La Toison d’or (Corneille)/Acte III

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 299-314).
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ACTE III




DÉCORATION DU TROISIÈME ACTE.

Nos théâtres n’ont encore rien fait paroître de si brillant que le palais du roi Aæte, qui sert de décoration à cet acte. On y voit de chaque côté deux rangs de colonnes de jaspe torses, et environnées de pampres d’or à grands feuillages, chantournées, et découpées à jour, au milieu desquelles sont des statues d’or à l’antique, de grandeur naturelle. Les frises, les festons, les corniches et les chapiteaux sont pareillement d’or, et portent pour finissements des vases de porcelaine d’où sortent de gros bouquets de fleurs aussi au naturel[1]. Les bases et les piédestaux sont enrichis de basses-tailles[2], où sont peintes diverses fables de l’antiquité. Un grand portique doré, soutenu par quatre autres colonnes dans le même ordre, fait la face du théâtre, et est suivi de cinq ou six autres de même manière, qui forment, par le moyen de ces colonnes, comme cinq galeries, où la vue s’enfonçant, découvre ce même jardin de cyprès qui a paru au premier acte.


IIe DÉCORATION DU TROISIÈME ACTE[3].

Ce palais doré se change en un palais d’horreur, sitôt que Médée a donné un coup de baguette. Tout ce qu’il y a d’épouvantable en la nature y sert de Termes. L’éléphant, le rhinocérot[4], le lion, l’once, les tigres, les léopards, les panthères, les dragons, les serpents, tous avec leurs antipathies à leurs pieds, y lancent des regards menaçants. Une grotte obscure borne la vue, au travers de laquelle l’œil ne laisse pas de découvrir un éloignement merveilleux que fait la perspective. Quatre monstres ailés et quatre rampants enferment Hypsipyle, et semblent prêts à la dévorer.



Scène première

AÆTE, JASON.
Aæte.

Je vous devois assez pour vous donner Médée, 1020
Jason ; et si tantôt vous l’aviez demandée,
Si vous m’aviez parlé comme vous me parlez,
Vous auriez obtenu le bien que vous voulez.
Mais en est-il saison au jour d’une conquête
Qui doit faire tomber mon trône ou votre tête ? 1025
Et vous puis-je accepter pour gendre, et vous chérir,
S’il vous faut dans une heure ou me perdre ou périr ?
Prétendre à la toison par l’hymen de ma fille,
C’est pour m’assassiner s’unir à ma famille ;
Et si vous abusez de ce que j’ai promis, 1030
Vous êtes le plus grand de tous mes ennemis.
Je ne m’en puis dédire, et le serment me lie.
Mais si tant de périls vous laissent quelque vie,
Après avoir perdu ce roi que vous bravez,
Allez porter vos vœux à qui vous les devez : 1035
Hypsipyle vous aime, elle est reine, elle est belle ;
Fuyez notre vengeance, et régnez avec elle.

Jason.

Quoi ? parler de vengeance, et d’un œil de courroux
Voir l’immuable ardeur de m’attacher à vous !

Vous présumer perdu sur la foi d’un scrupule 1040
Qu’embrasse aveuglément votre âme trop crédule,
Comme si sur la peau d’un chétif animal
Le ciel avoit écrit tout votre sort fatal !
Ce que l’ombre a prédit, si vous daignez l’entendre,
Ne met aucun obstacle aux prières d’un gendre. 1045
Me donner la Princesse, et pour dot la toison,
Ce n’est que l’assurer dedans votre maison,
Puisque par les doux nœuds de ce bonheur suprême
Je deviendrai soudain une part de vous-même,
Et que ce même bras qui vous a pu sauver 1050
Sera toujours armé pour vous la conserver.

Aæte.

