La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre VI/II

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Chevalier & Rivière (p. 301-308).


§ II. — Qu’une expérience de Physique ne peut jamais condamner une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble théorique.

Le physicien qui exécute une expérience ou en rend compte reconnaît implicitement l’exactitude de tout un ensemble de théories. Admettons ce principe et voyons quelles conséquences on en peut déduire lorsqu’on cherche à apprécier le rôle et la portée logique d’une expérience de Physique.

Pour éviter toute confusion, nous distinguerons deux sortes d’expériences : les expériences d’application, dont nous dirons un mot tout d’abord, et les expériences d’épreuve, qui doivent surtout nous occuper.

Vous êtes en présence d’un problème de Physique à résoudre pratiquement ; pour produire tel ou tel effet, vous voulez faire usage des connaissances acquises par les physiciens ; vous voulez, par exemple, allumer une lampe électrique à incandescence ; les théories admises vous indiquent le moyen de résoudre le problème ; mais pour faire usage de ce moyen, vous devez vous procurer certains renseignements ; vous devez, je suppose, déterminer la force électromotrice de la batterie d’accumulateurs dont vous disposez ; vous mesurez cette force électromotrice : voilà une expérience d’application ; cette expérience n’a pas pour but de reconnaître si les théories admises sont ou ne sont pas exactes ; elle se propose simplement de tirer parti de ces théories ; pour l’effectuer, vous faites usage d’instruments que légitiment ces mêmes théories ; il n’y a rien là qui choque la logique.

Mais les expériences d’application ne sont pas les seules que le physicien ait à faire ; c’est par elles seulement que la science peut aider la pratique ; ce n’est point par elles que la science se crée et se développe ; à côté des expériences d’application, il y a les expériences d’épreuve.

Un physicien conteste telle loi ; il révoque en doute tel point de théorie ; comment justifiera-t-il ses doutes ? Comment démontrera-t-il l’inexactitude de la loi ? De la proposition incriminée, il fera sortir la prévision d’un fait d’expérience ; il réalisera les conditions dans lesquelles ce fait doit se produire ; si le fait annoncé ne se produit pas, la proposition qui l’avait prédit sera irrémédiablement condamnée.

F.-E, Neumann a admis que, dans un rayon de lumière polarisée, la vibration était parallèle au plan de polarisation ; beaucoup de physiciens ont révoqué cette proposition en doute ; comment M. O. Wiener s’y est-il pris pour transformer ce doute en certitude, pour condamner la proposition de Neumann ? Il a déduit de cette proposition la conséquence que voici : Si l’on fait interférer un faisceau lumineux, réfléchi à 45° sur une lame de verre, avec le faisceau incident, polarisé perpendiculairement au plan d’incidence, il doit se produire des franges, alternativement claires et obscures, parallèles à la surface réfléchissante ; il a réalisé les conditions dans lesquelles ces franges devaient se produire et montré que le phénomène prévu ne se manifestait pas ; il en a conclu que la proposition de F.-E. Neumann était fausse ; que, dans un rayon polarisé, la vibration n’était pas parallèle au plan de polarisation.

Un pareil mode de démonstration semble aussi convaincant, aussi irréfutable que la réduction à l’absurde, usuelle aux géomètres ; c’est, du reste, sur la réduction à l’absurde que cette démonstration est calquée, la contradiction expérimentale jouant dans l’une le rôle que la contradiction logique joue dans l’autre.

En réalité, il s’en faut bien que la valeur démonstrative de la méthode expérimentale soit aussi rigoureuse, aussi absolue ; les conditions dans lesquelles elle fonctionne sont beaucoup plus compliquées qu’il n’est supposé dans ce que nous venons de dire ; l’appréciation des résultats est beaucoup plus délicate et sujette à caution.

