La Toison d’or (Corneille)/Acte II
ACTE II.
La rivière du Phase et le paysage qu’elle traverse succèdent à ce grand jardin, qui disparoît tout d’un coup. On voit tomber de gros torrents des rochers qui servent de rivage à ce fleuve ; et l’éloignement qui borne la vue présente aux yeux divers coteaux dont cette campagne est fermée[1].
Scène première
Nous pouvons à l’écart, sur ces rives du Phase,
Parler en sûreté du feu qui vous embrase.
Souvent votre Médée y vient prendre le frais,
Et pour y mieux rêver s’échappe du palais.
Il faut venir à bout de cette humeur altière :
De sa sœur tout exprès j’ai pris l’image entière,
Mon visage a même air, ma voix a même ton ;
Vous m’en voyez la taille, et l’habit, et le nom ;
Et je la cache à tous sous un épais nuage.
De peur que son abord ne trouble mon ouvrage.
Sous ces déguisements j’ai déjà rétabli
Presque en toute sa force un amour affoibli.
L’horreur de vos périls, que redoublent les charmes,
Dans cette âme inquiète excite mille alarmes :
Elle blâme déjà son trop d’emportement.
C’est à vous d’achever un si doux changement.
Un soupir poussé juste, en suite d’une excuse,
Perce un cœur bien avant quand lui-même il s’accuse,
Et qu’un secret retour le force à ressentir
De sa fureur trop prompte un tendre repentir.
Déesse, quels encens[2]…
Jason, et laissez là l’encens et la Déesse.
Quand vous serez en Grèce il y faudra penser ;
Mais ici vos devoirs s’en doivent dispenser :
Par ce respect suprême ils m’y feroient connaître.
Laissez-y-moi passer pour ce que je feins d’être,
Jusqu’à ce que le cœur de Médée adouci…
Madame, puisqu’il faut ne vous nommer qu’ainsi,
Vos ordres me seront des lois inviolables :
J’aurai pour les remplir des soins infatigables ;
Et mon amour plus fort…
Que Médée a des traits dont vos sens sont charmés.
Mais cette passion est-elle en vous si forte
Qu’à tous autres objets elle ferme la porte ?
Ne souffre-t-elle plus l’image du passé ?
Le portrait d’Hypsipyle est-il tout effacé ?
Ah !
Vous en soupirez !
M’échappe encore au nom d’une belle princesse ;
Mais comme assez souvent la distance des lieux
Affoiblit dans le cœur ce qu’elle cache aux yeux,
Les charmes de Médée ont aisément la gloire
D’abattre dans le mien l’effet de sa mémoire.
Peut-être elle n’est pas si loin que vous pensez.
Ses vœux de vous attendre enfin se sont lassés,
Et n’ont pu résister à cette impatience
Dont tous les vrais amants ont trop d’expérience.
L’ardeur de vous revoir l’a hasardée aux flots ;
Elle a pris après vous la route de Colchos ;
Et moi, pour empêcher que sa flamme importune
Ne rompît sur ces bords toute votre fortune,
J’ai soulevé les vents, qui brisant son vaisseau,
Dans les flots mutinés ont ouvert son tombeau.
Hélas !
Dans son propre palais Neptune l’a reçue.
Comme il craint pour Pélie, à qui votre retour
Doit coûter la couronne, et peut-être le jour,
Il va tâcher d’y mettre un obstacle par elle,
Et vous la renvoira, plus pompeuse et plus belle,
Rattacher votre cœur à des liens si doux,
Ou du moins exciter des sentiments jaloux
Qui vous rendent Médée à tel point inflexible,
Que le pouvoir du charme en demeure invincible,
Et que vous périssiez en le voulant forcer,
Ou qu’à votre conquête il faille renoncer.
Dès son premier abord une soudaine flamme
D’Absyrte à ses beautés livrera toute l’âme ;
L’Amour me l’a promis : vous l’en verrez charmé[3] ;
Mais vous serez sans doute encor le plus aimé.
