La Vague rouge/chap.I,7.

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La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 123-139).
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1re partie


VII


C’est par ces êtres que Rougemont commença sa propagande. Les uns lui servaient simplement de phonographes : il savait qu’à répéter infatigablement la même chose, ils la répandraient ainsi que le vent et les abeilles répandent le pollen. Par les autres, il atteignait des buts profonds et durables ; il créait, avec moins d’envergure, des propagandistes à son image. Et il prenait encore un plaisir tout individuel à remuer les cœurs, à voir naître les croyances.

Pouraille et Dutilleul étaient les meilleurs échos. Le terrassier, la bouche en four, semblait manger et boire les paroles du propagandiste. Elles se logeaient dans sa cervelle vague, mais douée de la mémoire des sons ; elles y entretenaient une agitation salutaire. Isidore reproduisait les phrases au chantier et dans les cabarets circonvoisins. Elles sortaient chaotiques, au hasard des réflexes, pliées à la syntaxe de l’ivrogne. Telles quelles, elles allaient se nicher au fond d’autres crânes, elles déplaçaient des idées et préparaient des associations nouvelles. Pouraille servait aussi de trompette. Il répandait le nom de François, il excitait des camarades à venir l’entendre, il annonçait ces événements mystérieux qui plaisent à l’âme populaire.

François connut abondamment l’histoire de la Couturière et du Gentilhomme. Il vit Mme Pouraille, Émile et Fifine. Victorine, se méfiant d’abord de cet homme à la barbe fleurie, annonça à Fifine qu’il essayerait de les mettre sur la paille et prit des précautions merveilleuses à l’égard des économies. Le meneur plut à Fifine. C’est qu’il considérait avec douceur cette adolescente flétrie, aux omoplates saillantes, aux oreilles de papier ; il l’interrogeait sans maladresse, il ménageait sa vanité aigre et ombrageuse ; une exaltation légère, près d’être amoureuse, gonflait la poitrine creuse. Fifine observa que le père se soûlait moins fort le samedi, et cette remarque entama la méfiance de Mme Pouraille.

Dès lors, toutes deux accueillirent Rougemont avec faveur ; Fifine colporta des propos subversifs parmi les petites ouvrières du faux col et de la chemise, mais Victorine, se souvenant de Cullont, gardait ses convictions aristocratiques. Émile flottait. Tantôt il annonçait le chambardement de l’établissement Faille et Cie, qui fumait, par trois cheminées, vers le pont de Tolbiac ; tantôt il émettait le vœu que les révolutionnaires fussent rasés, épilés, teints en rouge des pieds à la tête, et formassent une race nouvelle, entre l’homme et le singe, vouée au défrichement du Sahara et à l’extinction des volcans.

Avec Dutilleul, il y eut une période de méfiance. Le magasinier, trouvant que François ressemblait à Rostenverre, se disait : « Y va m’emprunter trente-cinq francs ! » Il sifflotait d’un air agressif, lorsque le propagandiste entrait Aux Enfants de la Rochelle. Sa face se plissait en accordéon, son regard étincelait de malveillance, il murmurait tout bas : « La roue, ma vieille, des cailloux dans le ventre, les orteils rôtis et les pattes écartelées. »

Puis, un soir que Rougemont avait répondu gentiment à une de ses brusques objections, il reçut le coup de grâce. Trois jours plus tard, il s’écriait :

— C’est l’Homme !

Dès lors, il suivit François comme il avait suivi Faglin, Rostenverre et Richard dit Bistro. Il écoutait avec des bramées d’enthousiasme, annonçait que le grand scalp était proche et brandissait une immense canne d’entraînement. Dans ce néophyte plein d’imprévu et d’aléa, la conviction coulait comme un jet de fonte. Il avalait goulument les phrases, mais il était sujet à les répéter de travers et il grondait à la moindre de ces contradictions que Rougemont aimait à combattre avec bonhomie. Dutilleul, les yeux ronds, la mâchoire tordue, s’abandonnait à son penchant pour les outrages scatologiques ou les énumérations de supplices, et proposait aux adversaires des parties de lutte, de canne ou de savate. Il fallait déployer des ruses savantes pour le faire taire. François n’y parvint qu’en inventant des rites baroques et en instituant une franc-maçonnerie de signes à l’usage unique du magasinier.

