Aller au contenu

La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 6

La bibliothèque libre.


Imprimeurs-unis (Tome Ip. 161-178).
chapitre VI.
Thorda. — Souvenirs des Romains. — Pratul lui Trajan. — Crevasse. — Buvo Patak. — Toroczkó. — Mines de fer. — Costumes. — Paysans. — Mines de sel de Maros Ujvár. — Griefs des Hongrois.

Thorda était une ville romaine. Quelques uns ont pensé, en raison du sel qui s’y trouve, que là était située la colonie appelée Salinœ. Tous les objets qui ont été découverts à Thorda, statues, urnes, pierres, sont dispersés en Transylvanie, ou ont été transportés à Vienne. Il y a cependant sur une maison quatre bas-reliefs romains enfoncés dans le mur, qui représentent sans doute un Neptune et des chevaux marins. Le prêtre réformé en possède un autre d’assez grande dimension : trois figures debout, vêtues de la toge, tiennent un rouleau à la main ; sur le devant, deux enfants sont sculptés à mi-corps. Plusieurs églises et beaucoup de maisons furent élevées en 1455 avec les pierres tirées des ruines romaines. À une lieue de Thorda est un village appelé Koppánd, d’où une eau excellente était apportée dans la ville par un bel aqueduc, dont quelques restes existent encore.

On pouvait reconnaître il y a deux siècles la situation et pour ainsi dire le plan de la cité antique. La citadelle romaine était placée sur la colline appelée encore aujourd’hui Vár, « le fort ». On voyait à cette époque une porte demi-circulaire, formée de grosses pierres carrées sans ciment et surmontée d’une statue de Minerve. Szamosközi, qui écrivit en 1604 une description de Thorda, engageait ses concitoyens à la concorde, et leur montrait ce monument, que ni le temps ni les barbares n’avaient renversé. Rappelant le mot de Sénèque, qui compare la société à un édifice, ôtez la clef de la voûte, disait-il, l’édifice tombe : ôtez la concorde, la république s’écroule. « Et la prédiction fut accomplie. Cette porte, qui durant tant de siècles était restée debout, tomba d’elle-même en 1657, et sa chute, que personne ne sut empêcher, présagea la ruine prochaine de la Transylvanie[1]. »

Il y a près de Thorda une plaine que les Hongrois appellent le Champ croisé, Keresztes mezö. Quand les princes régnaient en Transylvanie, la milice nationale y campait et s’y exerçait à la guerre. Il n’y avait pas alors de troupes réglées, mais seulement une milice des campagnes qui était placée sous le commandement du premier capitaine de la cour. Lorsque la guerre était déclarée, le generalis campestris militiœ ou tout autre seigneur recevait le titre de généralissime, dans une cérémonie militaire, avec le sabre et le bâton doré. Le Champ croisé, comme la plaine de Lutzen, a été témoin de plusieurs batailles. Il est des lieux que la nature semble avoir désignés aux hommes pour y accomplir de grandes choses. Dans les temps modernes, les Hongrois ont gagné là une sanglante bataille sur les Turcs, et l’on a vu long-temps les monceaux de terre qui recouvraient les vaincus, ainsi que les monuments élevés aux vainqueurs. Trajan y a remporté sur Décébale la victoire qui lui livra la Dacie. C’est là qu’il déchira ses vêtements pour les distribuer aux blessés. Les Valaques appellent encore cette plaine Pratul lui Trajan.

Les mines de sel situées aux environs de cette ville étaient connues des Romains. Ils creusaient la terre suivant la figure d’un cône renversé. Aujourd’hui on creuse en sens contraire : le souterrain va en s’élargissant. C’est grâce à ce nouveau mode de travail que l’on a obtenu les superbes mines de Maros Ujvár. Les trous faits par les Romains se sont remplis d’une eau extrêmement salée. Des bains y ont été construits, et les malades viennent y chercher la santé. La tradition fait encore remonter aux Romains certaines élévations de terre, rondes et uniformes, qui servaient, dit on, de magasins souterrains. Dans la plaine montante où elles sont situées, on trouve beaucoup d’albâtre.

