La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre V/V

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Chevalier & Rivière (p. 291-293).


§ V. — Les lois de Physique sont plus détaillées que les lois de sens commun.

Les lois que l’expérience commune non scientifique nous permet de formuler sont des jugements généraux dont le sens est immédiat. Placé en présence d’un de ces jugements, on peut se demander : est-il vrai ? Souvent la réponse est aisée ; en tous cas, elle se formule par oui ou par non. La loi reconnue vraie l’est pour tous les temps et pour tous les hommes ; elle est fixe et absolue.

Les lois scientifiques, fondées sur les expériences de Physique, sont des relations symboliques dont le sens demeurerait inintelligible à qui ignorerait les théories physiques. Étant symboliques, elles ne sont jamais ni vraies, ni fausses ; comme les expériences sur lesquelles elles reposent, elles sont approchées. L’approximation d’une loi, suffisante aujourd’hui, deviendra insuffisante dans l’avenir, par le progrès des méthodes expérimentales ; suffisante pour les besoins d’un physicien, elle ne satisfait pas au désir d’un autre ; en sorte qu’une loi de Physique est toujours provisoire et relative ; elle est provisoire aussi, en ce qu’elle relie non des réalités, mais des symboles, et qu’il est toujours des cas où le symbole ne correspond plus à la réalité ; les lois de la Physique ne peuvent donc être maintenues que par un travail continuel de retouches et de modifications.

Le problème de la valeur des lois de la Physique se pose donc d’une tout autre manière, d’une manière infiniment plus compliquée et délicate que le problème de la certitude des lois de sens commun. On pourrait être tenté d’en tirer cette conclusion étrange que la connaissance des lois de la Physique constitue un degré de science inférieur à la simple connaissance des lois de sens commun. À ceux qui chercheraient à déduire des considérations précédentes cette conclusion paradoxale, contentons-nous de répondre en répétant des lois de la Physique ce que nous avons dit des expériences scientifiques : Une loi de Physique possède une certitude beaucoup moins immédiate et beaucoup plus difficile à apprécier qu’une loi de sens commun ; mais elle surpasse cette dernière par la précision minutieuse et détaillée de ses prédictions.

Que l’on compare cette loi de sens commun : à Paris, le soleil se lève tous les jours à l’orient, monte dans le ciel, puis redescend et se couche à l’occident, aux formules qui font connaître, à chaque instant et à une seconde près, les coordonnées du centre du soleil, et l’on sera convaincu de l’exactitude de cette proposition.

Cette minutie dans le détail, les lois de la Physique ne la peuvent acquérir qu’en sacrifiant quelque chose de la certitude fixe et absolue des lois de sens commun. Entre la précision et la certitude il y a une sorte de compensation ; l’une ne peut croître qu’au détriment de l’autre. Le mineur qui me présente une pierre peut m’affirmer, sans hésitation ni atténuation, que cette pierre renferme de l’or ; mais le chimiste qui me montre un lingot brillant en me disant : c’est de l’or pur, doit ajouter ce correctif : ou presque pur ; il ne peut affirmer que le lingot ne garde pas des traces infimes d’une matière étrangère.

L’homme peut jurer de dire la vérité ; mais il n’est pas en son pouvoir de dire toute la vérité, de ne dire rien que la vérité. « La vérité[1] est une pointe si subtile que nos instruments sont trop émoussés pour y toucher exactement. S’ils y arrivent, ils en écachent la pointe, et appuient tout autour, plus sur le faux que sur le vrai. »

  1. Pascal : Pensées, édition Havet, art. iii, n° 3.