Lorsque celui-ci tapait de la canne ou tortillait ses joues, Rougemont traçait quelque croix, quelque triangle ou se touchait la tempe d’un air mystérieux. Flatté de cette complicité avec l’Homme, le balafré sentait tomber son impatience, une volupté de carbonaro ou de terroriste lui emplissait l’âme et il considérait le contradicteur avec une pitié bienveillante.


L’homme frileux offrait plus de résistance. Son âme était généreuse, mais apathique. Il n’avait pas connu la perfidie ni la rapacité des exploiteurs. Son salaire lui suffisait amplement. À vrai dire, il ne souffrait que du froid : encore, par compensation, éprouvait-il des jouissances de reptile auprès de son poêle ou lorsqu’il tenait le bon coin chez Bihourd. Il écouta longtemps François en silence. Par politesse, il approuvait ces idées générales qui flottent comme un brouillard sur les opinions. Quand il s’agissait de l’organisation des syndicats, de la lutte pour les trois huit et de la campagne antimilitariste, Fallandres fumait avec douceur. Il n’objectait rien ; il n’acquiesçait pas davantage.

Ce silence excitait Rougemont qui, cherchant le joint, tâtonnait, engageait le fer au hasard. Il avait toujours eu la préoccupation des taciturnes ; dans son enfance, il les redoutait ; maintenant encore, il subissait l’impression de leur dédain. Pour les forcer à répondre, il usait de la ruse, de la plaisanterie, d’un arsenal de questions simples. Antonin, quoiqu’il fût sans duplicité, répondait comme un Normand. Au fond, la parole de François finissait par l’émouvoir. Un soir, après avoir bourré sa pipe, il dit :

— Je ne travaille pas même huit heures par jour, je chôme le dimanche et le lundi, tous les trois mois, je prends une quinzaine de congé ; on me paye bien, mon patron est un brave homme. Qu’est-ce que je ferais dans les syndicats ?

— Ce que j’y fais ! répondit François. Moi aussi, je touche de hauts salaires, je me repose quand je veux, j’ai de longs congés : mais la vie du prochain m’intéresse.

Cette réplique déconcerta l’homme frileux. Il la médita pendant les heures de son engourdissement. Et il passa de plus longues soirées aux Enfants de la Rochelle, écoutant avec bien-être la voix du propagandiste. Une joie lente dissolvait sa fibre ; il faisait le songe rassurant de l’altruisme : l’hostilité est morte, les yeux des hommes ont fini de se regarder avec froideur, cruauté ou défiance, les foules deviennent des énergies généreuses, le pain quotidien n’est plus une énigme terrifiante ni la vieillesse le trou noir de l’abandon… Fallandres se chauffait aux phrases de Rougemont. Elles pénétraient comme le soleil de juin ; elles se scandaient sur des accents forts et sincères ; elles palpitaient, elles étaient vivantes.


François conquit très simplement Étienne Bardoufle. Il sut qu’il fallait lui parler avec mesure, il l’aida patiemment à accoucher de ses phrases et, par des additions discrètes, il les complétait. L’homme-tamanoir, se voyant écouté, conçut un plaisir formidable. Ses idées confuses et ses notions brumeuses se cristallisèrent autour des doctrines syndicalistes. À mesure qu’il les concevait, il adopta chaque principe de son maître ; il fut révolutionnaire comme il eût été nationaliste, ou même bouddhiste, si François l’avait voulu. Ses convictions n’en furent pas moins solides, elles eurent comme assises sa première amitié, elles se trouvèrent à l’image de celui qui lui apportait l’attention et la mélodie. Tout ce que disait Rougemont se grava comme l’alphabet dans le crâne d’un enfant ; ce fut pesant, ce fut indestructible : Étienne se bourra d’aphorismes qui, avec moins de souplesse et plus de monotonie, eurent le ton, le mouvement, la couleur de l’original. L’homme épais secouait gaiement sa peau trop large ; il riait tout seul dans son antre ; il rendait des hommages plus tendres à sa matelassière et même il lui fit cadeau d’une jupe de pilou gris pigeon, dont le bord était parcouru de joyeuses arabesques en laine rouge.


