La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre VI/IX

La bibliothèque libre.
Chevalier & Rivière (p. 349-355).

§ IX. — Des hypothèses dont l’énoncé n’a aucun sens expérimental.

Cet exemple, et ceux que l’histoire de la Science nous permettrait d’y joindre, nous montrent que nous serions fort imprudents de dire, au sujet d’une hypothèse communément admise aujourd’hui : « Nous sommes certains que jamais nous ne serons conduits à l’abandonner par une expérience nouvelle, quelque précise qu’elle soit. » Cependant, cette affirmation, M. H. Poincaré n’hésite pas à l’émettre[1] au sujet des principes de la Mécanique.

Aux raisons déjà invoquées pour prouver que ces principes ne peuvent être atteints par un démenti expérimental, M. H. Poincaré en joint une qui paraît encore plus convaincante : non seulement ces principes ne peuvent être démentis par l’expérience, parce qu’ils sont les règles, universellement acceptées, qui nous servent à découvrir, dans nos théories, les tares signalées par ces démentis ; mais encore ils ne peuvent être démentis par l’expérience parce que l’opération qui prétendrait les comparer aux faits n’aurait aucun sens.

Expliquons cela par un exemple.

Le principe de l’inertie nous enseigne qu’un point matériel soustrait à l’action de tout autre corps se meut en ligne droite d’un mouvement uniforme. Or, on ne peut observer que des mouvements relatifs ; on ne peut donc donner un sens expérimental à ce principe que si l’on suppose choisi un certain terme, un certain solide géométrique pris comme repère fixe, auquel le mouvement du point matériel soit rapporté. La fixation de ce repère fait partie intégrante de l’énoncé de la loi ; si l’on omettait cette fixation, cet énoncé serait dénué de signification. Autant de repères distincts, autant de lois différentes. On énoncera une loi de l’inertie, si l’on dit que le mouvement d’un point isolé, supposé vu de la terre, est rectiligne et uniforme, une autre si l’on répète la même phrase en rapportant le mouvement au Soleil, une autre encore si le repère choisi est l’ensemble des étoiles fixes. Mais alors, une chose est bien certaine : c’est que, quel que soit le mouvement d’un point matériel vu d’un premier repère, l’on peut toujours, et d’une infinité de manières, choisir un second repère de telle sorte que, vu de là, notre point matériel paraisse se mouvoir en ligne droite d’un mouvement uniforme. On ne saurait donc tenter une vérification expérimentale du principe de l’inertie ; faux si l’on rapporte les mouvements à un certain repère, il deviendra vrai si l’on fait choix d’un autre terme de comparaison, et l’on sera toujours libre de choisir ce dernier. Si la loi de l’inertie énoncée en prenant la Terre pour repère est contredite par une observation, on lui substituera la loi de l’inertie dont l’énoncé rapporte les mouvements au Soleil ; si celle-ci à son tour est controuvée, on remplacera dans l’énoncé le Soleil par le système des étoiles fixes, et ainsi de suite. Il est impossible de fermer cette échappatoire.

Le principe de l’égalité entre l’action et la réaction, longuement analysé par M. Poincaré[2], donne lieu à des remarques analogues. Ce principe peut s’énoncer ainsi :

« Le centre de gravité d’un système isolé ne peut avoir qu’un mouvement rectiligne et uniforme. »

C’est ce principe que nous nous proposons de vérifier par l’expérience. « Pouvons-nous faire cette vérification ? Pour cela, il faudrait qu’il existât des systèmes isolés ; or, ces systèmes n’existent pas ; le seul système isolé, c’est l’Univers entier. »

« Mais nous ne pouvons observer que des mouvements relatifs ; le mouvement absolu du centre de gravité de l’Univers nous sera donc à tout jamais inconnu ; nous ne pourrons jamais savoir s’il est rectiligne et uniforme, ou, pour mieux dire, la question n’a aucun sens. Quels que soient les faits que nous observions, nous resterons donc toujours libres de supposer que notre principe est vrai. »

Ainsi maint principe de la Mécanique a une forme telle qu’il est absurde de se demander : Ce principe est-il ou n’est-il pas d’accord avec l’expérience ? Ce caractère étrange n’est pas particulier aux principes de la Mécanique ; il marque également certaines hypothèses fondamentales de nos théories physiques ou chimiques[3].

La théorie chimique, par exemple, repose tout entière sur la loi des proportions multiples ; voici l’énoncé précis de cette loi :

Des corps simples A, B, C peuvent, en s’unissant en diverses proportions, former divers composés M, M’… Les masses des corps A, B, C qui se combinent pour former le composé M sont entre elles comme les trois nombres . Alors les masses des éléments A, B, C qui se combinent pour former le composé M’  seront entre elles comme les nombres , étant trois nombres entiers.

Cette loi peut-elle être soumise au contrôle de l’expérience ? L’analyse chimique nous fera connaître la composition chimique du corps M’  non pas exactement, mais avec une certaine approximation ; l’incertitude des résultats obtenus pourra être extrêmement petite ; elle ne sera jamais rigoureusement nulle. Or, en quelques rapports que les éléments A, B, C se trouvent combinés au sein du composé M’, on pourra toujours représenter ces rapports, avec une approximation aussi grande que l’on voudra, par les rapports mutuels de trois produits seront des nombres entiers ; en d’autres termes, quels que soient les résultats donnés par l’analyse chimique du composé M’, on est toujours assuré de trouver trois nombres entiers , grâce auxquels la loi des proportions multiples se trouvera vérifiée avec une précision supérieure à celle des expériences. Donc aucune analyse chimique, si fine soit-elle, ne pourra jamais mettre en défaut la loi des proportions multiples.