Il faut donc prévenir ce dieu qui l’a sauvée,
Emporter la toison avant son arrivée.
Votre amante paroît : agissez en amant
Qui veut en effet vaincre, et vaincre promptement.
Scène II
Que faites-vous, ma sœur, avec ce téméraire ?
Quand son orgueil m’outrage, a-t-il de quoi vous plaire ?
Et vous a-t-il réduite à lui servir d’appui,
Vous qui parliez tantôt, et si haut, contre lui ?
Je suis toujours sincère ; et dans l’idolâtrie
Qu’en tous ces héros grecs je vois pour leur patrie,
Si votre cœur étoit encore à se donner,
Je ferois mes efforts à vous en détourner :
Je vous dirois encor ce que j’ai su vous dire ;
Mais l’amour sur tous deux a déjà trop d’empire :
Il vous aime, et je vois qu’avec les mêmes traits…
Que dites-vous, ma sœur ? il ne m’aima jamais.
À quelque complaisance il a pu se contraindre ;
Mais s’il feignit d’aimer, il a cessé de feindre,
Et me l’a bien fait voir en demandant au Roi,
En ma présence même, un autre prix que moi.
Ne condamnons personne avant que de l’entendre.
Savez-vous les raisons dont il se peut défendre ?
Il m’en a dit quelqu’une, et je ne puis nier,
Non pas qu’elle suffise à le justifier,
Il est trop criminel, mais que du moins son crime
N’est pas du tout si noir qu’il l’est dans votre estime ;
Et si vous la saviez, peut-être à votre tour
Vous trouveriez moins lieu d’accuser son amour.
Quoi ? ce lâche tantôt ne m’a pas regardée ;
Il n’a montré qu’orgueil, que mépris pour Médée,
Et je pourrois encor l’entendre discourir !
Le discours siéroit mal à qui cherche à mourir.
J’ai mérité la mort si j’ai pu vous déplaire ;
Mais cessez contre moi d’armer votre colère :
Vos taureaux, vos dragons sont ici superflus ;
Dites-moi seulement que vous ne m’aimez plus :
Ces deux mots suffiront[4] pour réduire en poussière…
Va, quand il me plaira, j’en sais bien la manière ;
Et si ma bouche encor n’en fulmine l’arrêt,
Rends grâces à ma sœur qui prend ton intérêt.
Par quel art, par quel charme as-tu pu la séduire,
Elle qui ne cherchoit tantôt qu’à te détruire ?
D’où vient que mon cœur même à demi révolté
Semble vouloir s’entendre avec ta lâcheté,
Et de tes actions favorable interprète,
Ne te peint à mes yeux que tel qu’il te souhaite ?
Par quelle illusion lui fais-tu cette loi ?
Serois-tu dans mon art plus grand maître que moi ?
Tu mets dans tous mes sens le trouble et le divorce :
Je veux ne t’aimer plus, et n’en ai pas la force.
Achève d’éblouir un si juste courroux,
Qu’offusquent malgré moi des sentiments trop doux ;
Car enfin, et ma sœur l’a bien pu reconnoître,
Tout violent qu’il est, l’amour seul l’a fait naître ;
Il va jusqu’à la haine, et toutefois, hélas !
Je te haïrois peu, si je ne t’aimois pas.
Mais parle, et si tu peux, montre quelque innocence.
Je renonce, Madame, à toute autre défense.
Si vous m’aimez encore, et si l’amour en vous
Fait naître cette haine, anime ce courroux,
Puisque de tous les deux sa flamme est triomphante,
Le courroux est propice et la haine obligeante.
Oui, puisque cet amour vous parle encor pour moi,
Il ne vous permet pas de douter de ma foi ;
Et pour vous faire voir mon innocence entière,
Il éclaire vos yeux de toute sa lumière :
De ses rayons divins le vif discernement
Du chef de ces héros sépare votre amant.
