La Toison d’or (Corneille)/Desseins

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 230-244).
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DESSEINS
DE LA TOISON D’OR,


TRAGÉDIE.


REPRESENTEE PAR LA TROUPE ROYALE DU MARAIS, CHEZ Mr LE MARQUIS DE SOURDEAC, EN SON CHATEAU DE NEUFBOURG, POUR RÉJOUISSANCE PUBLIQUE DU MARIAGE DU ROI ET DE LA PAIX AVEC L’ESPAGNE, ET ENSUITE SUR LE THÉÂTRE ROYAL DU MARAIS[1].





PROLOGUE


… La France y paroît la première, suivie de la Victoire, qui s’en est rendue inséparable depuis quelques années[2]. Elle se plaint toutefois à cette déesse de ce que ses faveurs l’accablent, par la licence que se donnent les soldats victorieux, qui se croient tout permis ensuite des avantages qu’ils lui font remporter aux dépens ou au péril de leur sang. La Victoire, convaincue de la justice de ses plaintes par les ruines qui sont devant ses yeux, n’ose s’offenser des vœux qu’elle fait pour la paix ; mais elle lui donne à craindre la colère de Mars, dont les ordres l’ont comme attachée à ses côtés depuis tant de temps, et lui montre ce dieu au haut du ciel, où il se fait voir en posture menaçante, un pied en l’air, et l’autre porté sur son étoile.

C’est en cet état qu’il descend à un des côtés du théâtre, qu’il traverse en parlant, et sitôt qu’il a parlé, il remonte au même lieu dont il étoit parti. Ce mouvement extraordinaire, et qui n’a point été vu jusqu’ici sur nos théâtres[3], plaira sans doute aux curieux, qui se souviendront que toutes les machines qu’ils y ont vu faire sortir des dieux du fond du ciel, ne les y ont jamais reportés, mais ont été remontées en haut par un mouvement qu’on peut nommer perpendiculaire, au lieu que celle-ci fait faire un triangle parfait à Mars, en descendant, traversant le théâtre, et remontant au lieu même dont on l’a vu partir.

Avant que de remonter, ce dieu, en colère contre la France, lui fait voir la Paix, qu’elle demande avec tant d’ardeur, prisonnière dans son palais, entre les mains de la Discorde et de l’Envie, qu’il lui a données pour gardes[4]

Après qu’il est disparu, la Paix, bien que prisonnière, console la France sur les menaces qu’il lui a faites, et voici ce qu’elle lui en dit :

En vain à tes soupirs il est inexorable[5]
..............
Quelques autres efforts que pour rompre mes chaînes
L’univers ait vu faire aux plus puissantes mains,
Le succès va montrer qu’après toutes leurs peines,
Des Astres irrités les aspects inhumains
Vouloient pour s’adoucir la pourpre des Romains,
Et ce que leur courroux à tant d’efforts enlève,
Ton fameux cardinal l’achève.
Vois cette âme intrépide, à qui tu dois l’honneur
D’avoir eu la Victoire en tous lieux pour compagne,
Avec le grand Démon d’Espagne,
De l’un et l’autre État concerter le bonheur.
Ce dieu même qu’attend ma longue impatience[6]

Comme elle achève de parler, l’Hyménée se présente, couronné de fleurs, portant en sa main droite un dard semé de lis et de roses, et en la gauche un bouclier, sur lequel est le portrait de la Reine. À la vue de ce portrait, la Discorde et l’Envie trébuchent dans les enfers, et les chaînes qui tenoient la Paix prisonnière lui tombent des mains. Se voyant libre, elle prie ce dieu d’achever ses grâces, et de la faire descendre en terre, où les peuples la souhaitent avec tant de passion. L’Hyménée commande aux Amours, ses ministres, de prêter leurs ailes à l’un et à l’autre pour exécuter ce dessein ; et soudain quatre Amours viennent à eux, qui les apportent en terre, et revolent aussitôt au ciel, premièrement de droit fil tous quatre ensemble, et puis en se séparant deux à deux par un mouvement oblique, et se retirant au même lieu d’où ils sont descendus.

