In-8.
En la riche ville de Lyon demeuroit un marchand, lequel avoit l’entendement plus propre à conduire l’estat de sa marchandise qu’à sagement faire l’amour ; et, d’autant qu’il faisoit grand train par le moyen de son credit, l’un de ses compagnons lui bailla un sien filz pour apprenty, et de l’aage de dix-huict à vingt ans, marché conclud que, pour le tenir deux ans en sa maison et luy apprendre le commencement de l’estat qu’il conduisoit, luy forniroit content la somme de quarante escus d’or. Ce marchand (à grand peine estoient six mois passez) avoit espousé une jeune dame lyonnoise de riche maison et d’assez passable beauté. Comme advient souvent qu’une jeune femme, n’entendant les ruses qui despendent d’un mesnage, prend volontiers servante de son aage, sans soy deffier du changement, qui plaist souvent aux mariz, le semblable fit cette jeune dame, le mary de laquelle, dispost et assez bien nourry, devint amoureux de ceste chambrière1, jeune, affettée2 et grassette, laquelle il poursuivit si vivement, tant par belles paroles que promesses, que ceste garse, ou pour obeïr au commandement de son maistre, pensant faire service très agreable à sa maistresse, ou pour avoir quelquefois experimenté le mal qui fait les filles femmes, ne fut long-temps sans accorder liberalement la requeste du sire, qui se trouva fort content d’un si favorable accord ; restoit seulement le moyen du joindre, qui fut tel que, la nuit ensuivant, il iroit coucher avec elle, et luy donneroit, outre ses gages, un corset3 du plus fin drap de sa boutique. La chambrière, tant pour le plaisir qu’elle attendoit que pour l’esperance du corset, fut contente. Ainsi le marchand, voyant que son entreprise succedoit selon l’intention de son cœur, bruslant d’un costé d’une longue attente, d’autre estant envelopé d’une crainte d’estre decouvert de sa femme, ne peut trouver autre remède en sa lourde teste que de tirer en secret son apprenty, et, se fiant plus en sa sotte jeunesse qu’en son apparente folie, luy dit : Escoute, j’ay une entreprinse necessaire où il me faut aller cette nuict pour le fait de ma marchandise, en laquelle je pourrois avoir grande perte sans ma presence ; mais parce que ta maistresse (craignant qu’il ne survinst quelque ennuyeuse fortune) ne me voudroit donner congé, au moyen de ce qu’elle est jeune, craintive de nuict et ne veut coucher seule, pour ce que je l’ay cogneu fidelle, quasi de son aage, et que tu as bon vouloir de me servir loyallement pour l’honneur de tes parens, me fiant en toy, sans luy rien dire, incontinent qu’elle sera couchée et endormie, je te commande, pour l’asseurer, de te coucher en ma place. Mais donnes-toy garde de parler ou remuer tant soit peu, de peur qu’elle ne te cognoisse : car tu serois à jamais perdu. Ce lourdaut d’apprenty (qui n’avoit accoustumé telle compagnie à son coucher) pleuroit quasi de l’execution d’une telle commission ; mais, pour ce qu’il avoit receu exprès commandement de son père d’obeyr en tout et partout à son maistre, n’osa contredire, de crainte de quelque plainte qu’eust peu faire le sire envers son père : de sorte qu’à l’heure qui luy avoit esté ordonnée, avec une frayeur, tout tremblant se coucha auprès de la dame. Le mari, d’autre costé (estimant avoir mis bon escorte pour son embusche), alla d’une gayeté de cœur chercher sa marchandise non plus loin que le lict de sa chambrière, de laquelle pour bien juger s’il fut mieux receu qu’attendu, je m’en rapporte à ceux qui se sont trouvez au labeur et plaisir d’un tel changement. L’apprenty, qui, au commencement de son coucher, trembloit de froid et de peur, sentant la challeur du lict et de la femme, commença à s’asseurer quelque peu. La dame, qui, au milieu de son somme, eut affection de sentir son mary, s’approcha plus près, estimant estre celuy duquel, selon Dieu, elle pouvoit chercher contentement.