Ces princes, qui pour vous ont exposé leur vie,
Sans qui votre province alloit être asservie,
Eux qui de vos destins rompant le cours fatal,
Tous mes égaux qu’ils sont, m’ont fait leur général ;
Eux qui de leurs exploits, eux qui de leur victoire
Ont répandu sur moi la plus brillante gloire ;
Eux tous ont par ma voix demandé la toison :
C’étoient eux qui parloient, ce n’étoit pas Jason.
Il ne vouloit que vous ; mais pouvoit-il dédire
Ces guerriers dont le bras a sauvé votre empire,
Et par une bassesse indigne de son rang,
Demander pour lui seul tout le prix de leur sang ?
Pouvois-je les trahir, moi qui de leurs suffrages
De ce rang où je suis tiens tous les avantages ?
Pouvois-je avec honneur à ce qu’il a d’éclat
Joindre le nom de lâche et le titre d’ingrat ?
Auriez-vous pu m’aimer couvert de cette honte ?
Ma sœur, dites le vrai, n’étiez-vous point trop prompte ?
Qu’a-t-il fait qu’un cœur noble et vraiment généreux…
Ma sœur, je le voulois seulement amoureux.
En qui sauroit aimer seroit-ce donc un crime,
Pour montrer plus d’amour, de perdre un peu d’estime ?
Et malgré les douceurs d’un espoir si charmant,
Faut-il que le héros fasse taire l’amant ?
Quel que soit ce devoir, ou ce noble caprice,
Tu me devois, Jason, en faire un sacrifice.
Peut-être j’aurois pu t’en entendre blâmer,
Mais non pas t’en haïr, non pas t’en moins aimer.
Tout oblige en amour, quand l’amour en est cause.
Voyez à quoi pour vous cet amour la dispose.
N’abusez point, Jason, des bontés de ma sœur,
Qui semble se résoudre à vous rendre son cœur ;
Et laissez à vos Grecs, au péril de leur vie,
Chercher cette toison si chère à leur envie.
Quoi ? les abandonner en ce pas dangereux !
N’as-tu point assez fait d’avoir parlé pour eux ?
Je suis leur chef, Madame ; et pour cette conquête
Mon honneur me condamne à marcher à leur tête :
J’y dois périr comme eux, s’il leur faut y périr ;
Et bientôt à leur tête on m’y verroit courir,
Si j’aimois assez mal pour essayer mes armes
À forcer des périls qu’ont préparés vos charmes,
Et si le moindre espoir de vaincre malgré vous
N’étoit un attentat contre votre courroux.
Oui, ce que nos destins m’ordonnent que j’obtienne,
Je le veux de vos mains, et non pas de la mienne.
Si ce trésor par vous ne m’est point accordé,
Mon bras me punira d’avoir trop demandé ;
Et mon sang à vos yeux, sur ce triste rivage,
De vos justes refus étalera l’ouvrage.
Vous m’en verrez, Madame, accepter la rigueur,
Votre nom en la bouche et votre image au cœur,
Et mon dernier soupir, par un pur sacrifice,
Sauver toute ma gloire et vous rendre justice.
Quel heur de pouvoir dire en terminant mon sort :
« Un respect amoureux a seul causé ma mort ! »
Quel heur de voir ma mort charger la renommée
De tout ce digne excès dont vous êtes aimée,
Et dans tout l’avenir…
Je ferai mon devoir, comme tu fais le tien.
L’honneur doit m’être cher, si la gloire t’est chère :
Je ne trahirai point mon pays et mon père ;
Le destin de l’État dépend de la toison,
Et je commence enfin à connoître Jason.
Ces paniques terreurs pour ta gloire flétrie
Nous déguisent en vain l’amour de ta patrie ;
L’impatiente ardeur d’en voir le doux climat
Sous ces fausses couleurs ne fait que trop d’éclat ;
Mais s’il faut la toison pour t’en ouvrir l’entrée,
Va traîner ton exil de contrée en contrée ;
Et ne présume pas, pour te voir trop aimé,
Abuser en tyran de mon cœur enflammé.