Il fut plus facile encore de conquérir Hippolyte Gourjat, dit la Trompette de Jéricho. Cette conquête se fît presque en une seule séance. Un après-midi, François, venu très tôt aux Enfants de la Rochelle, y trouva Gourjat amer, jaunâtre et convulsé. D’innombrables injures de Philippine, vomies devant les fenêtres ouvertes, pour l’exultation de la rue, lui avaient tourné le cœur. Pêle-mêle, l’oncle mort dans un « hospice de mendiants », l’haleine qui rancissait le beurre, la transpiration qui pourrissait les chemises, l’odeur du tan, la putréfaction des orteils, ornèrent le discours de la femme. Hippolyte se bouchait les oreilles avec deux serviettes ; la sueur coulait dans sa barbe. Quelquefois, il poussait un hurlement. Alors Philippine riait démesurément et, dehors, on entendait s’éjouir le peuple.

Comme toujours, le tanneur dut prendre la fuite. Il n’eut pas le courage d’aller jusqu’à la tannerie ; il échoua chez Bihourd. De rage et de misère, il vida cinq canettes de bière. Des plaintes s’échappaient de sa poitrine, que n’écoutaient ni le père Cramaux dit Cul-de-Singe, ni deux citoyens tachés d’huile qui tournaient le zanzibar. Quelques gamins se tenaient au seuil. Tous espéraient que Gourjat imiterait le cheval, le chien blessé, la grenouille ou la grosse caisse. Il le savait bien, sa douleur s’en accroissait, il ne se parlait plus qu’à lui-même ou bien il pratiquait la prosopopée :

« Oui, oui, tu n’avais qu’un mot à dire et tu aurais eu Mlle Pasquerault, avec la tannerie et la tranquillité. Et elle était gentille, encore : tu aurais eu de l’agrément et des gosses… Qu’est-ce qu’elle avait pour elle, cette Philippine Bertrix ? Pas le sou, maigre et un nez de juif… un nez où on fourrerait tout le tabac d’une tabatière et la boîte avec ! Ah ! Madame Giraud, qui aurait dit que vous feriez ma misère ! C’est vous qui m’avez poussé… Oui, madame Giraud, vous m’avez mis un cataplasme sur les yeux. Sans vous, je ne lui aurais pas parlé, vous nous avez prêté votre salon, madame Giraud, et j’ai été plus malheureux que les pierres ! »

Ainsi parlait la pauvre Trompette ; sa peine lui crevait le cœur, mais elle n’atteignait pas le cœur des autres ; il sentait amèrement que l’homme est seul parmi les hommes ; une indignation le soulevait, il cherchait la colère au fond des canettes, grognant :

— Ce n’est pas vrai ! Mes pieds ne puent pas… Tenez, j’ôte mon godillot ! Et pour ce qui est de mes organes, je parie mille francs que je ferai un enfant à celle qui voudra et qui est capable ! C’est ma femme qui ne peut pas ! Elle ne sent rien ; c’est une pierre, un glaçon pointu. Et mon oncle n’est pas mort dans un hospice, il est mort chez un pharmacien. Mon père était un honnête homme… il n’a jamais cassé de cailloux… il inspectait ceux qui en cassent. Puis, je ne pourris pas le linge… et si vous voulez sentir mon haleine, la voilà… Celui qui dira qu’elle peut faire tourner le lait est un cochon !

Quand il grognait, il regardait très loin, à travers la devanture, il n’entendait ni ne voyait les gens rire, mais dès que sa fureur s’apaisait un peu, il les entendait et les voyait ; alors son âme s’emplissait de honte. Il buvait cette honte avec les canettes. Rougemont entra aux Enfants de la Rochelle. Il alla s’asseoir en face de Gourjat et s’enquit avec intérêt :

— Vous avez l’air triste, camarade ?

