La Vague rouge/chap.I,6.

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La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 90-122).
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1re partie


VI


Après la scène des cadavres, François Rougemont se mit à saper méthodiquement cet étrange territoire qui s’étale vers le sud de la Butte-aux-Cailles, depuis la rue de Tolbiac jusqu’à la poterne des Peupliers, de la rue de l’Amiral-Mouchez jusqu’à l’avenue d’Italie. On reconnaissait de loin sa silhouette. Il put mener agréablement cette œuvre de propagande qui était devenue l’essence même de sa vie. Il n’y mettait guère d’ambition : l’ambition était dévorée en lui par l’immédiat. Il recherchait la joie d’agir en personne, à la minute où il vivait avec les gens. Et cette humeur l’empêchait de devenir un des grands meneurs de la C. G. T.

Il travaillait le matin à ses reliures, devant la fenêtre ouverte sur un horizon de tuiles, de briques et de terrains vagues. Le geai Hippolyte froufroutait avec des cris, des chants, des imitations d’outils, de marchandes des rues, d’oiseaux et de quadrupèdes. Quelquefois, le petit Antoine venait s’asseoir devant les peaux fleuries, les fers à dorer, les pinces, les polissoirs, les grattoirs, les couteaux à parer et à rogner, les pots de colle. Ou bien la vieille Antoinette glissait furtive et vigilante. Il aimait ces matins ; une douce liberté enflait sa poitrine.

Et il se félicitait de faire usage de ses mains. « Car, songeait-il, c’est pour avoir refait de ses mains la nature, que l’homme est l’homme. Ceux qui ne travaillent plus de leurs mains renient la grande noblesse sociale. Et ils déclinent. C’est la raison profonde qui a fait déchoir toutes les fausses aristocraties. L’homme aux mains oisives n’est plus un homme : il redevient une bête. L’œuvre des mains est le vrai symbole des apôtres : « Je crois aux mains laborieuses, origine de notre puissance, sources de notre beauté, créatrices de notre génie ! »

À midi, il prenait aux repas un plaisir innocent et solide. De tout temps, la nourriture lui avait paru une réalité charmante. Il flairait gaiement le parfum du rôti, la fraîcheur des légumes, l’arôme profond du café ; dès le matin, il s’informait du menu. Et comme Antoinette était une cuisinière habile, il se levait du travail, lorsque l’heure sonnait aux tours prochaines, avec le sentiment d’une récompense.

Tout en humant le café, il lisotait un journal, une brochure, et rêvait. Pour son âme optimiste, cette heure était parfaite. Le geai se promenait entre les tasses ; il connaissait leur instabilité ; il savait qu’il est dangereux d’agiter ses ailes. D’autant plus prenait-il plaisir à sa rôderie. Avec un air funèbre et goguenard, il s’élançait sur le sucrier, tapotait du bec contre la cafetière, feignait de trébucher dans les soucoupes. Mais ses mouvements étaient calculés, d’une sournoiserie très exacte ; son œil oscillait de malice. Tout à coup, il s’arrêtait, jurait comme un débardeur, simulait le tambour ou chantait l’Internationale.

— C’est un homme ! s’écriait Antoinette.

— Et un homme heureux ! approuvait Rougemont.

Après le café, François continuait à rêver et à lire. Il ne sortait que lorsque les ombres s’accroissaient sur les trottoirs. Selon les caprices ou les circonstances, il passait à l’atelier, allait prendre langue à la Bourse du travail, où fonctionnait alors la Confédération générale, flânait aux chantiers du Métro, ou passait au travers de la Maison-Blanche. Il s’arrêtait au café des Enfants de la Rochelle, chez Bihourd ; il consommait des sirops, rarement de la bière ou quelque alcool léger.

Dès six heures et demie, Isidore Pouraille y survenait avec Jacquin dit l’Homard et Antoine Bardoufle, individu plus trapu qu’un ours des cavernes. Un personnage extraordinairement frileux occupait une encoignure. Enveloppé d’une houppelande, il grelottait, les yeux couleur d’eau de savon, énormes et creux, les mains blettes. Un vieil homme furibond y passait le quart de sa vie, assis près des carreaux, par où il jetait des regards de bête captive : c’était le père Cramaux, dit Cul-de-Singe, qui essayait de placer de la moutarde, des graines, de la bière en canettes ou en tonnelets. Il visitait, d’un air acrimonieux, une trentaine de logis dans sa journée, et tirait de là une pitance grossière.


Le cabaret du sieur Bihourd attirait aussi des maçons, des peintres en bâtiments, des charpentiers ; le père Meulière y apportait une voix de tambour défoncé ; les deux fils Bossange, Émile Pouraille, le petit Meulière y faisait des apparitions craintives ; le samedi soir se montraient les filles et les femmes, pour veiller sur le salaire ou prendre part à sa dislocation.

Le père Bihourd occupait le comptoir avec la dame Bihourd. C’était un homme torpide. Il tournait vers les êtres le regard d’un veau gras où les sensations flottaient, parcimonieuses. Trois éventails de crin couronnaient sa tête : ils laissaient une île sur l’occiput ; ses joues longues semblaient couvertes de maroquin ; il développait un nez en bec de cigne, à la pulpe oléagineuse. Cet homme éteint connaissait son intérêt ; il n’oubliait rien de ce qui rend un cabaret confortable, savait discerner le bon et le mauvais payeur et apaiser les ménagères.

Sa femme déployait une hure jaunâtre, sous une chevelure en colback ; elle avait le geste rapide, court et imprévu ; sa main était tenace et brutale ; ses petits yeux triangulaires exerçaient une surveillance efficace sur les consommateurs et sur Jules dit Béquillard, le garçon, personnage haut sur pattes, qui unissait l’adresse à l’ahurissement.

Rougemont aimait naturellement les cabarets. Ils ont un grand charme. La bête humaine y vit ses rêves et sa liberté ; les instincts s’y expriment ave une sincérité émouvante. C’est le lieu du génie populaire, plein d’âmes imprévues ; le vulgaire même y revêt une confuse personnalité. Car l’alcool rompt jusqu’à la vanité : il a des périodes, des nuances et des vibrations sans nombre ; à chaque lampée, il décharge ou charge des bouteilles de Leyde dans l’organisme, découvre les lies de la pensée et les abîmes du subconscient. Comme ce lieu si libre est aussi un lieu très social, l’individu s’y exprime et s’y confie. Il y est avec ses complices, tous venus par le même besoin d’échapper à la contrainte et à la monotonie, par la même volupté facile et par une obscure fraternité.

Rougemont y avait connu des heures excellentes. Il regrettait que l’alcool fût un poison : aux jours tristes ou las, qu’il serait doux de se donner cette exaltation dont la source est aussi innocente que le miel des abeilles !… Quoique sobre, il lui arrivait de céder à l’aimable venin. Alors, sa propagande était plus fervente, plus cordiale et plus heureuse.

Il prit un ascendant énergique sur Isidore Pouraille, dit Bancroche, sur Dutilleul et les Six Hommes, sur Jacquin l’Homard, sur Antoine Bardoufle, sur Gourjat dit la Trompette de Jéricho, sur les deux fils Bossange, le jeune Meulière et même sur le personnage frileux qui se nommait Fallandres. Son influence s’exerçait moins sur le père Meulière et sur Hippolyte Lebouc. Elle était nulle sur Tarmouche le jaune, sur Castaigne dit Thomas, sur Bihourd, sur Boutresecq, ouvrier mécanicien qui s’occupait d’inventions et sur Cramaux Cul-de-Singe. Mais la dame Bihourd tournait des yeux tendres vers la belle barbe, et le garçon, Jules Béquillard, bavant de joie et d’admiration, agitait son plateau ou brandissait ses bocks lorsque apparaissait le révolutionnaire.