Vous prenez un peu tard une mauvaise adresse :
Nos esprits sont plus lourds que ceux de votre Grèce ;
Mais j’ai d’assez bons yeux, dans un si juste effroi,
Pour démêler sans peine un gendre d’avec moi. 1055
Je sais que l’union d’un époux à ma fille
De mon sang et du sien forme une autre famille,
Et que si de moi-même elle fait quelque part,
Cette part de moi-même a ses destins à part.
Ce que l’ombre a prédit se fait assez entendre. 1060
Cessez de vous forcer à devenir mon gendre ;
Ce seroit un honneur qui ne vous plairoit pas,
Puisque la toison seule a pour vous des appas,
Et que si mon malheur vous l’avoit accordée,
Vous n’auriez jamais fait aucuns vœux pour Médée. 1065

Jason.

C’est faire trop d’outrage à mon cœur enflammé.
Dès l’abord je la vis, dès l’abord je l’aimai ;
Et mon amour n’est pas un amour politique
Que le besoin colore, et que la crainte explique.
Mais n’ayant que moi-même à vous parler pour moi, 1070
Je n’osois espérer d’être écouté d’un roi,

Ni que sur ma parole il me crût de naissance
À porter mes désirs jusqu’à son alliance.
Maintenant qu’une reine a fait voir que mon sang
N’est pas fort au-dessous de cet illustre rang, 1075
Qu’un refus de son sceptre après votre victoire
Montre qu’on peut m’aimer sans hasarder sa gloire,
J’ose, un peu moins timide, offrir, avec ma foi,
Ce que veut une reine à la fille d’un roi.

Aæte.

Et cette même reine est un exemple illustre 1080
Qui met tous vos hauts faits en leur plus digne lustre.
L’état où la réduit votre fidélité
Nous instruit hautement de cette vérité,
Que ma fille avec vous seroit fort assurée
Sur les gages douteux d’une foi parjurée. 1085
Ce trône refusé, dont vous faites le vain,
Nous doit donner à tous horreur de votre main.
Il ne faut pas ainsi se jouer des couronnes :
On doit toujours respect au sceptre, à nos personnes.
Mépriser cette reine en présence d’un roi, 1090
C’est manquer de prudence aussi bien que de foi.
Le ciel nous unit tous en ce grand caractère :
Je ne puis être roi sans être aussi son frère ;
Et si vous étiez né mon sujet ou mon fils,
J’aurois déjà puni l’orgueil d’un tel mépris ; 1095
Mais l’unique pouvoir que sur vous je puis prendre,
C’est de vous ordonner de la voir, de l’entendre.
La voilà : pensez bien que tel est votre sort,
Que vous n’avez qu’un choix, Hypsipyle ou la mort ;
Car à vous en parler avec pleine franchise, 1100
Ma perte dépend bien de la toison conquise ;
Mais je ne dois pas craindre en ces périls nouveaux
Que votre vie échappe aux feux de nos taureaux.



Scène II

AÆTE, HYPSIPYLE, JASON.
Aæte.

Madame, j’ai parlé ; mais toutes mes paroles
Ne sont auprès de lui que des discours frivoles. 1105
C’est à vous d’essayer ce que pourront vos yeux :
Comme ils ont plus de force, ils réussiront mieux.
Arrachez-lui du sein cette funeste envie
Qui dans ce même jour lui va coûter la vie.
Je vous devrai beaucoup, si vous touchez son cœur 1110
Jusques à le sauver de sa propre fureur :
Devant ce que je dois au secours de ses armes,
Rompre son mauvais sort, c’est épargner nos larmes.



Scène III

HYPSIPYLE, JASON.
Hypsipyle

Eh bien ! Jason, la mort a-t-elle de tels biens
Qu’elle soit plus aimable à vos yeux que les miens ? 1115
Et sa douceur pour vous seroit-elle moins pure
Si vous n’y joigniez l’heur de mourir en parjure ?
Oui, ce glorieux titre est si doux à porter,
Que de tout votre sang il le faut acheter.
Le mépris qui succède à l’amitié passée 1120
D’une seule douleur m’auroit trop peu blessée :
Pour mieux punir ce cœur d’avoir su vous chérir,
Il faut vous voir ensemble et changer et périr ;
Il faut que le tourment d’être trop tôt vengée
Se mêle aux déplaisirs de me voir outragée ; 1125
Que l’amour, au dépit ne cédant qu’à moitié,

