La Toison d’or (Corneille)/Notice

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 223-229).

NOTICE.

Dans son chapitre intitulé Extravagants, visionnaires, fantasques, bizarres, etc., Tallemant parle en ces termes d’Alexandre de Rieux, marquis de Sourdeac, baron de Neufbourg : Il « … a épousé… une des deux héritières de Neufbourg en Normandie, où il demeure ; c’est un original. Il se fait courre par ses paysans, comme on court un cerf, et dit que c’est pour faire exercice : il a de l’inclination aux mécaniques ; il travaille de la main admirablement : il n’y a pas un meilleur serrurier au monde. Il lui a pris une fantaisie de faire jouer chez lui une comédie en musique, et pour cela il a fait faire une salle qui lui coûte au moins dix mille écus. Tout ce qu’il faut pour le théâtre et pour les sièges et les galeries, s’il ne travailloit lui-même, lui reviendroit, dit-on, à plus de deux fois autant. Il avoit pour cela fait faire une pièce par Corneille ; elle s’appelle les Amours de Médée ; mais ils n’ont pu convenir de prix. C’est un homme riche et qui n’a point d’enfants. Hors cela, il est assez économe[1]. » M. Paulin Paris dit dans son commentaire que ceci a été écrit vers 1659. C’est sans doute après le 1er décembre, car à cette date l’affaire n’était pas encore rompue, et Thomas Corneille écrivait à l’abbé de Pure : « M. de Sourdeac fait toujours travailler à la machine, et j’espère qu’elle paroîtra à Paris sur la fin de janvier. » Du reste, les difficultés qui survinrent furent bientôt levées : Corneille et M. de Sourdeac tombèrent d’accord, et la pièce fut représentée avec beaucoup d’éclat. « On se souviendra longtemps, dit le rédacteur du Mercure galant[2], de la magnificence avec laquelle ce marquis donna une grande fête dans son château de Neubourg, en réjouissance de l’heureux mariage de Sa Majesté, et de la paix qu’il lui avoit plu donner à ses peuples. La tragédie de la Toison d’or, mêlée de musique et de superbes spectacles, fut faite exprès pour cela. Il fit venir au Neubourg les comédiens du Marais, qui l’y représentèrent plusieurs fois, en présence de plus de soixante des plus considérables personnes de la province, qui furent logées dans le château, et régalées pendant plus de huit jours, avec toute la propreté et toute l’abondance imaginable[3]. Cela se fit au commencement de l’hiver de l’année 1660[4], et ensuite M. le marquis de Sourdeac donna aux comédiens toutes les machines et toutes les décorations qui avoient servi à ce grand spectacle, qui attira tout Paris, chacun y ayant couru longtemps en foule[5]. »

Il fallut beaucoup de temps aux acteurs du Marais pour transporter dans leur théâtre les décorations que leur avait données le marquis. Dans la Muse historique du 1er janvier 1661, Loret nous tient au courant de ces travaux préparatoires :

Les comédiens du Marais
Font un inconcevable apprêt,

Pour jouer, comme une merveille,
Le Jason de Monsieur Corneille.

Dans le numéro du 19 février suivant, le même journaliste fait ainsi le compte rendu de la première représentation, qui avait eu lieu quelques jours auparavant :

La conquête de la Toison
Que fit jadis défunt Jason,
Pièce infiniment excellente,
Enfin, dit-on, se représente
Au Jeu de paume du Marais,
Avec de grandissimes frais.
Cette pièce du grand Corneille,
Propre pour l’œil et pour l’oreille,
Est maintenant en vérité
La merveille de la Cité,
Par ses scènes toutes divines,
Par ses surprenantes machines,
Par ses concerts délicieux,
Par le brillant aspect des Dieux,
Par des incidents mémorables,
Par cent ornements admirables,
Dont Sourdiac (sic), marquis normand,
Pour rendre le tout plus charmant,
Et montrer sa magnificence,
A fait l’excessive dépense,
Et si splendide, sur ma foi,
Qu’on diroit qu’elle vient d’un roi.
J’apprends que ce rare spectacle
Fait à plusieurs crier miracle,
Et je crois qu’au sortir de là
On ne plaindra point pour cela
Pistole ni demi-pistole,
Je vous en donne ma parole.
Ô Corneille, charmant auteur.
Du Parnasse excellent docteur,
Illustre enfant de Normandie,
N’ayant pas vu ta comédie,
Qui portera ton nom bien haut,
Je n’en parle pas comme il faut :
C’est de quoi notre simple muse
Te demande humblement excuse.
J’espère bien dans peu de jours,

Suivant le général concours,
Aller admirer ton ouvrage ;
Mais point du tout je ne m’engage
À rendre ton los immortel,
Car c’est toi qui l’as rendu tel.