Rougemont savait l’art d’écouter. Il l’avait cultivé avec amour, car il s’intéressait naturellement aux affaires du prochain. Il tirait de chaque individu une substance propre à conquérir et à convaincre. Peut-être avait-il, à quelque degré, l’âme d’un confesseur. Ainsi apprit-il rapidement le caractère, les goûts, les rancunes, les aventures, les aspirations de Pouraille, d’Antoine Bardoufle, de Gourjat et des fils Bossange, Il eut plus de peine avec le jeune Meulière, le petit Taupin et le personnage frileux : c’est qu’ils aimaient le silence ou s’embarrassaient dans leur parole. Quant au père Meulière, il était méfiant : il fixait son œil vert-de-gris sur François et débitait de prudentes sentences. Hippolyte Lebouc s’enfermait à double tour et proférait de brefs mensonges. Tarmouche ne pensait qu’à discuter ; Boutresecq, dissimulant ses idées et son ambition avec une ruse de Chinois, souriait par intervalles, d’un sourire où le calcul se dissolvait dans le mépris. Bihourd dormait ; la parole était interdite à Béquillard.


La vie d’Isidore Pouraille s’écoulait incohérente, obscure et aventureuse. Il était né dans le Perche. Bourbeux et pleins de feux follets, tous les événements de son pèlerinage trempaient dans l’alcool. L’ivrognerie n’avait pu lui tuer les muscles ; il remuait gaillardement la pelle et le pic. D’aussi loin qu’il pouvait se souvenir, il avait clabaudé contre les patrons et cru à la révolution sociale. De son éducation, faite chez les marchands de vin, il retenait des mots trépidants et des anecdotes tronquées. Il avait reçu le don de la colère. Tout à coup, elle montait, elle lui gonflait une grosse veine sur la tempe, elle barbotait dans ses joues. Il proférait des menaces mais tapait rarement : après tant de rages, c’est tout au plus si Mme Victorine Pouraille avait rendu un peu de sang par les narines ou s’était vu gonfler une paupière, et Fifine, en tout temps, fut sacrée ; elle était la fraîche fontaine dont la vue finissait par rasséréner Pouraille. Émile seul connut de vives cuissons et de solides secousses.

Victorine, quoique efflanquée comme une vieille jument, les yeux morts, une peau de chandelle, une haleine dommageable, fut le grand amour d’Isidore. Elle était de dix ans l’aînée du terrassier ; elle apportait, outre trois cent cinquante francs d’économies, un jeune garçon mal construit, chétif et ridicule. C’était le produit des œuvres d’un personnage besoigneux, qui avait disparu dans la direction de Madagascar. Il avait eu les prémisses de Victorine Lacosse, au sixième d’un immeuble de la rue des Boulangers. Ce pauvre homme, aussi laid que sa maîtresse, répandait comme elle une odeur triste. Tandis qu’elle allait coudre à la journée, il vendait des vestes et des culottes au Travailleur économe. Ils se virent dans les escaliers, ils chuchotèrent dans les couloirs. Ce fut la jeunesse et ce fut l’amour. Ils mêlèrent leurs haleines ; ils palpitèrent sous des couvertures étroites. Et quand Auguste de Cullont partit par le bateau colonial, Victorine souffrit amèrement. Elle garda ensuite une image charmante et fine de ces yeux où poussait le compère-loriot et croissait la cire, de ce visage fumeux qui pelait comme un platane. Elle éleva le petit Émile, dont elle ne dissimula jamais les origines : elle en tirait orgueil.

Ce fut une légende mélancolique et pieuse. Lorsque Victorine rencontra Pouraille, elle la lui raconta telle qu’elle avait fini par la concevoir. Le récit plut au terrassier. Il le développa. Émile devint le fils d’un comte tué à Madagascar, à la tête des troupes françaises, par une flèche empoisonnée.

Tout en éprouvant les angoisses de la jalousie rétrospective, Isidore rendait justice au comte : c’était un homme de grande mine, insoucieux et prodigue, à qui les usuriers avaient volé sa fortune. À mesure que Pouraille consolidait la légende, son amour croissait. Victorine fut, aux premiers temps du mariage, un objet de frénésie où Pouraille assouvit, une fois pour toutes, son idéal et sa sensualité. Il communia, par elle, avec les gens de la haute ; il ne se sentit jamais son égal. Elle le tolérait, elle ne retenait pas toujours ses soupirs ; et le terrassier, alors frais et vivace malgré l’alcoolisme, avec de belles dents, une haleine qui sentait parfois le petit verre, mais ne comportait aucun relent de gencives ou d’estomac, lui parut affreux au prix d’Auguste de Cullont.

— Tu penses à ton type ! hurlait-il, les soirs où elle courbait plus fort ses tristes vertèbres…

Elle ne niait point ; elle toussotait ; un désir funeste secouait Isidore.

S’il aima la mère, il détesta le petit. Cette haine était respectueuse. Il biglait devant la face pelée où revivait Auguste, il ricanait, il déversait des interjections mauvaises, mais il disait avec volupté :

— C’est le fils d’un comte !

Avec le temps, son ardeur décrut ; il était de ceux pour qui l’amour n’a qu’une saison. Sauf des accès, toujours plus rares, de paillardise, il ne sortit plus du brouillard alcoolique ; sa vie profonde fut au cabaret où, chaque samedi et chaque dimanche, il se payait la « cuite confédérale ». Comme c’était un ivrogne prolixe et chantant, qui titubait, et aussi parce qu’il était bancroche, il attirait les gamins et les gamines. Il rentrait souvent avec un crottin sur l’œil, une casserole, un os, un rat pendus à son derrière, ou le chapeau encroûté d’excréments. Ces circonstances désespéraient Victorine. Elle avait le culte de l’ordre, de la propreté et de la parcimonie ; elle n’hésitait pas à invectiver l’ivrogne. Quand il était trop ivre, il ne l’entendait point ; lorsqu’il avait l’humeur grivoise, il riait ; mais certains jours l’alcool coulait rageur et sombre. Alors, il rossait Victorine, giflait le fils du comte, et bramait :

— Parce que t’as été la blonde d’un gommeux, c’est pas une raison… Moi, j’suis Isidore Pouraille, enfant du peuple… Je m’en fous des aristos : on leur sciera le quiqui !…

Il ne tapait pas bien fort ; ses propres cris finissaient par le réjouir ; il s’applaudissait :

— C’est pas Zidore qui se laisse conduire par les fumelles.

Après quoi, il faisait un somme.

L’arrivée de Fifine diminua considérablement la jalousie rétrospective de Pouraille. Enflé d’orgueil à la pensée d’avoir cuit son pain dans le même four que le comte, s’il continuait à détester Émile, ce fut par l’effet d’une préférence passionnée pour Fifine et peut-être la vague idée qu’un jour le frère mépriserait la sœur. Son ivrognerie s’accrut, puis resta stationnaire. Elle absorbait la moitié de son gain.

Après quinze ans de mariage, Victorine pleurait l’argent gaspillé au cabaret avec les mêmes cris qu’au début. Elle avait cependant pris les mesures propres à combler le déficit. Dans une maisonnette vétuste, qui coûtait moins qu’un logement, elle tenait une minuscule boutique où l’on trouvait de la mercerie, des bonbons, des biscuits secs, des billes, des cerceaux, des ballons de caoutchouc et des balles bourrées de son, des fouets, des images d’Épinal, des toupies et quelques boîtes de jouets élémentaires. Le profit était dérisoire, mais les frais nuls. Victorine faisait tout le travail, y compris le blanchissage ; elle connaissait l’époque où il faut s’approvisionner de pommes de terre ; elle n’achetait que du riz, des haricots et du café de la dernière qualité ; elle fabriquait de ces soupes qui tapissent l’estomac et dont la digestion est rude ; elle courait de grand matin acheter du pain dans un débit où il coûtait moins cher que chez le boulanger ; elle avait la chicorée au prix coûtant.