Sitôt qu’il est banni, rentre par la pitié ;
Et que ce même feu, que je devrois éteindre,
M’oblige à vous haïr, et me force à vous plaindre.
Je ne t’empêche pas, volage, de changer ; 1130
Mais du moins, en changeant, laisse-moi me venger.
C’est être trop cruel, c’est trop croître l’offense
Que m’ôter à la fois ton cœur et ma vengeance.
Le supplice où tu cours la va trop tôt finir.
Ce n’est pas me venger, ce n’est que te punir ; 1135
Et toute sa rigueur n’a rien qui me soulage,
S’il n’est de mon souhait et le choix et l’ouvragre.
Hélas ! si tu pouvois le laisser à mon choix,
Ton supplice, il seroit de rentrer sous mes lois,
De m’attacher à toi d’une chaîne plus forte, 1140
Et de prendre en ta main le sceptre que je porte.
Tu n’as qu’a dire un mot, ton crime est effacé :
J’ai déjà, si tu veux, oublié le passé.
Mais qu’inutilement je me montre si bonne
Quand tu cours à la mort de peur qu’on te pardonne ! 1145
Quoi ? tu ne réponds rien, et mes plaintes en l’air
N’ont rien d’assez puissant pour te faire parler ?

Jason.

Que voulez-vous. Madame, ici que je vous die ?
Je ne connois que trop quelle est ma perfidie ;
Et l’état où je suis ne sauroit consentir 1150
Que j’en fasse une excuse, ou montre un repentir :
Après ce que j’ai fait, après ce qui se passe,
Tout ce que je dirois auroit mauvaise grâce.
Laissez dans le silence un coupable obstiné,
Qui se plaît dans son crime, et n’en est point gêné. 1155

Hypsipyle.

Parle toutefois, parle, et non plus pour me plaire,
Mais pour rendre la force à ma juste colère ;
Parle, pour m’arracher ces tendres sentiments

Que l’amour enracine au cœur des vrais amants ;
Repasse mes bontés et tes ingratitudes ; 1160
Joins-y, si tu le peux, des coups encor plus rudes :
Ce sera m’obliger, ce sera m’obéir.
Je te devrai beaucoup, si je te puis haïr,
Et si de tes forfaits la peinture étendue
Ne laisse plus flotter ma haine suspendue. 1165

Jason.

Que dirai-je, après tout, que ce que vous savez ?
Madame, rendez-vous ce que vous vous devez.
Il n’est pas glorieux pour une grande reine
De montrer de l’amour, et de voir de la haine ;
Et le sexe et le rang se doivent souvenir 1170
Qu’il leur sied bien d’attendre, et non de prévenir ;
Et que c’est profaner la dignité suprême
Que de lui laisser dire : « On me trahit, et j’aime. »

Hypsipyle.

Je le puis dire, ingrat, sans blesser mon devoir :
C’est mon époux en toi que le ciel me fait voir, 1175
Du moins si la parole et reçue et donnée
A des nœuds assez forts pour faire un hyménée.
Ressouviens-t’en, volage, et des chastes douceurs
Qu’un mutuel amour répandit dans nos cœurs.
Je te laissai partir afin que ta conquête 1180
Remît sous mon empire une plus digne tête,
Et qu’une reine eût droit d’honorer de son choix
Un héros que son bras eût fait égal aux rois.
J’attendois ton retour pour pouvoir avec gloire
Récompenser ta flamme et payer ta victoire ; 1185
Et quand jusques ici je t’apporte ma foi,
Je trouve en arrivant que tu n’es plus à moi !
Hélas ! je ne craignois que tes beautés de Grèce ;
Et je vois qu’une Scythe a rompu ta promesse,
Et qu’un climat barbare a des traits assez doux 1190

Pour m’avoir de mes bras enlevé mon époux !
Mais, dis-moi, ta Médée est-elle si parfaite ?
Ce que cherche Jason vaut-il ce qu’il rejette ?
Malgré ton cœur changé, j’en fais juges tes yeux.
Tu soupires en vain, il faut t’expliquer mieux : 1195
Ce soupir échappé me dit bien quelque chose ;
Toute autre l’entendroit ; mais sans toi je ne l’ose.
Parle donc et sans feinte : où porte-t-il ta foi ?
Va-t-il vers ma rivale, ou revient-il vers moi[5] ?