À l’ouest de Thorda est une série de montagnes subitement interrompue par une crevasse qui la divise du haut en bas. De chaque côté, la montagne a la même forme, la même hauteur ; au fond coule un torrent, ce qui fait présumer que les eaux amoncelées ont ouvert le roc. Si l’on traverse dans toute sa longueur cette gorge extraordinaire, on trouve à l’extrémité opposée deux murs de rochers brisés et séparés, de telle façon que les anfractuosités coïncident parfaitement ; en sorte que, si une force surnaturelle poussait l’une vers l’autre les deux parties de la chaîne, les rochers s’engrèneraient, si on peut ainsi dire, et la montagne se refermerait dans toutes ses parties. Aux flancs de ces murs de roc sont deux grottes, placées précisément l’une en face de l’autre. On les appelle Cavernes de Ladislas, car la légende veut que le saint monarque, pour frayer un passage à son armée, ait fendu la montagne d’un coup de sabre, ou mieux encore Cavernes de Balika. Pendant la « Croisade », lorsque Rákótzi battit en retraite devant le général autrichien Heister, un chef de partisans nommé Balika se retira dans les cavernes de la Crevasse. Les Impériaux le bloquèrent ; mais il les bravait du haut de ses rochers. Un chemin souterrain conduisait de là à un village éloigné, nommé Jára. Les partisans recevaient des vivres par cette voie. Cependant la famine se fit bientôt sentir chez les paysans ; ils en refusèrent. Balika, qui n’avait pas d’autres ressources, en prit de force. Alors l’issue du souterrain fut montrée aux Autrichiens. La bande affamée périt homme à homme, et Balika n’avait plus que deux compagnons quand il fut tué dans son aire. On voit encore des traces de fumée, et les constructions qui fortifièrent la redoutable caverne à laquelle les paysans ont donné son nom. Plus d’une fois, au reste, ces grottes ont joué un rôle dans les guerres de Transylvanie. Une charte du 13e siècle montre que les Tatars s’y étaient alors réfugiés. Vers le même temps les Sicules s’y retranchent, poursuivis par les Tatars qui ravagent la vallée de l’Aranyos ; puis, quand les ennemis sont dispersés, ils tombent sur eux à l’improviste, et les chassent.

Tout le pays compris entre Thorda, Toroczkó, et les montagnes indiquées sur la carte, semble avoir été déchiré par quelque commotion terrible. On ne voit partout que des rochers brisés ou divisés violemment. D’Enyed à Toroczkó, on suit durant trois quarts d’heure un ravin qui passe entre des murailles de Titans, et qui tourne sans cesse suivant les caprices du roc. À chaque minute la scène change. Les rochers se penchent en avant, ou s’élèvent perpendiculairement jusqu’à une hauteur effrayante, en conservant de chaque côté des contours parallèles. Par intervalles, des torrents viennent bondir sur le chemin, c’est-à-dire sur le roc que les roues ont usé. Au dessus, les aigles planent.

Dès qu’on s’est engagé dans les montagnes rocheuses de Toroczkó, on voit se former de beaux paysages, qui grandissent à mesure qu’on s’élève, et qui deviennent plus riants à mesure qu’ils s’éloignent. L’Aranyos coule au loin dans une charmante vallée, tandis qu’autour de vous ce ne sont que des rocs à pic, ou des forêts de chênes qui ondoient suivant le mouvement du sol.

Un ruisseau court entre les montagnes qui, tout à coup, tombe dans un abyme de rochers. Puis il se fraie un passage sous la terre, d’où il ne ressort qu’à une heure et demie de là. On l’appelle le « ruisseau qui se cache », Buvó Patak. Le lieu où ce torrent disparaît est d’un aspect sauvage et majestueux. Sur le devant, des quartiers de pierre sont jetés pêle-mêle, renversés et entassés les uns sur les autres. Au fond se dresse un immense rocher blanc, lavé et poli par l’eau, percé de trous qui servent de nids aux oiseaux de proie. Le torrent franchit avec fracas les degrés de géants, se couvre d’une épaisse écume, et s’enfonce en bouillonnant sous la pierre. Il reparaît dans un site des plus romantiques. Ses eaux calmées forment un lac limpide, ombragé d’arbres, et l’on navigue doucement sous la voûte naturelle qui s’avance au dessus du lac. Enfin l’eau déborde, s’échappe et se précipite avec l’impétuosité d’un cheval dont on a long-temps comprimé l’ardeur.

