La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre V/III

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Chevalier & Rivière (p. 280-284).

§ III. — Que toute loi de Physique est provisoire et relative parce qu’elle est approchée.

Ce qui caractérise une loi, c’est qu’elle est fixe et absolue. Une proposition n’est une loi que parce que, vraie aujourd’hui, elle le sera encore demain ; vraie pour celui-ci, elle l’est encore pour celui-là. Dire d’une loi qu’elle est provisoire, qu’elle peut être acceptée par l’un et rejetée par l’autre, ne serait-ce pas énoncer une contradiction ? Oui, assurément, si l’on entend par lois celles que nous révèle le sens commun, celles dont on peut dire, au sens propre du mot, qu’elles sont vraies ; une telle loi ne peut être vraie aujourd’hui et fausse demain ; elle ne peut être vraie pour vous et fausse pour moi. Non, si l’on entend par lois les lois que la Physique énonce sous forme mathématique. Une telle loi est toujours provisoire ; non pas qu’il faille entendre par là qu’une loi de Physique est vraie pendant un certain temps et fausse ensuite, car elle n’est à aucun moment ni vraie ni fausse ; elle est provisoire parce qu’elle représente les faits auxquels elle s’applique avec une approximation que les physiciens jugent actuellement suffisante, mais qui cessera un jour de les satisfaire. Une telle loi est toujours relative, non pas qu’elle soit vraie pour un physicien et fausse pour un autre ; mais parce que l’approximation qu’elle comporte suffit à l’usage qu’en veut faire le premier physicien et point à l’usage qu’en veut faire le second.

Le degré d’approximation d’une expérience n’est pas, nous l’avons fait remarquer, quelque chose de fixe ; il croît au fur et à mesure que les instruments deviennent plus parfaits, que les causes d’erreur sont plus strictement évitées, ou que des corrections plus précises permettent de les mieux évaluer. Au fur et à mesure que les méthodes expérimentales progressent, l’indétermination du symbole abstrait que l’expérience de Physique fait correspondre au fait concret va en diminuant ; beaucoup de jugements symboliques qui eussent été regardés, à une époque, comme représentant bien un fait concret déterminé, ne seront plus acceptés, à une autre époque, comme signifiant ce fait avec une suffisante précision. Par exemple, les astronomes de tel siècle accepteront, pour représenter la position du centre du soleil à un instant donné, toutes les valeurs de la longitude qui ne différeront pas l’une de l’autre de plus de 1’, toutes les valeurs de la latitude qui se resserreront dans un semblable intervalle. Les astronomes du siècle suivant auront des télescopes dont le pouvoir optique sera plus grand, des cercles divisés plus parfaits, des procédés d’observation plus minutieux et plus précis ; ils exigeront alors que les diverses déterminations de la longitude du centre du soleil à un instant donné, que les diverses déterminations de la latitude du même point au même instant, s’accordent à 10" près ; une infinité de déterminations, dont se seraient contentés leurs devanciers, seront rejetées par eux.

Au fur et à mesure que devient plus étroite l’indétermination des résultats d’expérience, l’indétermination des formules qui servent à condenser ces résultats va se resserrant. Un siècle acceptait, comme loi du mouvement du soleil, tout groupe de formules qui donnait, à chaque instant, les coordonnées du centre de cet astre à une minute près ; le siècle suivant imposera à toute loi du mouvement du soleil la condition de lui faire connaître à 10" près les coordonnées du centre du soleil ; une infinité de lois, reçues par le premier siècle, se trouveront ainsi rejetées par le second.

Ce caractère provisoire des lois de la Physique se manifeste à chaque instant lorsqu’on suit l’histoire de cette science. Pour Dulong et Arago et pour leurs contemporains, la loi de Mariotte était une forme acceptable de la loi de compressibilité des gaz, parce qu’elle représentait les faits d’expérience avec des écarts qui demeuraient inférieurs aux erreurs possibles des procédés d’observation dont ils disposaient ; lorsque Regnault eut perfectionné les appareils et les méthodes expérimentales, la loi de Mariotte dut être rejetée ; les écarts qui séparaient ses indications des résultats de l’observation étaient beaucoup plus grands que les incertitudes dont demeuraient affectés les nouveaux appareils.

Or, de deux physiciens contemporains, le premier peut se trouver dans les conditions où se trouvait Regnault, tandis que le second se trouve encore dans les conditions où se trouvaient Dulvug et Arago ; le premier possède des appareils très précis, il se propose de faire des observations très exactes ; le second ne possède que des instruments grossiers et, d’ailleurs, les recherches qu’il poursuit ne réclament pas une grande approximation ; la loi de Mariotte sera acceptée par celui-ci et rejetée par celui-là.

Il y a plus ; on peut voir une même loi de Physique simultanément adoptée et rejetée par le même physicien au cours du même travail ; si une loi de Physique pouvait être dite vraie ou fausse, ce serait là un étrange paralogisme ; une même proposition y serait affirmée et niée en même temps, ce qui constitue la contradiction formelle.

Regnault, par exemple, poursuit, au sujet de la compressibilité des gaz, des recherches qui ont pour objet de substituer à la loi de Mariotte une formule plus approchée. Au cours de ses expériences, il a besoin de connaître la pression atmosphérique au niveau où affleure le mercure de son manomètre ; cette pression, il la demande à la formule de Laplace ; et l’établissement de la formule de Laplace repose sur l’emploi de la loi de Mariotte. Il n’y a là aucun paralogisme, aucune contradiction. Regnault sait que l’erreur introduite par cet emploi particulier de la loi de Mariotte est de beaucoup inférieure aux incertitudes de la méthode expérimentale dont il fait usage.

Toute loi physique, étant une loi approchée, est à la merci d’un progrès qui, en augmentant la précision des expériences, rendra insuffisant le degré d’approximation que comporte cette loi ; elle est essentiellement provisoire. L’appréciation de sa valeur varie d’un physicien à l’autre, au gré des moyens d’observation dont ils disposent et de l’exactitude que réclament leurs recherches ; elle est essentiellement relative.