Ce jeune garçon, sentant ses approches, cuide reculer, suivant le commandement de son maistre ; mais plus il fuyoit, plus la dame coulloit sa cuisse le long de la sienne, tellement qu’en ceste fuitte se trouva bord à bord du lict sans pouvoir reculer davantage s’il n’eust voulu tomber. En ses altères4 demeura quelque temps si passionné et pressé, qu’une chaleur autre que la première luy causa si chaude fièvre, qu’oubliant le commandement du marchand, ne se peust garder de remuer si dextrement que de la maistresse fut receu pour son mary, et d’aprenty se fit tel maistre, que pour le bon traitement qu’ilz receurent l’un de l’autre, ne le print envye de parler un seul mot. Ainsi, tout estonné de s’estre trouvé en si nouveau travail, n’oublia de soy lever plus matin, de peur d’estre cogneu, et s’en retourna tout gay en la boutique, sans se vanter de la faveur qu’il avoit receu de la dame, laquelle, sur les sept heures, prend le chemin du marché pour acheter des vivres, et, retournant en la maison, rencontra son mary, qui estoit en la bouticque, lequel, apercevant un gras chapon qu’elle tenoit, luy demanda s’il y avoit quelqu’un de ses parens à disner au logis. La dame, passant plus outre, lui respond que non. Le mary, qui n’avoit accoustumé de tenir si gras ordinaire, ne fut content de cette responce, et la poursuyvit l’interrogeant de son marché. Sa femme, hochant la teste, lui replicque : Voire vrayement, un chapon ! il me semble que ne devez point tant faire le courroucé, veu que l’avez si bien gaigné. Je ne sçay quel gibier aviez mangé : ceste nuict vous estiez quasi enragé. À ce mot d’enragé, le mary fut fort estonné d’une telle responce, et cogneut par là son evidente sottise ; tellement qu’en ceste extrême cholère, sans plus parler du chapon, rencontrant ce jeune garson, lequel, voyant les estranges menaces, et craignant la violence et fureur de son maistre, sort du logis et se retire chez son père, qui commença soudain à le reprendre d’une rigoureuse façon, luy disant que c’estoit un enfant qui estoit perdu, qui ne valoit rien et qui ne demandoit qu’à fuyr la bouticque. Ce pauvre garson, ainsi chassé de tous costez sans sçavoir où soy retirer, n’osoit retourner à son maistre, et s’en alloit promenant par la ville pour chercher lieu seur à se cacher. Mais le père, allant à ses affaires, le rencontre, et, voyant que son filz avoit un visage si craintif et piteux, eust soudain opinion qu’il eust desrobé le sire, de quoy voulant sçavoir la verité, le rameine en sa maison, où tant d’amour que de rigueur le contraignit de confesser assez piteusement la verité du premier essay de sa jeunesse, et que le maistre, par force, l’avoit fait coucher avecq’ la dame, dont depuis il s’estoit si fort courroucé contre luy qu’il l’avoit voulu tuer. Le père, ayant entendu un si bon tour (advenu par la sottise du marchand), s’appaise, et le va au plus tost chercher jusques en sa maison, où, après l’avoir salué, luy demande si son filz l’avoit desrobé, veu qu’il l’avoit chassé comme un larron, ce qu’où il se pourroit trouver veritable, luy-mesme en feroit la punition si violante qu’elle seroit exemplaire à tous, et que, au surplus, satisferoit entierement au tort et au larrecin. À quoy luy fut repondu par le sire (ayant encore le cerveau tout troublé de si recente tromperie) que non, mais que c’estoit un mauvais et affeté garson duquel il ne se serviroit jamais. Donc ( dist le père), rendez-moy le surplus de mes quarante escuz, et vous payez du temps que l’avez tenu et qu’il vous a tant bien servy. Le marchand, despité outre mesure qu’en ce service avoit fait une si facheuse rencontre, ne pensoit à autre chose qu’à se plaindre et courroucer, tellement qu’ilz entrèrent en telles picques, que le père, ennuyé du refus, fit adjourner le marchand par devant le juge ordinaire de la ville pour luy payer le reste de l’argent ; et fut tellement procedé que, la cause playdée, l’aprenty fut interrogé, le fait descouvert, et le pauvre sire, avec une courte honte, condamné.
