments d’optique composés avec ces verres ; elle rend compte des phénomènes qui accompagnent la vision ; elle analyse les lois de l’arc-en-ciel.

Descartes a donné aussi une explication des effets lumineux. La lumière n’est qu’une apparence ; la réalité est une pression engendrée par les mouvements rapides des corps incandescents au sein d’une matière subtile qui pénètre tous les corps ; la matière subtile est incompressible, en sorte que la pression qui constitue la lumière s’y transmet instantanément à toute distance ; si loin qu’un point se trouve d’une source de lumière, au moment même où celle-ci s’allume, le point est éclairé. Cette transmission instantanée de la lumière est une conséquence absolument nécessaire du système d’explications physiques créé par Descartes ; à Beeckman qui ne voulait point admettre cette proposition et qui, à l’imitation de Galilée, cherchait à la contredire au moyen d’expériences, d’ailleurs enfantines, Descartes écrivait[1] : « Pour moi elle est tellement certaine que si, par impossible, elle était convaincue d’erreur, je serais prêt à vous avouer sur le champ que je ne sais rien en philosophie. Vous avez si grande confiance en votre expérience que vous vous déclarez prêt à tenir fausse toute votre philosophie si aucun laps de temps ne sépare le moment où l’on voit dans le miroir le mouvement de la lanterne du moment où on le perçoit à la main ; moi, au contraire, je vous déclare que si ce laps de temps pouvait être observé, ma philosophie tout entière serait renversée de fond en comble. »

Que Descartes ait créé lui-même la loi fondamentale de la réfraction ou qu’il l’ait, selon l’insinuation de Huygens, empruntée à Snell, la question a été débattue avec passion ; la solution est douteuse, mais elle nous importe peu ; ce qui est certain, c’est que cette loi, c’est que la théorie représentative à laquelle elle sert de base, ne sont point issues de l’explication des phénomènes lumineux proposée par Descartes ; à leur génération, la Cosmologie cartésienne n’a eu aucune part ; l’expérience, l’induction, la généralisation, les ont seules produites.

Il y a plus ; jamais Descartes n’a tenté un effort pour relier la loi de la réfraction à sa théorie explicative de la lumière.

Il est bien vrai qu’au commencement de la Dioptrique, il développe, au sujet de cette loi, des analogies mécaniques ; qu’il compare le changement de direction du rayon qui passe de l’air dans l’eau au changement de marche d’une balle, vigoureusement lancée, qui passerait d’un certain milieu dans un autre milieu plus résistant ; mais ces comparaisons mécaniques, dont la rigueur donnerait prise à bien des critiques, rattacheraient plutôt la théorie de la réfraction à la doctrine de l’émission, doctrine où un rayon de lumière est comparé à une rafale de petits projectiles violemment lancés par le corps lumineux ; cette explication, soutenue au temps de Descartes par Gassendi et reprise plus tard par Newton, n’a aucune analogie avec la théorie cartésienne de la lumière ; elle est inconciliable avec elle.

Ainsi, entre l’explication cartésienne des phénomènes lumineux et la représentation cartésienne des diverses lois de la réfraction, il y a simple juxtaposition ; il n’y a aucun lien, aucune pénétration. Aussi, le jour où l’astronome danois Römer, en étudiant les éclipses des satellites de Jupiter, démontre que la lumière se propage dans l’espace avec une vitesse finie et mesurable, l’explication cartésienne des phénomènes lumineux tombe tout d’un bloc ; mais elle n’entraîne même pas une parcelle de la doctrine qui représente et classe les lois de la réfraction ; celle-ci continue, aujourd’hui encore, à former la majeure partie de notre Optique élémentaire.

