La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre III/III

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Chevalier & Rivière (p. 223-228).

§ III. — Exemple de déduction mathématique à tout jamais
inutilisable.

Dans le cas que nous venons de prendre pour exemple, nous avons augmenté la précision des procédés de mesure qui servaient à traduire en faits théoriques les conditions pratiquement données de l’expérience ; par là, nous avons resserré de plus en plus le faisceau de faits théoriques que cette traduction fait correspondre à un fait pratique unique ; en même temps, le faisceau de faits théoriques par lequel notre déduction mathématique représente le résultat annoncé de l’expérience s’est resserré, lui aussi ; il est devenu assez étroit pour que nos procédés de mesure lui fassent correspondre un fait pratique unique ; à ce moment, notre déduction mathématique est devenue utile.

Il semble qu’il en doive toujours être ainsi. Si, comme donnée, on prend un fait théorique unique, la déduction mathématique lui fait correspondre un autre fait théorique unique ; dès lors, on est naturellement porté à formuler cette conclusion : Quelque délié que soit le faisceau de faits théoriques que l’on veuille obtenir comme résultat, la déduction mathématique pourra toujours lui assurer cette minceur, pourvu que l’on resserre suffisamment le faisceau de faits théoriques qui représente les données.

Si cette intuition atteignait la vérité, une déduction mathématique issue des hypothèses sur lesquelles repose une théorie physique ne pourrait jamais être inutile que d’une manière relative et provisoire ; quelque délicats que soient les procédés destinés à mesurer les résultats d’une expérience, on pourrait toujours, en rendant assez précis et assez minutieux les moyens par lesquels on traduit en nombres les conditions de cette expérience, faire en sorte que, de conditions pratiquement déterminées, notre déduction tire un résultat pratiquement unique. Une déduction, aujourd’hui inutile, deviendrait utile le jour où l’on accroîtrait notablement la sensibilité des instruments qui servent à apprécier les conditions de l’expérience.

Le mathématicien moderne se tient fort en garde contre ces apparentes évidences qui, si souvent, ne sont que piperies. Celle que nous venons d’invoquer n’est qu’un leurre. On peut citer des cas où elle est en contradiction manifeste avec la vérité. Telle déduction, à un fait théorique unique, pris comme donnée, fait correspondre, à titre de résultat, un fait théorique unique. Si la donnée est un faisceau de faits théoriques, le résultat est un autre faisceau de faits théoriques. Mais on a beau resserrer indéfiniment le premier faisceau, le rendre aussi délié que possible, on n’est pas maître de diminuer autant que l’on veut l’écartement du second faisceau ; bien que le premier faisceau soit infiniment étroit, les brins qui forment le second faisceau divergent et se séparent les uns des autres, sans que l’on puisse réduire leurs mutuels écarts au-dessous d’une certaine limite. Une telle déduction mathématique est et restera toujours inutile au physicien ; quelque précis et minutieux que soient les instruments par lesquels les conditions de l’expérience seront traduites en nombres, toujours, à des conditions expérimentales pratiquement déterminées, cette déduction fera correspondre une infinité de résultats pratiques différents ; elle ne permettra plus d’annoncer d’avance ce qui doit arriver en des circonstances données.

D’une telle déduction, à tout jamais inutile, les recherches de M. J. Hadamard nous fournissent un exemple bien saisissant ; il est emprunté à l’un des problèmes les plus simples qu’ait à traiter la moins compliquée des théories physiques, la Mécanique.

Une masse matérielle glisse sur une surface ; aucune pesanteur, aucune force ne la sollicite ; aucun frottement ne gêne son mouvement. Si la surface sur laquelle elle doit demeurer est un plan, elle décrit une ligne droite avec une vitesse uniforme ; si la surface est une sphère, elle décrit un arc de grand cercle, également avec une vitesse uniforme. Si notre point matériel se meut sur une surface quelconque, il décrit une ligne que les géomètres nomment une ligne géodêsique de la surface considérée. Lorsqu’on se donne la position initiale de notre point matériel et la direction de sa vitesse initiale, la géodésique qu’il doit décrire est bien déterminée.

Les recherches de M. Hadamard[1] ont porté, en particulier, sur les géodésiques des surfaces à courbures opposées, à connexions multiples, qui présentent des nappes infinies ; sans nous attarder ici à définir géométriquement de semblables surfaces, bornons-nous à en donner un exemple.