En bon ivrogne, Isidore mangeait peu ; Victorine s’affamait et se gâtait l’estomac. Plus généreuse pour les enfants, elle les débilitait par la mauvaise qualité de la nourriture. Aussi ces enfants, dyspeptiques par nature, et doués de dents friables, eurent-ils mauvaise bouche dès leur jeune âge.

Fifine était aigre, d’une pâleur de linge sale, l’épine dorsale incurvée, avec de pauvres petits cheveux blonds, des yeux gris de cendre qui étaient parfois jolis, lorsqu’un peu de sève montait au visage, mais le plus souvent brumeux et chagrins. Entre les lèvres plates, décortiquées, et souvent enflammées de « bouchères », les dents transparaissaient spongieuses, vertes et jaunes. Fifine avait de petits pieds mous, des jambes arquées, une main brûlante, d’ailleurs menue et non sans grâce. Dès l’âge de raison, elle fut âpre au gain et mit à la Caisse d’épargne ; son humeur était ironique et criarde comme sa voix ; elle se tuait au travail et s’y bossuait le dos. Généralement, sa lèvre exprimait l’amertume ; il y passait des sourires étrangement vieux et des rictus désespérés. Au demeurant, la pauvre fille était honnête, malveillante et cachectique.

Émile n’avait qu’une responsabilité partielle. Dans sa tête, aplatie sur les côtés, où le front saillait en « hollande pâte grasse », cahotait une pensée excentrique. L’œil somnolent avait des réveils subits où apparaissaient, selon l’heure, quelque exaltation vague, quelque malice de poule ou une vanité démente. Sa chair coriace était plaquée sur de grands os ; il usait ses pantalons aux genoux ; ses mains étaient plates ; il pelait facilement du visage. On ne savait jamais s’il allait proférer des paroles grotesques ou presque spirituelles, idiotes ou presque fines. Ses actes révélaient la même incohérence. Il poussait des hurlements soudains ou se taisait avec opiniâtreté ; il filait à des lieues ou s’enfermait dans sa mansarde pendant des journées entières ; il mangeait goulûment ou ne voulait pas toucher à son assiette.

À la suite d’un érésypèle, ses narines s’embourbèrent et il respira avec peine. Cette infirmité contribua à le rendre inattentif ; il ne pouvait longtemps lire ni écouter ; ses idées sautelaient comme des puces ; il interrompait les gens au milieu de leur phrase pour faire une remarque qui ne se rattachait qu’à l’état capricieux de ses réflexes.


La famille Pouraille voisinait avec les Meulière. Le père Meulière était ferblantier. Il devait à sa profession un teint ferrugineux et une voix fêlée. Avec sa face agressive, ses petits yeux violents et une moustache pareille aux vieilles brosses à dents, c’était une créature ronchonneuse, qui accablait ses enfants de cris, d’injures et de préceptes. Il esquissait d’horrifiques coups de pied, mais ne frappait point. Toute sa philosophie, pleine de fatalisme, s’exhalait dans la phrase dont il terminait ses mimiques :

— C’est toujours la « même » répétition !

Cette faible créature n’opposait aux événements que des paroles. Mme Jeannette Meulière le conduisait, grosse femme appétissante, aux yeux doux et sinistres, au sexe prodigue. Elle ne se refusait à aucun des amis du ménage, et, selon les circonstances, se négociait. Au repos, près d’une cafetière ou la jupe relevée devant le fourneau, elle poussait des gémissements. Tout l’après-midi, des femmes et des hommes se pressaient dans sa salle à manger. Elle chauffait du café sans relâche, consultait le marc et pleurnichait. Sa bienveillance lui conseillait de servir, avec une générosité égale, des tranches de pain, du cervelas, du fromage de porc, de la confiture et sa propre personne. Aussi bien n’hésitait-elle jamais à emprunter, et ne rendait-elle qu’à ceux qui réclamaient leur dû.

Le samedi et le dimanche soir, tout le salaire du ferblantier passait dans le ventre de la famille et des invités. Ensuite, il fallait combler le déficit : Jeannette s’en occupait avec une tristesse tendre, tantôt s’adressant au cordonnier Marguitte, célibataire salace, tantôt extrayant une pièce au premier venu, et quelquefois aidant les dames qui craignent le repeuplement, soit de ses conseils, soit de ses drogues, ou encore, plus rarement, de son aiguille à tricoter. Elle n’aimait guère cette dernière manœuvre, quoiqu’elle la pratiquât avec discernement et adresse. La vie la poussait. Et puis, elle croyait rendre service.

On ne pouvait savoir si Meulière ignorait les actes de sa femme. Cet homme impatient n’avait aucune impatience devers Jeannette. Il subissait ses absences, ses retards, ses gaspillages ; elle le dominait d’une façon étrange, où se mêlaient la sensualité et ce rythme inexplicable qui fait que certains êtres sont apaisants et redoutés. Et, sans plus de volonté que lui-même, elle le dominait mieux que si elle avait eu l’énergie d’Annibal ou de Bonaparte.

Depuis longtemps, Jeannette ne faisait plus d’enfant. Mais elle en avait jadis, dans le feu et l’ignorance de la jeunesse, pondu quatre : sa terrible fécondité menaçait le ménage d’une postérité de lapins. La sagesse apparut sous les espèces d’une dame Lepellière, qui propageait des recettes. La dame Lepellière avait fréquenté les hôpitaux, les sages-femmes ; elle jouissait d’une adresse de guenon.

C’était une petite vieille à structure de martre, avec des yeux de laque fendillée et repoussés vers les tempes, une peau de flanelle jaune ; la génération lui faisait horreur. Elle éprouvait une sorte d’ivresse à « débarrasser les dames », et non seulement pratiquait gratis, mais y allait de sa bourse. Elle frôla les galères, ses opérations ayant expédié trois personnes au cimetière. « Mais, disait-elle, j’ai empêché mille malheureux de venir au monde ! »

Elle aima Jeannette ; elle lui donna des leçons précises : la jeune femme n’eut plus d’enfant et put aider le prochain.

Les petits Meulière avaient un grand charme. Par le grain de leur peau, une langueur singulièrement suggestive, une douceur sensuelle, une humeur caressante et prodigue, ils plaisaient aux autres enfants et à maints adultes. L’aîné, Gustave, était un garçon trapu, bas sur jambes, les yeux ambrés et le plus souvent entreclos. Ses cheveux paille d’orge, qu’il secouait avec plaisir et dont le contact avait une tiédeur et un satin d’eider, l’illuminaient. C’était une âme molle, séduisante, nébuleuse, et, de beaucoup le plus intelligent de sa race, il cachait de beaux instincts et des enthousiasmes taciturnes. Sans prédilection pour sa propre parole, il ne s’exprimait qu’entraîné par la nécessité. Son effarouchement l’avait sauvé des turpitudes. Gustave comportait toutes sortes de petits sentiments délicieux, inexprimables, obscurs, saisissables seulement à ceux qui le connaissaient bien.

Tout destinait Georgette Meulière aux amours précoces, et, à seize ans, elle était vierge. Avec ses longs yeux tabac, sa crinière de cuivre, sa peau où un hâle fin semblait ajouter de la sensualité, ses gestes paresseux et séduisants, son corps plein, où chaque onde des contours décelait une voluptueuse et saine femelle, Georgette pouvait attiser les plus apathiques. L’impression qu’elle donnait était soudaine et doucement brutale. Elle supprimait la gêne, la honte, la réflexion : on devenait un animal auprès de sa lascivité familière. Cependant, on pouvait la chérir : elle décelait le bon cœur des siens, leur largesse, leur facilité à toujours rompre le gâteau ou à détacher le bijou, le fichu, la fanfreluche, pour en faire don au prochain.