Jason.

Osez autant qu’une autre ; entendez-le, Madame, 1200
Ce soupir qui vers vous pousse toute mon âme[6] ;
Et concevez par là jusqu’où vont mes malheurs,
De soupirer pour vous, et de prétendre ailleurs.
Il me faut la toison : il y va de la vie
De tous ces demi-dieux que brûle même envie ; 1205
Il y va de ma gloire, et j’ai beau soupirer,
Sous cette tyrannie il me faut expirer.
J’en perds tout mon bonheur, j’en perds toute ma joie ;
Mais pour sortir d’ici je n’ai que cette voie ;
Et le même intérêt qui vous fit consentir, 1210
Malgré tout votre amour, à me laisser partir,
Le même me dérobe ici votre couronne.
Pour faire ma conquête, il faut que je me donne,
Que pour l’objet aimé j’affecte des mépris,
Que je m’offre en esclave, et me vende à ce prix : 1215
Voilà ce que mon cœur vous dit quand il soupire.
Ne me condamnez plus, Madame, à le redire :
Si vous m’aimez encor, de pareils entretiens
Peuvent aigrir vos maux et redoublent les miens ;

Et cet aveu d’un crime où le destin m’attache 1220
Grossit l’indignité des remords que je cache.
Pour me les épargner, vous voyez qu’en ces lieux
Je fuis votre présence, et j’évite vos yeux.
L’amour vous montre aux miens toujours charmante et belle ;
Chaque moment allume une flamme nouvelle ; 1225
Mais ce qui de mon cœur fait les plus chers désirs,
De mon change forcé fait tous les déplaisirs ;
Et dans l’affreux supplice où me tient votre vue,
Chaque coup d’œil me perce, et chaque instant me tue.
Vos bontés n’ont pour moi que des traits rigoureux : 1230
Plus je me vois aimé, plus je suis malheureux ;
Plus vous me faites voir d’amour et de mérite,
Plus vous haussez le prix des trésors que je quitte ;
Et l’excès de ma perte allume une fureur
Qui me donne moi-même à moi-même en horreur. 1235
Laissez-moi m’affranchir de la secrète rage
D’être en dépit de moi déloyal et volage ;
Et puisqu’ici le ciel vous offre un autre époux
D’un rang pareil au vôtre, et plus digne de vous,
Ne vous obstinez point à gêner une vie 1240
Que de tant de malheurs vous voyez poursuivie.
Oubliez un ingrat qui jusques au trépas,
Tout ingrat qu’il paroît, ne vous oubliera pas :
Apprenez à quitter un lâche qui vous quitte.

Hypsipyle.

Tu te confesses lâche, et veux que je t’imite ; 1245
Et quand tu fais effort pour te justifier,
Tu veux que je t’oublie, et ne peux m’oublier !
Je vois ton artifice et ce que tu médites ;
Tu veux me conserver alors que tu me quittes ;
Et par les attentats d’un flatteur entretien 1250
Me dérober ton cœur, et retenir le mien :
Tu veux que je te perde, et que je te regrette,

Que j’approuve en pleurant la perte que j’ai faite,
Que je t’estime et t’aime avec ta lâcheté,
Et me prenne de tout à la fatalité. 1255
Le ciel l’ordonne ainsi : ton change est légitime ;
Ton innocence est sûre au milieu de ton crime :
Et quand tes trahisons pressent leur noir effet,
Ta gloire, ton devoir, ton destin a tout fait.
Reprends, reprends, Jason, tes premières rudesses : 1260
Leur coup m’est bien plus doux que tes fausses tendresses ;
Tes remords impuissants aigrissent mes douleurs :
Ne me rends point ton cœur, quand tu te vends ailleurs.
D’un cœur qu’on ne voit pas l’offre est lâche et barbare,
Quand de tout ce qu’on voit un autre objet s’empare ; 1265
Et c’est faire un hommage et ridicule et vain
De présenter le cœur et retirer la main.