Un rayon lumineux unique, passant de l’air au sein de certains milieux cristallins tels que le spath d’Islande, fournit deux rayons réfractés distincts, dont l’un, le rayon ordinaire, suit la loi de Descartes, tandis que l’autre, le rayon extraordinaire, échappe aux prises de cette loi. Cette « admirable et insolite réfraction du cristal clivable d’Islande » avait été découverte et étudiée[2], en 1657, par le Danois Erasme Berthelsen ou Bartholinus. Huygens se propose de formuler une théorie qui représente à la fois les lois de la réfraction simple, objet des travaux de Descartes, et les lois de la double réfraction. Il y réussit de la manière la plus heureuse. Non seulement ses constructions géométriques, après avoir fourni, dans les milieux amorphes ou dans les cristaux cubiques, le rayon réfracté unique qui suit la loi de Descartes, tracent, dans les cristaux non cubiques, deux rayons réfractés, mais encore elles déterminent entièrement les lois qui régissent ces deux rayons ; ces lois sont si compliquées que l’expérience, réduite à ses seules ressources, ne les eût peut-être pas démêlées ; mais après que la théorie en a donné la formule, elle les vérifie minutieusement.

Cette belle et féconde théorie, Huygens l’a-t-il tirée des principes de la Cosmologie atomistique, de ces « raisons de méchanique » par lesquelles, selon lui, « la vraye Philosophie conçoit la cause de tous les effets naturels » ? Nullement ; la considération du vide, des atomes, de leur dureté, de leurs mouvements, n’a joué aucun rôle dans la construction de cette représentation. Une comparaison entre la propagation du son et la propagation de la lumière, la constatation expérimentale que l’un des deux rayons réfractés suivait la loi de Descartes, tandis que l’autre ne lui obéissait point, une heureuse et audacieuse hypothèse sur la forme de la surface d’onde optique au sein des cristaux, tels sont les procédés par lesquels le grand physicien hollandais a deviné les principes de sa classification.

Non seulement Huygens n’a point tiré des principes de la Physique atomistique la théorie de la double réfraction ; mais une fois cette théorie découverte, il n’essaye pas de la rattacher à ces principes ; il imagine bien, pour rendre compte des formes cristallines, que le spath ou le cristal de roche sont formés par des empilements réguliers de molécules sphéroïdales, préparant ainsi la voie à Haüy et à Bravais ; mais, après avoir développé cette supposition, il se contente d’écrire[3] : « J’ajouteray seulement que ces petits sphéroïdes pourraient bien contribuer à former les sphéroïdes des ondes de lumière, cy-dessus supposez, les uns et les autres estant situez de mesme, et avec leurs axes parallèles. » À cette courte phrase se réduit tout ce qu’il a tenté pour expliquer la forme de la surface d’onde lumineuse, en attribuant aux cristaux une structure appropriée.

Aussi sa théorie demeurera-t-elle intacte, tandis que les diverses explications des phénomènes lumineux se succéderont les unes aux autres, fragiles et caduques, malgré la confiance en leur durée que témoigneront ceux qu’elles ont pour auteurs.

Sous l’influence de Newton, l’explication émissionniste triomphe ; cette explication est absolument contraire à celle que Huygens, créateur de la théorie ondulatoire, donnait des phénomènes lumineux ; de cette explication, jointe à une Cosmologie attractioniste, conforme aux principes de Boscovich, et que le grand atomiste hollandais eût réputée absurde, Laplace tire une justification des constructions d’Huygens.