Un chœur de musique chante ces vers tandis qu’ils descendent :

Descends, Hymen, et ramène sur terre[7]

Après qu’on a cessé de chanter, la France fait ses conjouissances à la Paix, qui l’exhorte à n’être pas ingrate vers cette grande princesse, dont les regards favorables sont cause de sa liberté et du bonheur qu’elle en attend. Elle l’invite à lui préparer pour reconnoissance quelques spectacles pompeux par un effort extraordinaire de ce grand art où elle a de si belles lumières. La France s’en excuse d’abord sur son impuissance, qui ne permet pas des spectacles de cette nature au milieu de tant de ruines. Mais cet obstacle est levé tout à l’heure par l’Hyménée, qui présentant le portrait de la Reine aux deux côtés du théâtre, en fait changer les débris en un jardin aussi magnifique que surprenant, qui sert de décoration au premier acte.




ACTE PREMIER.




[8] Chalciope et Médée sa sœur y paroissent les premières, et s’entretiennent de la défaite de Persès et des Scythes par le secours des Argonautes ; de là tombant sur les devoirs que Jason rend à Médée, et la complaisance qu’elle a pour lui, Chalciope l’avertit qu’il se prépare au retour sitôt qu’il aura obtenu du Roi une grâce qu’il lui veut demander ; sur quoi elle lui avoue que cette grâce n’est autre qu’elle-même, et l’aveu du Roi pour son mariage.

Le Roi vient avec le Prince Absyrte son fils, et après avoir exagéré l’importance du service qu’il a reçu de Jason et de ses compagnons, et le besoin qu’il a de leur valeur pour conserver la Toison d’or, dont dépend le destin de son État, il demande à Médée si elle n’a point quelques charmes assez forts pour les arrêter en son royaume. Absyrte, sans donner le temps à sa sœur de répondre, lui propose le mariage de cette princesse avec Jason comme un moyen infaillible de l’empêcher de partir. Le Roi l’approuve, et comme Jason se présente suivi de Zéthès, Calaïs, Orphée, et beaucoup d’autres, le Roi l’ayant enhardi à lui demander une récompense de ses services, dans la croyance qu’il lui demanderoit Médée, dont Absyrte lui avoit dit qu’il étoit amoureux, et s’étant engagé par serment à ne lui refuser rien, il demeure fort surpris, et cette princesse fort confuse, lorsque contre l’attente de l’un et de l’autre, Jason lui demande la Toison d’or. Il fait ses efforts pour lui faire changer de dessein, et n’être pas l’auteur de sa ruine, après l’avoir si bien secouru. Jason ne veut pas que ce qu’en a dit l’ombre de Phryxus mérite aucune foi, et presse si bien le Roi de lui tenir parole et ne violer pas son serment, qu’il le réduit à se retirer en colère, après lui avoir dit qu’il ne peut que lui permettre de se saisir lui-même de la Toison, s’il peut triompher des monstres qui la gardent, et donne ordre à Médée de lui apprendre quels sont les périls où il s’engage.

Médée tâche à lui faire peur des taureaux qu’il lui faut dompter, des gensdarmes qu’il lui faut défaire, et du dragon qu’il lui faut vaincre, et le quitte après lui avoir protesté qu’elle va redoubler leur fureur par la force de ses charmes.

Jason et ses compagnons, confus de voir les difficultés ou plutôt l’impossibilité de réussir en leur dessein, voient descendre Iris sur un arc-en-ciel. Cette vue leur donne espérance que Junon, dont cette nymphe est messagère, ne leur refusera pas son secours dans de si grands périls. Orphée l’en conjure au nom de tous par cet hymne qu’il chante :

Femme et sœur du maître des Dieux[9]

Iris les assure ensuite que le secours de Junon et de Pallas ne leur manquera point, et qu’elles vont toutes deux leur confirmer ce qu’elle dit. Sur quoi on voit ces deux déesses chacune dans son char, dont l’un est tiré par des paons et l’autre par des hiboux. Toutes deux leur apprennent que le succès de leur entreprise dépend de l’amour de Médée pour Jason, et qu’ils n’en viendront jamais à bout si elle n’est de leur parti. Junon ajoute que pour l’y réduire elle va descendre en terre, et y prendre le visage et la forme de sa sœur Chalciope ; et Pallas, qu’elle va les protéger au ciel contre les dieux du parti contraire ; et soudain en même temps on voit Junon descendre, Pallas remonter, et Iris disparoître ; et les Argonautes, ayant repris de nouvelles espérances sur ces promesses, se retirent pour aller sacrifier à l’Amour, de qui dépend toute leur fortune.




ACTE SECOND.