Puisque le tien s’obstine à braver ma colère,
Que tu me fais des lois, à moi qui t’en dois faire,
Je reprends cette foi que tu crains d’accepter,
Et préviens un ingrat qui cherche à me quitter.
Moi, vous quitter. Madame ! ah ! que c’est mal connoître
Le pouvoir du beau feu que vos yeux ont fait naître !
Que nos héros en Grèce emportent leur butin,
Jason auprès de vous attache son destin.
Donnez-leur la toison qu’ils ont presque achetée ;
Ou si leur sang versé l’a trop peu méritée,
Joignez-y tout le mien, et laissez-moi l’honneur
De leur voir de ma main tenir tout leur bonheur.
Que si le souvenir de vous avoir servie
Me réserve pour vous quelque reste de vie,
Soit qu’il faille à Colchos borner notre séjour,
Soit qu’il vous plaise ailleurs éprouver mon amour,
Sous les climats brûlants, sous les zones glacées,
Les routes me plairont que vous m’aurez tracées :
J’y baiserai partout les marques de vos pas.
Point pour moi de patrie où vous ne serez pas ;
Point pour moi…
Étouffer de ta Grèce et l’amour et l’idée ?
Je le pourrai, Madame, et de plus…
Scène III
Quel miracle nouveau va ravir tous nos cœurs !
Sur ce fleuve mes yeux ont vu de cette roche
Comme un trône flottant qui de nos bords s’approche.
Quatre monstres marins courbent sous ce fardeau ;
Quatre nains emplumés le soutiennent sur l’eau ;
Et découpant les airs par un battement d’ailes,
Lui servent de rameurs et de guides fidèles.
Sur cet amas brillant de nacre et de coral[5],
Qui sillonne les flots de ce mouvant cristal,
L’opale étincelante à la perle mêlée
Renvoie un jour pompeux vers la voûte étoilée.
Les nymphes de la mer, les tritons, tout autour,
Semblent au dieu caché faire à l’envi leur cour ;
Et sur ces flots heureux, qui tressaillent de joie,
Par mille bonds divers ils lui tracent la voie.
Voyez du fond des eaux s’élever à nos yeux,
Par un commun accord, ces moites demi-dieux[6].
Puissent-ils sur ces bords arrêter ce miracle !
Admirez avec moi ce merveilleux spectacle.
Le voilà qui les suit. Voyez-le s’avancer.
Ah ! Madame.
Voyez sans vous embarrasser.
(Ici l’on voit sortir du milieu du Phase le dieu Glauque avec deux tritons et deux sirènes qui chantent, cependant qu’une[7] grande conque de nacre, semée de branches de coral et de pierres précieuses, portée par quatre dauphins, et soutenue par quatre vents en l’air, vient insensiblement s’arrêter au milieu de ce même fleuve. Tandis qu’elles chantent, le devant de cette conque merveilleuse fond dans l’eau, et laisse voir la reine Hypostyle assise comme dans un trône[8] ; et soudain Glauque commande aux vents de s’envoler, aux tritons et aux sirènes de disparoître, et au fleuve de retirer une partie de ses eaux pour laisser prendre terre à Hypsipyle. Les tritons, le fleuve, les vents et les sirènes obéissent, et Glauque se perd lui-même au fond de l’eau, sitôt qu’il a parlé ; en suite de quoi Absyrte donne la main à Hypsipyle pour sortir de cette conque, qui s’abîme aussitôt dans le fleuve.)
Scène IV
Telle Vénus sortit du sein de l’onde,
Pour faire régner dans le monde
Les Jeux et les Plaisirs, les Grâces et l’Amour ;
Telle tous les matins l’Aurore
Sur le sein émaillé de Flore
Verse la rosée et le jour.