Imaginons le front d’un taureau, avec les éminences d’où partent les cornes et les oreilles, et les cols qui se creusent entre ces éminences ; mais allongeons sans limite ces cornes et ces oreilles, de telle façon qu’elles s’étendent à l’infini ; nous aurons une des surfaces que nous voulons étudier.

Sur une telle surface, les géodésiques peuvent présenter bien des aspects différents.

Il est, d’abord, des géodésiques qui se ferment sur elles-mêmes. Il en est aussi qui, sans jamais repasser exactement par leur point de départ, ne s’en éloignent jamais infiniment ; les unes tournent sans cesse autour de la corne droite, les autres autour de la corne gauche, ou de l’oreille droite, ou de l’oreille gauche ; d’autres, plus compliquées, font alterner suivant certaines règles les tours qu’elles décrivent autour d’une corne avec les tours qu’elles décrivent autour de l’autre corne, ou de l’une des oreilles. Enfin, sur le front de notre taureau aux cornes et aux oreilles illimitées, il y aura des géodésiques qui s’en iront à l’infini, les unes en gravissant la corne droite, les autres en gravissant la corne gauche, d’autres encore en suivant l’oreille droite ou l’oreille gauche.

Malgré cette complication, si l’on connaît avec une entière exactitude la position initiale d’un point matériel sur ce front de taureau et la direction de la vitesse initiale, la ligne géodésique que ce point suivra dans son mouvement sera déterminée sans aucune ambiguïté.

On saura très certainement, en particulier, si le mobile doit demeurer toujours à distance finie ou s’il s’éloignera indéfiniment pour ne plus jamais revenir.

Il en sera tout autrement si les conditions initiales sont données non point mathématiquement, mais pratiquement ; la position initiale de notre point matériel sera non plus un point déterminé sur la surface, mais un point quelconque pris à l’intérieur d’une petite tache ; la direction de la vitesse initiale ne sera plus une droite définie sans ambiguïté, mais une quelconque des droites que comprend un étroit faisceau dont le contour de la petite tache forme le lien ; à nos données initiales pratiquement déterminées correspondra pour le géomètre une infinie multiplicité de données initiales différentes.

Imaginons que certaines de ces données géométriques correspondent à une ligne géodésique qui ne s’éloigne pas à l’infini, par exemple, à une ligne géodésique qui tourne sans cesse autour de la corne droite. La Géométrie nous permet d’affirmer ceci : Parmi les données mathématiques innombrables qui correspondent aux mêmes données pratiques, il en est qui déterminent une géodésique s’éloignant indéfiniment de son point de départ ; après avoir tourné un certain nombre de fois autour de la corne droite, cette géodésique s’en ira à l’infini soit sur la corne droite, soit sur la corne gauche, soit sur l’oreille droite, soit sur l’oreille gauche. Il y a plus ; malgré les limites étroites qui resserrent les données géométriques capables de représenter nos données pratiques, on peut toujours prendre ces données géométriques de telle sorte que la géodésique s’éloigne sur celle des nappes infinies que l’on aura choisie d’avance.

On aura beau augmenter la précision avec laquelle sont déterminées les données pratiques, rendre plus petite la tache où se trouve la position initiale du point matériel, resserrer le faisceau qui comprend la direction initiale de la vitesse, jamais la géodésique qui demeure à distance finie en tournant sans cesse autour de la corne droite ne pourra être débarrassée de ces compagnes infidèles qui, après avoir tourné comme elle autour de la même corne, s’écarteront indéfiniment. Le seul effet de cette plus grande précision dans la fixation des données initiales sera d’obliger ces géodésiques à décrire un plus grand nombre de tours embrassant la corne droite avant de produire leur branche infinie ; mais cette branche infinie ne pourra jamais être supprimée.

Si donc un point matériel est lancé sur la surface étudiée à partir d’une position géométriquement donnée, avec une vitesse géométriquement donnée, la déduction mathématique peut déterminer la trajectoire de ce point et dire si cette trajectoire s’éloigne ou non à l’infini. Mais, pour le physicien, cette déduction est à tout jamais inutilisable. Lorsqu’en effet les données ne sont plus connues géométriquement, mais sont déterminées par des procédés physiques, si précis qu’on les suppose, la question posée demeure et demeurera toujours sans réponse.

  1. J. Hadamard : Les surfaces à courbures opposées et leurs lignes géodésiques. Journal de Mathématiques pures et appliquées, 5e série, t. IV, p. 27 ; 1898.)