Jason.

L’un et l’autre est à vous, si…

Hypsipyle.

L’un et l’autre est à vous, si… N’achève pas, traître ;
Ce que tu veux cacher se feroit trop paroître :
Un véritable amour ne parle point ainsi. 1270

Jason.

Trouvez donc les moyens de nous tirer d’ici.
La toison emportée, il agira, Madame,
Ce véritable amour qui vous donne mon âme ;
Sinon… Mais Dieux ! que vois-je ? Ô ciel ! je suis perdu,
Si l’ai tant de malheur quelle m’aye entendu. 1275



Scène IV

MÉDÉE, HYPSIPYLE.
Médée.

Vous l’avez vu. Madame, êtes-vous satisfaite ?

Hypsipyle.

Vous en pouvez juger par sa prompte retraite.

Médée.

Elle marque le trouble où son cœur est réduit ;
Mais j’ignore, après tout, s’il vous quitte ou me fuit.

Hypsipyle.

Vous pouvez donc, Madame, ignorer quelque chose ? 1280

Médée.

Je sais que, s’il me fuit, vous en êtes la cause.

Hypsipyle.

Moi, je n’en sais pas tant ; mai j’avoue entre nous
Que s’il faut qu’il me quitte, il a besoin de vous.

Médée.

Ce que vous en pensez me donne peu d’alarmes.

Hypsipyle.

Je n’ai que des attraits, et vous avez des charmes. 1285

Médée.

C’est beaucoup en amour que de savoir charmer[7].

Hypsipyle.

Et c’est beaucoup aussi que de se faire aimer.

Médée.

Si vous en avez l’art, j’ai celui d’y contraindre.

Hypsipyle.

À faute d’être aimée, on peut se faire craindre.

Médée.

Il vous aima jadis ?

Hypsipyle.

Il vous aima jadis ? Peut-être il m’aime encor, 1290
Moins que vous toutefois, ou que la toison d’or.

Médée.

Du moins, quand je voudrai flatter son espérance,
Il saura de nous deux faire la différence.

Hypsipyle.

J’en vois la différence assez grande à Colchos ;
Mais elle seroit autre et plus grande à Lemnos. 1295
Les lieux aident au choix ; et peut-être qu’en Grèce
Quelque troisième objet surprendroit sa tendresse.

Médée.

J’appréhende assez peu qu’il me manque de foi.

Hypsipyle.

Vous êtes plus adroite et plus belle que moi :
Tant qu’il aura des yeux vous n’avez rien à craindre. 1300

Médée.

J’allume peu de feux qu’un autre[8] puisse éteindre ;
Et puisqu’il me promet un cœur ferme et constant…

Hypsipyle.

Autrefois à Lemnos il m’en promit autant.

Médée.

D’un amant qui s’en va de quoi sert la parole ?

Hypsipyle.

À montrer qu’on vous peut voler ce qu’on me vole. 1305
Ces beaux feux qu’en mon île il n’osoit démentir…

Médée.

Eurent un peu de tort de le laisser partir.

Hypsipyle.

Comme vous en aurez, si jamais ce volage
Porte à quelque autre objet ce qu’il vous rend d’hommage.

Médée.

Les captifs mal gardés ont droit de nous quitter. 1310

Hypsipyle.

J’avois quelque mérite, et n’ai pu l’arrêter.

Médée.

J’en ai peu, mais enfin s’il fait plus que le vôtre ?

Hypsipyle.