Son petit corps exhalait une luxure qui dominait la résistance sociale, et lorsqu’elle s’étirait ou se frottait, le spectateur devenait un fauve. Ce qui la sauva, c’est qu’elle n’aimait pas les garçons de son âge. Jusqu’à seize ans, elle réservait ses sourdes caresses à des hommes faits. Ces hommes avaient peu l’occasion de la voir seule, car, malgré tout, la mère exerçait une surveillance ; plus d’une fois, elle assouvit ceux qu’avait grisés la fillette.


Étienne Bardoufle nichait dans une petite chambre, au sixième d’une vaste maison de rapport, qu’on nommait le Bataillon Carré. Cet homme trapu, aux fémurs énormes, aux gestes de tamanoir, à la musculature lente, triste et formidable, était terrassier. Quoiqu’il fréquentât le cabaret, il vivait à l’écart. Ses idées se démantelaient dans sa tête ; il ne parvenait pas à les étançonner ; il offrait un masque ahuri et déçu, troué d’énormes yeux, bronzés comme les élytres des hannetons, qui bougeaient pesamment et jetaient une lueur caverneuse. Comme il comprenait avec lenteur, et ne répondait guère, les compagnons s’abstenaient de lui adresser la parole. Bardoufle en concevait de la tristesse. Il demeurait immobile, essayant de saisir les paroles des autres et de fixer ses réflexions : il y avait toujours un retard ou un éboulis. Parfois il secouait sa peau, ainsi que les chevaux tourmentés par les mouches ; on voyait sa veste et son gilet sursauter. Bardoufle ne parvenait pas à se faire un ami : Isidore seul tapait cordialement sur ses omoplates ; mais Isidore le fatiguait par des propos décousus et ne l’écoutait jamais. On consentait à se moquer de lui, doucement, d’ailleurs, car il avait des accès de colère ; un jour, saisissant un maçon, il le flanqua de l’autre côté d’une palissade. L’amour ne le consolait point

Les femmes l’écoutaient moins encore que les hommes ; leurs propos l’éberluaient davantage ; il doutait, ayant été lâché plusieurs fois, qu’elles l’aimassent pour lui-même. Aussi se contentait-il d’une matelassière, femme mûre, qui ressemblait à Napoléon Ier, et à qui il faisait poliment visite le dimanche. Elle le recevait en silence, lui servait un corps violâtre et coriace. À Pâques, à la Toussaint, au nouvel an, à son anniversaire, elle se contentait d’un cadeau solide : jupon de laine, camisole, bottines, double cent de charbon ou demi-barrique de cidre.

Ainsi vivait Bardoufle, avec de grands soupirs. Il sentait qu’un idéal germait en lui ; il le cherchait avec chagrin ; il ne l’oubliait ni quand il enfonçait la pelle, ni quand il tapait du pic, ni quand il buvait la bière rousse, le vin noir et la mominette lactée.


L’homme frileux se nommait Antonin Fallandres. Peintre décorateur, il recevait la haute paye.

Il était habile et scrupuleux : le même patron l’employait depuis quinze ans. Antonin travaillait cinq jours par semaine et prenait deux semaines de congé par trimestre. Il vivait avec sa femme et une de ses filles, au coin de la rue Kuss, dans un logement du premier étage. Un énorme poêle de faïence, qu’Antonin avait déniché rue Drouot, chauffait la salle à manger. Il brûlait dès le début d’octobre jusqu’au mois de juin. Une petite table était installée tout près de la cheminée, avec un fauteuil crapaud : Fallandres s’y recoquillait ; c’est là seulement qu’il ôtait sa houppelande.

Il ne faisait rien. À peine s’il lisait. Parfois, après de longues méditations, il approchait un petit chevalet et peignait, de chic, un paysage : c’était un torrent dans la montagne, une croix parmi des ruines, des palmiers autour d’un temple, un désert rouge et soufre, un fleuve mangé de végétation tropicale. Non seulement la peinture réaliste, mais toute peinture guidée par des modèles lui faisait horreur. Il achevait rarement ses petites toiles ; il les distribuait au hasard des rencontres.

Sa vraie vie était dans l’inaction. Allongé près de son poêle comme un alligator, avec sa face bise, ses mains couleur de platane, ses vêtements roux, le moindre courant d’air le terrorisait. Et c’était une créature heureuse. Il ne craignait aucun lendemain ; il ne pensait ni au chômage, ni à la maladie ; la chaleur lui donnait des joies inépuisables ; aucune ambition ne le tourmentait ; indifférent à l’opinion d’autrui, il n’engageait aucune controverse, ne pariait pas, ne prenait parti pour rien ni pour personne.

Cependant, au fond de lui, brûlait une petite flamme mystique ; il était fraternel et désintéressé ; il ne tenait pas du tout à l’argent, et il n’aurait pas défendu son salaire contre les entreprises des geignards, si Mme Fallandres n’y avait mis bon ordre en allant cueillir elle-même les quinzaines du peintre. Elle en réglait l’emploi avec équité et sans avarice : tous les matins, Fallandres trouvait dans sa poche vingt-cinq sous pour le vin, le tabac et la charité. Comme il fumait et buvait peu, il avait de quoi offrir une consommation ou prêter quelques sous au camarade pauvre.

Mme Fallandres, femme tendineuse et saccadée, découvrait, sous une jupe courte, des pattes de vieille poule ; la face s’allongeait sévère et grise comme une face de vieux troupier ; sa lèvre supérieure cachait l’autre lèvre, elle ouvrait des yeux de hareng, ronds et immobiles, et elle aurait pu être muette, sa langue étant aussi paresseuse que ses bras étaient actifs.

Cette femme travaillait tout le jour avec impatience et célérité : il lui arrivait de nettoyer trois fois le même meuble entre le matin et le soir. Pour le déjeuner, elle cuisait éternellement la même ratatouille : du bœuf ou du mouton avec des pommes de terre, des navets, des carottes, du céleri, un oignon, un panais. C’était fait avec soin et cela répandait une odeur excellente avant le déjeuner, écœurante ensuite. Elle gardait une part du plat pour le dîner ; elle y ajoutait, selon le jour, des œufs, des côtelettes à manches, un petit beefsteack, une tranche de jambon. Tous les samedis, elle achetait une poule vivante, puis, armée d’une hache, elle descendait dans la cour, enfermait la tête de la volaille dans son poing gauche et la guillotinait. Parfois, l’oiseau décapité se dressait sur ses pattes et courait en agitant les ailes, tandis que le sang bondissait par la trouée du cou.

Les Fallandres avaient deux filles. L’aînée, créature blond de zinc, aux yeux de lièvre, était la femme du mécanicien Goulard. Ce mécanicien avait conquis la gloire par son extrême propreté. Malgré le métier, il exhibait des mains claires, sa barbe s’étalait annelée, calamistrée et sentant la bergamote. Il apportait le même soin à son costume : au sortir de l’atelier, il revêtait un complet gros bleu et des bottines brossées avec énergie. Les commères s’arrêtaient pour le voir passer et se disaient entre elles :

— Comme il est propre ! Comme il est propre !

Les galopins même l’escortaient avec considération, et Goulard, connaissant sa gloire, marchait bien droit, la barbe en bataille. Il donnait sa recette :

— Pour les mains et la figure, je mêle une goutte de vitriol à mon eau. C’est souverain. Je dégraisse mes habits moi-même : il n’y a encore que le fiel de bœuf.

La deuxième fille des Fallandres s’étirait comme un bambou. Presque aussi frileuse que son père, elle montrait en hiver des joues violettes, avec de grands yeux de biche craintive. Flexible, frêle et presque charmante, elle était faite de matériaux délicats, rougissait pour un mot et, toute tremblante devant les hommes rudes qui passent sur les trottoirs, elle devait mourir vieille fille.


Hippolyte Gourjat, dit la trompette de Jéricho, avait reçu le don d’imiter les bruits. Tout enfant, il ne pouvait entendre une crécelle, un froufrou, un roulement, un pas, une porte qui grince, un chat qui feule ou miaule, ni l’aboi d’un chien, ni le pépiement d’un pierrot, ni aucun cri ou aucune rumeur sans qu’il tentât de les reproduire.

