La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre II/II

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Chevalier & Rivière (p. 200-207).
§ II. — Une qualité première est une qualité irréductible en
fait, non en droit.

D’ailleurs, contre ce travers d’esprit qui consiste à mettre dans les corps autant de qualités distinctes, ou peu s’en faut, qu’il y a d’effets divers à expliquer, nos principes mêmes nous mettent en garde. Nous nous proposons de donner d’un ensemble de lois physiques une représentation aussi simplifiée, aussi résumée que possible ; notre ambition est d’atteindre l’économie intellectuelle la plus complète que nous puissions réaliser ; il est donc clair que pour construire notre théorie, nous devrons employer le nombre minimum de notions regardées comme premières, de qualités regardées comme simples ; nous devrons pousser jusqu’au bout la méthode d’analyse et de réduction qui dissocie les propriétés complexes, celles que les sens saisissent tout d’abord, et qui les ramène à un petit nombre de propriétés élémentaires.

Comment reconnaîtrons-nous que notre dissection a été poussée jusqu’au bout, que les qualités auxquelles notre analyse aboutit ne peuvent plus être, à leur tour, résolues en qualités plus simples ?

Les physiciens qui cherchaient à construire des théories explicatives tiraient des préceptes philosophiques auxquels ils se soumettaient, des pierres de touche et des réactifs capables de reconnaître si l’analyse d’une propriété avait pénétré jusqu’aux éléments. Par exemple, tant qu’un atomiste n’avait pas réduit un effet physique à la grandeur, à la figure, à l’agencement des atomes et aux lois du choc, il savait que son œuvre n’était point achevée ; tant qu’un cartésien trouvait autre chose, en une qualité, que « l’étendue et son changement tout nud », il était certain de n’en avoir point atteint la véritable nature.

Pour nous, qui ne prétendons point expliquer les propriétés des corps, mais seulement en donner une représentation algébrique condensée ; qui ne nous réclamons, dans la construction de nos théories, d’aucun principe métaphysique, mais entendons faire de la Physique une doctrine autonome, où prendrions-nous un critère qui nous permette de déclarer telle qualité vraiment simple et irréductible, telle autre complexe et destinée à une plus pénétrante dissection ?

En regardant une propriété comme première et élémentaire, nous n’entendrons nullement affirmer que cette qualité est, par nature, simple et indécomposable ; nous proclamerons seulement une vérité de fait ; nous déclarerons que tous nos efforts pour réduire cette qualité à d’autres ont échoué, qu’il nous a été impossible de la décomposer.

Toutes les fois donc qu’un physicien constatera un ensemble de phénomènes jusqu’alors inobservés, qu’il découvrira un groupe de lois qui semblent manifester une propriété nouvelle, il cherchera d’abord si cette propriété n’est pas une combinaison, auparavant insoupçonnée, de qualités déjà connues et acceptées dans les théories admises. C’est seulement après que ses efforts, variés en mille manières, auront échoué, qu’il se décidera à regarder cette propriété comme une nouvelle qualité première, à introduire dans ses théories un nouveau symbole mathématique.

« Toutes les fois que l’on découvre un fait exceptionnel, écrit H. Sainte-Claire Deville[1], décrivant les hésitations de sa pensée lorsqu’il eut reconnu les premiers phénomènes de dissociation, le premier travail, je dirai presque le premier devoir imposé à l’homme de science, est de faire tous ses efforts pour le faire rentrer dans la règle commune par une explication qui exige quelquefois plus de travail et de méditation que la découverte elle-même. Quand on réussit, on éprouve une bien vive satisfaction à étendre, pour ainsi dire, le domaine d’une loi physique, à augmenter la simplicité et la généralité d’une grande classification… »

« Mais quand un fait exceptionnel échappe à toute explication ou, du moins, résiste à tous les efforts que l’on a faits consciencieusement pour le soumettre à la loi commune, il faut en chercher d’autres qui lui soient analogues ; quand on les a trouvés, il faut les classer provisoirement au moyen de la théorie qu’on s’est formée. »

Lorsqu’Ampère découvrit les actions mécaniques qui s’exercent entre deux fils électriques dont chacun réunit les deux pôles d’une pile, on connaissait depuis longtemps les actions attractives et répulsives qui s’exercent entre les conducteurs électrisés ; la qualité que ces attractions et ces répulsions manifestent avait été analysée ; elle avait été représentée par un symbole mathématique approprié, la charge positive ou négative de chaque élément matériel ; l’emploi de ce symbole avait conduit Poisson à édifier une théorie mathématique qui représentait de la façon la plus heureuse les lois expérimentales établies par Coulomb.

Ne pouvait-on ramener les lois nouvellement découvertes à cette qualité, dont l’introduction en Physique était déjà un fait accompli ? Ne pouvait-on pas expliquer les attractions et les répulsions qui s’exercent entre deux fils, dont chacun ferme une pile, en admettant que certaines charges électriques sont convenablement distribuées à la surface de ces fils ou à leur intérieur, que ces charges s’attirent ou se repoussent en raison inverse du carré de la distance, selon l’hypothèse fondamentale qui porte la théorie de Coulomb et de Poisson ? Il était légitime que cette question fût posée, qu’elle fût examinée par les physiciens ; si quelqu’un d’entre eux était parvenu à lui donner une réponse affirmative, à réduire les lois des actions observées par Ampère aux lois de l’Électrostatique établies par Coulomb, il eût rendu la théorie électrique sauve de la considération de toute qualité première autre que la charge électrique.