Cet enthousiasme de Loret ne se dément pas, et il a soin de mentionner chaque reprise de l’ouvrage d’une manière si étendue, que tout en transcrivant ici ceux de ses vers qui renferment d’utiles renseignements, nous supprimerons les louanges banales qu’il donne à Corneille. Le 3 décembre 1661, il écrit :

Dans l’hôtel des Marais du Temple
Ce sujet presque sans exemple,
Intitulé la Toison d’or,
Maintenant se rejoue encor.
..........
Et qui veut voir un beau spectacle
Et passer le temps à miracle,
Il ne faut qu’aller là tout droit ;
Les affiches marquent l’endroit,
L’heure, le prix, et la journée,
Et c’est toujours l’après-dînée.

Loret n’a garde d’oublier de nous faire, dans son numéro du 14 janvier 1662, le récit de la représentation du 12, à laquelle la cour assistait ; et cette fois il insiste sur le plaisir qu’il avait à voir lui-même cette tragédie :

Jeudi la Majesté Royale
Fit voir aux reines pour régale
La Conquête de la Toison,
Pièce admirée avec raison,
Tant pour la beauté de l’ouvrage,
Que par le superbe étalage
De cent spectacles précieux
Qui sont les délices des yeux.
Cette comédie excellente,
Qu’à merveilles on représente,
Plut fort par ses diversités
À toutes les trois Majestés ;
Et des vers de Monsieur Corneille,
Sur cette scène sans pareille,

Les courtisans plus délicats
Firent un indicible cas.
Pour moi je ne puis qu’en liesse
Voir cette incomparable pièce :
J’en ai, pour plaire à mon désir,
Goûté bien des fois le plaisir.
Je suis pourtant toujours avide
De voir cet appareil splendide
Qui peut les sens extasier :
Je n’en saurois rassasier ;
Et quoiqu’au jeu dame Fortune
Ait tari mon fonds de pécune,
Certes je prétends bien encor
Retourner à la Toison d’or,
Dont presque je suis idolâtre,
Et la voir de l’amphithéâtre.

La Gazette[6], qui, à cause de la présence du Roi, parle de cette représentation, fait remarquer que Leurs Majestés étaient « accompagnées d’une grande partie des seigneurs et dames de la cour, qui ne fut jamais si éclatante, ni si pompeuse, notamment depuis que l’on y voit ce beau nombre de chevaliers du Saint-Esprit, que Sa Majesté fit naguère[7]. »

Le 18 février la pièce se jouait encore, car Loret, toujours passionné pour cet ouvrage, s’accusant dans son numéro de ce jour de rester trop enfermé dans son cabinet, s’écrie :

N’aurois-je pas plutôt raison
D’aller à droit, d’aller à gauche,
...........
Pour voir l’illustre Toison d’or[8] ?

« En 1664, dit le Dictionnaire portatif des théâtres, on la remit au théâtre avec la même réussite. Le 9 juillet 1683, on la reprit avec un prologue de la Chapelle, et il y avoit tout lieu de croire qu’elle auroit encore un grand succès ; mais à peine achevoit-on le prologue à la dixième représentation, que les comédiens interrompirent le spectacle, étant informés que la Reine venoit de mourir, et ils firent rendre l’argent à la porte. »

Ce prologue de la Chapelle est imprimé dans un volume intitulé : La Toison d’or, tragédie en machines de M. de Corneille l’aisné (Paris, V. Adam, 1683, in-4o). Ce volume, inscrit sous le no 1646 dans le Catalogue de M. Giraud, et décrit par M, Brunet[9], renferme la description des décorations entreprises sous la conduite du sieur Dufort, qui, l’année précédente, avait exécuté celles d’Andromède lors de la reprise de cet ouvrage[10]. La dépense considérable qu’occasionnent les pièces de ce genre empêcha la Toison d’or, de reparaître sur le théâtre[11].

Le 27 janvier 1661, Augustin Courbé obtint un privilège qui lui permettait « de faire imprimer, vendre et débiter en tous les lieux de l’obéissance de Sa Majesté, une tragédie, composée par Pierre Corneille, intitulée la Conqueste de la Toison d’or, avec les Desseins de ladite pièce. » C’est dans ces Desseins, publiés avant la pièce, que ce privilège parut pour la première fois. Ils ne sont autre chose qu’une sorte de programme semblable à celui d’Andromède[12], et qui, de même que ce dernier, n’avait été réuni, dans aucune des éditions antérieures à la nôtre, aux Œuvres de Corneille[13]. On tenait si fort à ce que ce programme fût prêt au moment où l’on représenterait la pièce au théâtre du Marais, que l’Achevé d’imprimer est du 31 janvier 1661, c’est-à-dire postérieur de quatre jours seulement à l’obtention du privilège. On y trouve, dans le prologue, un éloge de Mazarin, en onze vers, qui n’existe que là, et que Corneille a supprimé dès la première édition de la pièce[14]. Ce changement n’est assurément pas le seul que Corneille ait fait à ce prologue en le publiant ; en effet, on y lit[15] un passage relatif au mariage du duc d’Orléans avec Henriette d’Angleterre, qui n’a pu être composé qu’après la représentation.