Toroczkó est célèbre en Transylvanie par ses mines de fer : elles donneront du métal en abondance quand elles seront convenablement exploitées. Nous visitâmes un souterrain creusé sous une montagne, et long de 720 toises. Il fallait marcher courbé ; l’eau qui suintait à travers la voûte éteignait souvent nos lumières. Au bout d’une demi-heure, nous perdîmes patience, et nous revînmes sur nos pas : nous n’avions pas fait la sixième partie du chemin. Il est à croire que les montagnes de Toroczkó contiennent d’autres richesses naturelles ; des travaux bien entendus amèneraient probablement de nouvelles et utiles découvertes. Au reste les mines et les forges sont ici admirablement placées. Les longues files noires de chevaux qui portent le charbon, les gueules enflammées des fournaises, le bruit des lourds marteaux qui retentit entre les rochers tourmentés, animent merveilleusement cette nature cyclopéenne.

La vallée où se trouvent situés Toroczkó et un village voisin appelé Szent György[2], est dominée par les ruines d’un château qui a été sans doute l’habitation des seigneurs du pays. Un donjon à épaisses murailles s’élève à côté de diverses constructions dont il n’est guère facile aujourd’hui de reconnaître la destination première. Les vieillards se rappellent avoir entendu dire, dans leur enfance, que le château fut occupé par les Tatars. Ces ruines, vues de la vallée, sont d’un bel effet : par malheur elles diminuent tous les ans, et avant un demi-siècle peut-être il n’en restera rien. En face s’étend une longue et haute montagne rocheuse, appelée la « Pierre Sicule », Székely Kö, sur le sommet de laquelle fut construit un autre château, dont on voit à peine quelques restes. Il existait déjà au 13e siècle. Sous le règne de Béla IV, en 1241, Celleus, comte Toroczkai, y fut assiégé par les Tatars ; mais, secondé par une poignée de braves Sicules, il les culbuta ou les mit en fuite. Le comte fit don du château à ses compagnons d’armes ; en même temps il reçut des mains du roi la terre qu’il avait défendue, et que ses descendants possèdent encore.

Les habitants de cette vallée portent un costume à part, qui se distingue entre tous ceux de la Transylvanie. Les jeunes filles ont pour coiffure un cercle de drap d’or, qui rappelle le párta des nobles Hongroises, d’où tombe une multitude de rubans de soie. Par dessus la chemise, qui est brodée en rouge ou en noir, elles portent une sorte de veste en toile très courte, bordée de rouge, ouverte sur la poitrine, et lacée avec des rubans de soie. Elles ont autour des reins une ceinture à la hussarde de couleur cramoisie. Le tablier, de lin vert, est orné de broderies orange. Leurs bottes rouges, dont la pointe se relève, ont la tige plissée, afin de s’allonger au besoin. Elles portent, attachés à la ceinture, des mouchoirs de soie, et, au poignet, des manchettes de même tissu. Après qu’elles se sont mariées, elles ont un voile blanc d’étoffe très fine, et un tablier blanc. Pendant la première année de leur mariage, elles prennent une chemise à paillettes de cuivre ; mais, les douze mois écoulés, elles la serrent dans le coffre, et se gardent bien de la porter. Toutes ont des pelisses extrêmement fourrées, dont la peau blanche est garnie de fleurs brodées en soie. Ce costume est à peu près le même à Toroczkó qu’à Szent György. Seulement à Toroczkó il est beaucoup plus riche : les lacets, les rubans de soie et les manchettes, sont rehaussés d’or.

Les hommes ont de larges chapeaux noirs ornés de ganses rouges et de rubans à fleurs. Ils portent une chemise bouffante de toile fine brodée à jour sur la poitrine et aux manches, et une cravate dont les bouts sont également brodés. La culotte, de drap blanc, est bordée de rouge, et les hautes bottes noires sont garnies d’un gland de fil bleu. L’épaisse fourrure de la pelisse se mêle avec leurs longs cheveux, qu’ils partagent sur le milieu de la tête. De temps immémorial ces paysans s’habillent ainsi, sans que personne puisse indiquer l’origine de leur costume. Quoiqu’ils ne parlent pas d’autre langue que le hongrois, ils sont certainement de race étrangère. Ils ont presque tous le teint blanc et la chevelure blonde ; une tradition existe parmi eux qui les fait venir de l’Allemagne.

