La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre II/I

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Chevalier & Rivière (p. 195-200).

§ I. — De la multiplication excessive des qualités
premières.

Du sein du monde physique que l’expérience nous fait connaître, nous dégagerons les propriétés qui nous paraissent devoir être regardées comme premières. Ces propriétés, nous n’essayerons pas de les expliquer, de les ramener à d’autres attributs plus cachés ; nous les accepterons telles que nos moyens d’observation nous les font connaître, soit qu’ils nous les présentent sous forme de quantités, soit qu’ils nous les offrent sous l’aspect de qualités ; nous les regarderons comme des notions irréductibles, comme les éléments mêmes qui doivent composer nos théories. Mais à ces propriétés, qualitatives ou quantitatives, nous ferons correspondre des symboles mathématiques qui nous permettront, pour raisonner à leur sujet, d’emprunter le langage de l’Algèbre.

Cette manière de procéder ne va-t-elle pas nous conduire à un abus que les promoteurs de la Renaissance scientifique ont durement reproché à la Physique de l’École et dont ils ont fait rigoureuse et définitive justice ?

Sans doute, les savants auxquels nous devons la Physique moderne ne pouvaient pardonner aux philosophes scolastiques leur répugnance à discourir des lois naturelles en langage mathématique : « Si nous savons quelque chose, s’écriait Gassendi[1], nous le savons par les Mathématiques ; mais de la vraie et légitime science des choses, ces gens-là n’ont cure ! Ils ne s’attachent qu’à des vétilles ! »

Mais ce grief n’est pas celui que les réformateurs de la Physique font le plus souvent et le plus vivement valoir contre les docteurs de l’École. Ce dont ils les accusent par-dessus tout, c’est d’inventer une qualité nouvelle chaque fois qu’un phénomène nouveau frappe leur regard ; d’attribuer à une vertu particulière chaque effet qu’ils n’ont ni étudié, ni analysé ; de s’imaginer qu’ils ont donné une explication là où ils n’ont mis qu’un nom et de transformer ainsi la science en un jargon prétentieux et vain.

« Cette manière de philosopher, disait Galilée [2], a, selon moi, une grande analogie avec la manière de peindre qu’avait un de mes amis ; avec de la craie, il écrivait sur la toile : Ici, je veux une fontaine avec Diane et ses nymphes, ainsi que quelques lévriers ; là, un chasseur avec une tête de cerf ; plus loin, un bocage, une campagne, une colline ; puis il laissait à l’artiste le soin de peindre toutes ces choses et s’en allait convaincu qu’il avait peint la métamorphose d’Actéon ; il n’avait mis que des noms. » Et Leibniz[3] comparait la méthode suivie en Physique par les philosophes qui, à tout propos, introduisaient de nouvelles formes et de nouvelles qualités à celle « qui se contenterait de dire qu’une horloge a la qualité horodictique, provenante de sa forme, sans considérer en quoi tout cela consiste ».

Paresse d’esprit, qui trouve commode de se payer de mots ; improbité intellectuelle qui trouve avantage à en payer les autres, sont vices bien répandus dans l’humanité. Assurément, les physiciens scolastiques, si prompts à douer la forme de chaque corps de toutes les vertus que réclamaient leurs systèmes vagues et superficiels, en étaient souvent et profondément atteints ; mais la philosophie qui admet les propriétés qualitatives n’a pas le triste monopole de ces défauts ; on les retrouve aussi bien chez les sectateurs d’Écoles qui se piquent de tout réduire à la quantité.

Gassendi, par exemple, est atomiste convaincu ; pour lui, toute qualité sensible n’est qu’apparence ; il n’y a en réalité que les atomes, leurs figures, leurs groupements, leurs mouvements. Mais si nous lui demandons d’expliquer selon ces principes les qualités physiques essentielles, si nous lui posons ces questions : Qu’est-ce que la saveur ? Qu’est-ce que l’odeur ? Qu’est-ce que le son ? Qu’est-ce que la lumière ? que va-t-il nous répondre ?

« Dans la chose même[4] que nous nommons sapide, la saveur ne paraît pas consister en autre chose qu’en corpuscules d’une configuration telle qu’en pénétrant la langue ou le palais, ils s’appliquent à la contexture de cet organe et le mettent en mouvement, de manière à donner naissance à la sensation que nous nommons goût. »

« Dans la réalité, l’odeur ne paraît être autre chose que certains corpuscules d’une telle configuration que lorsqu’ils sont exhalés et qu’ils pénètrent dans les narines, ils sont conformés à la contexture de ces organes de manière à donner naissance à la sensation que nous nommons olfaction ou odorat. »

« Le son ne paraît pas être autre chose que certains corpuscules qui, configurés d’une certaine façon et rapidement transmis loin du corps sonore, pénètrent dans l’oreille, la mettent en mouvement et déterminent la sensation appelée audition. »

« Dans le corps lumineux, la lumière ne paraît pas être autre chose que des corpuscules très ténus, configurés d’une certaine façon, émis par le corps lumineux avec une vitesse indicible, qui pénètrent dans l’organe de la vue, sont aptes à le mettre en mouvement et à créer la sensation dite vision. »

Il était péripatéticien, le doctus bachelierus qui, à la question :

 
Demandabo causam et rationem quare
Opium facit dormire ?


répondait :

 
Quia est in eo
Virtus dormitiva
Cujus est natura
Sensus assoupire.

Si ce bachelier, reniant Aristote, se fût fait atomiste, Molière l’eût sans doute rencontré aux conférences philosophiques tenues chez Gassendi, où le grand comique fréquentait.

Les Cartésiens, d’ailleurs, auraient tort de triompher trop bruyamment du commun ridicule où ils voient tomber Péripatéticiens et Atomistes ; c’est à un des leurs que Pascal songeait lorsqu’il écrivait[5]: « Il y en a qui vont jusqu’à cette absurdité d’expliquer un mot par le mot même. J’en sais qui ont défini la lumière en cette sorte : La lumière est un mouvement luminaire des corps lumineux ; comme si l’on pouvait entendre les mots de luminaire et de lumineux sans celui de lumière. » L’allusion, en effet, avait trait au P. Noël, autrefois professeur de Descartes au collège de La Flèche, devenu ensuite un de ses fervents disciples, et qui, dans une lettre sur le vide adressée à Pascal, avait écrit cette phrase : « La lumière, ou plutôt l’illumination, est un mouvement luminaire des rayons composés des corps lucides qui remplissent les corps transparents et ne sont mus luminairement que par d’autres corps lucides. »

Que l’on attribue la lumière à une vertu éclairante, à des corpuscules lumineux ou à un mouvement luminaire, on sera péripatéticien, atomiste ou cartésien ; mais si l’on se targue d’avoir par là ajouté quoi que ce soit à nos connaissances touchant la lumière, on ne sera point homme sensé. En toutes les Écoles se rencontrent des esprits faux qui s’imaginent remplir un flacon d’une précieuse liqueur alors qu’ils y collent seulement une pompeuse étiquette ; mais toutes les doctrines physiques, sainement interprétées, s’accordent à condamner cette illusion. Nos efforts devront donc tendre à l’éviter.


  1. Gassendi : Exercitationes paradoxicae adversus Aristotelicos. Exercitatio I.
  2. Galilée : Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo. Giornata terza.
  3. Leibniz : Œuvres, édition Gerhardt, t. IV, p. 434.
  4. P. Gassendi : Syntagma philosophicum, 1. V, ce. ix, x et xi.
  5. Pascal : De l’esprit géométrique.