D’une manière semblable, la Cristallographie tout entière repose sur la loi des indices rationnels, qui se formule de la manière suivante :

Un trièdre étant formé par trois faces d’un cristal, une quatrième face coupe les trois arêtes de ce trièdre à des distances du sommet qui sont entre elles comme trois certains nombres les paramètres du cristal. Une autre face quelconque doit couper ces mêmes arêtes à des distances du sommet qui soient entre elles comme , où sont trois nombres entiers, les indices de la nouvelle face cristalline.

Le goniomètre le plus parfait ne détermine l’orientation d’une face cristalline qu’avec une certaine approximation ; les rapports entre les trois segments qu’une telle face détermine sur les arêtes du trièdre fondamental sont toujours passibles d’une certaine erreur ; or, quelque petite que soit cette erreur, on peut toujours choisir les trois nombres de telle sorte que les rapports mutuels de ces segments soient représentés, avec une erreur moindre, par les rapports mutuels des trois nombres  ; le cristallographe qui prétendrait rendre la loi des indices rationnels justiciable de son goniomètre n’aurait assurément pas compris le sens même des mots qu’il emploie.

La loi des proportions multiples, la loi des indices rationnels, sont des énoncés mathématiques dépourvus de tout sens physique. Un énoncé mathématique n’a de sens physique que s’il garde une signification lorsqu’on y introduit le mot à peu près. Ce n’est pas le cas des énoncés que nous venons de rappeler. Ils ont, en effet, pour objet d’affirmer que certains rapports sont des nombres commensurables. Ils dégénéreraient en simples truismes si on leur faisait déclarer que ces rapports sont à peu près commensurables ; car un rapport incommensurable quelconque est toujours à peu près commensurable ; il est même aussi près que l’on veut d’être commensurable.

Il serait donc absurde de vouloir soumettre au contrôle direct de l’expérience certains principes de la Mécanique ; il serait absurde de vouloir soumettre à ce contrôle direct la loi des proportions multiples ou la loi des indices rationnels.

En résulte-t-il que ces hypothèses, placées hors de l’atteinte du démenti expérimental direct, n’aient plus rien à redouter de l’expérience ? Qu’elles soient assurées de demeurer immuables quelles que soient les découvertes que l’observation des faits nous réserve ? Le prétendre serait commettre une grave erreur.

Prises isolément, ces diverses hypothèses n’ont aucun sens expérimental ; il ne peut être question ni de les confirmer, ni de les contredire par l’expérience. Mais ces hypothèses entrent comme fondements essentiels dans la construction de certaines théories, de la Mécanique rationnelle, de la théorie chimique, de la Cristallographie ; l’objet de ces théories est de représenter des lois expérimentales ; ce sont des schémas essentiellement destinés à être comparés aux faits.

Or, cette comparaison pourrait fort bien, quelque jour, faire reconnaître qu’une de nos représentations m s’ajuste mal aux réalités qu’elle doit figurer ; que les corrections qui viennent compliquer notre schéma ne suffisent pas à assurer une concordance suffisante entre ce schéma et les faits ; que la théorie, longtemps admise sans conteste, doit être rejetée ; qu’une théorie toute différente doit être construite sur des hypothèses entièrement nouvelles. Ce jour-là, quelqu’une de nos hypothèses qui, prise isolément, défiait le démenti direct de l’expérience, s’écroulera, avec le système qu’elle portait, sous le poids des contradictions que la réalité aura infligées aux conséquences de ce système pris dans son ensemble[4].

En réalité, les hypothèses qui n’ont par elles-mêmes aucun sens physique subissent le contrôle de l’expérience exactement de la même manière que les autres hypothèses. Quelle que soit la nature d’une hypothèse, jamais, nous l’avons vu au début de ce Chapitre, elle ne peut être isolément contredite par l’expérience ; la contradiction expérimentale porte toujours, en bloc, sur tout un ensemble théorique, sans que rien puisse désigner quelle est, dans cet ensemble, la proposition qui doit être rejetée.

Ainsi s’évanouit ce qui aurait pu sembler paradoxal en cette affirmation : Certaines théories physiques reposent sur des hypothèses qui n’ont aucun sens physique.

  1. H. Poincaré : Sur les principes de la Mécanique (Bibliothèque du Congrès international de Philosophie. III. Logique et Histoire des Sciences. Paris, 1901 ; pp. 415, 491).
  2. H. Poincaré, loc. cit., pp. 472 et seqq.
  3. P. Duhem : Le Mixte et la combinaison chimique ; Essai sur l’Évolution d’une idée, Paris, 1902 ; p. 159-161.
  4. Au Congrès international de Philosophie, tenu à Paris en 1900, M. Poincaré avait développé cette conclusion : « Ainsi s’explique que l’expérience ait pu édifier (ou suggérer) les principes de la Mécanique, mais qu’elle ne pourra jamais les renverser. » À cette conclusion, M. Hadamard avait opposé diverses observations, entre autres celle-ci : « D’ailleurs, conformément à une remarque de M. Duhem, ce n’est pas une hypothèse isolée, mais l’ensemble des hypothèses de la Mécanique que l’on peut essayer de vérifier expérimentalement. » (Revue de Métaphysique et de Morale, 8e année, 1900, p. 559.)