Hippolyte, levant les paupières, vit ce visage sincère et ne résista point :

— Ah ! si je suis triste… c’est rien de le dire ! J’ai des embêtements qui ne finiront que dans mon cercueil.

Il jeta au hasard sa peine. François posa les questions utiles, si bien que Gourjat trouvait mieux ses mots et classait ses souvenirs. Quand il eut longtemps parlé, le meneur déclara :

— Il n’y a pas de pires maux ! Je vous plains sincèrement.

Puis, voyant que l’heure était proche où les compagnons se presseraient dans la salle, il ajouta :

— Si vous le voulez bien, nous ferons une promenade.

Cette proposition toucha Gourjat jusqu’aux larmes.

François discourut à son tour ; il entraînait Hippolyte hors des fortifications, sur la route de Gentilly, où il montrait, en passant, la misère humaine :

— On se console, disait-il, en s’occupant des autres. C’est comme si on croissait, comme si on s’ajoutait des forces nouvelles. Sans doute, on ne peut pas détruire ses chagrins. Ce serait trop beau. Mais on peut les envelopper, en quelque sorte… ils ne nous touchent plus aussi vivement : c’est comme des fleurets mouchetés.

Ensuite il racontait des anecdotes ; il en connaissait un nombre incroyable.

Le temps était tendre, de beaux nuages tournaient sur la banlieue, et quand Rougemont eut dit ce qu’il fallait dire, il se remit à interroger le tanneur, sachant que, hors les taciturnes, tout homme aime à se servir de la parole ailée. Ainsi l’heure passa et quand il s’en revinrent par la route crépusculaire, une âme de plus était prête à s’émouvoir pour le bonheur des multitudes.


Le petit Taupin ne s’intéressait pas à l’avenir ; c’est à peine s’il se le figurait. Il considérait la parole comme un piège ; dès qu’on lui faisait des phrases, sa peau se tendait sur le crâne dur, ses yeux sautillaient de droite et de gauche, il ronflait. Sans doute, il voulait bien qu’on augmentât son salaire et il était prêt à gueuler avec les autres, aux jours de grève. Mais pour des patrons, il en fallait. Il se le disait à soi-même :

— Moi, patron ! Ah ! bien… ça serait propre : je mettrais dix chevaux à une omnibus et y foutraient le camp !

Il vidait son verre, en écoutant Rougemont, Pouraille, Dutilleul, et se donnait, discrètement, des coups sur la fesse. Néanmoins François ne lui déplaisait point. Il échangeait une poignée de main et clignait de l’œil. Lorsque le meneur lui adressait personnellement la parole, il murmurait :

— J’ai du nougat dans la tête !

— Vous savez pourtant que vous êtes exploité ?

— C’est mon genre. Je suis fait pour être exploité et même ça me fait plaisir de voir un exploiteur.

Ou encore :

— J’ai mes poings et puis mes bras. C’est solide. Y en a qui parlent de mourir de faim… des patates ! Si tu sais faire la besogne et que tu la serches, tu la trouves !

— Mais, faisait doucement François, il y a des couturières qui travaillent dix-huit heures et qui gagnent vingt-cinq sous.

— Je suis pas couturière ! Y a des métiers ousqu’il y en a trop. Si on se met dix pour manger un rognon de veau, bien sûr y en aura pas assez. Faut se mettre ousqu’y a de la place.

— Très bien ! Seulement, s’il y a cinquante rognons de veau pour Pierre, qu’il les garde pour lui, sans même pouvoir les manger, tandis que Jacques, Paul, Henri n’ont rien à se mettre sous la dent ?

— As-tu jamais vu quelqu’un garder cinquante rognons ?

— C’est une manière de parler.

— J’ai une tête qui casse les portes et les magnières de parler j’y comprends pas !