Objet divin, qui vas de ce rivage
Bannir ce qu’il y a de sauvage,
Pour y faire régner les grâces et l’Amour,
Telle et plus adorable encore
Que n’est Vénus, que n’est l’Aurore,
Tu vas y faire un nouveau jour.
Quelle beauté, mes sœurs, dans ce trône enfermée,
De son premier coup d’œil a mon âme charmée ?
Quel cœur pourroit tenir contre de tels appas ?
Juste ciel, il me voit, et ne s’avance pas !
Allez, tritons, allez, sirènes ;
Allez, vents, et rompez vos chaînes ;
Neptune est satisfait,
Et l’ordre qu’il vous donne a son entier effet.
Jason, vois les bontés de ce même Neptune,
Qui pour achever ta fortune,
A sauvé du naufrage, et renvoie à tes vœux
La princesse qui seule est digne de ta flamme.
À son aspect rallume tous tes feux ;
Et pour répondre aux siens, rends-lui toute ton âme.
Et toi, qui jusques à Colchos
Dois à tant de beautés un assuré passage,
Fleuve, pour un moment retire un peu tes flots,
Et laisse approcher ton rivage.
Princesse, en qui du ciel les merveilleux efforts
Se sont plu[11] d’animer ses plus rares trésors,
Souffrez qu’au nom du Roi dont je tiens la naissance,
Je vous offre en ces lieux une entière puissance :
Régnez dans ses États, régnez dans son palais ;
Et pour premier hommage à vos divins attraits…
Faites moins d’honneur, Prince, à mon peu de mérite :
Je ne cherche en ces lieux qu’un ingrat qui m’évite.
Au lieu de m’aborder, Jason, vous pâlissez !
Dites-moi pour le moins si vous me connoissez.
Je sais bien qu’à Lemnos vous étiez Hypsipyle ;
Mais ici…
Ne suis-je plus la même arrivant à Colchos ?
Oui ; mais je n’y suis pas le même qu’à Lemnos.
Dieux ! que viens-je d’ouïr ?
Voyez cette princesse, elle a toute mon âme ;
Et pour vous épargner les discours superflus,
Ici je ne connois et ne vois rien de plus,
Ô faveurs de Neptune, où m’avez-vous conduite ?
Et s’il commence ainsi, quelle sera la suite ?
Non, non. Madame, non, je ne veux rien d’autrui :
Reprenez votre amant, je vous laisse avec lui[12].
Ne m’offre plus un cœur dont une autre[13] est maîtresse,
Volage, et reçois mieux cette grande princesse.
Adieu : des yeux si beaux valent bien la toison.
Ah ! Madame, voyez qu’avec peu de raison…
Suivez sans perdre temps, je saurai vous rejoindre.
Madame, on vous trahit ; mais votre heur n’est pas moindre.
Mon frère, qui s’apprête à vous conduire au Roi,
N’a pas moins de mérite, et tiendra mieux sa foi.
Si je le connois bien, vous avez qui vous venge ;
Et si vous m’en croyez, vous gagnerez au change.
Je vous laisse en résoudre, et prends quelques moments
Pour rétablir le calme entre ces deux amants.
Scène V
Madame, si j’osois, dans le trouble où vous êtes,
Montrer à vos beaux yeux des peines plus secrètes,
Si j’osois faire voir à ces divins tyrans
Ce qu’ont déjà soumis de si doux conquérants,
Je mettrois à vos pieds le trône et la couronne
Où le ciel me destine et que le sang me donne.
Mais puisque vos douleurs font taire mes désirs,
Ne vous offensez pas du moins de mes soupirs ;
Et tant que le respect m’imposera silence,
Expliquez-vous pour eux toute leur violence.
Prince, que voulez-vous d’un cœur préoccupé
Sur qui domine encor l’ingrat qui l’a trompé ?