Un physicien se propose de démontrer l’inexactitude d’une proposition ; pour déduire de cette proposition la prévision d’un phénomène, pour instituer l’expérience qui doit montrer si ce phénomène se produit ou ne se produit pas, pour interpréter les résultats de cette expérience et constater que le phénomène prévu ne s’est pas produit, il ne se borne pas à faire usage de la proposition en litige ; il emploie encore tout un ensemble de théories, admises par lui sans conteste ; la prévision du phénomène dont la non-production doit trancher le débat ne découle pas de la proposition litigieuse prise isolément, mais de la proposition litigieuse jointe à tout cet ensemble de théories ; si le phénomène prévu ne se produit pas, ce n’est pas la proposition litigieuse seule qui est mise en défaut, c’est tout l’échafaudage théorique dont le physicien a fait usage ; la seule chose que nous apprenne l’expérience, c’est que parmi toutes les propositions qui ont servi à prévoir ce phénomène et à constater qu’il ne se produisait pas, il y a au moins une erreur ; mais où gît cette erreur, c’est ce qu’elle ne nous dit pas. Le physicien déclare-t-il que cette erreur est précisément contenue dans la proposition qu’il voulait réfuter et non pas ailleurs ? C’est qu’il admet implicitement l’exactitude de toutes les autres propositions dont il a fait usage ; tant vaut cette confiance, tant vaut sa conclusion.

Prenons, par exemple, l’expérience imaginée par Zenker et réalisée par M. O. Wiener ; pour prévoir la formation de franges dans certaines circonstances, montrer que ces franges ne se produisaient pas, M. O. Wiener n’a pas fait usage seulement de la proposition célèbre de F.-E. Neumann, de la proposition qu’il voulait réfuter ; il n’a pas seulement admis que, dans un rayon polarisé, les vibrations étaient parallèles au plan de polarisation ; il s’est servi, en outre, des propositions, des lois, des hypothèses, qui constituent l’Optique communément acceptée ; il a admis que la lumière consistait en vibrations périodiques simples ; que ces vibrations étaient normales au rayon lumineux ; qu’en chaque point, la force vive moyenne du mouvement vibratoire mesurait l’intensité lumineuse ; que l’attaque plus ou moins complète d’une pellicule photographique marquait les divers degrés de cette intensité ; c’est enjoignant ces diverses propositions, et bien d’autres qu’il serait trop long d’énumérer, à celle de Neumann, qu’il a pu formuler une prévision et reconnaître que l’expérience démentait cette prévision ; si, selon M. Wiener, le démenti s’adresse à la seule proposition de Neumann, si, seule, elle doit porter la responsabilité de l’erreur que ce démenti a mise en évidence, c’est que M. Wiener regarde comme hors de doute les autres propositions par lui invoquées. Mais cette confiance ne s’impose pas de nécessité logique ; rien n’empêche de regarder comme exacte la proposition de F.-E. Neumann et de faire porter le poids de la contradiction expérimentale à quelque autre proposition de l’Optique communément admise ; on peut fort bien, comme l’a montré M. H Poincaré, arracher l’hypothèse de Neumann aux prises de l’expérience de M. O. Wiener, mais à la condition de lui abandonner en échange l’hypothèse qui prend la force vive moyenne du mouvement vibratoire pour mesure de l’intensité lumineuse ; on peut, sans être contredit par l’expérience, laisser la vibration parallèle au plan de polarisation, pourvu que l’on mesure l’intensité lumineuse par l’énergie potentielle moyenne du milieu que déforme le mouvement vibratoire.

Ces principes ont une telle importance qu’il ne sera peut-être pas inutile de les appliquer à un second exemple ; choisissons encore une expérience regardée comme une des plus décisives de l’Optique.

On sait que Newton a imaginé une théorie des phénomènes optiques, la théorie de l’émission. La théorie de l’émission suppose la lumière formée de projectiles excessivement ténus, lancés avec une extrême vitesse par le Soleil et les autres sources lumineuses ; ces projectiles pénètrent tous les corps transparents ; de la part des diverses portions des milieux au sein desquels ils se meuvent, ils subissent des actions attractives ou répulsives ; très puissantes lorsque la distance qui sépare les particules agissantes est toute petite, ces actions s’évanouissent lorsque les masses entre lesquelles elles s’exercent s’écartent sensiblement. Ces hypothèses essentielles, jointes à plusieurs autres que nous passons sous silence, conduisent à formuler une théorie complète de la réflexion et de la réfraction de la lumière ; en particulier, elles entraînent cette conséquence : l’indice de réfraction de la lumière passant d’un milieu dans un autre est égal à la vitesse du projectile lumineux au sein du milieu où il pénètre, divisée par la vitesse du même projectile au sein du milieu qu’il abandonne.