— Mais les rognons, c’est l’argent ! criait Dutilleul avec fureur.

— Essaye voir qu’on te paye ta quinzaine en rognons ou en pieds de porc !…

Il se tapait sur la fesse et n’écoutait plus.


Le père Cramaux dit Cul-de-Singe était plus inaccessible encore. Il roulait de gros yeux aux sclérotiques citron, dans un gros visage désabusé, et suait jaune. Sa voix sortait par bouffées ; beaucoup de notes y manquaient ou ne fonctionnaient guère, et lorsque Rougemont lui parlait, il n’entendait que le commencement des phrases. Puis il ripostait :

— Nous serons rasés comme des culs de singe. Pas de justice, pas d’injustice, pas d’exploiteurs, pas d’exploités : il n’y a que des salauds. Je suis un salaud, tu es un salaud, nous sommes des salauds. On sort de la mouscaille et on y rentre, on est vivant et on est déjà pourri. Quèque tu veux que ça nous fasse, les syndicats, la révolution, l’Internationale ? De la mouscaille, comme le reste ! Veux-tu m’acheter de la moutarde ? Ou bien de la bière Félix ? Ou bien du millet, du maïs, de la graine de lin ? Il faut que je bouffe et que je boive. Et ça me fera plaisir le jour où j’aurai mon bon pour le fossoyeur… Mais pour la chose de ton bonheur universel, tu ne m’as pas regardé ? Rasé comme un cul de singe, et rien à faire ! Tu me donnerais la place du père Loubet, je n’en serais pas moins rasé ! Et toi aussi, rasé, et tous rasés, graine de foutus et foutus depuis le commencement du monde. Il n’y a rien. Et quand il n’y a rien, rien à faire. Moi, je vois clair, je suis malin, je suis sage… je n’aime rien, je n’aime pas les hommes, je me vante de ne pas m’aimer moi-même. Non ! mais la solidarité ! La poule syndicale ! Le lapin communiste !…

Il ne variait guère, sauf que, les jours où il avait sa mesure, il n’achevait plus ses mots et multipliait les « culs de singe ». François, d’ailleurs, ne s’y acharna guère ; après peu de jours, il savait que le vieux crâne ne vivrait plus que des idées fragmentaires qui s’y étaient incrustées et qui ne supportaient pas d’intruses.

Il fallut aussi renoncer à convaincre le père Meulière. Ce ferblantier écoutait avec attention, il souriait, en amateur, aux passages éloquents, mais, lorsqu’il était interrogé par Dutilleul ou la Trompette, il plissait ses petits yeux vert-de-gris :

— C’est toujours la même répétition !

Ces mots condensaient sa sagesse et l’éclairaient sur les plus intimes des sensations. C’était un « rien de nouveau sous le soleil » ou un nil admirari de pauvre homme. Tout recommence. Les fleuves et les idées suivent leur cours, et ce cours est invariable. Il y a des vieux et des jeunes, des faibles et des forts, des grands et des petits, des malades et des bien portants, des malins et des bêtes, des veinards et des malchanceux, des hommes et des chevaux… pourquoi n’y aurait-il pas des pauvres et des riches ?

— Voyons ! aboyait Dutilleul, vous pensez pourtant qu’il y a des injustices ?

— Pour sûr ! S’il n’y avait pas d’injustices, il n’y aurait pas de justice !

— Pourquoi êtes-vous ouvrier ferblantier et pourquoi Bridoux est-il patron ? Bridoux n’est qu’un salaud.