La rivière du Phase et le paysage qu’elle traverse en font la décoration. On voit tomber de gros torrents des rochers qui lui servent de rivages, et l’éloignement qui borne la vue présente aux yeux divers coteaux dont cette campagne est enfermée.

Junon, sous le visage et l’habit de Chalciope, tire Jason à part sur les bords de ce fleuve, et après lui avoir appris ce qu’elle a déjà gagné sur l’esprit de Médée à la faveur de ce déguisement, elle lui raconte qu’Hypsipyle, impatiente de le revoir, s’étoit mise sur la mer pour le suivre, et qu’y ayant fait naufrage, Neptune l’avoit reçue dans son palais, et la lui alloit renvoyer pour traverser ses amours avec Médée, et empêcher que son retour en Thessalie, après la conquête de la Toison, ne devînt funeste pour Pélie, son fils. Elle l’exhorte à ne point perdre de temps et à faire tous ses efforts à regagner tout à fait Médée, et emporter la Toison avant l’arrivée de cette amante.

Médée entre, sous prétexte de chercher sa sœur ; et quelque ressentiment dont elle soit animée contre Jason, ce prince adroit agit si bien avec l’aide de Junon, qu’il l’adoucit ; mais comme elle est prête à se rendre, Absyrte son frère interrompt leurs discours, pour leur faire part du ravissement que lui a donné ce qu’il a vu s’avancer vers eux sur le Phase ; et en même temps on voit sortir de ce fleuve le dieu Glauque, avec deux tritons et deux sirènes, qui chantent ces paroles, cependant qu’une grande conque de nacre, semée de branches de coral et de pierres précieuses, portée par quatre dauphins, et soutenue par quatre vents en l’air, vient insensiblement s’arrêter au milieu de cette même rivière.

Voici donc ce que chantent les sirènes :

Telle Vénus sortit du sein de l’onde[10]

Tandis qu’elles chantent, le devant de cette conque merveilleuse fond dans l’eau, et laisse voir la reine Hypsipyle assise comme dans un trône. Sa première vue frappe le cœur d’Absyrte, et soudain Glauque commande aux vents de s’envoler, aux tritons et aux sirènes de disparoître, au fleuve de retirer une partie de ses eaux pour laisser prendre terre à Hypsipyle, et à Jason de rallumer ses feux pour cette reine de Lemnos, que Neptune lui renvoie comme le seul objet qui soit digne de son amour. Les tritons, le fleuve, les vents et les sirènes obéissent, et Glauque se perd lui-même au fond de l’eau, sitôt qu’il a parlé. Absyrte donne la main à Hypsipyle, pour sortir de cette conque, qui s’abîme aussitôt dans le fleuve ; le seul Jason demeure immobile, et pressé par elle de lui parler, il lui avoue qu’il n’a plus d’yeux que pour Médée. Cette princesse ne laisse pas d’en prendre jalousie, et par une nouvelle colère, elle le quitte, comme un volage qui ne mérite pas qu’elle en fasse état. Jason la suit par le conseil de Junon, qui les va rejoindre un moment après, et Absyrte, demeuré seul avec Hypsipyle, lui fait ses premières offres de service, et tâche de lui faire concevoir la grandeur d’un amour qui vient de naître. Elle se défend sur la préoccupation de son cœur pour cet inconstant dont elle se voit abandonnée, et prie ce prince de la conduire au Roi pour lui en faire ses plaintes. Il veut l’en dissuader ; mais enfin il obéit, et tous deux ensemble le vont trouver dans son palais.




ACTE TROISIÈME.




[11] Le Roi entre le premier, suivi de Jason, qui vient de lui demander Médée en mariage, et la Toison pour dot. Ce monarque irrité le renvoie à la reine Hypsipyle, et lui commande d’écouter les plaintes qu’elle lui veut faire de son infidélité.

Hypsipyle, que le Roi laisse avec Jason, le réduit à lui avouer que toute la tendresse de son cœur est pour elle, et qu’il ne s’attache à Médée que par la considération du besoin qu’il en a pour emporter la Toison, sans laquelle ni lui ni aucun de ses compagnons ne peut retourner en Grèce qu’il n’y perde la tête. Médée interrompt leur discours ; et sitôt que Jason la voit, il se retire tout confus de ce qu’il vient de dire, et saisi d’une juste appréhension qu’elle ne l’aye écouté.