Avec l’âge, sa vocation se consolida ; il devint effrayant. De vieilles femmes entendaient, sur leur palier, les hurlements de leur chien moribond : aux abords de la foire, des rugissements annonçaient le lion échappé ; des concierges éperdus galopaient vers leur loge où mugissait un bœuf, aboyait un molosse, brayait un âne ; les marchandes des quatre saisons obtempéraient en tremblant à des injonctions brutales ; la corne d’un tramway invisible faisait bondir les dames asthmatiques ; on percevait, dans la nuit, les lamentations d’un homme occis par les apaches…

La voix de Gourjat possédait l’étendue, le volume et la souplesse. Elle lui assurait partout le vivre et le couvert ; toutes les noces, les fêtes, les bals, les banquets se le disputèrent ; il n’est bistro qui ne lui offrît les alcools ni restaurateur de faubourg qui ne se fît une joie de le nourrir à l’œil. Mais Gourjat n’acceptait que ce qu’on peut accepter. Il ne voulait pas vivre de son talent, il le donnait. Et il gagnait galamment son pain dans la tannerie où il aurait pu passer maître, s’il avait consenti à épouser Mlle Félicie Pasquerault, fille et petite-fille de tanneurs, qui ne pouvait le voir sans aise ; mais il préféra Philippine Bertrix, jeune personne au nez puissant, aux paupières ornées de cils riches.

Elle avait son charme, qui n’était guère définissable. Elle semblait fraîche et tendait à la couperose, elle avait une bouche appétissante mais un peu tordue, elle montrait des yeux or et lapis, d’un bel orient, mais froids et d’une étrange malveillance. À aucun moment, Hippolyte ne lui en imposa. Elle avait aimé ses imitations de bêtes et d’hommes ; elle les détesta après huit jours de mariage. Lorsqu’il en essayait quelqu’une, la face de Philippine exprimait un mépris si amer que le cri expirait, gelé.

Elle domina tout de suite ; elle distillait des paroles vénéneuses, son attitude opiniâtre, insultante et avide engourdissait la pauvre Trompette. Dès le principe, elle mesura ses faveurs. Souvent, lorsqu’elle avait enfin consenti, elle proférait, au milieu de l’acte, de ces mots qui assassinent la volupté. La chose faite, elle exprimait un dégoût injurieux, elle passait une heure à se plaindre et se purifier. Dès qu’elle eut quarante ans, elle remisa définitivement son sexe ; en outre, elle accumulait, devant témoins, des allusions ignominieuses à la virilité de Gourjat, l’accusait d’infirmités gratuites et ravalait ses origines : il n’avait plus de poumon gauche ; il puait des orteils et de l’estomac ; sa sueur pourrissait le linge et ne pouvait pas même s’enlever avec de l’eau de Javel ; il faisait rancir le beurre et tourner le lait ; son père avait cassé des cailloux sur la route, un de ses oncles était mort dans un « hospice de vagabonds ».

Après vingt ans, Hippolyte souffrait encore de ces injures ; il écoutait cette femme aride et diabolique avec un tremblement de la main gauche. Presque toujours, il lui répondait avec humilité, ne se fâchant qu’après des heures et des journées de patience. Alors, son tonnerre clamait ; il passait à travers les murailles, il rebondissait sur les trottoirs et les pavés. Philippine y opposait un rire sifflant comme le knout. La grosse voix s’éteignait, et, implacable, inlassable, une voix au verjus coulait des injures, des reproches et des lamentations… Gourjat fuyait sa demeure, il rôdait misérable, il rêvait quelque chose de bon, de tiède, de calfeutré ; il cherchait une âme, un asile, un chuchotement — mais dès qu’il paraissait au cabaret ou dans une famille, il fallait faire le bœuf, le porc ou le dindon, la clarinette, l’accordéon ou le tramway. S’il prenait le ton de la confidence, tous attendaient qu’il les réjouît d’une simulation nouvelle. Ainsi Gourjat, comme l’éléphant par ses défenses, comme le castor par son pelage, était pris au piège de son talent.


Pierre-Auguste Dutilleul, magasinier, homme indigné et hyperbolique, étonnait par l’excessive agitation de ses traits. Au plus léger trouble, les sourcils dansaient, les joues s’enflaient en cornemuses ou se creusaient en jattes, les ailes du nez battaient comme des élytres, le front imitait la houle et le rictus pullulait sur les lèvres. Ses yeux distillaient la révolte, il multipliait les épithètes qui peignent la turpitude, la pourriture et le massacre. Comme ces chiens qui tirent frénétiquement leur chaîne, derrière une cloison, il bondissait vers l’ennemi imaginaire. À son manichéisme naïf, l’adversaire n’apparaissait que chargé d’opprobre, les amis purs héroïques et magnanimes. On le voyait filer au long des rues, derrière sa barbe crépue, d’un pas de vengeance et de poursuite. Des cicatrices paraphaient ses joues ; une de ses oreilles avait été réduite de moitié dans une bagarre ; le volume de son nez s’était accru au contact répété des poings.

Dutilleul vivait seul, dans deux chambrettes basses. Il avait amoncelé des livres et des brochures sur le plancher et sur les meubles ; il lisait sauvagement, avec un sens ardent de l’imprimerie. Et dans la lueur de sa lampe Pigeon, il brandissait les volumes avec des cris d’adoration ou des injures abjectes. À la longue, il s’était instruit. Des notions nombreuses s’inscrivaient dans sa cervelle, il construisait correctement ses phrases, il usait d’une politesse aussi impétueuse que sa colère, son coup de chapeau tombait jusqu’aux genoux, son salut le courbait ainsi qu’une colique de plomb ; il prenait en grippe ceux qui lui rendaient mal ses politesses. Il n’était pas malheureux, sachant, de source sûre, que la Justice allait venir, mais il souffrait un peu de ne pas rencontrer l’Homme. Il crut à Picquart, à Zola, à Jaurès et même au père Combes : ils le déçurent, sans qu’il pût énoncer ses raisons aux autres ni à lui-même. D’ailleurs, il n’avait pu les approcher d’assez près pour les assurer de sa vigilance ; il lui fallait le contact, la poignée de main, les cris unanimes.

Parfois des meneurs de faubourg le séduisirent ; il y eut Faglin, un démoc-soc, selon le vieil évangile, dont les yeux apoplectiques et les rauquements de bison parurent pleins d’une loyauté délicieuse. Lorsque Faglin se présenta à la députation, Dutilleul alla offrir de se faire casser la gueule. Il y eut une campagne joyeuse et convulsive ; Faglin échoua et lâcha ses amis « comme des pets ».

Il y eut Rostenverre qui voulait mettre à sac l’œuvre du Bon Pasteur : il fila avec la caisse d’un comité, après avoir emprunté trente-cinq francs à Dutilleul. Il y eut Carbon, Permet, Bigard dit Bistro, Fromenteau, qui propagandèrent dans les cabarets ou posèrent de vagues candidatures. Tous lâchèrent l’arrondissement et Dutilleul ; il les traitait de « pus de porc, de vomissures d’alligator, de morves de tapirs », et les menaçait de l’estrapade, du four à chaux ou du pal. Et il continuait à attendre l’Homme.


