La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre VI/X

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Chevalier & Rivière (p. 356-359).

§ X. — Le bon sens est juge des hypothèses qui doivent être abandonnées.

Lorsque l’expérience frappe de contradiction certaines conséquences d’une théorie, elle nous enseigne que cette théorie doit être modifiée, mais elle ne nous dit pas ce qu’il y faut changer. Elle laisse à la sagacité du physicien le soin de rechercher la tare qui rend boiteux tout le système. Aucun principe absolu ne guide cette recherche que des physiciens différents peuvent mener de manières fort diverses, sans avoir le droit de s’accuser réciproquement d’illogisme. L’un, par exemple, peut s’obliger à sauvegarder certaines hypothèses fondamentales, tandis qu’il s’efforce, en compliquant le schéma auquel ces hypothèses s’appliquent, en invoquant des causes d’erreur variées, en multipliant les corrections, de rétablir l’accord entre les conséquences de la théorie et les faits. L’autre, dédaignant ces chicanes compliquées, peut se résoudre à changer quelqu’une des suppositions essentielles qui portent le système entier. Le premier n’a point le droit de condamner d’avance l’audace du second, ni le second de traiter d’absurde la timidité du premier. Les méthodes qu’ils suivent ne sont justiciables que de l’expérience et, s’ils parviennent tous deux à satisfaire aux exigences de l’expérience, il est logiquement permis à l’un comme à l’autre de se déclarer content de l’œuvre qu’il a accomplie.

Cela ne veut point dire que l’on ne puisse très justement préférer l’œuvre de l’un à l’œuvre de l’autre ; la pure logique n’est point la seule règle de nos jugements ; certaines opinions, qui ne tombent point sous le coup du principe de contradiction, sont, toutefois, parfaitement déraisonnables ; ces motifs qui ne découlent pas de la logique et qui, cependant, dirigent notre choix, ces « raisons que la raison ne connaît pas », qui parlent à l’esprit de finesse et non à l’esprit géométrique, constituent ce que l’on appelle proprement le bon sens.

Or, il se peut que le bon sens nous permette de décider entre nos deux physiciens. Il se peut que nous ne trouvions point sensée la hâte avec laquelle le second a bouleversé les principes d’une théorie vaste et harmonieusement construite, alors qu’une modification de détail, une légère correction, auraient suffi à mettre cette théorie d’accord avec les faits. Il se peut, au contraire, que nous trouvions puérile et déraisonnable l’obstination avec laquelle le premier physicien maintient coûte que coûte, au prix de continuelles réparations et d’un fouillis d’étais enchevêtrés, les colonnes vermoulues d’un édifice qui branle de toutes parts, alors qu’en jetant bas ces colonnes, il serait possible de construire sur de nouvelles hypothèses un système simple, élégant et solide.

Mais ces raisons de bon sens ne s’imposent pas avec la même implacable rigueur que les prescriptions de la logique ; elles ont quelque chose de vague et de flottant ; elles ne se manifestent pas en même temps, avec la même clarté, à tous les esprits. De là, la possibilité de longues querelles entre les tenants d’un ancien système et les partisans d’une doctrine nouvelle, chaque camp prétendant avoir le bon sens pour lui, chaque parti trouvant insuffisantes les raisons de l’adversaire. De ces querelles, l’histoire de la Physique nous fournirait d’innombrables exemples, à toutes les époques, dans tous les domaines. Bornons-nous à rappeler la ténacité et l’ingéniosité avec lesquelles Biot, par un continuel apport de corrections et d’hypothèses accessoires, maintenait en Optique la doctrine émissioniste, tandis que Fresnel opposait sans cesse à cette doctrine de nouvelles expériences favorables à la théorie ondulatoire.

Toutefois, cet état d’indécision n’a jamais qu’un temps. Un jour vient où le bon sens se déclare si clairement en faveur d’un des deux partis que l’autre parti renonce à la lutte, alors même que la pure logique n’en interdirait pas la continuation. Après que l’expérience de Foucault eut montré que la lumière se propageait plus vite dans l’air que dans l’eau, Biot renonça à soutenir l’hypothèse de l’émission ; en toute rigueur, la pure logique ne l’eût point contraint à cet abandon, car l’expérience de Foucault n’était point l’experimentum crucis qu’Arago y croyait reconnaître ; mais en résistant plus longtemps à l’Optique vibratoire, Biot aurait manqué de bon sens.

Puisque le moment où une hypothèse insuffisante doit céder la place à une supposition plus féconde n’est pas marqué avec une rigoureuse précision par la logique, puisqu’il appartient au bon sens de reconnaître ce moment, les physiciens peuvent hâter ce jugement et accroître la rapidité du progrès scientifique en s’efforçant de rendre en eux-mêmes le bon sens plus lucide et plus vigilant. Or, rien ne contribue davantage à entraver le bon sens, à en troubler la clairvoyance, que les passions et les intérêts. Rien donc ne retardera la décision qui doit, en une théorie physique, déterminer une heureuse réforme comme la vanité qui rend le physicien trop indulgent à son propre système, trop sévère au système d’autrui. Nous sommes ainsi ramenés à cette conclusion, si clairement formulée par Claude Bernard : La saine critique expérimentale d’une hypothèse est subordonnée à certaines conditions morales ; pour apprécier exactement l’accord d’une théorie physique avec les faits, il ne suffit pas d’être bon géomètre et expérimentateur habile, il faut encore être juge impartial et loyal.