Ces deux rivales, jalouses l’une de l’autre, commencent un entretien piquant qui se termine en querelle, que Médée fait éclater par un changement de ce palais doré en un palais d’horreur, où tout ce qu’il y a d’épouvantable en la nature sert de Termes[12]

Quatre[13] monstres ailés et quatre rampants enferment Hypsipyle. Cette reine, demeurée seule parmi tant d’objets épouvantables, et pleine du désespoir où la jette l’infidèle politique de Jason, s’offre à mourir, et presse ces monstres de la dévorer ; puis tout à coup se remettant en l’esprit que ce seroit se sacrifier à sa rivale, elle leur crie qu’ils n’avancent pas. Cette défense qu’elle leur fait est répétée par une voix cachée qui chante ces paroles :

Monstres, n’avancez pas, une reine l’ordonne[14]

Les monstres s’arrêtent en même temps, et comme Hypsipyle ne sait à qui attribuer une protection si surprenante, la même voix ajoute :

C’est l’Amour qui fait ce miracle[15]

Soudain une nuée descend en terre, et s’y séparant en deux ou trois, qui se perdent en divers endroits du théâtre, elle y laisse le prince Absyrte, qui en étoit enveloppé. Ce prince amoureux commande à ces monstres de disparoître, ce qu’ils font aussitôt, les uns en s’envolant, et les autres en fondant sous terre. Après quoi, il donne la main à cette reine effrayée, pour sortir d’un lieu si dangereux pour elle.




ACTE QUATRIÈME.




[16] Médée y paroît seule, dans une profonde rêverie ; Absyrte l’aborde, à qui elle demande compte du succès de leur artifice, et fait par là connoître aux spectateurs que toute cette épouvante du troisième acte n’étoit qu’un jeu concerté entre eux, afin qu’Hypsipyle, croyant être obligée de la vie à ce prince, reçût plus favorablement son amour, et ne disputât plus le cœur de Jason à cette princesse. Cet amant lui apprend que son secours inespéré n’a produit en cette reine que des sentiments de reconnoissance, qui ne vont point jusqu’à l’amour, et lui demande un charme assez fort pour emporter son cœur tout à fait. Médée lui avoue que le pouvoir de son art ne s’étend point jusque-là, et après lui avoir promis de le servir, elle le congédie en le priant de lui envoyer sa sœur Chalciope.

Attendant qu’elle vienne, elle s’entretient sur le péril où l’expose l’amour d’un volage, qui pourra ne lui être pas plus fidèle qu’à Hypsipyle. Chalciope, ou plutôt Junon sous son visage, vient l’entretenir, et lui exagère l’obligation qu’elle a à Jason de l’avoir si hautement préférée à Hypsipyle en sa présence même. Elle ajoute que ses dédains ne peuvent servir qu’à le réunir avec cette rivale, et se retire le voyant arriver. Médée lui fait des reproches de tout ce qu’il a dit d’obligeant à Hypsipyle, soit qu’elle l’eût entendu, soit qu’elle l’eût su par le moyen du charme. Jason lui répond qu’elle ne doit pas s’alarmer d’une civilité qu’il n’a pu refuser à la dignité d’une reine qu’il abandonne pour elle, et continue à lui demander la Toison, où sa gloire est attachée, avec le salut de tous ses compagnons. Médée lui réplique qu’elle veut bien prendre soin de sa gloire, et lui donne de quoi vaincre les taureaux et les gensdarmes, à la charge qu’il laissera combattre le dragon aux autres. Jason veut la grâce entière, et Médée le quitte en colère de ce qu’il exige tout d’elle, et ne veut rien laisser en son pouvoir.

Junon le rejoint, étonnée comme lui des menaces avec lesquelles Médée s’en est séparée. Elle se plaint de ce que l’Amour ne lui tient pas ce qu’il lui avoit promis en sa faveur, et lui apprend que les Dieux s’assemblent chez Jupiter pour résoudre le destin de cette journée. Sur quoi, le ciel de Vénus s’ouvre, qui fait voir le palais de cette déesse, où l’Amour paroît seul, et dit à Junon que pour lui tenir parole, il s’en va montrer à cette assemblée des Dieux qu’il est leur maître quand il lui plaît. Il finit en commandant à Jason d’obéir à Médée, et de lui laisser le soin du reste, et s’élance aussitôt en l’air, qu’il traverse, non pas d’un côté du théâtre à l’autre, mais d’un bout à l’autre. Les curieux qui voudront bien considérer ce vol le trouveront assez extraordinaire, et je ne me souviens point d’en avoir vu de cette manière[17]. Après que l’Amour a disparu, Jason reprend courage, et sort avec Junon, pour rejoindre Médée et rendre une soumission entière à ses volontés.




