La Troisième République française et ce qu’elle vaut/38

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CHAPITRE XXXVIII.

Alors, le général sauveur se trouvera maître et souverain absolu de tout, de la bourse à la conscience inclusivement.

Ici se présente une particularité propre au sentiment français ; c’est une fort médiocre estime sinon un mépris prononcé et avoué pour tout personnage politique ou militaire qui s’étant rendu maître d’une situation, au moyen de ses talents, de la connivence des circonstances, du hasard ou par toute autre cause, abdique son pouvoir entre les mains de qui que ce soit et s’accommode du second rang.

Tout garder quand on a tout pris, c’est la marque la plus évidente du génie ; la modération indique la médiocrité. Il n’y a pas à sortir de là. Les plus déterminés jacobins ne se peuvent tenir d’admirer du fond de leur âme cette particularité chez le général Bonaparte dont ils n’admirent que ce point, détestant le reste ; Monk est pour eux le dernier des hommes. On fait grâce, pourtant, à Washington, mais pour une raison spéciale : on se le figure comme une espèce de Werther. Hors de là, il faut qu’un général qui a tout mis en déroute, se promène à perpétuité sur la scène, traînant le sabre, roulant les yeux, disant non, et ne se croyant jamais assez payé. Alors, il est incontestable que dans sa peau gîte un grand homme. Toute la question est de le rester et pour qu’il en soit ainsi, il faut demeurer le plus fort.

C’est exactement le même problème posé à tous les partis depuis cent ans et dont aucun n’a trouvé la solution. Il est vrai que cette fois-ci les termes en sont particulièrement simples :

— Je viens de vous sauver, si vous me perdez, vous êtes dévorés ; donc ne me perdez pas.

C’est très net. Il ne faut pas être dévorés et tant qu’on a peur de l’être, tout va bien, et le héros reste indispensable. Combien de temps a-t-on peur de l’être ? Combien de temps l’imagination reste-t-elle frappée ? Combien de temps reste-t-on convaincu que, pourvu qu’on ait la vie sauve et sauf ce qu’on a dans la poche, il n’y a pas lieu de se préoccuper et que tout est admirable ?

On retrouvera difficilement un homme qui ait reçu plus d’adorations que Napoléon Ier et recueilli la France battue par de si grands orages ; en outre, de quels éblouissements l’enchaînement continu des victoires et les plus prodigieuses conquêtes ne remplissaient-ils pas les yeux et ne saturaient-ils pas la vanité des sujets ! Cependant, en 1812, les incidents de la conspiration Mallet montrèrent bien que l’établissement impérial, c’était la statue même de Nabuchodonosor. Il s’en fallut d’un hasard qu’en quelques heures, tout fût précipité à terre et, à vrai dire, les prisons avaient beau être pleines de suspects, et la police la plus active qui fût jamais et la plus éveillée tenait en vain les yeux sur tous les mouvements et l’oreille à l’affût de toutes les paroles, ce fut ce hasard qui empêcha la révolution la plus folle de se réaliser sans le moindre obstacle. Il se trouva bien évident que les populations n’étaient pas le moins du monde attachées à l’Empereur, que les républicains n’étaient pas étouffés, que les royalistes conspiraient plus que jamais, que le clergé, devenu irréconciliable par la captivité du Saint-Père, ne voulait plus d’un régime hostile à la religion, il se trouva, enfin, que quelques années avaient suffi pour faire oublier les angoisses de la Terreur et les sottises du Directoire par ceux-là même qui avaient subi les unes et les autres, que personne n’ayant plus peur, n’avait plus de reconnaissance et partant plus d’adoration et que la première occasion, n’importe laquelle, serait jugée excellente pour renverser le vainqueur de Brumaire. Cette occasion, il ne fut pas donné au peuple français de l’attendre et de la faire naître. Il n’était pas seul en Europe à être fatigué du régime napoléonien et les contemporains se rappelèrent longtemps comme il reçut les alliés à bras ouverts ; mais si ceux-ci ne fussent pas venus, s’il s’était trouvé, au sein de la paix, en tête-à-tête avec son maître, il faut bien ignorer l’histoire de ce temps pour douter qu’il eût harcelé ce maître jusqu’au jour où il l’eût couché par terre.