La Tyrannie socialiste/Livre 4/Chapitre 2

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Ch. Delagrave (p. 170-175).
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CHAPITRE II

Le travail servile et le travail libre.


Travail aux pièces. — Flétrissure. — Contradiction. — Travail à la journée. — Apologie de l’apathie. — Le malthusianisme professionnel. — Union de destruction. — Le droit au vol. — Le vol au détriment du patron est une restitution.


Le congrès de Bruxelles dans sa séance du 22 août 1891, a flétri, dans les termes suivants, le travail aux pièces :


« Le congrès est d’avis que cet abominable système du surmenage est une conséquence du régime capitaliste, qui disparaîtra en même temps que celui-ci. Il est du devoir des organisations ouvrières de tous les pays de s’opposer au développement de ce système. »


Le vœu a été voté à l’unanimité. Il a été renouvelé au congrès de Tours de 1892, et l’horreur du marchandage, ou travail à forfait, date assez loin pour quel la loi du 9 septembre 1848 l’ait interdit.

Si nous n’étions pas habitués aux contradictions des socialistes, cette réclamation pourrait nous surprendre ; car elle est en contradiction avec le but final que les mêmes congrès poursuivent : « l’abolition du patronat et du salariat. » Qu’est-ce donc que le marchandage, sinon une première étape vers la substitution de l’entreprise au salaire ?

Les ouvriers qui marchandent un travail deviennent les maîtres de l’œuvre qu’ils font. Ils gagnent plus ou moins, selon la justesse de leurs calculs ; ce sont des entrepreneurs qui ne sont plus des ouvriers astreints à la surveillance du patron ; ils ne relèvent plus que d’un seul contrôle : celui de la livraison de leur travail dans les conditions déterminées. Il en est de même, à un moindre degré, pour le travail aux pièces.

Dans le travail à la journée, l’ouvrier est soumis à la surveillance incessante de l’employeur. C’est là que véritablement celui-ci est patron. Il a le droit de voir si l’ouvrier flâne ou travaille. Il a le droit de lui rappeler qu’il ne doit pas bâiller aux corneilles puisqu’il est payé pour s’occuper. Le travailleur à la journée est donc sous la direction personnelle et brutale de celui aux ordres de qui il se trouve. L’esclave non plus ne travaillait pas aux pièces. Il travaillait à la journée ; et le fouet et le rotin du commandeur s’abattaient sur ses épaules, s’il flânait. Aujourd’hui, c’est le reproche injurieux qui peut atteindre l’ouvrier et, comme sanction définitive, le renvoi.

Avec le marchandage et le travail aux pièces, les travailleurs acquièrent l’indépendance qui résulte toujours pour l’homme de la substitution d’un contrat réel — visant la chose, l’objet — à un contrat personnel — ayant pour objet la personne.

De là, notre stupéfaction quand nous voyons des socialistes, des hommes qui prétendent avoir le plus haut souci de la dignité des travailleurs, proscrire la forme de travail qui l’assure et réclamer la forme de travail qui reste le vestige du travail servile, au moment même où ils réclament l’abolition du salariat.

Ils prouvent, par ces contradictions, combien ils se soucient peu de coordonner leurs revendications et combien ils sacrifient à des sentiments qui ne font pas grand honneur à ceux qu’ils prétendent défendre.

Parmi les travailleurs, ceux-là, qui réclament contre le marchandage et le travail aux pièces, considèrent, en général, qu’ils doivent en faire le moins possible, ne veulent pas « se fouler », sont des ouvriers médiocres au point de vue de l’habileté et de l’énergie et préfèrent à la partie d’aléa que contient toujours le marchandage ou le travail aux pièces, un salaire gagné tranquillement, doucement, avec le moins d’efforts possibles. Ils savent que le salaire à la journée est forcément plus faible que le salaire à la tâche, parce que le rendement est moindre, le travailleur n’ayant pas son intérêt pour mobile d’action ; mais ils préfèrent cette médiocrité à un salaire plus élevé. Cette réprobation du travail aux pièces, c’est l’apologie de l’apathie.

Les socialistes qui la demandent préfèrent plus de subordination et moins de gain à plus d’indépendance et plus de travail ; mais sont-ils bien venus ensuite à invoquer le titre de travailleurs ? Et où mettent-ils donc leur dignité ?