ACTE CINQUIÈME.




La forêt de Mars y fait voir la Toison sur un arbre qui en occupe le milieu. Le dragon ne s’y montre point encore, parce que le charme de Circé, qui l’en a fait gardien, le réserve pour s’opposer aux ravisseurs, et ne veut pas qu’il épouvante ceux qui ne sont amenés là que par la curiosité de voir cette précieuse dépouille. C’est ce qu’Absyrte apprend à Hypsipyle, et reçoit d’elle de nouvelles protestations de reconnoissance pour le service qu’il lui a rendu avec un aveu qu’elle ne peut se donner à lui que Jason ne se soit donné à un autre[18] et lui ait montré l’exemple d’un changement irrévocable. Le Roi les aborde, tout épouvanté de la victoire que ce héros vient de remporter sur les taureaux et les gensdarmes, et témoigne peu de confiance au dragon, qui reste seul à vaincre. Il attribue ces effets prodigieux à des charmes qu’Hypsipyle lui a prêtés, et qu’il croit plus savante en ce grand art que Médée, vu la manière toute miraculeuse dont elle a pris terre à Colchos. Cette reine rejette sur sa rivale ce qu’il lui impute, et presse Jason, qu’elle voit venir, d’en avouer la vérité. Jason, sans vouloir éclaircir cette matière, demande au Roi la permission d’achever, et s’avance vers la Toison pour la prendre. Médée paroît aussitôt sur le dragon volant, élevée en l’air à la hauteur d’un homme, et s’étant saisie de cette toison, elle présente le combat à ce héros, qui met bas les armes devant elle, et aime mieux renoncer à sa conquête que de lui déplaire. Après cette déférence, il se retire, et Zéthès et Calaïs, qui l’avoient suivi, entreprennent le combat en sa place, et s’élancent tout d’un temps dans les nuées, pour fondre de là sur le dragon. Médée les brave, et s’élève encore plus haut pour leur épargner la peine de descendre, cependant qu’Orphée les encourage par cet air qu’il chante :

Hâtez-vous, enfants de Borée[19]

Cette chanson d’Orphée ne fait point paroître les Argonautes ailés, et Médée en prend occasion de le railler de ce que sa voix ne porte point jusqu’à eux, puisqu’elle ne les fait point descendre ; mais ces héros se montrant sur la fin de sa raillerie, Orphée chante cet autre couplet tandis qu’ils combattent :

Combattez, race d’Orithye[20]

L’art des machines n’a rien encore fait voir à la France de plus beau, ni de plus ingénieux que ce combat. Les deux héros ailés fondent sur le dragon, et se relevant aussitôt qu’ils ont tâché de lui donner une atteinte, ils tournent face en même temps, pour revenir à la charge. Médée est au milieu des deux, qui pare leurs coups, et fait tourner le dragon vers l’un et vers l’autre, suivant qu’ils se présentent. Jusqu’ici nous n’avons point vu de vols sur nos théâtres qui n’ayent été tout à fait de bas en haut, ou de haut en bas, comme ceux d’Andromède ; mais de descendre des nues au milieu de l’air et se relever aussitôt sans prendre terre, joignant ainsi les deux mouvements, et se retourner à la vue des spectateurs, pour recommencer dix fois la même descente, avec la même facilité que la première, je ne puis m’empêcher de dire qu’on n’a rien encore vu de si surprenant, ni qui soit exécuté avec tant de justesse[21].

