La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre VI/III

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Chevalier & Rivière (p. 308-312).

§ III. — L’ « Experimentum crucis » est impossible en Physique.

Insistons encore, car nous touchons à l’un des points essentiels de la méthode expérimentale telle qu’elle est employée en Physique.

La réduction à l’absurde, qui semble n’être qu’un moyen de réfutation, peut devenir une méthode de démonstration ; pour démontrer qu’une proposition est vraie, il suffit d’acculer à une conséquence absurde celui qui admettrait la proposition contradictoire de celle-là ; on sait quel parti les géomètres grecs ont tiré de ce mode de démonstration.

Ceux qui assimilent la contradiction expérimentale à la réduction à l’absurde pensent que l’on peut, en Physique, user d’un argument semblable à celui dont Euclide a fait un si fréquent usage en Géométrie. Voulez-vous obtenir d’un groupe de phénomènes une explication théorique certaine, incontestable ? Énumérez toutes les hypothèses que l’on peut faire pour rendre compte de ce groupe de phénomènes ; puis, par la contradiction expérimentale, éliminez-les toutes, sauf une ; cette dernière cessera d’être une hypothèse pour devenir une certitude.

Supposez, en particulier, que deux hypothèses seulement soient en présence ; cherchez des conditions expérimentales telles que l’une des hypothèses annonce la production d’un phénomène et l’autre la production d’un phénomène tout différent ; réalisez ces conditions et observez ce qui se passe ; selon que vous observerez le premier des phénomènes prévus ou le second, vous condamnerez la seconde hypothèse ou la première ; celle qui ne sera pas condamnée sera désormais incontestable ; le débat sera tranché, une vérité nouvelle sera acquise à la Science. Telle est la preuve expérimentale que l’auteur du Novum Organum a nommée « fait de la croix, en empruntant cette expression aux croix qui, au coin des routes, indiquent les divers chemins ».

Deux hypothèses sont en présence touchant la nature de la lumière : pour Newton, pour Laplace, pour Biot, la lumière consiste en projectiles lancés avec une extrême vitesse ; pour Huygens, pour Young, pour Fresnel, la lumière consiste en vibrations dont les ondes se propagent au sein d’un éther ; ces deux hypothèses sont les seules dont on entrevoie la possibilité ; ou bien le mouvement est emporté par le corps qu’il anime et auquel il demeure lié, ou bien il passe d’un corps à un autre. Suivons la première hypothèse ; elle nous annonce que la lumière marche plus vite dans l’eau que dans l’air ; suivons la seconde ; elle nous annonce que la lumière marche plus vite dans l’air que dans l’eau. Montons l’appareil de Foucault ; mettons en mouvement le miroir tournant ; sous nos yeux, deux taches lumineuses vont se former, l’une incolore, l’autre verdâtre. La bande verdâtre est-elle à gauche de la bande incolore ? c’est que la lumière marche plus vite dans l’eau que dans l’air ; c’est que l’hypothèse des ondulations est fausse. La bande verdâtre, au contraire, est-elle à droite de la bande incolore ? C’est que la lumière marche plus vite dans l’air que dans l’eau ; c’est que l’hypothèse des ondulations est condamnée. Nous plaçons l’œil derrière la loupe qui sert à examiner les deux taches lumineuses, nous constatons que la tache verdâtre est à droite de la tache incolore ; le débat est jugé ; la lumière n’est pas un corps ; c’est un mouvement vibratoire propagé par l’éther ; l’hypothèse de l’émission a vécu ; l’hypothèse des ondulations ne peut être mise en doute ; l’expérience cruciale en a fait un nouvel article du Credo scientifique.

Ce que nous avons dit au paragraphe précédent montre combien on se tromperait en attribuant à l’expérience de Foucault une signification aussi simple et une portée aussi décisive ; ce n’est pas entre deux hypothèses, l’hypothèse de l’émission et l’hypothèse des ondulations, que tranche l’expérience de Foucault ; c’est entre deux ensembles théoriques, dont chacun doit être pris en bloc, entre deux systèmes complets, l’Optique de Newton et l’Optique d’Huygens.

Mais admettons, pour un instant, que, dans chacun de ces systèmes, tout soit forcé, tout soit nécessaire de nécessité logique, sauf une seule hypothèse ; admettons, par conséquent, que les faits, en condamnant l’un des deux systèmes, condamnent à coup sûr la seule supposition douteuse qu’il renferme. En résulte-t-il que l’on puisse trouver dans l’experimentum crucis un procédé irréfutable pour transformer en vérité démontrée l’une des deux hypothèses en présence, de même que la réduction à l’absurde d’une proposition géométrique confère la certitude à la proposition contradictoire ? Entre deux théorèmes de Géométrie qui sont contradictoires entre eux, il n’y a pas place pour un troisième jugement ; si l’un est faux, l’autre est nécessairement vrai. Deux hypothèses de Physique constituent-elles jamais un dilemme aussi rigoureux ? Oserons-nous jamais affirmer qu’aucune autre hypothèse n’est imaginable ? La lumière peut être une rafale de projectiles ; elle peut être un mouvement vibratoire dont un milieu élastique propage les ondes ; lui est-il interdit d’être quoi que ce soit d’autre ? Arago le pensait sans doute, lorsqu’il formulait cette tranchante alternative : La lumière se meut-elle plus vite dans l’eau que dans l’air ? « La lumière est un corps. Le contraire a-t-il lieu ? La lumière est une ondulation. » Mais il nous serait difficile de nous exprimer sous une forme aussi décisive ; Maxwell, en effet, nous a appris que l’on pouvait tout aussi bien attribuer la lumière à une perturbation électrique périodique qui se propagerait au sein d’un milieu diélectrique.

La contradiction expérimentale n’a pas, comme la réduction à l’absurde employée par les géomètres, le pouvoir de transformer une hypothèse physique en une vérité incontestable ; pour le lui conférer, il faudrait énumérer complètement les diverses hypothèses auxquelles un groupe déterminé de phénomènes peut donner lieu ; or, le physicien n’est jamais sûr d’avoir épuisé toutes les suppositions imaginables ; la vérité d’une théorie physique ne se décide pas à croix ou pile.