Il y a dans cette réclamation du travail à la journée la tendance naturelle de l’homme à la paresse, son obéissance à la loi du moindre effort, mais encore quelque chose de plus que je signalais en ces termes, à la Chambre des députés, le 19 novembre 1891, à propos de la grève des mineurs du Pas-de-Calais.


Vous savez qu’on a accordé une augmentation de 20% sur les salaires dont 10% ont été donnés par les compagnies, à la suite de la grève de 1889, et 10% ont été spontanément accordés par elles. Mais les travailleurs se plaignent, paraît-il, que malgré cette augmentation, il y ait cependant une certaine diminution dans les salaires.

Je ne veux toucher que très légèrement à la question : mais je crois que nous sommes ici pour nous expliquer très nettement sur tous les points. Permettez-moi donc de vous citer un document qui n’est autre que la statistique officielle de la Belgique pour 1890.

« Nous pensons, — dit M. Harzé, qui fut délégué à la conférence de Berlin et dont la compétence en ces matières est si connue, — nous pensons que la fausse des salaires a excité chez l’ouvrier d’augmenter ses jours de chômage individuel et de restreindre la durée de sa tâche journalière là où il en avait la latitude, de même aussi ses efforts… »

En Belgique, en 1890, la production par ouvrier du fond n’a été que de 229 tonnes, au lieu de 242 tonnes en 1889.

Les mêmes phénomènes ont été signalés dans les statistiques officielles d’Allemagne. Les salaires ont augmenté en trois ans de 38% alors que la production par ouvrier s’est réduite de 12%.

« En France, pour le bassin du Nord (Pas-de-Calais et Nord compris), la production annuelle par ouvrier du fond est tombée de 338 tonnes en 1889, à 325 tonnes en 1890, tandis que le salaire annuel passait de 1.215 francs à 1.378 francs (accessoires non compris). » Il y a là un symptôme général qui n’est pas particulier à la France, mais qui est de nature à vous impressionner. Au sujet de la quotité des salaires, vous avez à vous demander s’il n’y a pas parmi les ouvriers mineurs une certaine restriction volontaire dans l’effet utile de leur travail, ce qu’on pourrait appeler un malthusianisme de production (Bruyantes exclamations).

Messieurs, l’expression dont je me suis servi correspond parfaitement à ma pensée (nouvelles exclamations)… et caractérise un phénomène qu’il s’agit de méditer.


Je m’étais servi du mot malthusianisme professionnel ; car il n’y en a pas de plus expressif pour indiquer le self restraint du travail, intentionnel, volontaire pour deux motifs : en agissant ainsi, non seulement les ouvriers obéissent à la paresse naturelle à l’homme, mais encore ils sont convaincus qu’ils sont très habiles d’empêcher la surproduction, épouvantail de Karl Marx et de ses disciples.

On a signalé en Angleterre un fait encore plus grave : c’est une sorte d’union de destruction entre les ouvriers du bâtiment, de sorte que si un maçon vient faire une réparation à une toiture, il ait soin de détériorer la plomberie pour procurer de l’ouvrage au plombier.

Les théories socialistes ont si bien corrompu l’intellect de certains ouvriers que nous avons vu, au moins de mai 1893, les ouvriers du fabricant de bicyclettes, M. Clément, se mettre en grève pour se solidariser avec des voleurs. Dans une lettre qu’ils écrivirent au journal l’Éclair, ils avaient la condescendance de déclarer qu’ils ne voulaient pas proclamer le droit au vol, mais qu’ils considéraient que « faire la perruque », prendre des menus objets, était très légitime. Ils ajoutaient que cette théorie avait été ratifiée dans une réunion, non pas de 30, mais de 200 ouvriers, et pour reprendre le travail, ils exigeaient la mise en liberté des 19 ouvriers arrêtés. Ils disaient encore : « On n’y a pas dit que le patron était plus voleur que nous ; mais en envisageant bien la chose, c’est peut-être la vérité. Si M. Clément n’avait pas tant exploité ses ouvriers, il est certain qu’il ne serait pas arrivé en si peu de temps à la situation actuelle. »

Voilà l’application des théories marxistes. Le patron ne s’enrichit qu’au détriment de ses ouvriers, et le vol commis à son détriment n’est qu’une restitution.