Les tentatives pour réduire aux actions électrostatiques les lois des forces qu’Ampère avait mises en évidence se multiplièrent tout d’abord ; Faraday, en montrant que ces forces pouvaient donner naissance à des mouvements de rotation continue, coupa court à ces essais ; en effet, aussitôt qu’Ampère connut le phénomène découvert par le grand physicien anglais, il en comprit toute la portée. Ce phénomène, dit-il[2], prouve que l’action qui émane des conducteurs voltaïques ne peut être due à une distribution particulière de certains fluides en repos dans ces conducteurs, comme le sont les répulsions et les attractions électriques ordinaires ». — « En effet[3], du principe de la conservation des forces vives, qui est une conséquence nécessaire des lois mêmes du mouvement, il suit nécessairement que, quand les forces élémentaires, qui seraient ici des attractions et des répulsions en raison inverse des carrés des distances, sont exprimées par de simples fonctions des distances mutuelles des points entre lesquels elles s’exercent, et qu’une partie de ces points sont invariablement liés entre eux et ne se meuvent qu’en vertu de ces forces, les autres restant fixes, les premiers ne peuvent revenir à la même situation, par rapport aux seconds, avec des vitesses plus grandes que celles qu’ils avaient quand ils sont partis de cette même situation. Or, dans le mouvement continu imprimé à un conducteur mobile par l’action d’un conducteur fixe, tous les points du premier reviennent à la même situation avec des vitesses de plus en plus grandes à chaque révolution, jusqu’à ce que les frottements et la résistance de l’eau acidulée où plonge la couronne du conducteur mettent un terme à l’augmentation de la vitesse de rotation de ce conducteur ; elle devient alors constante, malgré ces frottements et cette résistance. »

« Il est donc complètement démontré qu’on ne saurait rendre raison des phénomènes produits par l’action de deux conducteurs voltaïques, en supposant que des molécules électriques agissant en raison inverse du carré de la distance fussent distribuées sur les fils conducteurs. »

De toute nécessité, il faut, aux diverses parties d’un conducteur voltaïque, attribuer une propriété irréductible à l’électrisation ; il faut y reconnaître une nouvelle qualité première dont on exprimera l’existence en disant que le fil est parcouru par un courant ; ce courant électrique apparaît comme lié à une certaine direction, comme affecté d’un certain sens ; il se manifeste plus ou moins intense ; à cette intensité plus ou moins vive du courant électrique, le choix d’une échelle permet de faire correspondre un nombre plus ou moins grand, nombre auquel on a conservé le nom d’intensité du courant électrique ; cette intensité du courant électrique, symbole mathématique d’une qualité première, a permis à Ampère de développer cette théorie des phénomènes électrodynamiques, qui dispense les Français d’envier aux Anglais la gloire de Newton.

Le physicien qui demande à une doctrine métaphysique les principes selon lesquels il développera ses théories reçoit de cette doctrine les marques auxquelles il reconnaîtra qu’une qualité est simple ou complexe ; ces deux mots ont pour lui un sens absolu. Le physicien qui cherche à rendre ses théories autonomes et indépendantes de tout système philosophique attribue aux mots : qualité simple, propriété première, un sens tout relatif ; ils désignent simplement pour lui une propriété qu’il lui a été impossible de résoudre en d’autres qualités.

Le sens que les chimistes attribuent au mot corps simple a subi une transformation analogue.

Pour un péripatéticien, seuls, les quatre éléments, le feu, l’air, l’eau, la terre, méritaient le nom de corps simples ; tout autre corps était complexe ; tant qu’on ne l’avait pas dissocié jusqu’à séparer les quatre éléments qui pouvaient entrer dans sa composition, l’analyse n’avait pas atteint son terme. Un alchimiste savait également que la science des décompositions, l’art spargyrique, n’avait point atteint le but ultime de ses opérations tant que n’étaient point séparés le sel, le soufre, le vif-argent et la terre damnée, dont l’union compose tous les mixtes. L’alchimiste et le péripatéticien prétendaient l’un et l’autre connaître les marques qui caractérisent d’une manière absolue le véritable corps simple.

L’École de Lavoisier a fait adopter par les chimistes[4] une notion toute différente du corps simple ; le corps simple, ce n’est pas le corps qu’une certaine doctrine philosophique déclare indécomposable ; c’est le corps que nous n’avons pu décomposer, le corps qui a résisté à tous les moyens d’analyse employés dans les laboratoires.

Lorsqu’ils prononçaient le mot : élément, l’alchimiste et le péripatéticien affirmaient orgueilleusement leur prétention à connaître la nature même des matériaux qui ont servi à construire tous les corps de l’univers ; dans la bouche du chimiste moderne, le même mot est un acte de modestie, un aveu d’impuissance ; il confesse qu’un corps a victorieusement résisté à tous les essais tentés pour le réduire.

De cette modestie, la Chimie a été récompensée par une prodigieuse fécondité ; n’est-il pas légitime d’espérer qu’une modestie semblable procurera à la Physique théorique les mêmes avantages ?


  1. H. Sainte-Claire Deville : Recherches sur la décomposition des corps par la chaleur et la dissociation. Bibliothèque Universelle, Archives, nouvelle période, t. IX, p. 59 ; 1860.)
  2. Ampère : Exposé sommaire des nouvelles expériences électrodynamiques, lu à l’Académie le 8 avril 1822. (Journal de Physique, t. XCIV, p. 65.)
  3. Ampère : Théorie mathématique des phénomènes électrodynamiques uniquement déduite de l’expérience. Paris, 1826. — Édition Hermann, Paris, 1883, p. 96.
  4. Le lecteur désireux de connaître les phases par lesquelles a passé la notion de corps simple pourra consulter notre écrit : Le Mixte et la Combinaison chimique. Essai sur l’évolution d’une idée, Paris, 1902. IIe partie, c. i.