La première édition de la tragédie forme un volume in-12 de 6 feuillets et 105 pages, intitulé : La Toison d’or, tragédie, représentée par la troupe royale du Marests, chez Mr le marquis de Sourdeac, en son chasteau du Neufbourg, pour réjouissance publique du Mariage du Roy, et de la Paix auec l’Espagne, et en suite sur le Theatre Royal du Marests. Imprimée à Rouen, et se vend à Paris chez Augustin Courbé… et Guillaume de Luyne… M.DC.LXI. Auec priuilege du Roy.

Le privilège est le même que dans les Desseins ; l’Achevé d’imprimer est du 10 de mai 1661.




  1. Historiettes, tome VII, p. 370.
  2. Mai 1695, p. 222.
  3. L’Histoire du théâtre de l’Académie royale de musique en France, attribuée à Travenot et publiée à Paris en 1753, paraît exagérer un peu les libéralités de M. de Sourdeac : « Outre ceux qui étoient nécessaires à l’exécution de ce dessein, qui furent entretenus plus de deux mois à Neubourg à ses dépens, il logea et traita plus de cinq cents gentilshommes de la province, pendant plusieurs représentations que la troupe royale du Marais donna de cette pièce. » (p. 24) M. Philippe de Chennevières a fait de ces représentations une relation détaillée, où la fiction se mêle fort agréablement à la réalité, dans une intéressante nouvelle intitulée Melle Guéru, qui a paru d’abord dans les Historiettes baguenaudières, par un Normand, 1845, in-8o, et a ensuite été réimprimée dans la Revue de Rouen, sous ce titre : La foire de Guibray au XVIIe siècle et la première représentation de la Toison d’or de Corneille au château du Neubourg en 1660.
  4. Au mois de novembre, selon les frères Parfait. (Histoire du Théâtre françois, tome IX, p. 34.)
  5. « Un châssis sculpté, doré, dernier vestige de l’essai fait à Neubourg, existait encore il y a peu de temps dans ce noble manoir. » (Castil-Blaze, l’Académie impériale de musique, 1855, in-8o, tome I, p. 17.)
  6. Année 1662, no 6, 14 janvier.
  7. Cette promotion avait été faite, dit l’État de la France, « avec les plus belles cérémonies qui se soient vues pour ce sujet. » On en trouve la description détaillée dans un numéro extraordinaire de la Gazette, daté du 6 janvier 1662, et intitulé : Les cérémonies faites à la réception des chevaliers de l’ordre du Saint-Esprit, le dernier jour de l’année 1661 et les deux suivants, en l’église du grand couvent des Augustins.
  8. Les décorations de la Toison d’or étaient, de l’avis de tous les contemporains, les plus belles qu’on eût encore vues. Chapuzeau dit en parlant des Italiens : « Nous leur sommes redevables de la belle invention des machines et de ces vols hardis qui attirent en foule tout le monde à un spectacle si magnifique. Celles qui ont fait le plus de bruit en France furent les pompeuses machines de la Toison d’or, dont un grand seigneur d’une des premières maisons du royaume, plein d’esprit et de générosité, fit seul la belle dépense, pour en régaler dans son château toute la noblesse de la province. Depuis il a bien voulu en gratifier la troupe du Marais, où le Roi suivi de toute la Cour vint voir cette merveilleuse pièce. Tout Paris lui a donné ses admirations, et ce grand opéra, qui n’est dû qu’à l’esprit et à la magnificence du seigneur dont j’ai parlé, a servi de modèle pour d’autres qui l’ont suivi. » (Le Théâtre françois, p. 52.)
  9. Manuel du libraire, tome II, col. 285.
  10. Voyez tome V, p. 257.
  11. Voyez l’Histoire du Théâtre françois par les frères Parfait, tome IX, p. 40.
  12. Voyez tome V, p. 258 et suivantes. Nous avons vu le mot Dessein au singulier dans le titre du programme d’Andromède ; dans celui de la Toison d’or, il est au pluriel.
  13. Voyez ci-après, p. 230, et suivantes. — Pour la description bibliographique des Desseins, voyez ci-après, p. 230, note 1.
  14. Voyez ci-après, p. 232.
  15. Voyez p. 264, vers 221–232, et la note 2.