Léonard Taupin, terrassier, vivait avec sa mère, vieille blanchisseuse du second empire. Sa tête produisait une laine noire qui sentait le suint, et sur cette tête, dure comme du porphyre, il cassait des noix, brisait des gourdins, fendait des planches, rompait des cordes. Ses yeux ronds exprimaient l’allégresse et la candeur. Il ne connaissait guère le passé, ignorait l’avenir, frétillait dans le présent comme un chien joyeux et commençait à trouver les choses bonnes dès le petit matin, lorsque la vieille lui servait une tasse de café et des tartines de beurre. Il aimait le soleil, raffolait du vent, s’amusait de la pluie, et si parfois le travail l’ennuyait, le plus souvent il prenait de l’orgueil à creuser, à fouir, à donner du pic avec puissance et dextérité. Comme il était de taille basse, la force lui était plus chère. Toutefois, il observait la règle et la mesure, qui sont de ne pas trop abattre de besogne, car l’ouvrier ne doit pas donner aux singes plus que ne l’exige la sagesse : ceux qui s’acharnent sont des fripouilles et des traîtres ; on s’use, on use les autres et on dégrade le travail. Aussi la journée de Taupin était pleine d’aimables intermèdes. Chacun à son tour, on regardait agir le prochain ; ou bien on feignait de discuter, ou bien encore on donnait un conseil, ou les outils demandaient un petit examen.

Léonard, homme de cabaret, passait ses soirées à proximité du zinc, dans l’aimable fumet des alcools, des pipes et des cigarettes. Il y cuisait doucement dans son jus, il ne rêvait rien de plus séduisant que le comptoir argentin, la furibonde incandescence des globes, les bocaux et les bouteilles semblables à des escarboucles, des émeraudes, des topazes, des grenats.

Les êtres y passent comme au cinématographe, les paroles ricochent, emportant une miette de destinée dans leurs ondes éphémères : il y a des effusions subites et de brusques colères ; les manilleurs, vissés dans leur encoignure, symbolisent ce qu’il y a de durable et de profond dans l’agitation des hommes.

Le plus souvent Taupin gardait le silence ; il buvait un petit vin blanc, à douze sous le litre, que le père Bihourd tirait de la Charente, et il n’en consommait jamais plus de trois chopines. Parfois, il consentait à une partie de cartes, ou bien il tournait l’espiègle Zanzibar ; il lui arrivait aussi de donner son opinion : ignorant l’art de la donner avec calme, il gueulait, il tapait sur ses cuisses, sur son sternum ou sur le zinc, ses joues flambaient, sa redoutable tête esquissait le geste d’enfoncer les ventres, mais c’était de la mimique ; « il ne connaissait pas sa force et avait peur de faire un trou dans les boyaux ».


La famille Bossange vivait dans une maison basse, adossée à un tertre, et suivie d’un terrain vague. Cette maison était vieille, assez vaste et inconfortable. Le propriétaire, depuis de longues années, attendait une expropriation profitable et louait à bas prix, pourvu qu’on n’exigeât aucune réparation. On le voyait parfois rôder dans le terrain vague, secouant la tête avec dépit.

Les Bossange occupaient l’étage et les Perregault occupaient le rez-de-chaussée. Ces deux familles se trouvaient unies par les femmes : Mme Bossange et Mme Perregault étaient sœurs. Elles se passaient alternativement la grand’mère Bourgogne, septuagénaire agile, plaintive et chimérique, qui avait l’art d’attiser les rancunes.

Adrien Bossange souffrait d’une bottine gauchie, mal ressemelée ou dépolie, au point d’en transpirer ; il portait jusqu’à l’héroïsme la décence du costume. Il changeait de chemise le samedi et non le dimanche, jugeant cela plus aristocratique. Nul homme n’a porté si loin l’art de ne pas salir ses plastrons. Il nettoyait ses habits au fiel de bœuf et connaissait dix secrets pour entretenir les « haute forme ». Sept ou huit fois par jour, il se lavait les mains. Tant de soins n’étaient pas inutiles : même lorsque sa jaquette commençait à jeter un éclat de tôle, Adrien apparaissait net comme un chat.

Ce petit employé descendait de familles dont la déchéance avait été continue. Ses bisaïeux exerçaient de grands négoces ou dirigeaient de vastes industries. Encore riches, les grands-pères n’avaient pas eu la fortune de leurs ascendants : la banque de l’un tarit lentement ; l’autre ne put maintenir la prospérité de sa filature. Le père de Bossange mourut en laissant des dettes, si bien qu’Adrien, à vingt-deux ans, se trouva sous le joug.

C’était un bon employé. Comme il se pliait joyeusement à la discipline, il devait conquérir les patrons qu’eussent rebutés l’orgueil, la familiarité ou l’indiscrétion. Patru (grains, fourrages et issues) l’admira et l’aima. Il le mit à l’épreuve et le trouvant toujours égal à sa tâche, lui fit sauter les échelons. Peut-être cette chance vint-elle trop tôt. Dès le principe, Bossange avait résolu de reprendre rang parmi la bourgeoisie. Grâce à l’intervention de Patru, ses économies dépassèrent, à vingt-sept ans, le triple de ce qu’il avait prévu. Et il se trouva, dans le faubourg Saint-Jacques, un délicieux petit magasin de grainetier où deux vieillards perclus exerçaient un trafic profitable ; le voisinage produisait alors des jardiniers, des oiseleurs, des éleveurs de poules et de pigeons.

Adrien étudia l’affaire par le détail, acheta le fonds, partie comptant, partie à crédit, et fut à deux pas du bonheur. Dans la boutique en retrait, aux petits carreaux olivâtres, on apercevait des sacs de féverolles, de pois, d’avoine, de blé, de chènevis, de millet, des oignons de jacinthe ou de tulipe, des semences dans des sachets peints de fleurs, de légumes ou de fruits, des bottillons de froment, de seigle, de sarrazin, de maïs, des herbes sèches, des racines et des tubercules. La porte était trapue, peinte en carmin et ne se fermait que le soir. Une odeur de grange régnait sous les poutres basses.

Bossange servait les bonnes gens avec agilité, habile à clore les paquets, et faisant pleine mesure. Il avait l’ouïe complaisante, le don précieux de comprendre plusieurs personnes parlant ensemble et plaisait encore par l’ajustement exact d’un costume gris roux, adapté aux poussières végétales et par un visage qui, malgré le centre trop court, entre un menton en jatte et un crâne rond, un crâne d’otarie, offrait beaucoup d’agrément, à cause de la variété des grimaces et du plus étonnant répertoire de sourires.

Ce furent des jours admirables. Adrien aimait les graines ; il fumait le soir une pipe merveilleuse, l’hiver au chaud du poêle, l’été sur son seuil, où il entr’apercevait, comme une rivière, le crépuscule coulant parmi les cheminées. D’écu en écu, il remontait vers sa caste ; les chiffres dansaient la sarabande et lui chantaient leur fable. Il commit alors une erreur funeste. Une belle fille, issue d’artisans, elle-même ouvrière, lui plut, ce qui n’était rien, car il se garda bien de le lui dire, mais il lui plut aussi et elle dressa son piège, naïf et sûr.

Il tâcha de se garer. Plutôt, quoiqu’il détestât les culs terreux, eût-il pris femme à la campagne : l’ouvrière lui semblait le dernier terme d’une adaptation à la défaite, tandis que la paysanne, par sa barbarie têtue, peut être un commencement.

Il lutta donc. Mais un dimanche de printemps, la nature, aidée par la complicité d’une dame Glapissart, triompha. Adrien Bossange abusa d’Adèle dans une circonstance où il eût été bien difficile de ne le point faire. Il répara le grief et ce fut une déchéance. Le mari et la femme n’avaient en commun aucun scrupule ; leur langage et leurs goûts se contredisaient ; Adèle raffolait d’odeurs insupportables ; chacun de leurs gestes décelait un autre rythme ; et quoiqu’elle aspirât à la bourgeoisie, son ambition comportait un orchestre d’idées et de désirs qui consternait Bossange.

Le grainetier n’osa pas recevoir des hommes de sa caste. Il eut, dans des cafés lointains, quelques compagnons vagues, stagnants et monotones, près desquels il goûtait le plaisir du nivellement. Si la fortune était venue, Angèle aurait sans doute revêtu des apparences et appris à tenir sa fourchette. Mais le sort frappa. Les industries du quartier passèrent par des points critiques ; une concurrence survint et depuis qu’il était en pouvoir d’épouse, Adrien plaisait moins aux clientes. La déchéance s’accéléra selon le carré des temps.

