La Troisième Jeunesse de Madame Prune/18

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Calmann Lévy (p. 88-97).
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XVIII



Dimanche, 20 janvier.

Les derniers chrysanthèmes, fripés par les gelées du matin, ont disparu de l’étalage de madame L’Ourse, ma fleuriste ordinaire, pour faire place à des camélias et à des branchettes de saule, ornées déjà de ces petites pendeloques jaunâtres qui sont des floraisons d’extrême renouveau. Notre séjour indéterminé dans ce pays se prolonge de semaine en semaine, et nous finirons par y voir poindre le printemps.

Dans sa vieille rue toujours en pénombre, qui longe le flanc de la montagne et les soubassements des temples, cette boutique de madame L’Ourse est un point où je m’arrête chaque jour, avant d’aller m’isoler là-haut, dans les bosquets des morts. Nous sommes du reste un peu en galanterie, madame L’Ourse et moi : c’était fatal.

Sa maisonnette de bois est noirâtre, caduque comme la rue tout entière, moisie à l’ombre de ces terrasses moussues qui soutiennent les pagodes et la nécropole. À la devanture, sont accrochés quantité de tubes en bambou remplis d’eau, où trempent des fleurs, des feuillages, des fougères, des herbes. — Les Japonais, même du bas peuple, chacun sait cela, nous ont devancés de plusieurs siècles dans le raffinement des bouquets, dans l’art de composer, avec les plantes les plus vulgaires, des gerbes d’une grâce inimitable, dignes de leurs vases aux mille formes.

Avec madame L’Ourse, — qui est dans les âges de madame Prune, autant dire à l’époque de la vie où les femmes sont le plus aimables, — le prix des fleurs se débat toujours longuement, pour le seul plaisir de marchander, en se faisant un doigt de cour. Cela s’entremêle de madrigaux que je lui adresse sur sa personne et qu’elle sait me rendre avec une civilité parfaite ; d’autres dames du voisinage sortent alors des petits logis vermoulus et sombres pour assister au galant tournoi : c’est madame Montagne-Peinte, marchande de bric-à-brac au coin de la rue, ou madame Le Nuage qui vend des baguettes d’encens pour les Trépassés, ou encore madame Tubéreuse, dont l’époux, au fond d’un hangar poussiéreux, redore les bouddhas centenaires et répare les autels d’ancêtres.

Lorsque ma gerbe est enfin choisie et payée, je la laisse en dépôt chez la marchande (prétexte à revenir), et je commence mon ascension à peu près quotidienne à la sainte montagne qui surplombe.

Quantités de chemins s’offrent à moi, tout le long de cette rue vénérable, où il fait plus froid qu’ailleurs faute de soleil. Tantôt je m’en vais par les étroits raidillons qui grimpent au milieu des roches verdies, des mousses à reflet de velours, des capillaires aux tiges de crin noir, des petites sources éparpillées sur les feuilles comme des perles de verre.

Ou bien je monte plus lentement par les larges escaliers de granit et les terrasses des temples. — Mais là, le sourire s’arrête, car soudainement tout devient grave, et une horreur religieuse inconnue sort des vieux sanctuaires obscurs. Il y a de quoi faire chaque jour quelque découverte nouvelle, dans ces quartiers de silence et d’abandon, étagés au-dessus de la ville, et précédés de tant de vestibules, de terrasses, de portiques sévères. Dans les cours dallées, des arbres qui ont vu passer les siècles étendent leurs grosses branches mourantes, soutenues çà et là par des béquilles de bois ou de granit ; il y pousse aussi des cycas géants, dont le tronc multiple s’arrange en forme de candélabre ; des cycas qui supportent le froid, admettent à l’occasion la neige sur leurs beaux plumets, — résistent aux hivers, dans ce pays, comme font du reste quantité d’autres plantes délicates, et comme les singes des forêts, comme les grands papillons pareils à ceux des Tropiques, le Japon, semble-t-il, ayant le privilège d’une flore et d’une faune qui ne sont plus de son climat. — Des galeries couvertes, aux colonnes de cèdre, entourent d’une zone d’ombre les sanctuaires presque toujours fermés, où l’on voit, à travers les barreaux des portes, briller des dorures atténuées, luire les mains et les visages des dieux assis en rang sur des fauteuils. Ces temples, comme leurs arbres, ont vu couler des années par centaines, et le moment approche où leurs boiseries, leurs laques s’en iront en débris et en cendre. Sur les autels, ou bien aux plafonds poudreux, aux frises des vieilles colonnades, derrière les toiles d’araignées, il y a partout du mystère ; partout il y a de l’étrange et de l’inquiétant, dans les moindres formes des figures ou des symboles. Et on sent bien, ici, qu’au fond de l’âme de ce peuple badin, au fin fond pour nous impénétrable, doit résider autre chose que de la frivolité et du rire, sans doute quelque conception plutôt terrible de la destinée humaine, de la vie et de l’anéantissement…

