La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre V/I

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Chevalier & Rivière (p. 269-274).


§ I. — Les lois de Physique sont des relations symboliques.


De même que les lois de sens commun sont fondées sur l’observation des faits par les moyens naturels à l’homme, les lois de la Physique sont fondées sur les résultats des expériences de Physique. Il va sans dire que les différences profondes qui séparent la constatation non scientifique d’un fait du résultat d’une expérience de Physique sépareront également les lois de sens commun des lois de la Physique ; aussi, presque tout ce que nous avons dit des expériences de Physique pourra-t-il s’étendre aux lois qu’énonce cette science.

Prenons une loi de sens commun, une des plus simples comme une des plus certaines : Tout homme est mortel. Cette loi, assurément, relie entre eux des termes abstraits, l’idée abstraite d’homme en général, et non l’idée concrète de tel ou tel homme en particulier ; l’idée abstraite de la mort et non l’idée concrète de telle ou telle forme de la mort ; c’est, en effet, à cette seule condition de relier des termes abstraits qu’elle peut être générale. Mais ces abstractions ne sont nullement des symboles théoriques ; elles extraient simplement ce qu’il y a d’universel dans chacun des cas particuliers auxquels la loi s’applique ; aussi, dans chacun des cas particuliers où nous appliquons la loi, trouverons-nous des objets concrets où seront réalisées ces idées abstraites ; chaque fois que nous aurons à constater que tout homme est mortel, nous nous trouverons en présence d’un certain homme particulier incarnant l’idée générale d’homme, d’une certaine mort particulière impliquant l’idée générale de mort.

Prenons encore une autre loi, citée comme exemple par M. G. Milhaud[1], lorsqu’il a exposé ces idées, émises par nous peu auparavant ; c’est une loi dont l’objet appartient au domaine de la Physique ; mais elle garde la forme qu’avaient les lois de la Physique lorsque cette branche de connaissances n’était encore qu’une dépendance du sens commun et n’avait point acquis la dignité de science rationnelle.

Voici cette loi : Avant d’entendre le tonnerre, on voit briller l’éclair. Les idées de tonnerre et d’éclair que relie cet énoncé sont bien des idées abstraites et générales ; mais ces abstractions sont tirées si instinctivement, si naturellement, des données particulières, qu’en chaque coup de foudre nous percevons un éblouissement et un roulement où nous reconnaissons immédiatement la forme concrète de nos idées d’éclair et de tonnerre.

Il n’en est plus de même pour les lois de la Physique. Prenons une de ces lois, la loi de Mariotte, et examinons-en l’énoncé, sans nous soucier, pour le moment, de l’exactitude de cette loi. À une même température, les volumes occupés par une même masse de gaz sont en raison inverse des pressions qu’elle supporte : tel est l’énoncé de la loi de Mariotte. Les termes qu’elle fait intervenir, les idées de masse, de température, de pression, sont encore des idées abstraites ; mais ces idées ne sont pas seulement abstraites, elles sont, de plus, symboliques, et les symboles qu’elles constituent ne prennent un sens que grâce aux théories physiques. Plaçons-nous en face d’un cas réel, concret, auquel nous vouions appliquer la loi de Mariotte ; nous n’aurons pas affaire à une certaine température concrète réalisant l’idée générale de température, mais à du gaz plus ou moins chaud ; nous n’aurons pas devant nous une certaine pression particulière réalisant l’idée générale de pression, mais une certaine pompe sur laquelle on a pesé d’une certaine manière. Sans doute, à ce gaz plus ou moins chaud correspond une certaine température, à cet effort exercé sur la pompe correspond une certaine pression ; mais cette correspondance est celle d’une chose signifiée au signe qui la remplace, d’une réalité au symbole qui la représente. Cette correspondance n’est nullement immédiate ; elle s’établit au moyen des instruments, par l’intermédiaire souvent très long et très compliqué des mesures ; pour attribuer une température déterminée à ce gaz plus ou moins chaud, il faut recourir au thermomètre ; pour évaluer sous forme de pression l’effort exercé par la pompe, il faut se servir du manomètre, et l’usage du thermomètre, l’usage du manomètre, impliquent, nous l’avons vu au Chapitre précédent, l’usage des théories physiques.