C’est cette conséquence qu’Arago a choisie pour mettre la théorie de l’émission en contradiction avec les faits ; de cette proposition, en effet, découle cette autre : la lumière marche plus vite dans l’eau que dans l’air ; or, Arago avait indiqué un procédé propre à comparer la vitesse de la lumière dans l’air à la vitesse de la lumière dans l’eau ; le procédé, il est vrai, était inapplicable, mais Foucault modifia l’expérience de telle manière qu’elle pût être exécutée, et il l’exécuta ; il trouva que la lumière se propageait moins vite dans l’eau que dans l’air ; on en peut conclure avec Foucault que le système de l’émission est incompatible avec les faits.

Je dis le système de l’émission et non l’hypothèse de l’émission ; en effet, ce que l’expérience déclare entaché d’erreur, c’est tout l’ensemble des propositions admises par Newton, et, après lui, par Laplace et par Biot ; c’est la théorie tout entière dont se déduit la relation entre l’indice de réfraction et la vitesse de la lumière dans les divers milieux ; mais en condamnant en bloc ce système, en déclarant qu’il est entaché d’erreur, l’expérience ne nous dit pas où gît cette erreur ; est-ce en l’hypothèse fondamentale que la lumière consiste en projectiles lancés avec une grande vitesse par les corps lumineux ? Est-ce en quelque autre supposition touchant les actions que les corpuscules lumineux subissent de la part des milieux au sein desquels ils se meuvent ? Nous n’en savons rien. Il serait téméraire de croire, comme Arago semble l’avoir pensé, que l’expérience de Foucault condamne sans retour l’hypothèse même de l’émission, l’assimilation d’un rayon de lumière à une rafale de projectiles ; si les physiciens eussent attaché quelque prix à ce labeur, ils fussent sans doute parvenus à fonder sur cette supposition un système optique qui s’accordât avec l’expérience de Foucault.

En résumé, le physicien ne peut jamais soumettre au contrôle de l’expérience une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble d’hypothèses ; lorsque l’expérience est en désaccord avec ses prévisions, elle lui apprend que l’une au moins des hypothèses qui constituent cet ensemble est inacceptable et doit être modifiée ; mais elle ne lui désigne pas celle qui doit être changée.

Nous voici bien loin de la méthode expérimentale telle que la conçoivent volontiers les personnes étrangères à son fonctionnement. On pense communément que chacune des hypothèses dont la Physique fait usage peut être prise isolément, soumise au contrôle de l’expérience ; puis, lorsque des épreuves variées et multipliées en ont constaté la valeur, mise en place d’une manière définitive dans le système de la Physique. En réalité, il n’en est pas ainsi ; la Physique n’est pas une machine qui se laisse démonter ; on ne peut pas essayer chaque pièce isolément et attendre, pour l’ajuster, que la solidité en ait été minutieusement contrôlée ; la science physique, c’est un système que l’on doit prendre tout entier ; c’est un organisme dont on ne peut faire fonctionner une partie sans que les parties les plus éloignées de celle-là entrent en jeu, les unes plus, les autres moins, toutes à quelque degré ; si quelque gêne, quelque malaise se révèle dans son fonctionnement, c’est par l’effet produit sur le système tout entier que le physicien devra deviner l’organe qui a besoin d’être redressé ou modifié, sans qu’il lui soit possible d’isoler cet organe et de l’examiner à part. L’horloger auquel on donne une montre qui ne marche pas en sépare tous les rouages et les examine un à un jusqu’à ce qu’il ait trouvé celui qui est faussé ou brisé ; le médecin auquel on présente un malade ne peut le disséquer pour établir son diagnostic ; il doit deviner le siège et la cause du mal par la seule inspection des désordres qui affectent le corps entier ; c’est à celui-ci, non à celui-là, que ressemble le physicien chargé de redresser une théorie boiteuse.