Si tous ceux (mes dames) qui aiment le change estoient punis de semblable punition, je crois qu’outre que le nombre en seroit grand, les maris seroient aussi d’autant plus sages à conserver leurs femmes, des quelles ils peuvent user en pleine liberté, et non chercher les chambrières pour en recevoir une fin si sote et honteuse. Mais où ce malheureux vice prend une fois racine, il ne cesse de pousser jusques à ce qu’il ait engendré en nos cœurs une tige si puante et infecte que le fruict n’en vaut jamais rien.
Puis qu’en dueil et tourment
Je meurs par trop aymer,
Je fais mon testament
Dolent, triste et amer.
Je prie à mes amis
Qu’à la fin de mes jours,
Mon petit cœur soit mis
Dans le temple d’Amours.
Douze torches j’auray
De feu d’Ardent Desir ;
En ce cercueil seray
Porté de Desplaisir.
Ceux qui me porteront
Auront chappeaux de saux5,
Les quelz demonstreront
Mes amoureux assaux.
Les porteurs soyent : Regret,
Faux-Semblant et Reffus ;
Pour le quart, Dueil secret,
Pour qui je meurs confus.
Trois porteront le dueil :
Rigueur, Ennuy, Soucy,
Ayans la larme à l’œil,
Avecques Sans-Mercy.
Puis les cloches de pleurs
En bruit on sonnera.
Cruauté de sonneurs
S’il veut ordonnera.
Mon service fera
L’aumosnier de Pitié ;
Le dyacre sera
Le prestre d’Amitié.
Le soubz-diacre après,
Ce sera Bel-Acueil6,
Qui ne se mettra près
De mon piteux cercueil.
Noires chappes auront,
Beau-Parler, Regard-Doux,
Qui l’office feront
En larmes sans courroux.
À la fin, Noble-Cueur,
D’un cueur bien compassé,
Dira dedans le cueur :
Requiescant in pace.
Ballades et rondeaux
D’amours seront donnez
Aux amoureux loyaux
Qui sont abandonnez.
Je fais mes heritiers
Les habitants d’Honneur,
Qui aiment volontiers
Dames sans deshonneur ;
Et l’execution
Du testament sera
Dame Compassion,
Le plus tost que pourra.
Dessus moy soit escrit :
Cy gist un douloureux,
Le quel rendit l’esprit
Par trop estre amoureux.
Je vous pry’, vrais amans,
De n’aimer si très fort
Que n’en soyez amens
Et encouriez la mort.
1. V., sur ces connivences d’amour des maîtres et des chambrières, notre t. 1, p. 315 et suiv., et t. 2, p. 237–247.
2. Recherchée, coquette. Furetière veut que ce mot vienne du mot breton affet, baiser, « ce que les femmes coquettes cherchent. »
3. Corps de jupe sans manches, que portoient surtout les paysannes. Les plus coquettes les vouloient, comme celle-ci, en drap fin, en satin ou en damas.
4. Ce mot signifie inquiétudes, et ne doit pas être pris ici dans le sens que lui donne Rabelais (liv. 1, chap. 23).
5. Fait avec des menues branches de saule. Jusqu’au XVIIe siècle on dit saux pour saule ; mais l’Académie réforma tout à fait la première orthographe. Voiture pourtant écrit encore à Costar : « On dit quelquefois au pluriel des saux en poésie. » (Voiture, lettre 125e. )
6. On sait que c’est l’un des personnages allégoriques du Roman de la Rose.