La Troisième Jeunesse de Madame Prune/17

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Calmann Lévy (p. 82-87).
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XVII



Jeudi, 17 janvier.

La pluie tombait dru sur la mer, qui en était de comme criblée, qui semblait fumer au coup de fouet de ces milliers de gouttelettes cinglantes.

Dans ma chambre du Redoutable, — la porte fermée pour moins entendre ce perpétuel bruit des entreponts bondés de matelots, — un tel déluge mettait, avant l’heure, une obscurité de soir. Le piano, que je venais d’ouvrir, avait ses sons feutrés des jours où il pleut, et la pédale sourde, tout le temps maintenue à cause des voisins, atténuait aussi la musique de Wagner, comme si on l’eût jouée au fond d’une armoire close : c’était un passage de Tristan et Iseult, que j’accompagnais, d’une manière un peu distraite tout d’abord, et que mon serviteur Osman chantait à demi-voix. Par la fenêtre, on voyait les verdures de la rive, dans un effacement gris, des verdures mouillées, des roches mouillées, des feuillages qui se couchaient sous l’averse ; on se sentait entouré d’eau, enveloppé de ruissellements.

Porte fermée, la vie, le remuement, la clameur contenue des six cents hommes, entassés un jour de pluie dans les flancs du navire, vous arrivait bien encore, à travers les cloisons de fer ; mais c’était une symphonie si habituelle que vraiment on l’entendait à peine, on l’entendait même de moins en moins, à mesure que le chant wagnérien vous prenait davantage, que la voix montait, et que s’exaltait l’accompagnement.

Or les paroles disaient : «… dans un pays lointain, dans un pays où règne l’ombre », quand le canon tout à coup est venu ébranler notre maison blindée… Des coups espacés, à intervalles funèbres, ne rappelant pas ces saluts que, dans une escadre comme la nôtre, on entend chaque jour… Et j’ai envoyé Osman aux informations.

Il est rentré vite pour me dire, du reste sans altération notable sur sa figure joyeuse : « C’est la vieille couine qui est morte ! » Et un timonier, l’instant d’après, venait avec plus de correction m’annoncer aussi : « Commandant, les Anglais saluent, pour la Reine Victoria qui est décédée. » — Oh ! alors, si c’est cela, tous les navires vont s’y mettre ; et le Redoutable lui-même ; nous en avons pour jusqu’à ce soir, de ces longues salves pompeuses. Reprenons donc Tristan et Iseult, malgré le fracas du dehors. La nouvelle d’ailleurs n’interrompt pas non plus l’exercice de gymnastique des matelots qui font les mouvements d’assouplissement au-dessus de ma tête, ni leurs voix gaies qui comptent toutes ensemble : une, deux, trois ! sans souci de ce deuil officiel.

La canonnade cependant se propage sur tous les points de la baie, où sont rassemblés tant de navires de combat, et l’écho de la montagne aussi s’en mêle, répond comme un tonnerre lointain.

Or, il en va de même tout autour de la terre. Et c’est étrange, quand on s’y appesantit, la répercussion de cette mort sur le monde… Ainsi, une aïeule rassasiée de jours vient de s’éteindre là-bas, là-bas, dans une île brumeuse ; des milliers d’autres créatures, un peu partout, rendaient en même temps leur âme, dont on ne s’occupe point ; mais celle-ci, par une des plus antiques et des plus enfantines conventions humaines, personnifiait un peuple, le peuple de proue ; alors, un réseau de fils enveloppant les pays et les mers, a propagé la nouvelle, et c’est un immense bruit, troublant le repos de tous ; dans chaque lieu, dans chaque recoin où les hommes ont groupé des machines à tuer, un vacarme d’orage retentit, comme ici même dans cette baie si éloignée et si étrangère.

D’aucuns la disaient bonne et pitoyable aux souffrances, la si vieille reine qui vient de mourir : alors, combien son déclin dut être angoissé par les spectres du Transvaal, si seulement elle avait gardé un cœur un peu maternel malgré l’orgueil, à travers les griseries de l’adulation et du faste. Nul ne m’était plus indifférent qu’elle, et cependant sa fin m’émeut presque, en cette pluvieuse journée d’hiver ; c’est qu’elle était souveraine bien des années avant ma naissance, et, tout enfant, j’entendais souvent prononcer son nom, en ce temps-là sympathique aux Français ; une période meurt avec son interminable règne, et il semble qu’elle nous entraîne un peu tous à sa suite dans le passé…

Mais, il était écrit que, dans ce pays, je ne pourrais rien prendre au sérieux, pas même un deuil royal… Voici maintenant que je pense à l’impression des mousmés, dans toutes ces maisonnettes perchées sur la rive, entre les feuillages trempés de pluie, à leur surprise d’entendre ces salves qui ne finissent plus ; les petits carreaux de papier, les petits châssis à glissière s’ouvrant partout, dans ces logis frêles comme des jouets de Nuremberg, et des têtes gentiment comiques, se risquant sous l’averse, pour se demander les unes aux autres, après la révérence obligée : « Qu’est-ce qu’il y a, mademoiselle Tulipe ?… Qu’est-ce qui se passe donc, mademoiselle La Lune ?… » Alors le sourire me vient malgré moi, ce sourire irrésistible que me causent toujours les figures des mousmés ou des jeunes chats…

Sur le soir, quand le vrai crépuscule s’ajoute à la pénombre des nuages et de la pluie, la canonnade par degrés s’apaise. À longs intervalles, quelques derniers coups grondent encore, prolongés par l’écho. Et puis un infini silence retombe sur cette mort, avec la nuit qui vient : la page de l’histoire est tournée ; la vieille dame orgueilleuse commence sa descente éternelle, dans la paix peut-être, assurément dans la cendre et l’oubli…