Il est bien difficile d’abandonner une boutique où la pêche fut bonne, les plus sagaces s’obstinent. L’espoir d’un retour de fortune est mieux qu’excusable : il implique la persévérance, sans que la masse des œuvres humaines péricliterait. Bossange attendit un revirement ; il le prépara par des efforts ingénieux. La fatalité était trop forte.

Les boutiquiers ruinés sont comme les forçats : on les suspecte. Les patrons présument qu’ils serviront mal et avec répugnance. Adrien trouva difficilement place dans une papeterie médiocre. Il fut vigilant, industrieux, perspicace — en vain. Le chiffre d’affaires comportait une comptabilité réduite : le tiers du temps, Bossange restait sans travail, vissé sur sa chaise, car on eût également désapprouvé qu’il lût, qu’il marchât ou qu’il se livrât à une tâche personnelle. Il patienta deux ans.

Chez l’entrepreneur où il travailla ensuite, il se heurta aux préjugés d’un Morvandiau, organisateur ignare mais excellent, à la manière de tels généraux de la Révolution. Ses idées avaient la forme d’outils et de chantiers ; il savait à peine écrire et lisait en s’accompagnant de la voix. Aussi admirait-il sournoisement ceux qui alignent de beaux chiffres, tiennent les livres avec élégance et, d’un coup d’œil, saisissent la balance des comptes. Il comprit que Bossange était un brillant comptable ; il le respecta ; il lui parla avec timidité, presque avec crainte ; il n’osa jamais cracher devant lui. Sans l’exécrer positivement, il était décidé à ne pas porter ses appointements au delà de dix-huit cents francs. Encore le ferait-il attendre : un comptable lui semblait suffisamment récompensé par la propreté et la distinction de son travail. C’est un luxe et très enviable : pourquoi y ajouterait-on le luxe des gros émoluments ?

La quarantaine approchait, redoutable crépuscule où s’esquisse le trou noir. Et les enfants étaient venus ; la famille logeait dans des cavernes mornes ; Adèle gardait son génie débraillé et vagabond. Indifférente à la poussière, accommodée à l’arôme des pots de chambre, aux vapeurs des fricots, contente d’une litière râpeuse, de draps huileux, d’une jupe attachée à la vanvole, peu sensible à l’attaque des puces, elle jouissait de la vie au sein des vaisselles éperdues. Quelque jatte de café, quelque anisette, quelque pâtisserie au saindoux la plongeaient dans une volupté torpide.

Dès le premier enfant, elle cessa de perdre du temps à sa chevelure ; cette herbe sauvage ne connut plus que des coups de râteau et fit fléchir les épingles. Adèle savatait ses pieds et laissait flotter ses seins dans le caraco. Lorsque Bossange lui faisait réprimande, elle ne se cabrait point, elle approuvait et même s’accusait, supprimant ainsi l’insistance. Les paroles passaient au travers d’elle. Et la femme triomphait comme une force de la nature, sans même prétendre au triomphe.

Adrien vécut au camp volant ; il se cuirassa contre l’essence des urines, de la sueur, de l’oignon, de la ciboulette, des ragoûts, des pommades. Il eut des jours aussi affreux que ceux d’un inventeur méconnu ou d’un poète sans gloire. Car les sensibilités ne sont pas ce qu’un vain peuple pense. La nature a voulu que Victor Hugo fût, en somme, rude et grossièrement sensuel, tandis que des épidermes fins se crispent au fond d’un bureau, que des âmes délicates se recroquevillent dans un logis pauvre.

L’idéal de Bossange était rétréci, son intelligence médiocre, ses goûts quelconques, mais il connaissait des chagrins nuancés, il possédait un sens parfait de l’ordre et de la politesse. C’était de quoi subir toutes les tortures de la déchéance. Il ne put maintenir aucune tradition : les enfants parlèrent le patois d’Adèle et furent couverts de rapiéçures ; ils connurent la gourme et les poux ; leurs cheveux s’infectaient de tenaces pommades ; la morve leur pendait aux narines.


C’étaient des garçonnets sains. L’aîné, Armand, sous des cheveux en baguette, montrait un front frais, bien coupé aux tempes, des yeux châtains, où la vie jouait avec grâce, deux joues un peu larges, mais d’une pâte friande. Une certaine perspicacité apparaissait, par périodes, dans les actes du petit, mais jusqu’à douze ans, il fut un animal brusque, un frère de chiens errants.

Son cadet, Marcel, plus sauvage, plus agressif, plus rôdeur, plus mêlé aux conspirations des petits Indiens du faubourg, se révélait d’abord par ses yeux. Peu d’yeux humains sont plus grands. Ils s’ouvraient comme des yeux de lion ; ils passaient du bleu d’outre-mer à la turquoise et, dans la pénombre, semblaient une nichée de vers luisants. Pour n’être pas vaincu dans une lutte, ce petit garçon pratiquait des manœuvres atroces, il eût tué ses antagonistes. Très pâle, mais doué d’une santé métallique, avec ses joues mobiles, ses dents pointues, son nez concave et goguenard, ses lèvres toujours prêtes au sarcasme, au défi et à l’injure, il avait bon cœur et défendait héroïquement les faibles.

Entre autres dons, Adèle avait celui du mensonge : elle le pratiquait avec une candeur de Hottentote. Les enfants en ont le génie : la nature, dont ils sont si proches, ne comporte-t-elle pas une dissimulation sans trêve ? Le faible y doit perpétuellement truquer sa trace pour échapper au fort, et le fort meurt de faim s’il ne sait tromper sur son approche. Les petits Bossange virent la mère couper court aux ennuis en tronquant, maquillant ou niant la fâcheuse réalité : ils mentirent, intarissablement. Adrien, véridique jusqu’à la faiblesse, comprit que la lutte directe ne mènerait à rien. Il fallut plier ; il supporta les puanteurs du mensonge comme il subissait l’incurie et la saleté.

Il y eut pourtant une heure où les époux furent d’accord : l’un et l’autre voulurent qu’Armand et Marcel fissent leur première communion.

Adèle disait :

— Je ne crois à rien, mais Jésus a fait des miracles et ceux qui ont craché sur l’hostie en sont morts. Saint Joseph avait la trouille, mais sainte Marie a guéri ma sœur.

Elle ajoutait, pour s’expliquer à fond :

— Bien sûr que la religion c’est des foutaises, mais c’est pas une raison pour faire comme les païens qui sont des cannibales.

Après la communion de Marcel, il y eut une période heureuse. Bossange entra dans la puissante maison de chocolat, Varinaud, Joffard et Cie. Joffard remarqua vite cet employé ponctuel et sagace. Il y eut un inventaire où le nouveau montra tant de flair et d’industrie qu’on l’augmenta de six cents francs. Bossange se revoyait dans le bureau de Joffard, par un jour d’hiver où le ciel était si bas que la rue semblait se frotter aux toitures. Joffard se chauffait les cuisses devant un feu de hêtre. Il avait une belle chevelure de nègre, des joues crues, qui, avec les mâchoires et les pommettes, semblaient des entrecôtes, et des yeux de bon buffle. Son torse en cuve reposait sur des pattes de basset, ses bottines ressemblaient à des bouteilles de champagne, il déployait des mains aux pouces de cordonnier. Il ne savait ni rire, ni sourire ; sa face se tournait vers l’employé, aussi stagnante qu’une face de méhari.

Bossange, au rebours, multipliait les sourires, sourires contraints, aimables, craintifs, qui coulaient de haut en bas et frissonnaient d’une tempe à l’autre.

— Monsieur Bossange, fit le patron… Je ne veux pas vous dissimuler que je suis content de vous… Et je suis difficile, monsieur… Je suis un dilettante. Je vais vous causer une grosse émotion : tenez-vous bien ! Monsieur Bossange, vous êtes augmenté de six cents francs !