Non seulement Laplace explique par la Physique attractioniste la théorie de la réfraction, simple ou double, découverte par un physicien qui prônait des idées tout opposées ; non seulement il la déduit « de ces principes[4] dont on est redevable à Newton, au moyen desquels tous les phénomènes du mouvement de la lumière, à travers un nombre quelconque de milieux transparents et dans l’atmosphère, ont été soumis à des calculs rigoureux » ; mais encore il pense que cette déduction en accroît la certitude et la précision. Sans doute, la solution des problèmes de double réfraction que donne la construction d’Huygens, « considérée comme un résultat de l’expérience, peut être mise au rang des plus belles découvertes de ce rare génie… On ne doit pas balancer à la mettre au nombre des plus certains comme des plus beaux résultats de la Physique. » Mais « jusqu’ici cette loi n’était qu’un résultat de l’observation, approchant de la vérité, dans les limites des erreurs auxquelles les expériences les plus précises sont encore assujetties. Maintenant, la simplicité de la loi d’action dont elle dépend doit la faire considérer comme une loi rigoureuse. » Laplace va même, dans sa confiance en la valeur de l’explication qu’il propose, jusqu’à affirmer que cette explication seule pouvait dissiper les invraisemblances de la théorie d’Huygens et la rendre acceptable aux bons esprits, car « cette loi a éprouvé le même sort que les belles lois de Kepler qui furent longtemps méconnues, pour avoir été associées à des idées systématiques dont, malheureusement, ce grand homme a rempli tous ses ouvrages ».

Au moment même où Laplace traite avec ce dédain l’Optique des ondulations, celle-ci, promue par Young et par Fresnel, reprend le pas sur l’Optique de l’émission ; mais, grâce à Fresnel, l’Optique ondulatoire a subi une modification profonde ; la vibration lumineuse n’est plus dirigée suivant le rayon ; elle lui est perpendiculaire ; l’analogie entre le son et la lumière, qui avait guidé Huygens, a disparu ; néanmoins l’explication nouvelle conduit encore les physiciens à adopter la construction des rayons réfractés par un cristal, telle que l’a imaginée Huygens.

Il y a plus : en changeant sa partie explicative, la doctrine d’Huygens a enrichi sa partie représentative ; elle ne figure plus seulement les lois qui régissent la marche des rayons, mais aussi les lois dont dépend leur état de polarisation.

Les tenants de cette théorie seraient maintenant en bonne posture pour retourner à Laplace la pitié méprisante qu’il témoignait à leur endroit ; il devient malaisé de relire sans sourire ces phrases que le grand mathématicien écrivait[5] au moment même où l’Optique de Fresnel triomphait : « Les phénomènes de la double réfraction et de l’aberration des étoiles me paraissent donner au système de l’émission de la lumière, sinon une certitude entière, au moins une extrême probabilité. Ces phénomènes sont inexplicables dans l’hypothèse des ondulations d’un fluide éthéré. La propriété singulière d’un rayon polarisé par un cristal de ne plus se partager en passant dans un second cristal parallèle au premier indique évidemment des actions différentes d’un même cristal sur les diverses faces d’une molécule de lumière. »

La théorie de la réfraction donnée par Huygens n’embrassait pas tous les cas possibles ; une immense catégorie de corps cristallisés, les cristaux biaxes, offraient des phénomènes qui ne pouvaient rentrer dans ses cadres. Ces cadres, Fresnel se proposa de les élargir, de telle sorte que l’on y pût classer non seulement les lois de la réfraction simple, non seulement les lois de la double réfraction uniaxiale, mais encore les lois de la double réfraction biaxale. Comment y parvint-il ? En cherchant une explication du mode de propagation de la lumière dans les cristaux ? Nullement, mais par une intuition de géomètre où aucune hypothèse sur la nature de la lumière ou sur la constitution des corps transparents n’avait de place. Il remarqua que toutes les surfaces d’onde que Huygens avait eu à considérer pouvaient se tirer, par une construction géométrique simple, d’une certaine surface du second degré ; cette surface était une sphère pour les milieux uniréfringents, un ellipsoïde de révolution pour les milieux biréfringents uniaxes ; il imagina qu’en appliquant la même construction à un ellipsoïde à trois axes inégaux, on obtiendrait la surface d’onde qui convient aux cristaux biaxes.

Cette audacieuse intuition a été couronnée du plus éclatant succès ; non seulement la théorie proposée par Fresnel s’est accordée minutieusement avec toutes les déterminations expérimentales ; mais encore elle a fait deviner et découvrir des faits imprévus et paradoxaux que l’expérimentateur, livré à lui-même, n’aurait jamais eu l’idée de rechercher ; telles sont les deux espèces de réfraction conique ; le grand mathématicien Hamilton a déduit de la forme de la surface d’onde des cristaux biaxes les lois de ces étranges phénomènes, que le physicien Lloyd a ensuite recherchés et découverts.