Les termes abstraits sur lesquels porte une loi de sens commun n’étant autre chose que ce qu’il y a de général dans les objets concrets soumis à nos sens, le passage du concret à l’abstrait se fait par une opération si nécessaire et si spontanée qu’elle demeure inconsciente ; placé en présence d’un certain homme, d’un certain cas de mort, je les rattache immédiatement à l’idée générale d’homme, à l’idée générale de mort. Cette opération instinctive, irréfléchie, fournit des idées générales non analysées, des abstractions prises, pour ainsi dire, en bloc. Sans doute, ces idées générales et abstraites, le penseur peut les analyser, il peut se demander ce qu’est l’homme, ce qu’est la mort, chercher à pénétrer le sens profond et complet de ces mots ; ce travail l’amènera à mieux saisir la raison d’être de la loi ; mais ce travail n’est pas nécessaire pour comprendre la loi ; il suffit, pour la comprendre, de prendre dans leur sens obvie les termes qu’elle relie ; aussi cette loi est-elle claire pour tous, philosophes ou non.

Les termes symboliques que relie une loi de Physique ne sont plus de ces abstractions qui jaillissent spontanément de la réalité concrète ; ce sont des abstractions produites par un travail lent, compliqué, conscient, par le travail séculaire qui a élaboré les théories physiques ; impossible de comprendre la loi, impossible de l’appliquer si l’on n’a pas fait ce travail, si l’on ne connaît pas les théories physiques.

Selon que l’on adopte une théorie ou une autre, les mots mêmes qui figurent dans l’énoncé d’une loi de Physique changent de sens, en sorte que la loi peut être acceptée par un physicien qui admet telle théorie et rejetée par un autre physicien qui admet telle autre théorie.

Prenez un paysan qui n’a jamais analysé la notion d’homme ni la notion de mort, et un métaphysicien qui a passé sa vie à les analyser ; prenez deux philosophes qui les ont analysées et qui en ont adopté des définitions différentes, inconciliables ; pour tous, la loi : tout homme est mortel, sera aussi claire et aussi vraie. De même, la loi : avant d’entendre le tonnerre, on voit briller l’éclair, a, pour le physicien qui connaît à fond les lois de la décharge disruptive, la même clarté et la même certitude que pour l’homme de la plèbe romaine qui voyait dans le coup de foudre un effet de la colère de Jupiter Capitolin.

Considérons, au contraire, cette loi de Physique : Tous les gaz se compriment et se dilatent de la même manière, et demandons à divers physiciens si cette loi est ou non transgressée par la vapeur d’iode. Un premier physicien professe des théories selon lesquelles la vapeur d’iode est un gaz unique ; il tire alors de la loi précédente cette conséquence : la densité de la vapeur d’iode par rapport à l’air est une constante ; or, l’expérience montre que la densité de la vapeur d’iode par rapport à l’air dépend de la température et de la pression ; notre physicien conclut donc que la vapeur d’iode ne se soumet pas à la loi énoncée. Selon un second physicien, la vapeur d’iode est non pas un gaz unique, mais un mélange de deux gaz, polymères l’un de l’autre et susceptibles de se transformer l’un en l’autre ; dès lors, la loi précitée n’exige plus que la densité de la vapeur d’iode par rapport à l’air soit constante ; elle réclame que cette densité varie avec la température et la pression suivant une certaine formule que J. Willard-Gibbs a établie ; cette formule représente, en effet, les résultats des déterminations expérimentales ; notre second physicien en conclut que la vapeur d’iode ne fait point exception à la règle selon laquelle tous les gaz se compriment et se dilatent de la même manière. Ainsi nos deux physiciens diffèrent entièrement d’avis au sujet d’une loi que tous deux énoncent sous la même forme ; l’un trouve que cette loi est mise en défaut par un certain fait, l’autre qu’elle est confirmée par ce même fait ; c’est que les théories différentes dont ils se réclament ne fixent pas de la même façon le sens qui convient à ces mots : un gaz unique ; en sorte qu’en prononçant tous deux la même phrase, ils entendent deux propositions différentes ; pour comparer cet énoncé à la réalité, ils font des calculs différents, en sorte que l’un peut trouver cette loi vérifiée par des faits qui, pour l’autre, la contredisent ; preuve bien manifeste de cette vérité : Une loi de Physique est une relation symbolique dont l’application à la réalité concrète exige que l’on connaisse et que l’on accepte tout un ensemble de théories.


  1. G. Milhaud : La Science rationnelle Revue de Métaphysique et de Morale, 4e année, 1896, p. 280). — Reproduit dans le Rationnel, Paris, 1898, p. 44.