Si c’est à mon amour une peine cruelle
Où je cherche un amant de voir un infidèle,
C’est un nouveau supplice à mes tristes appas
De faire une conquête où je n’en cherche pas.
Non que je vous méprise, et que votre personne
N’eût de quoi me toucher plus que votre couronne :
Le ciel me donne un sceptre en des climats plus doux,
Et de tous vos États je ne voudrois que vous.
Mais ne vous flattez point sur ces marques d’estime
Qu’en mon cœur, tel qu’il est, votre présence imprime :
Quand l’univers entier vous connoîtroit pour roi,
Que pourrois-je pour vous, si je ne suis à moi ?
Vous y serez, Madame, et pourrez toute chose :
Le change de Jason déjà vous y dispose ;
Et pour peu qu’il soutienne encor cette rigueur,
Le dépit, malgré vous, vous rendra votre cœur.
D’un si volage amant que pourriez-vous attendre ?
L’inconstance me l’ôte, elle peut me le rendre.
Quoi ? vous pourriez l’aimer, s’il rentroit sous vos lois
En devenant perfide une seconde fois ?
Prince, vous savez mal combien charme un courage
Le plus frivole espoir de reprendre un volage,
De le voir malgré lui dans nos fers retombé,
Échapper à l’objet qui nous l’a dérobé,
Et sur une rivale et confuse et trompée
Ressaisir avec gloire une place usurpée.
Si le ciel en courroux m’en refuse l’honneur,
Du moins je servirai d’obstacle à son bonheur.
Cependant éteignez une flamme inutile :
Aimez en d’autres lieux, et plaignez Hypsipyle ;
Et s’il vous reste encor quelque bonté pour moi,
Aidez contre un ingrat ma plainte auprès du Roi.
Votre plainte. Madame, auroit pour toute issue
Un nouveau déplaisir de la voir mal reçue.
Le Roi le veut pour gendre, et ma sœur pour époux.
Il me rendra justice, un roi la doit à tous ;
Et qui la sacrifie aux tendresses de père
Est d’un pouvoir si saint mauvais dépositaire.
À quelle rude épreuve engagez-vous ma foi,
De me forcer d’agir contre ma sœur et moi !
Mais n’importe, le temps et quelque heureux service
Pourront à mon amour vous rendre plus propice.
Tandis souvenez-vous que jusqu’à se trahir
Ce prince malheureux cherche à vous obéir.
- ↑ Var. (édit. de 1661-1668) : dont cette campagne est enfermée.
- ↑ Quels encens, au pluriel, est la leçon de toutes les anciennes éditions, y compris celle de Thomas Corneille (1692) et de Voltaire (1764).
- ↑ Var. L’amour me l’a promis : il en sera charmé. (1661 et 63)
- ↑ L’édition de 1692 donne, mais c’est sans doute une faute, serviront, au lieu de suffiront.
- ↑ Coral, corail : voyez le Lexique, et ci-dessus les Desseins, p. 236.
- ↑ Toutes les éditions anciennes, y compris celle de 1692, donnent ici Demidieux, en un seul mot, sans trait d’union ; plus loin, au vers 1205, avec un trait d’union, Demi-dieux.
- ↑ Dans l’édition de 1692 il y a, comme plus haut, pendant que, pour cependant que.
- ↑ Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1674) donnent : « comme dans son trône. »
- ↑ Au lieu de chant des sirènes, on lit dans l’édition de 1663 (en tenant compte de la correction marquée dans l’Errata de cette édition) : sirènes, et à la marge : Elles chantent.
- ↑ Dans l’édition de Voltaire (1764) : Absyrte, à Hypsipyle.
- ↑ Toutes les éditions anciennes, sans en excepter celles de Thomas Corneille et de Voltaire, donnent le pluriel du participe : « se sont plus. »
- ↑ Entre ce vers et le suivant, on lit dans l’édition de Voltaire : à Jason.
- ↑ L’édition de 1682 porte seule un autre, pour une autre.