La Troisième Jeunesse de Madame Prune/24

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Calmann Lévy (p. 124-126).
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XXIV



2 février.

Donc, nous restons ici jusqu’au printemps, c’est-à-dire environ deux mois encore, car il faudra sans doute le soleil d’avril pour fondre ces glaces, là-bas, qui nous ferment la sinistre entrée du Peïho.

Et il ne s’annonce guère, le printemps de cette année, même dans la baie si close, si défendue contre les vents de Nord, où notre navire s’abrite. »

Au contraire nous sommes plus que jamais en pleine saison de bourrasques et de neiges. Or, tout ce Japon, amusant par le soleil, devient pitoyable, dès qu’il est boueux, ruisselant et transi. Du reste, on meurt comme mouche, à Nagasaki dans ce moment ; entre deux grains, dès que le soleil d’hiver se montre, les gracieux cortèges de messieurs les morts et de mesdames les mortes se hâtent vers la nécropole de la montagne ; on en trouve parfois deux, trois ensemble, qui s’abordent nez à nez à un carrefour, échangent de suprêmes politesses, font à qui ne passera pas devant l’autre, entravent la circulation et arrêtent par douzaines les pousse-pousse crottés. En tête, marchent toujours quelques bonzes en bonnet archaïque, robe sombre et surplis d’ancien brocart d’or. Ensuite le héros du défilé, le mort lui-même, réduit à sa plus simple expression, porté à l’épaule dans la toujours pareille petite châsse de fine menuiserie blanche. À l’épaule également, plusieurs vases en bois d’où s’échappent, pour dominer la foule, de fantastiques plantes artificielles : lotus gigantesques à pétales d’argent, érables du Japon à feuilles rouges, cerisiers ou pêchers tout en fleurs. Puis, la théorie des dames ou mousmés vêtues de deuil, en blanc de la tête aux pieds. Et enfin, la partie hautement comique du convoi, les hommes en robes de soie et chapeaux melons ; quelques redingotes ; beaucoup de lunettes, et surtout de lunettes bleues, toujours instables sur ces visages trop plats. Quand survient une averse, les parapluies s’ouvrent, d’affreux parapluies de chez nous, et çà et là quelques autres du Japon, en papier gommé avec des peinturlures, des fleurs et des cigognes envolées, dans cette note plus gaie qu’affectionne encore madame Prune pour le sien.

Vers les pagodes et la montagne, tout cela se dirige ; par les sentiers mouillés et glissants, tout cela grimpe, au milieu des vieilles tombes charmantes en rangs déjà pressés.

C’est de la poitrine surtout que meurent ces pauvres petits bonshommes ; les paysans même, ces paysans japonais si râblés, aux courtes tailles si bien prises, aux membres d’athlète, s’en vont de ce mal-là, depuis que l’américanisme les oblige à s’habiller, au lieu de vivre nus comme les ancêtres.