Plusieurs paysans de Toroczkó doivent au travail des mines une certaine aisance. Ils envoient leurs enfants étudier à Clausenbourg. Quand les fils sortent du collège, ils retournent près de leurs pères et redeviennent villageois. Je fus conduit chez un de ces paysans. Son habitation se ressentait de la fortune qu’il avait acquise. Les chambres étaient tapissées de bandes de toile brodée étendues sur les murs. Le lit, peint à fleurs, était couvert de coussins brodés en rouge ou en bleu. Un lustre de bois doré pendait au plafond. On voyait des journaux hongrois sur la table. Une guitare était jetée sur le lit ; il l’accrocha au mur, et nous dit en passant que le maître de musique de sa fille était sorti. Une longue canardière, plusieurs fusils et pistolets, brillaient dans un angle. Il y avait une pendule qui jouait des airs hongrois. De chaque côté de la fenêtre on voyait les portraits de MM. Szechényi et Wesselényi. Il avait lu l’ouvrage du premier sur le crédit. « C’est un bon livre », disait-il ; puis il se plaignait de son costume. « Nous travaillons pour gagner notre vie ; cet habit là est trop cher pour un villageois. » Et il ajoutait en homme de progrès : « Qu’un seul le quitte, tous le quitteront. »

C’est une chose digne de remarque que ces paysans, après qu’ils sont devenus riches, restent toujours au village, et n’ont guère plus d’ambition que les autres. Celui de Toroczkó dont la fille apprenait la guitare est le plus citadin de tous ; il boit du café et s’occupe de politique. J’ai vu à Szent György un autre villageois qui le blâmait fort de ses excès. Celui-là, quand nous arrivâmes, travaillait avec ses enfants. Il nous fit entrer dans une chambre plus simple que l’appartement du paysan de Toroczkó, mais d’une propreté recherchée. Nous prîmes place autour d’une table, qui fut bientôt couverte d’un linge blanc comme la neige, et on apporta un goûter fort substantiel. Le visage de notre hôte exprimait la bonhomie, et une certaine dignité mêlée de satisfaction : car nous n’étions pas venus seuls, nous avions été accompagnés dans cette visite par la châtelaine du lieu, qui tous les ans va le voir, et qui nous fit, avec une grâce charmante, les honneurs de sa vallée.

Ce fut elle encore qui nous conduisit aux forges de Toroczkó, qui sont situées prés de l’Aranyos. Sur le bord du fleuve une tente de feuillage avait été élevée à la hâte pour nous recevoir. Des rosiers attachés par la racine pendaient comme des lustres, et des fleurs cueillies aux champs voisins couvraient presque entièrement la table. Après une halte sous ce toit improvisé, où l’on oubliait la chaleur du jour, nous visitâmes les forges Unvi. Deux Bohémien qui descendait en droite ligne des cyclopes nous fit voir tous les fourneaux avec une majesté comique. Quand notre inspection fut terminée, il saisit une tenaille d’une dimension colossale, et, l’ouvrant tout à coup, il la referma si vivement sur moi, que je restai son prisonnier. Toutefois il m’avait laissé le bras droit libre, ce qui voulait dire que j’avais la faculté de porter la main à ma poche. En effet, j’obtins ma délivrance pour quelques pièces de monnaie. Le vieux cyclope, souriant dans sa barbe grise, m’assura que lui et ses compagnons eussent été affligés de ne pas boire à ma santé.

À quelques heures de Toroczkó, dont les montagnes donnent du fer, et à peu de distance de l’Aranyos, qui porte de l’or, se trouvent les salines de Maros Ujvár. Là, dit-on, les Romains avaient détourné la rivière, et on montre une éminence qu’ils avaient élevée pour contenir les eaux de la Maros. Une couche de sel s’étend sous la terre qui a neuf cent mètres de longueur et cinq cent cinquante de largeur. On a creusé de nos jours jusqu’à une profondeur de cent vingt mètres. Au bout de trois mètres on rencontre déjà le sel ; en me penchant sur les puits, je le voyais briller à quelques pas de moi. On assure que cent cinquante-deux mines de sel pourraient être ouvertes en Transylvanie. Six seulement sont exploitées, et nulle part elles ne sont si belles qu’à Maros Ujvár.