Le combat se termine par la fuite des Argonautes et la retraite d’Orphée. Le Roi, ravi de voir que Médée l’a si bien servi, lui en fait ses remerciements, et l’invite à descendre pour l’embrasser. Cette princesse s’en excuse, sur ce qu’elle veut aller combattre et vaincre ces ambitieux jusque dans leur navire. Le Roi, voyant qu’elle continue à s’élever toujours plus haut avec la Toison qu’elle emporte, commence à la soupçonner de quelque perfidie, et elle lui avoue que les Dieux de Jason sont plus forts que les siens, et qu’elle le va rejoindre dans son vaisseau, où sa sœur Chalciope l’attend avec ses fils. Sitôt qu’elle est disparue, Junon se montre dans son chariot, et après avoir désabusé le Roi touchant Chalciope, dont elle a pris le visage pour mieux porter Médée à ce qu’elle vient de faire, elle remonte au ciel pour en obtenir l’aveu de Jupiter. Le Roi, au désespoir, implore le secours du Soleil son père, dont on voit s’ouvrir le palais lumineux, et ce dieu sortir dans son char tout brillant de lumière. Il s’élève en haut pour demander en faveur de son fils la protection de Jupiter, et un autre ciel s’ouvre au-dessus de lui, où paroît ce maître des Dieux sur son trône, et Junon à son côté. Ces trois théâtres qu’on voit tout d’une vue font un spectacle tout à fait agréable et majestueux[22]… C’est[23] en cet état que ce maître des Dieux répond à la prière que lui fait le Soleil, et lui dit que l’arrêt du Destin est irrévocable, et qu’Aæte, ayant perdu la Toison, doit perdre aussi son royaume ; mais pour l’en consoler, il ordonne à Hypsipyle d’épouser Absyrte, et à ce roi d’aller passer ce temps fatal dans son île de Lemnos. Il ajoute qu’il doit sortir de Médée un Médus qui le rétablira en ses États, et fondera l’empire des Mèdes. Après cet oracle prononcé, le palais de Jupiter se referme, le Soleil va continuer sa course, et le Roi, Absyrte et Hypsipyle se retirent pour aller exécuter les ordres qu’ils ont reçus.

Voilà quelques légères idées de ce que l’on verra dans cette pièce, que je nommerois la plus belle des miennes, si la pompe des vers y répondoit à la dignité du spectacle. L’œil y découvrira des beautés que ma plume n’est pas capable d’exprimer, et la satisfaction qu’en remportera le spectateur l’obligera à m’accuser d’en avoir trop peu dit dans cet avant-goût que je lui donne.




  1. Le volume dont nous venons de reproduire le titre dans ces huit lignes se compose de 26 pages et 1 feuillet ; il est de format in-4o et porte à l’adresse : « Imprimé à Rouen, et se vend à Paris, chez Augustin Courbé, au Palais, en la gallerie des Merciers, à la Palme, et Guillaume de Luyne, libraire iuré, dans la mesme gallerie, à la iustice. M.DC.LXI, auec priuilege du Roy. » Nous avons donné dans la Notice (p. 228 et 229) la date du privilège et de l’Achevé d’imprimer. Le seul exemplaire connu de ce volume est à la Bibliothèque nationale, dans la Poésie, sous le no Y5969A. — En tête des Desseins se trouve l’Argument, puis, au commencement du prologue et de chacun des actes, la description des décorations, et enfin, à leur place dans l’analyse, les morceaux de chant. Nous n’avons pas cru devoir imprimer ici les parties de l’ouvrage qui auraient fait double emploi dans notre édition, et nous avons procédé comme pour le dessein de la tragédie d’Andromède. Voyez tome V, p. 238, note 2.
  2. Cette phrase vient après les mots : « par une ville qui n’en est pas mieux traitée ; » voyez ci-après, p. 254.
  3. Voyez ci-dessus, p. 227, note 3.
  4. Voyez p. 258.
  5. Voyez p. 268. — Quant aux onze vers qui suivent, ils ne se trouvent que dans les Desseins : voyez ci-dessus, p. 229.
  6. Voyez p. 260.
  7. Voyez p. 261.
  8. Après les mots : « qui ne font pas le moindre agrément deAprès les mots : « qui ne font pas le moindre agrément de ce spectacle ; » voyez ci-après, p. 266.
  9. Voyez p. 280.
  10. Voyez p. 293.
  11. Après les mots : « qui a paru au premier acte ; » voyez ci-après, p. 299.
  12. Voyez ci-après, p. 299 et 300.
  13. Après les mots : « que fait la perspective ; » voyez ci-après, p. 300.
  14. Voyez p. 313.
  15. Ibidem.
  16. Après les mots : « qu’on passe de la nuit au jour ; » voyez ci-après, p. 315.
  17. Voyez ci-dessus, p. 231, et p. 227, note 3.
  18. Voyez tome I, p. 228, note 3-a.
  19. Voyez p. 342.
  20. Voyez p. 242.
  21. Voyez ci-dessus, p. 231 et p. 241.
  22. Voyez p. 345.
  23. Après les mots : « de grandeur et de couleur naturelle ; » voyez ci-après, p. 346.