La théorie de la double réfraction biaxiale possède donc cette fécondité et ce pouvoir de divination où nous reconnaissons les marques d’une classification naturelle ; et cependant, elle n’est pas née d’un essai d’explication.

Non pas que Fresnel n’ait tenté d’expliquer la forme de surface d’onde qu’il avait obtenue ; cette tentative le passionna même à tel point, qu’il ne publia pas la méthode qui l’avait conduit à l’invention ; cette méthode fut connue seulement après sa mort, lorsqu’on livra enfin à l’impression son premier mémoire sur la double réfraction[6]. Dans les écrits qu’il publia, de son vivant, sur la double réfraction, Fresnel s’efforça sans cesse de retrouver, au moyen d’hypothèses sur les propriétés de l’éther, les lois qu’il avait découvertes ; « mais ces hypothèses[7], dont il avait fait ses principes, ne résistent pas à un examen approfondi ». Admirable lorsqu’elle se borne à jouer le rôle de classification naturelle, la théorie de Fresnel devient insoutenable dès là qu’elle se donne pour une explication.

Il en est de même de la plupart des doctrines physiques ; ce qui, en elles, est durable et fécond, c’est l’œuvre logique par laquelle elles sont parvenues à classer naturellement un grand nombre de lois en les déduisant toutes de quelques principes ; ce qui est stérile et périssable, c’est le labeur entrepris pour expliquer ces principes, pour les rattacher à des suppositions touchant les réalités qui se cachent sous les apparences sensibles.

On a souvent comparé le progrès scientifique à une marée montante ; appliquée à l’évolution des théories physiques, cette comparaison nous semble fort juste et peut être suivie jusque dans ses détails.

Celui qui jette un regard de courte durée sur les flots qui assaillent une grève ne voit pas la marée monter ; il voit une lame se dresser, courir, déferler, couvrir une étroite bande de sable, puis se retirer en laissant à sec le terrain qui avait paru conquis ; une nouvelle lame la suit, qui parfois va un peu plus loin que la précédente, parfois aussi n’atteint même pas le caillou que celle-ci avait mouillé. Mais sous ce mouvement superficiel de va-et-vient, un autre mouvement se produit, plus profond, plus lent, imperceptible à l’observateur d’un instant, mouvement progressif qui se poursuit toujours dans le même sens, et par lequel la mer monte sans cesse. Le va-et-vient des lames est l’image fidèle de ces tentatives d’explication qui ne s’élèvent que pour s’écrouler, qui ne s’avancent que pour reculer ; au dessous se poursuit le progrès lent et constant de la classification naturelle dont le flux conquiert sans cesse de nouveaux territoires, et qui assure aux doctrines physiques la continuité d’une tradition.

  1. Correspondance de Descartes, édition Paul Tannery et Ch. Adam, n° lvii, 22 août 1634, t. I, p. 307.
  2. Erasmus Bartholinus : Experimenta crystalli Islandici disdiaclastici, quibus mira et insolita refractio detegitur. Havniæ, 1657.
  3. Huygens : Traité de la lumière, où sont expliquées les causes de ce qui luy arrive dans la réflexion et dans la réfraction, et particulièrement dans l’étrange réfraction du cristal d’Islande. Édition W. Burckhardt, p. 71.
  4. Laplace : Exposition du système du monde, I. IV, c. xviii : De l’attraction moléculaire.
  5. Laplace : Exposition du système du monde, loc. cit.
  6. Voir l’Introduction aux œuvres d’Augustin Fresnel, par E. Verdet, art. 11 et 12. (Œuvres complètes d’Augustin Fresnel, t. I, p. lxx et p. lxxvi.)
  7. E. Verdet: loc. cit., p. 84.