Rien de plus magique en effet que de parcourir, un flambeau à la main, ces rues souterraines. Au dessus de vous, à droite à gauche, partout c’est du sel, je devrais dire du marbre, qui réfléchit la flamme en gerbes éblouissantes de diamants. À mesure que l’on avance, le feu jaillit de toutes parts. On marche ainsi long-temps entre ces murs aux mille couleurs, qui semblent conduire à quelque palais enchanté : on monte, on descend de fragiles escaliers de bois suspendus sur des abymes retentissants, où chaque pas rend un son solennel, puis on arrive dans d’immenses vaisseaux aux proportions gigantesques : ce sont les mines. Je crois que c’est là un des plus magnifiques spectacles qui se puissent voir. Qu’on se figure plusieurs nefs colossales, entièrement creusées dans le sel, dont les murs marbrés se rencontrent à une hauteur prodigieuse, comme les ailes d’une cathédrale gothique. La paille que l’on brûle pour illuminer ces voûtes merveilleuses éclate, en pétillant, comme la mousqueterie. Nous voyons alors les mosaïques bizarres que la nature a dessinées, les figures fantastiques qui courent sur les murs. Tantôt le sel brille, tantôt il est sombre. Là il s’est éboulé, et d’énormes blocs sont couchés sur le sol. En présence de ces temples souterrains, on songe aux tombeaux des Pharaons, aux monuments grandioses que l’antiquité nous a laissés.

Voyez s’agiter ces quelques ombres, ces nains qu’on dirait évoqués par Goethe ou Hoffmann : ce sont les mineurs. Il y en a deux cents. Leur travail consiste à piller dans le sol ou dans le mur des blocs d’un pied carré qui sont placés dans un réseau de fortes cordes, et hissés jusqu’à l’ouverture des mines. Il y a des chambres de quelques toises d’étendue, où l’haleine des travailleurs monte, se condense et produit de longues aiguilles de sel qui pendent au plafond, et blesseraient en tombant les mineurs si on ne prenait soin de les abattre.

C’est l’empereur qui exploite pour son compte les mines de Maros Ujvár. Aussi retrouve-t-on là les vices ordinaires de l’administration autrichienne. Tous frais comptés, chaque quintal de sel[3] coûte 17 kreutzers[4] au fisc, qui, au sortir même des mines, le vend aux Transylvains 3 florins 15 kreutzers[5]. La plus grande partie du sel est amenée sur la Maros en Hongrie, où il est vendu plus de 6 florins le quintal. On en exporte aussi une certaine quantité, et, pour en faciliter l’écoulement, on le livre hors du royaume à un prix moins élevé, si bien que le roi de Hongrie vend le sel plus cher aux Hongrois qu’aux Turcs. Le sel fourni par la Transylvanie rapporte annuellement 18 millions de francs qui sont versés dans la caisse particulière de l’empereur. Si le gouvernement qui passe pour le plus paternel du monde entendait au moins ses intérêts, il réduirait ces prix exorbitants. Un véritable « service » de contrebande existe sur la frontière, admirablement organisé, dont tout le monde profite, jusqu’aux employés du fisc eux-mêmes. Cette contrebande ne cessera que le jour où l’Autriche aura enfin reconnu qu’il est toujours de mauvais calcul de vouloir tirer autant que possible d’un peuple sans s’inquiéter de ses besoins. Les voisins de la Transylvanie font, grâce à l’empereur, un commerce particulier assez lucratif. Ils revendent aux Hongrois le sel, qu’ils paient moins cher qu’eux, en qualité d’étrangers, et, quoiqu’ils se réservent un gain dans ce marché, ils le livrent à un prix tel, que les Hongrois ont avantage à le leur acheter.

L’exploitation des mines de sel, en Hongrie et en Transylvanie, fut confiée dans l’origine à des particuliers. Puis elle fut entreprise par le roi, et le produit qu’on en tirait, compté entre les revenus de la couronne. Les rois de Hongrie livraient annuellement à leurs officiers une certaine quantité de sel. Ainsi le vayvode de Transylvanie en avait pour une valeur de trois mille florins, le palatin pour deux mille, le ban de Croatie et de Dalmatie pour mille, et le gouverneur de Bude pour cinq cents. La Diète de Transylvanie occupa pour la première fois en 1562 les mines de sel situées sur le territoire des Sicules : cette mesure était nécessitée par les besoins du pays. Depuis ce temps, la Diète disposa toujours du produit de ces mines, qui servait ordinairement à payer le tribut dû aux Turcs. En 1613 elle décrétait que les salines ne pouvaient être affermées. Cependant cet arrêt fut violé par la Diète elle-même en 1659 et 1671. En 1665, on les engageait aux princes pour une somme déterminée.