En montant toujours, voici bientôt la peuplade des petits bouddhas en granit, tout barbus de lichen, et les innombrables bornes funéraires, enlacées de plantes aux minuscules feuilles ; voici le réseau des sentiers qui se croisent parmi les tombes, sous les bambous et les camélias sauvages ; voici tout le labyrinthe des morts. Et, à cette hauteur, je retrouve presque chaque fois ce soleil du soir, couleur de cuivre, qui, avant de s’abîmer là-bas dans la mer Jaune, s’attarde si languissamment sur ces pentes exposées au sud et à l’ouest, pour y apporter une tiédeur pas naturelle et comme enfermée, et me donner toujours la même illusion de serre. Çà et là, gisant sur quelque terrasse mortuaire, une chaise à porteurs, toute petite et en bois blanc très mince, comme pour promener une poupée, indique la place d’un mort nouvellement amené à ce haut domaine ; c’est là dedans qu’on a apporté sa cendre, et l’usage veut qu’on laisse le véhicule léger pourrir sur place, avec les lotus en papier d’argent qui servirent au cortège. Où les brûle-t-on, ces morts, dans quel recoin clandestin, et avec quelle pudeur de les montrer ? En ville on ne les rencontre jamais que déjà tout incinérés, tout réduits, tout gentils, et ne pesant plus, portés allègrement à l’épaule sur des bâtonnets, dans des petits palanquins en bois blanc, d’élégante et précise menuiserie ; et quand j’ai interrogé des Japonais sur le lieu des bûchers, ils m’ont chaque fois évasivement répondu : « Dans les montagnes… par là-bas… par là-haut… » Il n’y a donc que de la poussière humaine, ici, point de cadavres jamais, ni de décompositions, ni de forme affreuse, et cela supprime tout effroi sous ces ombrages.

L’heure du soir est l’heure par excellence, dans ces hauts cimetières où la senteur hivernale des feuilles mortes, des mousses et des lichens se mêle au parfum des baguettes d’encens allumées sur les tombes. C’est aussi l’heure où je conçois le mieux l’énormité des distances ; en regardant, du haut de mon tranquille observatoire, décliner le soleil du Japon, qui se lève à ce moment même sur mon pays, j’ai comme l’impression physique, un peu vertigineuse, de la convexité de la Terre, et de sa courbe immense. Et je me sens si loin, si loin, dans le crépuscule qui vient, que tout à coup me prend le frisson de nostalgie, au souvenir du pays Basque, ou bien de ma maison natale…

Le plus souvent il est couché, ce soleil, quand je repasse devant chez madame L’Ourse, mais elle m’attend pour tirer les vieux châssis de bois qui ferment sa devanture. Avec un regard plein de sous-entendus, elle ne manque jamais d’ajouter à la gerbe achetée deux ou trois fleurs, pour moi particulièrement précieuses, parce qu’elles sont un cadeau, une surprise qu’elle me réservait.

Et maintenant, vite un pousse-pousse rapide, un coureur qui ait de bonnes jambes, afin de retraverser la ville nipponne et de ne pas manquer le dernier canot du soir. D’abord c’est la longue rue des marchands, où, devant les petites boutiques de bois, papillotent les porcelaines, les éventails, les émaux, les laques, toutes les choses maniérées et jolies que fabriquent par milliers les Japonais et que vendent les mousmés souriantes. Là défilent, dans le même sens que le mien, quantité d’autres pousse-pousse empressés qui ramènent vers la mer les officiers de notre escadre ou des cuirassés étrangers, chacun rapportant nombre de petits paquets ingénieusement ficelés, de petites caisses finement menuisées : les exaspérants bibelots auxquels ici personne n’échappe.

Le long des nouveaux quais à l’américaine, où les coureurs haletants nous déposent, on se retrouve ; on se trie par nations, sous un petit vent glacé qui manque rarement de se lever le soir et d’asperger d’embruns notre retour à bord.

On nous a tant traités de pillards, dans certains journaux, nous tous, officiers ou soldats de l’expédition de Chine, que nous avons admis la dénomination « pillage » pour toute chinoiserie ou japonerie, si honnêtement achetée soit-elle, et payée en monnaie sonnante. Or, il est de règle sur mon bateau qu’après le souper, à l’instant des cigarettes, chacun doit exhiber son « pillage » du jour ; la table du « carré » se garnit donc tous les soirs d’étonnantes choses, présentées par leur propriétaire respectif. Mon Dieu, qu’on est bien, les nuits d’hiver, en rade tranquille, installé à son bord, entre bons camarades, rentré dans cette petite France flottante qui vous porte si fidèlement, mais qui voisine tour à tour avec les pays les plus saugrenus du monde !…