La plupart du temps, Meulière ne répondait rien. Ou bien il lançait de brefs aphorismes. Une fois, pourtant, il sortit sa pensée :

— C’est toujours la même répétition. Pourquoi êtes-vous batailleur et pourquoi M. Fallandres est-il frileux ? Moi, je vois que ça recommence. On a fait la grande Révolution, puis l’empereur Napoléon, puis deux autres révolutions, et encore un empereur, et l’Alsace et la Lorraine et les communards. Et puis, quoi ? Est-ce que c’est arrangé ? C’est vous-mêmes qui dites que non. Y aura encore une révolution ? Puis un empereur ? Qu’est-ce que t’en sais ? Ceux de la grande Révolution, est-ce que c’étaient des bêtes ? Et ceux de la Commune ? Y se sont pourtant salement trompés. Moi, je ne suis qu’une tourte. Vous n’allez pas me faire croire que je comprendrai comment c’est fait, la machine du gouvernement ? Alors faudra que je m’en rapporte à vous, que je croie à votre parole d’honneur ? Pourquoi donc ? Je peux aussi bien croire Tarmouche ou Paul Déroulède…

Son propre discours l’effara. Il se mit à rire à l’étouffée :

— Vous m’avez donné votre mal ! Je vas devenir un prêcheur.

Mais il ne récidiva point. Sa pensée rentra dans les creux de sa cervelle et y demeura incrustée ; il se remit à approuver l’éloquence. Au fond, il avait cette impression que les choses sont d’autant moins réelles qu’elles sont mieux racontées : il ne croyait qu’à ce qui pousse dans les champs ou se fait avec les mains et les machines.


Alphonse Perregault et son fils cadet venaient chaque soir aux Enfants de la Rochelle. Ils faisaient plus de crachats que toute l’assemblée et leurs faces groseille, vissées de près sur le torse, suaient un orgueil brutal et opiniâtre. En ce temps, le second fils Perregault, Anselme, dit Varlope, faisait son service militaire. Cet événement révoltait la famille. Alphonse, qui avait échappé au recrutement, sous l’Empire, ne pouvait admettre que sa race fût asservie à des sous-officiers ; les lettres amères de Varlope entretenaient sa fureur :

— Si encore c’était pour quelque chose, hurlait-il, mais je la connais, leur armée : pas plutôt qu’on la mettrait devant les Allemands, elle serait en bouillie. Et tant plus ça ira, moins y en aura. Nous sommes foutus pour la guerre, c’est plus dans le sang ; il n’y a qu’à faire comme la Suisse…

François versait de l’huile sur le feu. Après de fortes tirades sur la décadence de l’esprit militaire et patriotique, il passait aux anecdotes. Au cours de ses campagnes dans l’Yonne, il en avait cueilli d’extraordinaires. Et chaque habitué des Enfants de la Rochelle en contait quelqu’une. Elles étaient brutales, cyniques, hideuses ou pitoyables. Elles évoquaient le meurtre, le vol, la syphilis, la pédérastie, l’alcoolisme, la prostitution et embrasaient les jeunes : le petit Meulière songeait à fuir en Amérique ; Émile Pouraille imaginait des poisons subtils, dont on imprégnerait le linge des gradés ; le jeune Perregault ne voyait rien de plus beau que d’attendre un officier au coin d’une rue et de lui planter un couteau entre les deux épaules ; Armand Bossange se remémorait la sainte inquisition. Tous répondaient aux lettres de Varlope par des cris de haine et de malédiction.


C’est d’ailleurs aux adolescents que Rougemont adressait ses discours les plus pathétiques. Il les aimait, ils étaient près de son âme malléable et de son énergique optimisme. À les voir se renouveler par la parole, il se renouvelait lui-même. Imagination nourrie d’avenir et de possibles, pour qui le passé n’existait guère, il goûtait mieux son rêve auprès de ceux qui connaîtraient la société nouvelle. À les voir saouls d’espérance, il se grisait lui-même ; il oubliait la durée.

Autour d’Armand Bossange, le meneur noua toute une bande. Il retrouva dans ce jeune homme l’énergie d’apostolat de sa vingtième année. Les lectures d’Armand, chaotiques et fuligineuses, eurent leur orientation : le néosocialisme devint le symbole du monde.

Jadis, une théorie enseignait que d’invisibles germes, émanés des êtres vivants ou même morts, pénétraient les rocs et les montagnes, où ils déterminaient des structures comparables à celles des organismes. D’où ces formes étranges, ces coquillages, ces squelettes, ces empreintes animales, qu’on trouve dans la profondeur du sol : ainsi, dans l’esprit d’Armand Bossange, le néosocialisme reconstruisait à son image la science, la philosophie et les arts.