Vous avez lieu de croire en valoir bien un autre[9] ;
Mais prenez moins d’appui sur un cœur usurpé :
Il peut vous échapper, puisqu’il m’est échappé. 1315

Médée.

Votre esprit n’est rempli que de mauvais augures.

Hypsipyle.

On peut sur le passé former ses conjectures.

Médée.

Le passé mal conduit n’est qu’un miroir trompeur,
Où l’œil bien éclairé ne fonde espoir ni peur.

Hypsipyle.

Si j’ai conçu pour vous des craintes mal fondées… 1320

Médée.

Laissons faire Jason, et gardons nos idées.

Hypsipyle.

Avec sincérité je dois vous avouer
Que j’ai quelque sujet encor de m’en louer.

Médée.

Avec sincérité je dois aussi vous dire
Qu’assez malaisément on sort de mon empire, 1325
Et que quand jusqu’à moi j’ai permis d’aspirer,
On ne s’abaisse plus à vous considérer.
Profitez des avis que ma pitié vous donne.

Hypsipyle.

À vous dire le vrai, cette hauteur m’étonne.
Je suis reine, Madame, et les fronts couronnés… 1330

Médée.

Et moi je suis Médée, et vous m’importunez.

Hypsipyle.

Cet indigne mépris que de mon rang vous faites…

Médée.

Connoissez-moi, Madame, et voyez où vous êtes.
Si Jason pour vos yeux ose encor soupirer,
Il peut chercher des bras à vous en retirer. 1335
Adieu : souvenez-vous, au lieu de vous en plaindre,
Qu’à faute d’être aimée, on peut se faire craindre.

(Ce palais doré se change en un palais d’horreur, sitôt que Médée a dit le premier de ces cinq derniers vers[10].)



Scène V

HYPSIPYLE.
Hypsipyle.

Que vois-je ? où suis-je ? ô Dieux ! quels abîmes ouverts
Exhalent jusqu’à moi les vapeurs des enfers !
Que d’yeux étincelants sous d’horribles paupières 1340
Mêlent au jour qui fuit d’effroyables lumières !
Ô toi, qui crois par là te faire redouter,
Si tu l’as espéré, cesse de t’en flatter.
Tu perds de ton grand art la force ou l’imposture,
À t’armer contre moi de toute la nature. 1345
L’amour au désespoir ne peut craindre la mort :
Dans un pareil naufrage elle ouvre un heureux port.

Hâtez, monstres, hâtez votre approche fatale.
Mais immoler ainsi ma vie à ma rivale !
Cette honte est pour moi pire que le trépas. 1350
Je ne veux plus mourir ; monstres, n’avancez pas.

Une voix, derrière le théâtre.

Monstres, n’avancez pas, une reine l’ordonne ;
Respectez ses appas ;
Suivez les lois qu’elle vous donne :
Monstres, n’avancez pas. 1355

(Les monstres s’arrêtent sitôt que cette voix chante.)

Hypsipyle.

Quel favorable écho, pendant que je soupire,
Répète mes frayeurs avec un tel empire ?
Et d’où vient que frappés par ces divins accents,
Ces monstres tout à coup deviennent impuissants ?

La voix.

C’est l’amour qui fait ce miracle, 1360
Et veut plus faire en ta faveur.
N’y mets donc point d’obstacle :
Aime qui t’aime, et donne cœur pour cœur.

Hypsipyle.

Quel prodige nouveau ! cet amas de nuages
Vient-il dessus ma tête éclater en orages ? 1365
Vous qui nous gouvernez, Dieux, quel est votre but ?
M’annoncez-vous par là ma perte ou mon salut ?
Le nuage descend, il s’arrête, il s’entr’ouvre ;
Et je vois… Mais, ô Dieux, qu’est-ce que j’y découvre ?
Seroit-ce bien le Prince ?

(Un nuage descend jusqu’à terre, et s’y séparant en deux moitiés, qui se perdent chacune de son côté, il laisse sur le théâtre le prince Absyrte.)



Scène VI

ABSYRTE, HYPSIPYLE.
Absyrte.

