La Troisième République française et ce qu’elle vaut/17

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CHAPITRE XVII.

Car une force, une autorité, ils l’ont ; même ils sont faits d’un tel métal que rien n’a pu l’entamer ni persuader aux masses, dans le for intérieur, que la valeur y manque. On ne sait pas l’extraire, ce métal, on ne sait pas à quoi l’employer ; on le déclare même souvent, avec colère, avec emportement, avec mépris, sans usage possible. Mais, à tous moments on tourne les yeux de ce côté, on y revient, et une sorte de velléité ou de crainte prend au cœur les plus irréconciliables ennemis de voir surgir les qualités secrètes de cet inconnu.

Chaque fois que la France, bien fatiguée de ses expériences, bien malade de ses adversités, éprouve le désir sincère de goûter encore une fois de l’ordre et du repos, elle s’adresse en gémissant aux royalistes. Elle en compose le Conseil des Cinq-Cents ; elle en fait la Chambre introuvable ; elle en remplit la Constituante de 1848 ; elle en envoie tant qu’elle peut à Bordeaux. Elle leur demande leur secret et les presse de le dire : il y a dix ans, quinze ans, vingt ans qu’elle les tourne en dérision, qu’elle les injurie, qu’elle les calomnie ; d’un coup, elle oublie tout et veut absolument qu’ils la sauvent d’elle-même, de ses anciens favoris et de l’ennemi armé. Malheureusement, les royalistes viennent et ne savent que répondre ni quel parti prendre. Ils sont, cependant, bien convaincus que le salut est en eux ; leur bonne foi est infiniment plus authentique et de meilleur titre que celle des autres partis ; leurs augures peuvent se regarder sans rire. Pourtant rien ne sort de leurs professions de foi, ni de leurs promesses, et après qu’ils se sont essoufflés pendant plus ou moins longtemps à parler pour ne rien dire, à gesticuler pour ne rien faire, qu’on les nomme ultras ou qu’on les appelle chevaux-légers, ils retombent dans l’éternelle disponibilité dont on leur avait si largement ouvert les sorties. Ils en sortiront toujours, parce qu’ils sont la tradition et la moëlle de la nationalité française. Ils n’existent pas seulement et n’ont pas poussé, champignons indigestes, sur un coin brisé des boulevards de Paris ; ce sont des plantes vivaces ayant racines dans toutes les parties du sol français et que les provinces produisent sans culture. Ils sont parce qu’ils sont ; on les voit riches, on les voit pauvres, n’importe ; leur qualité spéciale est d’être la représentation constante d’hier, d’avant-hier, du passé tout entier, et les masses, malgré bien des expériences de détail qui peuvent, çà et là, prêter à l’idée contraire, sont obstinées à les croire plus francs, plus honnêtes, plus français, plus solides que leurs adversaires, et les masses n’ont pas tort de penser ainsi. Surtout ce dont on est convaincu c’est que par la fixité même de leurs idées dont l’immobilité prête à rire quand tout est supposé en voie prospère, ils se recommandent aux angoisses des braves esprits quand tout va mal, attendu qu’ils représentent l’espérance du mieux puisqu’ils offrent imperturbablement un remède. En 1870, quand les armées eurent été détruites ou dispersées, ralliées, refaites à grand peine par des officiers intrépides mais paralysés dans tous leurs efforts raisonnables par cette honteuse comédie qui eut l’impudence de s’intituler le Gouvernement de la défense nationale et qui ne sut inventer que le ravage du pays, des mensonges sans fin, des bandes de francs-tireurs, des troupeaux de mobilisés, des pilleries honteuses, des conseils déshonorants aux prisonniers, tandis que la bourgeoisie libérale, curieuse de ne pas sortir de Tours que pour se réfugier à Bordeaux, s’enrôlait avec passion dans les grades de généraux ou au moins de colonels, on vit du moins, et toute la France l’a vu, et les gens qui ont encore quelques gouttes de sang dans les veines feront bien de ne pas l’oublier, la France a vu toutes les catégories de royalistes, paysan, petit bourgeois, gentilhomme sans le sou, propriétaire de manoir de deux mille francs de rente, comme le plus grand seigneur, s’enrôler ou servir sans se soucier du rang, sans se soucier du grade. On a vu les plus grands noms de France porter le sac du simple soldat ; des vieillards marcher dans les régiments à côté des conscrits, des la Rochefoucauld presqu’enfants aller se battre, un Chevreuse se faire tuer, un Luynes en mourir ; Conrad de Champigny tomber les deux jambes emportées, et tant d’autres, et pendant ce temps, les gens de ce qui s’appelle la gauche menaçaient leurs familles et, pour tout secours au pays, criaient et chantaient leurs coquineries ordinaires !

C’est à cause de ce tempérament moral, de ce sentiment souvent indistinct, irraisonné, irréfléchi, irrationnel, si l’on veut d’une obligation permanente pesant sur ce qu’ils trouvent être leur conscience que les royalistes, après tout, et malgré leurs défectuosités, règnent au fond de l’imagination du pays français. Les révolutions n’y font rien. C’est là un sentiment indestructible chez ceux qu’anime une pareille superstition, parce que les causes qui la font naître et qui l’entretiennent sont également indestructibles dans l’âme de ceux qui l’inspirent. Incontestablement c’est une grande chose que de tenir par la chair, le sang, l’esprit à toute l’histoire du pays dont on est, soit que, paysan ou bourgeois, on en ignore le détail, soit que, gentilhomme, on en sache plus long. Un exemple frappant va montrer toute la puissance de cette vérité.