Ces dates établissent un fait important, à savoir que la Diète de Transylvanie a toujours regardé les mines de sel comme propriété nationale, et qu’elle en cédait seulement l’usufruit aux princes. Quand la Transylvanie se donna à l’Autriche, les empereurs ne manquèrent pas de tirer profit de ces mines. La Diète continua d’abord d’exercer son droit d’en disposer. Ainsi en 1697 elle put décréter que le produit de quelques salines serait affecté à l’entretien des troupes, et servirait ensuite, pour le soulagement du peuple, à fournir l’impôt payé à l’Autriche. La Diète prit encore quelques dispositions qui montrent qu’elle ne renonçait pas à sa prérogative, et qu’elle entendait toujours fixer le prix du sel, les mines étant propriété nationale. Mais dans la suite les empereurs s’arrogèrent la propriété des salines, et haussèrent ce prix sans même consulter les États.

En outre, avant la domination autrichienne, et quand déjà les mines étaient exploitées par le fisc, les nobles, si les salines se trouvaient sur leurs terres, pouvaient prendre autant de sel gratis, eux et leurs paysans, que leurs besoins l’exigeaient, car le seigneur a le droit d’user librement de son terrain. Les autres gentilshommes avaient aussi cette faculté, mais ils étaient tenus de rembourser le prix du travail (ordinarium). Ce droit était si bien établi, qu’on n’en fit pas même mention quand on donna aux princes l’usufruit des mines. L’Autriche l’a aboli : elle permet seulement l’usage des fontaines salées à certains jours, et avec l’autorisation du fisc. En 1748, et pour solder les appointements des assesseurs de la table royale, la Diète fixa le prix du sel ou plutôt l’ordinarium pour les nobles à neuf kreutzers[6] le quintal. En 1765 l’empereur ordonna, de sa propre volonté, que le quintal serait vendu cinquante kreutzers[7], tant aux nobles qu’aux paysans. Plus tard le prix monta à un florin quarante kreutzers[8]. Ainsi se suivirent les ordonnances impériales jusqu’à la dernière, qui fait payer le quintal de sel trois florins quinze kreutzers. De plus, tous les Saxons, qui, d’après le privilège d’André II[9], étaient libres, trois fois par an, de prendre le sel gratis, sont dépouillés de leurs droits.

On ne doit pas entendre ici par « nobles » quelques hommes privilégiés, jouissant de leurs prérogatives au préjudice de la foule. Nous avons dit au précédent chapitre que « les gentilshommes en botskor » sont fort nombreux. Ces nobles paysans regardèrent l’impôt sur le sel comme un véritable vol commis à leur préjudice, et tentèrent de reprendre ce qu’ils appelaient leur bien, en pénétrant dans les mines, et en attaquant les chariots du roi qui portaient le sel. Beaucoup de ces malheureux furent tués à coups de fusil, et de temps à autre ces faits se renouvellent encore. Il est même arrivé que le fisc a fait jeter dans la Maros les éclats de sel qui encombraient les mines, à tel point que les poissons en moururent. La Diète adressa d’énergiques représentations au roi, et maintenant on les livre aux pauvres à bas prix.

Les griefs des Transylvains contre l’Autriche sont fort nombreux ; mais il n’y en a guère de plus graves que ceux qui concernent le sel, puisqu’on reproche à l’empereur de s’être emparé des mines contre toute justice, d’élever illégalement et exorbitamment le prix d’une denrée nécessaire, et d’avoir aboli les droits dont jouissaient, en définitive, la plus grande partie des habitants.

  1. Wolffgangi de Bethlen historiarum liber VIII.
  2. Saint-Georges.
  3. 56 kilog.
  4. 73 centimes.
  5. 8 fr. 44 cent.
  6. 39 centimes.
  7. 2 fr. 16 cent.
  8. 4 fr. 33 cent.
  9. Voyez le chapitre XVII.