Seroit-ce bien le Prince ? Oui, Madame, c’est lui 1370
Dont l’amour vous apporte un ferme et sûr appui :
Le même qui pour vous courant à son supplice,
Contre un ingrat trop cher a demandé justice,
Le même vient encor dissiper votre peur.
J’ai parlé contre moi, j’agis contre ma sœur ; 1375
Et sitôt que je vois quelque espoir de vous plaire,
Je ne me connois plus, je cesse d’être frère.
Monstres, disparoissez ; fuyez de ces beaux yeux
Que vous avez en vain obsédés en ces lieux.

(Tous les monstres s’envolent ou fondent sous terre, et Absyrte continue.)

Et vous, divin objet, n’en ayez plus d’alarmes. 1380
Pour détruire le reste, il faudroit d’autres charmes.
Contre ceux qu’on pressoit de vous faire périr,
Je n’avois que les airs par où vous secourir ;
Et d’un art tout-puissant les forces inconnues
Ne me laissoient ouvert que le milieu des nues ; 1385
Mais le mien, quoique moindre, a pleine autorité
De nous faire sortir d’un séjour enchanté.
Allons, Madame.

Hypsipyle.

Allons, Madame. Allons, prince trop magnanime,
Prince digne en effet de toute mon estime.

Absyrte.

N’aurez-vous rien de plus pour des vœux si constants ? 1390
Et ne pourrai-je…

Hypsipyle.

Et ne pourrai-je… Allons, et laissez faire au temps.


FIN DU TROISIÈME ACTE.


  1. Var. (Dessein et édit. de 1661-1664) : de gros bouquets de fleurs au naturel.
  2. Basses-tailles, bas-reliefs.
  3. Dans les éditions de 1661 et de 1663, et aussi dans l’édition de 1692 et dans celle de Voltaire, la description de cette seconde décoration du troisième acte a été transportée plus loin, après le vers 1337, où les éditions de 1664-1682 en répètent les premiers mots. Dans l’édition de 1663, un erratum signale comme un oubli l’absence de cette seconde décoration en tête de l’acte. Malgré le déplacement de cette description, quelques exemplaires de 1692 portent au bas de la première décoration, qui tient toute une page, la réclame : iie décoration.
  4. Cette orthographe, conforme au radical grec de ce mot, est celle de toutes les éditions anciennes, y compris celle de 1692.
  5. Var. Va-t-il vers ma rivale, ou revient-il à moi ? (1661)
  6. Var. Ce soupir que vers vous pousse toute mon âme(a). (1661)

    (a) Comparez à ce vers le vers 1641, où toutes les éditions portent qui.
  7. Voltaire, dans sa Préface de la Toison d’or, après avoir cité les vers du deuxième chant de l’Art poétique, où Boileau reproche à la tragédie d’avoir fait des pointes « ses plus chères délices, » ajoute : « Il y a… quelques jeux de mots dans Corneille, mais ils sont rares. Le plus remarquable est celui d’Hypsipyle, qui, dans la ive scène du IIIe acte, dit à Médée, sa rivale, en faisant allusion à sa magie :
    Je n’ai que des attraits, et vous avez des charmes.
    Médée lui répond :
    C’est beaucoup en amour que de savoir charmer. »
  8. Telle est la leçon des éditions de 1664-1682. Les deux premières (1661 et 1663) donnent, ainsi que celles de Thomas Corneille (1692) et de Voltaire (1764) : « une autre. »
  9. Var. Vous aurez lieu de croire en valoir bien une autre (a). (1661)
    Var. Vous aurez lieu de croire en valoir bien un autre. (1663-68)

    (a) Cette leçon a été reproduite dans l’édition de 1692 et dans celle de Voltaire (1764).
  10. Les éditions antérieures à 1664 et celles qui sont postérieures à 1682 continuent : « et qu’elle a donné un coup de baguette…, etc., » en transportant ici la description de la « deuxième décoration du troisième acte. » Voyez ci-dessus, p. 299, et la note 3.