Était-ce elle, enfin, la chance sans qui les plus forts ne sont que des lièvres dans la luzerne ? Bossange étouffa ; son cœur lui bouchait les bronches :

— Monsieur, soufflait-il… Ah ! monsieur…

— Je vous comprends ! fit doucement Joffard, l’émotion vous coupe la langue. Il y a de quoi, monsieur Bossange, il y a de quoi ! Allons ! Asseyez-vous et n’essayez pas de me remercier : vous n’y arriveriez pas !

Il avança lui-même une chaise :

— Monsieur, geignit alors Bossange, c’est une grande joie.

— Ça ne m’étonnerait pas, repartit Joffard. Et, à vrai dire, mon intention était de vous causer une grande joie. Pour que je continue, il n’y a qu’à continuer vous-même : une part d’association est au bout.

— Je ne m’y attendais plus ! Je ne m’y attendais plus ! cria lamentablement Bossange.

Des larmes passèrent sur ses yeux. Joffard le frappa dans le dos, lui fit prendre du porto et lui donna congé pour le reste du jour. Et Bossange rôda jusqu’au soir, sans réussir à fatiguer son bonheur. Une fissure immense ouvrait le ciel : il y entassait ses espérances. Les façades sales, la boue, les fumées furent le jardin de la fortune.

« Je regrimperai ! »

Ces mots soufflaient avec les cornes des tramways, la fusillade des automobiles, le tintement des fiacres ; ils se lisaient sur les affiches et sur la face maussade des passants. La vision de Bossange était d’ordre poétique et mystique : il aspirait vers sa caste avec un sentiment de réhabilitation, de pureté et de gloire. Il eût sans plainte couché sur la dure et mangé le brouet, mais dans une maison bourgeoise, parmi des meubles bourgeois, une vaisselle et du linge bourgeois ; c’était l’église, l’autel, la chasuble, l’ostensoir, le ciboire de son culte.

Les promesses de Joffard ne furent pas vaines. Bossange monta. Il put installer sa famille dans un petit appartement du Luxembourg ; les enfants furent au lycée ; une vague respectabilité envahit Adèle. Durant quarante mois, la chance resta fidèle ; la participation aux bénéfices s’esquissa. Puis, Joffard mourut subitement. Des héritiers sournois dégoûtèrent le vieux Varinaud, qui vendit sa part. Un rapace dirigea le personnel, rogna sur les appointements, renvoya les hommes qu’il trouvait trop coûteux. Bossange, compris dans ces coupes sombres, se retrouva, à quarante-cinq ans, au point de départ. Et la chance ne revint plus. La forêt sociale n’était plus qu’indifférence et menace. Elle avait pris Adrien à ses pièges innombrables, elle le rejetait vers le fourré où l’on s’étend pour mourir ; autour de l’agonie même, elle assemblait son appareil féroce.

Il n’attendit plus rien du travail ni d’aucune combinaison régulière : il acheta, inlassablement, des billets de loterie et conserva, à travers les vicissitudes, un bon à lots du Panama.

C’est vers cette époque que la mère d’Adèle devint veuve. Elle tombait à la charge des Bossange et des Perregault. Perregault et Adèle louèrent à bas prix une vieille maison de la rue Brillat-Savarin. Cet arrangement donnait un atelier à Perregault qui rêvait de s’établir pour son compte et renfonçait Bossange dans la promiscuité ouvrière. Taciturne, il subit l’horrible mère Bourgogne qui puait le vieux beurre, raclait son nez avec frénésie, ne cessait d’exciter Adèle contre les Perregault et les Perregault contre les Bossange ; il endura des dîners hebdomadaires, le dimanche soir, où Perregault, sa femme et leurs enfants étalaient une familiarité brutale et couvraient le sol de crachats.


Alphonse Perregault était un homme dense, la tête posée presque à ras sur le torse, et les bras en anse, comme un lutteur. Ses yeux, bleu de sèvres, ricanaient dans un solide visage groseille ; ses mâchoires sortaient en cônes près du cou ; un poil bourru lui poussait sur la lèvre et dans les oreilles ; il avait la voix sarcastique, l’humeur débraillée, avec des crises de rage et de jactance. Perregault fumait d’affreux tabac dans une pipe d’argile et ne savait pas avaler sa salive ; il la lançait vaille que vaille, en jets puissants. C’était une âme libre. Il ôtait difficilement une casquette moulée sur son crâne et n’avait jamais flanché devant les patrons. Quoiqu’il se délectât aux lectures et aux réunions révolutionnaires, ses opinions fluctuaient. En général, il réclamait la suppression du haut patronat, mais, selon qu’il avait plus ou moins de chances de s’établir à son compte, il dénigrait ou préconisait la petite industrie.

Perregault avait épousé la sœur d’Adèle, petite femme à forte base, à peau poreuse, qui menait la vie d’une squaw. Elle obéissait à la voix d’Alphonse avec une rapidité instrumentale ; elle eût même été propre, s’il l’avait exigé ; mais il n’y tenait point. Et elle avait donné au menuisier deux fils trapus, aux faces vermeilles, aux yeux lazulite, qui se distinguèrent par l’entêtement et une santé de fer.

Le mélange des deux familles fut d’abord une défaite complète pour les Bossange. Adèle plia comme sa sœur devant le redoutable Perregault. Le comptable, déchu, inerte, songea que sa race allait tout entière s’engloutir dans la plèbe. Mais il se fit une sélection imprévue. Armand, lorsqu’il eut seize ans, se sépara des fils Perregault. Après avoir commencé un apprentissage, il se sentit plein d’horreur pour la vie ouvrière, il fréquenta les cours du soir.

Ce jeune garçon ramassa au hasard une science obscure et délicieuse. Il pénétrait dans la connaissance humaine comme dans une religion. La tête emplie d’une genèse où dansaient les iguanodons et les astres, la loi des trois états et la concurrence vitale, la flotte de Thémistocle et l’histoire des religions, il goûta l’enthousiasme merveilleux que connaissent seuls, dans sa plénitude, les jeunes hommes pauvres. Chez eux, cet enthousiasme est pur de satiété, pur aussi des disciplines fades, des règles menues, subtiles et délicates qui plissent la pensée et la sensation. Le jeune Bossange pataugea dans l’infini ; le monde s’étala vierge, sauvage, sans bornes ; tout naissait éternellement, rien ne vieillissait que pour reparaître plus neuf et plus émouvant.

Il sortait de ses livres hagard, plein d’un admirable vertige ; il allait saisir Gustave Meulière et Émile Pouraille ; il leur versait son ivresse en discours verbeux, tumultueux, obscurs et contradictoires. Ils en prenaient chacun selon sa nature ; mais tous deux y puisaient de la beauté vivante. Dans Émile, c’était une poussière. Elle tombait en corpuscules, en paillettes qui s’incrustaient au tréfonds et luisaient aux heures tendres ou craintives, en tourbillons qui s’agitaient confusément à travers la destinée monotone. Dans Gustave, ce fut une formation lente et continue, pleine d’un charme nébuleux, où les enthousiasmes s’élevaient comme des flammeroles sur un étang. Ces causeries les remplirent de dégoût pour le travail d’ouvrier ; tous trois tendirent désespérément vers le destin des bureaucrates : Armand trouva une place de commis aux écritures, dans une librairie. Par les jeux d’un atavisme alternant, il répudia l’argot maternel, calqua ses façons sur celles du père, soigna son vêtement, détesta les odeurs fortes et aspira à la discipline. Il mentit avec discrétion et discernement ; il lutta contre l’incurie d’Adèle et la puanteur du logis avec plus de force et d’efficacité que ne l’avait fait son père. L’ordre ne régna pas, c’était impossible, mais il y eut une ébauche de propreté : l’odeur d’urine cessa d’être continue.