La Tortue et les deux Canards

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Fables choisies, mises en versDenys Thierry et Claude BarbinQuatrième partie : livres ix, x, xi (p. 105-108).


II.

La Tortuë & les deux Canards.



UNe Tortuë eſtoit, à la teſte legere,
Qui laſſe de ſon trou voulut voir le pays.
Volontiers on fait cas d’une terre étrangere :

Volontiers gens boiteux haïſſent le logis.
Deux Canards à qui la Commere
Communiqua ce beau deſſein,
Luy dirent qu’ils avoient dequoy la ſatisfaire :
Voyez-vous ce large chemin ?
Nous vous voiturerons par l’air en Amerique.
Vous verrez mainte Republique,
Maint Royaume, maint peuple ; & vous profiterez
Des differentes mœurs que vous remarquerez.
Ulyſſe en fit autant. On ne s’attendoit guere
De voir Ulyſſe en cette affaire.
La Tortuë écouta la propoſition.
Marché fait, les oiſeaux forgent une machine
Pour tranſporter la pelerine.

Dans la gueule en travers on luy paſſe un baſton.
Serrez bien, dirent-ils ; gardez de laſcher priſe :
Puis chaque Canard prend ce baſton par un bout.
La Tortuë enlevée on s’étonne par tout
De voir aller en cette guiſe
L’animal lent & ſa maiſon,
Juſtement au milieu de l’un & l’autre Oiſon.
Miracle, crioit-on ; Venez voir dans les nuës
Paſſer la Reine des Tortuës.
La Reine : Vrayment ouy ; Je la ſuis en effet ;
Ne vous en moquez point. Elle eût beaucoup mieux fait
De paſſer ſon chemin ſans dire aucune choſe ;

Car laſchant le baſton en deſſerrant les dens,
Elle tombe, elle creve aux pieds des regardans.
Son indiſcretion de ſa perte fut cauſe.
Imprudence, babil, & ſotte vanité,
Et vaine curioſité
Ont enſemble eſtroit parentage ;
Ce ſont enfans tous d’un lignage.