L’adolescent fut saisi du mal de la justice. Il la retrouvait dans le tourbillon des nébuleuses, dans les métamorphoses de l’individu et des espèces, dans l’histoire et dans la légende, dans chaque spectacle du ciel, de la rue, de la librairie Delaborde et du foyer. Il ne respirait plus une fleur sans que le parfum se mélangeât d’une joie ou d’une indignation sociales ; il ne pouvait voir un soldat sans frémir et le bruit du clairon soulevait en lui un délire d’antimilitarisme.

Même l’attendrissement et l’ardeur jalouse qu’éveille le visage des belles filles n’allaient plus sans visions révolutionnaires. Surtout le surexcitaient la saleté des artisans, l’alcoolisme, le mal-être et la fatigue. Lorsqu’il avait rencontré trop de mâles chétifs, trop de femmes déformées, d’enfants rachitiques et d’ivrognes, il était saisi d’épouvante : l’industrie n’allait-elle pas lui pourrir son humanité avant le grand sauvetage ?

Le front contre sa vitre, il contemplait le faubourg sinistre, les hautes cheminées d’usine, avec l’impression d’une tuerie lente et invincible. Aurait-on le temps de sauver les hommes ?… De vastes espérances balayaient cette crainte ; l’univers entrait en lui par cent portes. La cheminée d’une usine dans les étoiles l’exaltait jusqu’aux larmes. Tout devenait de la nature neuve : l’impression qu’un autre tire de la forêt ou de la mer, il la tirait, aussi vierge, des terrains vagues, des masures, des jardins ruineux et des fabriques retentissantes. Il s’enivrait à la clocherie des trolleys et, au soir, sur le revers de la Butte-aux-Cailles, s’attardait à voir passer ces longues maisons roulantes, dont la lueur était alors pleine de promesses et du mystère des destinées vagabondes. Le sifflement des sirènes d’usine devenait plus religieux que l’appel des cloches ; la sortie des ateliers, ces troupeaux d’êtres noirs dans l’heure brune, cette grande animalité des villes, profonde et lasse, évoquait des devoirs pieux, grandioses, d’immenses devenirs.

Il prenait de toutes parts des semences sauvages et les semait dans une caisse d’emballage. Pêle-mêle, il y poussait du mouron, des taraxacums, des renoncules, du plantain, des sauges, de la camomille, de l’ortie, du millepertuis perforé, des giroflées, du lupin, de la luzerne, du trèfle, de l’herbe-aux-chats, des nemophyllias… C’était sa savane. Il la regardait avec de grands tressaillements. Elle exprimait la langueur de septembre, la détresse d’hiver, les gloires d’avril, la chaude sécurité estivale ; c’était la matière fraîche d’un rêve qu’il étirait, qu’il étendait jusqu’aux nuages, qui coulait en lui comme les eaux d’une fontaine.

Le dimanche, il emmenait son frère Marcel, Gustave Meulière, Émile Pouraille, Alfred Casselles, déjeuner au bois de Clamart ou de Verrières. Ils cherchaient quelque combe ou quelque réduit clos d’épines. Dans la salle verte, parmi les piliers bleus ou les colonnettes argentines, ils avaient un frémissement de délivrance. Comme toutes les grandes douceurs humaines, cela commençait par le banquet. Gustave sortait de son sac des tranches de viande rouge, un pain fauve, des fruits, du vin blanc ; Émile exhibait du gruyère, du lard fumé, des figues, de la piquette grise ; Armand et Marcel avaient des œufs, du fromage de tête, des chaussons aux pommes, une demi-miche, des bondons ; Casselles dépaquetait du pain de seigle, du jambon, du veau, des petit-beurre, une bouteille de fronsac, une toile cirée.

Le menu étant collectif, chacun puisait au tas ; ils étaient des tziganes, des Comanches, des explorateurs ou des citoyens de la société nouvelle. La variété des nourritures ajoutait aux illusions et parachevait leur exaltation. Les phrases galopaient dans le cerveau d’Armand, il annonçait la beauté et la bonté humaines, le règne de l’industrie et le triomphe de la terre.

Peu d’étendue suffirait pour produire une nourriture surabondante ; la nature garderait des forêts, des savanes, des déserts et des brousses, elle créerait des formes neuves et surprenantes, on comprendrait les bêtes, on obtiendrait qu’elles respectassent l’homme et son domaine ; il n’y en aurait plus de féroces pour le roi pacifique du monde. On vivrait indifféremment sur les continents et sur les mers ; de grandes patries flottantes abriteraient les nations. Tandis que des esquifs innombrables silleraient parmi les nuages, on voyagerait sans peine au fond des océans, dans la fosse des Kouriles, dans l’abîme des îles Tonga et des îles Kermadec, on fréquenterait la faune abyssale comme on fréquente les animaux de nos pâturages et de nos basses-cours.

Ces prophéties charmaient diversement les auditeurs. Le petit Meulière soupirait et tenait la bouche entr’ouverte. Son âme réceptive se délectait de ces rêves qu’un autre peinait à lui servir. Il mêlait tendrement le bouvreuil à la cravate de pourpre, les fusées vertes du cytise ou du bouleau, la houle nacrée des hêtres, la course du carabe, le travail frénétique de la fourmi, le vol sournois des moustiques aux prédications d’Armand Bossange. Marcel fixait sur son frère des yeux étincelants d’où la goguenardise n’était jamais absente ; il n’enregistrait que les promesses de vagabondage, la vie d’un rôdeur de planète. Émile, allongeant ses pattes de cynocéphale, ricanait. Il avait de brusques délires et poussait des aboiements, il interrompait l’orateur d’une phrase baroque, ou se fourrait une figue dans la bouche en signe d’abondance et de sécurité.

Casselles demeurait immobile, la mâchoire raide, ouvrant d’énormes yeux de vitre bleue ; sa crédulité était froide, mais profonde ; il acceptait les principes tranche par tranche et en bloquait son cerveau. Ses pommettes rougissaient faiblement lorsqu’il s’agissait du militarisme. Il avait tiré au sort ; il devait partir au mois d’octobre. Cette nécessité restait pour son imagination quelque chose d’énigmatique, de malfaisant et de monstrueux.

Il ne pouvait concevoir que des individus, obscurs et anonymes, eussent la puissance de l’appeler, du fond d’un antre de paperasses, et de le verser dans un troupeau, comme un bœuf, un mouton ou une chèvre. Ce n’est pas seulement parce qu’il repoussait le patriotisme. Même patriote, il n’eût pas admis que Casselles dût obéir à des hommes qu’il ne connaissait pas. Ce sentiment, esquissé dans beaucoup d’êtres, prenait chez lui un caractère maladif. À la rigueur, il aurait compris qu’on l’encadrât avec ses oncles, son frère, ses cousins, ses amis, ses voisins ; mais la pensée qu’un groupe d’inconnus lui donnerait des ordres, qu’il lui faudrait dormir avec d’autres inconnus, l’affolait de rage et de stupeur.

Sa manie s’accroissait à mesure qu’approchait la date redoutable. Aussi, quand Bossange proposait de former une ligue antimilitariste, ce jeune homme taciturne proférait des mots brutaux. Tous, d’ailleurs, vouaient à l’armée une haine qu’attisaient les lettres du fils Perregault, les récits et les brochures. Et Armand déclamait sous les feuilles vertes :

— Par sa seule existence l’armée est déjà la guerre. La discipline n’est pas autre chose que l’art de ramener l’homme à la brute. Elle peut seule le forcer à se battre ! Personne ne consentirait volontairement à se mettre, avec cent mille imbéciles, devant des canons, des fusils et des mitrailleuses… Détruisez la caserne et la guerre est morte !

— Détruisez la caque et il n’y a plus de harengs ! ricanait Émile.